1L’opinion publique est-elle encore urbaphobe aujourd’hui, en ce début du troisième millénaire ? On peut en décider en consultant les déclarations officielles, celles des médias et les campagnes de publicité.

Les hommes politiques

2Les membres du gouvernement et leurs proches ne se donnent guère de mal pour cacher leur haine de la ville. Lors de l’assassinat d’un policier à Evreux, en 2001, le nouveau maire Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée Nationale, déplora le crime et ajouta « et la proximité de la région parisienne ne fait qu’aggraver les choses1 » sans expliquer en quoi Paris était responsable. Après la canicule qui tua près de 15 000 personnes en 2003, l’une des plus hautes autorités morales de l’état, Madame Bernadette Chirac, jugeait les citadins incapables de bonté et de solidarité envers leurs proches : « L’éloignement [des différents membres d’une même famille] est surtout un phénomène urbain. Je suis élue en Limousin, en Corrèze et je vois que les habitants de la France rurale n’ont pas du tout le même comportement que ceux des grandes villes où règne malheureusement l’anonymat2. » Dominique Bussereau, proche de Monsieur Raffarin, déclara en juin 2002 au cours de la campagne du 2^e tour des législatives : « On sent vraiment, sur le terrain, ce sentiment que la France des villes oppresse la France de la ruralité. » Il y gagna le portefeuille de l’Agriculture. Monsieur Philippe de Villiers, en septembre 2006, a consacré un « discours programmatique » à « La ruralité contre les techno-Parisiens », cependant que Georges Patrix, qui recommande depuis longtemps le déménagement de la capitale, écrit encore en 2006, contre toute évidence : « Malgré la volonté affichée dès les débuts de la politique d’aménagement du territoire (Paris et le désert français) de rééquilibrer le poids excessif de la capitale par un développement régional suffisant, la carte de France offre encore le spectacle déprimant d’une région parisienne abusive vivant aux dépens d’une province exsangue. »

3Les critiques sont aussi fréquentes au niveau des régions. La région Centre se flatte de ses qualités mais déplore l’extension des villes car seules les « petites cités pétries d’histoire » et les campagnes permettent de « bien vivre » : « Des petites cités au passé prestigieux, mais toujours actives, des campagnes bien vivantes et un réseau dense de transport régional assurent la préservation d’une certaine qualité de vie. Mais si les terroirs sont préservés, l’agriculture intensive et l’urbanisation menacent3. » Le Sénat, soucieux d’améliorer son image archaïque, s’est pris à organiser des expositions de photos sur les grilles du jardin du Luxembourg. En décembre 2002-février 2003, le thème, bien caractéristique, était : « Les territoires de la France. » Sur environ 80 photos, une seule représentait une grande ville (la Place de la Concorde, Paris, la nuit) et une seconde une petite ville (Riquewihr), qu’excusait sans doute sa viticulture. Aucun document ne représentait un être humain, mais beaucoup de vaches et d’oies, montrant bien le sens foncièrement rural et anti-humaniste du mot « territoire ».

Les médias

4Les médias concourent de tout leur poids à cette urbaphobie ordinaire, au point qu’il faut trier parmi des exemples trop nombreux. Les Journaux Télévisés de TF1, la chaîne principale regardée récemment par près de 44 % des téléspectateurs, sont une mine de critiques anti-urbaines : celui de 20h00 présente toujours, outre de longs développements sur des faits divers, une séquence compatissante sur la misère des paysans et leur besoin de subventions ; celui diffusé à 13h00 est passionnément ruraliste et anti-urbain4. Il encense la province et les zones rurales, défend le petit commerce, stigmatise la banlieue présentée comme un repaire de bandits. Avec une critique plus ou moins voilée de l’état et de l’administration, ce journal contient des relents quasiment poujadistes et passionnément anti-urbains qui méritent qu’on s’y attache.

5La première idée est celle d’un espace originel, de la France « vraie », celle des campagnes, des régions qui ont chacune des traditions propres et qui constituent la richesse première du pays. La France, c’est sa terre, ses paysans qui lui donnent vie, ses paysages diversifiés, ses villages et ses clochers et les traditions et coutumes qui sont associées aux différentes régions. C’est la conviction qu’il existe une France immuable, éternelle, dont les valeurs les plus profondes sont préservées dans les « valeurs » locales (le pain est « traditionnel », le fromage « moulé à la louche », la confiture « cuite au chaudron »…), avec un savoir-faire qui se transmet. Sofiann Lakhal souligne qu’il en ressort une certaine a-temporalité ou plutôt que la vérité est dans le passé, dans les personnes qui maintiennent vivaces ces traditions.

