Le gaullisme et ses contradictions

1La période 1920-1950 peut à juste titre être appelée « les années sombres de l’urbanisme en région parisienne » (Carmona, 1979). À vrai dire, elles furent presque aussi sombres à Lyon, à Marseille ou à Lille : la III^e République finissant, écrasée par les dangers internationaux qui devaient la détruire et la IV^e, empêtrée dans la reconstruction puis dans les guerres coloniales, négligèrent gravement les grandes villes. Mais les violentes critiques de Paris demeuraient limitée à la France. Le cinéma américain, depuis les années 1920 jusqu’aux années 1960, voyait dans la capitale française un paradis de plaisirs, une ville de liberté où l’amour avait plus de saveur et de charmes qu’ailleurs. Dans presque tous ses films, lorsqu’un couple voulait quitter l’atmosphère étouffante de l’Amérique puritaine, il prenait le bateau pour Paris : on le montrait en plein bonheur, en train de déjeuner dans un « bistrot », sur des nappes à carreaux rouges, devant un patron moustachu et familier. Paris est resté pour les étrangers, pendant un demi-siècle, le lieu de la liberté et du bonheur, bien différent de l’image haineuse que des urbaphobes aigres répandaient largement en France-même.

2Ensuite, après la prise de pouvoir par de Gaulle (1958), l’urbaphobie changea. L’attitude de l’état devint contradictoire en poursuivant des buts différents. Comme la Nature avait été exaltée sous Pétain et que la défaite avait en partie montré le retard technologique de la France, on s’attacha, après la Libération et surtout après 1958, à moderniser et à industrialiser. Jusqu’à Pompidou (1974), l’exemple à suivre en urbanisme fut donné par les grandes villes américaines. La V^e République accrut considérablement le rôle des planificateurs : aménager le territoire devint une tâche réservée de l’état. Il s’agissait de moderniser l’économie mais aussi la société française : élus et notables traditionnels, dont les technocrates se méfiaient, furent remplacés, dans leur rôle traditionnel, par des « forces vives » où les nonsalariés (professions libérales, paysans) tenaient la place principale (Béhar & Estèbe, 1999). Le régime fit apparaître une sorte de pouvoir triangulaire réunissant de hauts fonctionnaires, venus en général des « grands corps », des politiciens et des patrons de grandes entreprises. Les hauts fonctionnaires entraient dans des cabinets politiques, qu’ils quittaient pour diriger de grandes firmes. Comme le Parlement perdait la plus grande partie de son pouvoir au profit de l’exécutif, les « spécialistes » pouvaient planifier sans rencontrer trop d’obstacles : le rêve des polytechniciens d’X-Crise des années 1930, en partie réalisé sous Pétain mais dans une situation de guerre et de pénurie, devenait une réalité au moment le plus commode, quand l’économie était florissante et la France en paix.

3Ce dirigisme devait conduire à des situations extrêmes et à des échecs. François Essig en cite un exemple frappant : lors de la mise en œuvre de la politique des métropoles d’équilibre, un groupe central de hauts fonctionnaires installé à Paris établit des schémas pour ces aires métropolitaines. Les hauts fonctionnaires discutèrent pendant des mois, mais pas un seul maire ne fut consulté (Essig, 1979, p. 76-77). Les hauts fonctionnaires responsables de l’Aménagement du territoire, sortis des grandes écoles, étaient souvent proches de mouvements chrétiens inspirés du personnalisme d’Emmanuel Mounier et se rencontraient dans des associations comme le Club Jean Moulin. Reprenant des thèmes saint-simoniens, ils essayaient d’introduire un aspect moral dans les décisions économiques, qui permettait de réprouver les mécanismes de marché sans tomber dans le collectivisme ; ils pensaient justifier ainsi leur contrôle technocratique de la société française. Dans l’entretien fort instructif tenu entre Bernard Hirsch et Paul Delouvrier (Institut Paul Delouvrier, 2003), tous les personnages cités qui avaient participé en dirigeants à l’aménagement du territoire étaient des inspecteurs des finances comme Delouvrier ou des ingénieurs des Ponts et Chaussées, comme Hirsch, directeur de l’école. Les élus apparaissaient très rarement dans la discussion, en général comme des obstacles.