6Par opposition aux grandes villes, la campagne est le lieu de la science vernaculaire. Le Journal de 13h00 souligne l’importance d’une connaissance par la pratique, qui tire ses origines d’un lointain passé et qui a, en quelque sorte, fait ses preuves, de même que le Premier Ministre, Monsieur Raffarin, aimait opposer au travail intellectuel « l’intelligence de la main ». L’artisanat, la gastronomie sont autant de savoir-faire qui ne peuvent faire l’objet d’aucune remise en question et sont considérés comme un patrimoine à préserver avec le plus grand soin. La campagne agit par l’instinct, tandis que la ville serait le lieu du raisonnement (idée déjà développée par Thibon et Spengler). La valeur de cette connaissance pratique est bien supérieure à celle d’une analyse rationnelle, scientifique, qui n’apporte qu’erreur dangereuse et décadence. Le choix des images montrant la campagne et la province est fait avec beaucoup d’attention. Elles doivent donner une impression de pittoresque. En général, sont filmés des lieux « typiques », des perspectives paysagères évocatrices, plus promptes à faire rêver qu’à décrire une situation dans sa réalité. Parfois, les reportages diffusés sont construits sous la forme de véritables petits films, avec effets spéciaux, commentaires et ton pseudo-poétique surimposé aux images.

7Les mimiques du présentateur sont aussi soigneusement préparées pour donner une impression de spontanéité « authentique ». Jean-Pierre Pernaut, est très expressif. Mimiques, sourires, rires ou au contraire mine défaite ou grave se suivent au gré de l’actualité et des thèmes abordés. Lorsqu’il évoque le monde rural, la campagne, il présente un sourire très marqué avant de lancer son reportage. Après une présentation, ses réactions sont particulièrement expressives. Non seulement il offrira à la caméra un large sourire et qui semble des plus sincères, mais il n’hésite pas à ajouter un commentaire succinct mais évocateur : après un reportage sur une tradition gastronomique ou culinaire régionale, il conclura par « ça a l’air très bon » ou bien « ça donne envie d’en manger ». Inversement, il paraîtra très affligé par la fermeture de commerces dans un village, le manque de médecins de campagne, la fermeture d’une école, par ce qu’il nomme la « désertification des campagnes ». On croirait qu’il s’agit là d’une catastrophe, ou plutôt d’un mouvement long, inexorable et qui « vide » le pays de sa substance la plus authentique. Les mots sont choisis soigneusement dans un vocabulaire restreint : terroir, tradition, vrai, authentique sont le plus souvent précédés d’un nos possessif qui engage les auditeurs : « nos belles régions ». Ou bien, après avoir évoqué très brièvement une actualité internationale, il annoncera un « retour chez nous » dont la complicité fait des auditeurs de « vrais Français ».

8Sofiann Lakhal montre que la province est décrite, dans ce journal, comme le lieu où se maintient la tradition, élément intrinsèque de « l’identité française ». C’est le lieu du « terroir », d’une certaine « vérité » à la fois des choses et des gens. Les outils utilisés sont une sémantique, un traitement de l’image, un choix des sujets et des commentaires appropriés. Les sujets sont choisis prudemment : chaque émission ou presque conclut à la nécessité de subventionner les paysans, mais le montant des subventions n’est jamais indiqué pour ne pas inquiéter les auditeurs. Ceux qui les payent sont encore moins identifiés : c’est l’état, une entité lointaine, peu aimée et opposée à la France profonde, comme le faisait déjà Charles Maurras.

9Cette image de la campagne est opposée directement à celle des grandes villes et plus précisément des banlieues, que l’on situe aux antipodes des zones rurales. Les périphéries des grandes villes n’apparaissent que comme des lieux maudits, de véritables enfers. Voici en quels termes le Journal Télévisé de 13h00 sur TF1 en a parlé, pendant le mois de Janvier 2001 :

« Incidents graves à Strasbourg » (1^er janvier).
« Les voitures incendiées à Strasbourg vont être remboursées » (4 janvier).
« La délinquance armée en région parisienne » (11 janvier).
« Les tags : un nettoyage onéreux » (15 janvier).
« Insécurité dans les quartiers difficiles » (21 janvier).
« L’insécurité dans les collèges » (22 janvier).
« Un centre pour femmes agressées à Créteil » (25 janvier).
« La Défense : Règlements de compte entre jeunes » (29 janvier).
« Reportage dans un quartier sensible à Nîmes » (31 janvier).

10Ce journal est suivi chaque jour par près de sept millions de téléspectateurs et constitue l’un des plus puissants organes de l’urbaphobie actuelle. Une analyse de la chaîne publique donnerait des résultats analogues puisque A2 n’est qu’une pâle copie de TF1, présentant les mêmes sujets, au même moment, avec souvent les mêmes images. Ainsi, ce sont plus des 2/3 des téléspectateurs qui sont exposés quotidiennement à une propagande urbaphobe particulièrement violente. Cet exemple est d’autant plus intéressant que TF1 n’est pas une chaîne politique essayant de favoriser un parti, mais, de l’aveu même de son président, une société privée cherchant uniquement à faire des profits. Certes, les stratèges de la chaîne peuvent se tromper mais on peut certainement leur faire confiance : leur partialité est la preuve que l’urbaphobie pétainiste est encore très puissante en France, au début du troisième millénaire.

11La presse écrite joue souvent le même rôle. Chaque année, les hebdomadaires en mal de copie publient les mêmes articles sur « Les salaire des cadres », « L’amour à la plage » (en juin, avec « Comment bronzer ? »), ou encore « Où fait-il bon vivre en France5 ? ». Ce dernier type d’article est particulièrement intéressant car il est toujours coloré d’une profonde urbaphobie. Deux étudiantes6 de l’IFU ont étudié quelques-uns de ces articles dont la fréquence montre qu’ils doivent intéresser beaucoup de lecteurs7. En 2006, le Point concluait que la ville la plus agréable à vivre était… Clermont-Ferrand, ce qui jette une lumière intéressante sur le sens de l’hédonisme chez ces journalistes. Ils vivent, du reste, à Paris, ville pourtant classée dernière, comme dans la plupart des autres « enquêtes ». L’argument le plus intéressant et le plus répété dans ces « études », afin de dénigrer les grandes villes, est le coût du logement. Le Point conclue ainsi : « la forte demande de logements et la faiblesse de l’offre font flamber les prix », ce qui est exact mais signifie simplement que vivre à Paris est fortement désiré. Si, en 2005, des ménages acceptent de payer en moyenne le mètre carré de logement 5 379 euros dans la capitale8, 2 503 euros à Lyon et 600 euros à Loudéac, il doit bien y avoir une raison. Mais ces journalistes semblent tellement ignorants du fonctionnement d’un marché qu’ils déduisent qu’une ville est mal aimée à partir de l’argument même qui montre au contraire combien elle est recherchée. En outre, ils ne tiennent aucun compte de la productivité supérieure des grandes villes et du fait que les salaires y sont en général plus élevés. À vrai dire, au lieu de ces enquêtes compliquées que des géographes essayent de mener à bien et qui ne citent que l’offre de logements en oubliant la demande, il serait très simple et très sur de publier l’échelle des prix sur le marché libre, qui évalue fort exactement combien une ville est désirée. Que ce soit à tort ou à raison est une autre affaire. De ce point de vue, il est intéressant de retrouver, dans cette critique des ménages qui acceptent de payer cher pour venir dans les grandes villes, le même mépris avec lequel furent critiqués, pendant un siècle, les millions de paysans qui avaient le tort d’émigrer vers la ville.

12Ainsi, au début du troisième millénaire, l’urbaphobie ne semble pas faiblir. Un autre exemple le confirmerait si besoin était : celui de la « rumeur d’Abbeville ». En 2001, de fortes pluies firent monter le niveau de la Somme, qui noya le centre d’Abbeville et aussi des quartiers d’Amiens9. Une rumeur se répandit très vite, accusant les autorités d’avoir détourné des eaux de la Seine vers la Somme pour protéger Paris, surtout lors de la visite du CIO pour le choix des futurs Jeux Olympiques (du 25 au 30 mars) : il aurait fallu « sauver les voies sur berge ». D’un point de vue pratique, la rumeur était absurde : les deux bassins hydrauliques sont indépendants et séparés par un seuil de plateaux. En outre, une éclusée ne contient que 2 000 m³ alors que le débit de la Somme en crue était de 2 000 000 m³ par jour. Les vrais responsables étaient les cultivateurs : « Le remembrement et les cultures intensives ont supprimé beaucoup de prairies et de forêts, mais aussi de fossés et de petits ruisseaux qui autrefois, constituaient autant d’exutoires et drainaient l’eau vers l’aval10. » La rumeur cependant s’enfla, circula dans toute une partie du Nord, attira des défilés de mécontents dans les rues. Des rumeurs analogues, aussi fausses, avaient circulé lors de crues précédentes de la Somme, en 1994 et 1995. Le phénomène est intéressant : le monde rural ne pouvant avoir tort et l’incurie de l’état devant rester cachée, la grande ville joue utilement le rôle du bouc émissaire.