4La V^e République renforça considérablement le pouvoir exécutif et la centralisation tout en prenant des mesures pour affaiblir Paris : une grande capitale fait nécessairement ombrage à un état fort. Mais en même temps, de Gaulle, voulant mener une politique de grandeur, avait besoin d’une capitale riche et puissante, capable de tenir tête à Londres ou à New-York. Il en résulta une politique contradictoire, à la fois urbaphobe avec le ministre Sudreau et urbaphile avec les efforts remarquables de Paul Delouvrier. Plus précisément, c’est toute une planification du territoire qu’envisageait le régime gaulliste : faire de Paris une capitale mondiale, renforcer le réseau urbain pour obtenir des métropoles dynamiques et protéger l’agriculture, source de votes favorables. Ce sont ces ambitions multiples et parfois opposées qui donnent une impression de contradictions maladroites ou de vision grandiose selon le point de vue de l’observateur.

5Au cours des premières années, le nouveau régime suivit la doctrine de Gravier. Paul Delouvrier lui-même, qui contribua si puissamment au développement de la capitale, reconnaissait qu’il avait été graviériste, « comme tout le monde alors1 ». Le ministre de l’Equipement, Pierre Sudreau veillait à affaiblir Paris en appliquant le PADOG2 dont la préparation fut décidée dès décembre 1958, au tout début du nouveau régime. Ce plan, très urbaphobe, était fort restrictif : il traçait un cercle autour de Paris hors duquel toute nouvelle construction était étroitement contrôlée. Ce cercle n’englobait que 20 communes sur les 1200 communes formant l’agglomération. En dehors, on ne pouvait construire qu’une maison par 2 500 m². Comme la crise du logement était extrême, la plupart des constructions importantes, de plus de 500 logements, devaient bénéficier de dérogations3. Paul Delouvrier avait été choisi par de Gaulle pour diriger le nouveau District de Paris, chargé de la planification de la région capitale4. Un Institut de recherche fut créé en 1961 : l’IAURP5. Delouvrier, par un mouvement assez extraordinaire, changea d’opinion et décida de satisfaire les besoins de la capitale plutôt que de suivre la doctrine graviériste6. Parlant du Désert de Gravier, il confirme l’importance de l’urbaphobie diffuse dans l’opinion française : « les problèmes d’opinion sont déterminants dans ce domaine parce que la plupart des politiques et des décideurs ne sont finalement qu’une partie de l’opinion publique. Ils croient plus aux idées ambiantes qu’à ce qu’ils peuvent lire dans des rapports administratifs » (Ibidem, p. 40).

6Ainsi, comme il arrive souvent dans les régimes personnels où le souverain délègue le pouvoir à des lieutenants puissants, la République gaulliste suivit, envers la grande ville, deux politiques contradictoires : Delouvrier préparait la capitale à recevoir les millions de migrants que Sudreau voulait empêcher de venir. Gravier le lui a vivement reproché dans l’édition de 1972 de son Désert. L’œuvre de Paul Delouvrier a été exceptionnelle : il réussit à faire reculer en partie l’urbaphobie ordinaire, à investir lourdement dans la région parisienne en créant, en particulier, un Réseau Express Régional pour la relier à sa périphérie et à fonder des villes nouvelles (1965-1967) destinées à absorber les migrants que l’on prévoyait nombreux. Huit villes devaient ainsi être créées ex nihilo, mais il dut se battre. Quand le nouveau Schéma Directeur fut présenté à la DATAR, il y eut des « hurlements » car toutes les Villes nouvelles étaient en région parisienne : Paris était trop favorisé. Le District fut contraint de prévoir une Ville Nouvelle le plus loin possible de Paris, mais dans son domaine : ce fut le Vaudreuil, à la frontière de la Normandie, projet bizarre qui échoua.

7Mais si l’état gaulliste voulait une capitale forte, il veillait aussi à éviter un concurrent. Comme l’agglomération parisienne dépassait les 8 millions d’habitants, Michel Debré dut, en 1961, la réorganiser. Il avait le choix entre poursuivre la politique d’annexion d’Haussmann en triplant la surface de la ville pour y incorporer 12 communes de banlieue et en créant un Paris de 50 arrondissements, comme le prévoyait déjà Robida (Robida, 1883), ou bien fragmenter davantage l’agglomération pour l’affaiblir en remplaçant les trois anciens départements par 8 nouveaux et en conservant la multitude de communes indépendantes. Il choisit, bien sur, cette seconde solution (loi du 10 juillet 1964) qui avait l’avantage, en divisant l’agglomération, de la soumettre davantage à l’état7. En outre, il créa par décret (14 mars 1964) vingt et un préfets de région. L’agglomération parisienne eut désormais le privilège d’être contrôlée par 10 préfets mais elle n’avait toujours pas de maire, depuis deux siècles.