13La bande dessinée, aussi, exprime souvent l’urbaphobie ordinaire. Deux dessinateurs ont publié un ouvrage au titre révélateur11 qui critique la grande ville avec humour et pose la question finale en reprenant un thème ressassé : « Ah, la campagne, les petites fleurs, les bébêtes qui montent qui montent, et tout et tout. […] Quel citadin n’a rêvé d’aller s’y ressourcer ? Manu Larcenet a chopé le virus l’an dernier. À lui et à Mariette, sa compagne, le gazouillis des oiseaux, le doux bruit des ruisseaux et tout et tout ! Quand, comme Manu, on a passé sa vie en banlieue parisienne, ça change. Ca s’appelle la nature, frangin. […] Qui séduira tout le monde, du parigot blasé au teint verdâtre à l’agriculteur bio du bas Larzac ? »

14Le cinéma ne pouvait négliger « un thème porteur ». Un film japonais à succès proclame avec assurance : « Ceux qui ont oublié leurs attaches sont condamnés à disparaître12. » Deux autres exemples suffiront. Dans le film d’Hervé Palud, Un indien dans la ville (1994), le héros joué par Thierry Lhermitte, dégoûté par la vie parisienne et les affaires, rejoint sa femme Miou-Miou dans la jungle où, loin des marchés boursiers et des escroqueries de la mafia russe, il va vivre tranquillement au milieu des moustiques avec son fils né là-bas : « Un des plus gros succès français (très mystérieux pour certains) de ces dernières années13. » L’importance de l’urbaphobie enlève tout mystère au succès de ce film. Autre exemple : André le magnifique (1999), film français d’Emmanuel Silvestre & Thibault Staib : quatre habitants d’un village du Sud-Ouest de la France décident de monter une pièce à la gloire d’une célébrité locale, mais la fatuité d’un artiste parisien risque d’entraîner la faillite du spectacle…

Les publicitaires

15Autre source, la publicité ; le rôle des publicitaires est double : d’une part, ils tentent de comprendre les courants de l’opinion publique pour les représenter en les exagérant. Mais du coup, ils les renforcent et jouent ainsi un rôle à la fois actif et passif. C’est pourquoi ils sont aussi de bons « marqueurs » de l’urbaphobie. Ici encore, les exemples abondent et le lecteur pourra s’amuser à en trouver chaque jour ; citons-en quelques-uns. En décembre 2002, une affichette accrochée dans les autobus parisiens vantait une nouvelle société louant des voitures : on y voyait la photo d’une automobile et la mention : « Avec nos voitures, fuyez la ville. » En janvier 2003, certains pharmaciens présentaient un panneau recommandant un produit sensé redonner du tonus : « pour lutter contre le stress de la vie parisienne ». à la télévision, au cours de l’hiver 2005-2206, une des plus grandes sociétés d’hypermarché jouait sur son nom et affichait trois écrans successifs, les deux premiers tristes, en noir et gris, le dernier en couleurs éclatantes : « la vie », « la vraie vie », « la vie Auchan ». Dernier exemple (2004) : une voiture circule sur une route et croise une auto-stoppeuse assez médiocre, portant un panneau « à la mer » ; l’automobiliste s’arrête. On le voit de nouveau croisant une autre fille aussi mal habillée : « à la campagne » ; il s’arrête. Dernière séquence, il aperçoit sur le bord de la route une fille superbe avec des jambes aussi longues que sa jupe est courte, portant un panneau « à Paris » : il passe sans s’arrêter.

16Ce ne sont point là des enfantillages, mais des indices très convaincants qui montrent l’importance de l’urbaphobie actuelle. Quelle a été la position des gouvernants devant un tel rejet des grandes villes qui produisent pourtant le gros de la richesse nationale et remplissent les caisses de l’état ? Comme on pouvait s’y attendre, ils ont hurlé avec les loups et manifesté abondamment leur peur des grandes agglomérations, même si certains services spécialisés commencent à souhaiter une autre politique.