8Curieusement, entre la grandeur gaulliste et le graviérisme pétainiste, le régime ne choisit pas et favorisa les deux. Il créa en 1960 le Comité interministériel d’aménagement du territoire tout en renforçant considérablement les traditions centralisatrices françaises. Il tenta de développer tous les niveaux urbains à la fois en créant les OREAM8 pour faire apparaître des villes de taille européenne comme Lyon ou Marseille, en proposant des communautés urbaines dans lesquelles les villes devaient se regrouper et en définissant des métropoles d’équilibre chargées de balancer le fameux poids excessif de Paris.

9Cet effort grandiose devait être organisé par une institution nouvelle, la DATAR9. Un proche du général, Olivier Guichard, y joua d’abord un rôle capital. « Il choisit ses premiers compagnons d’armes dans les anciens de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes (OCRS) dont il avait été le délégué pendant 3 ans » (Essig, 1979, p. 24), ce qui était sans doute un gage de compétence pour planifier la France. François Essig, autre directeur de la DATAR, reconnaît bien volontiers que « l’aménagement du territoire, s’identifiant à la province, s’est d’abord défini par rapport à Paris, en un sens contre Paris, reconnaissons-le franchement… on évoquait comme une hypothèse normale les chiffres de 14 à 16 millions d’habitants à la fin du siècle… Le premier objectif fixé pour l’Aménagement du Territoire fut de freiner cette boulimie de la région parisienne » (Essig, 1979, p. 38). Il n’indique pas que ces prévisions étaient exagérées et se montrèrent erronées. Surtout, il ne justifie nulle part cette condamnation de la « boulimie » parisienne : elle semble aller tellement de soi que notre auteur ne songe pas à la discuter.

10Olivier Guichard détermina les grandes directions que devait suivre l’Aménagement dans un discours de novembre 1963 : il fallait assurer la Décentralisation mais il ne s’agissait nullement d’affaiblir l’état car il ajoutait « et tout particulièrement la décentralisation industrielle […]. La ponction sur l’industrie de la région parisienne devait principalement bénéficier à l’Ouest du pays qui, privé de matières premières et d’énergie et loin des marchés de consommation, était resté en dehors du courant d’expansion ». Vouloir installer tout particulièrement des industries dans des régions où manquaient les principaux facteurs de production (matières premières, énergie, main d’œuvre compétente, marché et capitaux) était une idée originale qui faisait passer l’efficacité des investissements loin derrière l’amour des territoires.

11Le 4^e Plan décida ainsi de créer dans l’Ouest 35 % des emplois industriels nouveaux. On constitua dans ce but un système forfaitaire d’aides (Essig, p. 38). On décida aussi de développer huit métropoles d’équilibre, de grandes agglomérations qui devaient faire contre-poids à Paris. Il ne s’agissait plus, comme dans les pôles de croissance de François Perroux, de chercher l’efficacité économique pour créer des emplois, mais de concurrencer Paris pour mieux l’affaiblir. Le passé n’était pas oublié : « Pour les architectes du futur, la protection des valeurs traditionnelles de la société rurale accompagnant la rénovation de l’économie agricole assurerait aussi la mise en valeur de notre patrimoine national. » L’on créa des Parcs nationaux, une décision ambiguë puisqu’elle préservait des espaces ruraux de l’activité agricole. Et Essig de conclure cette première phase de l’action de la DATAR : « la philosophie de l’Aménagement du Territoire : conserver l’héritage du passé en organisant simultanément la modernisation de l’économie et de la vie sociale. […] Cette philosophie et ce consensus ne doivent pas être galvaudés dans des opérations animées par un esprit mercantile », c’est à dire par une recherche ridicule de l’efficacité et un bon retour sur les investissements consentis par la nation (Ibidem, p. 40).

12Notre auteur voit une seconde phase commencer en 1966 avec la conversion industrielle. La DATAR prépare alors Le Schéma de la France de l’an 2000 : SESAME qui aboutit au « scénario de l’inacceptable : il faisait apparaître une concentration de la population et des activités sur quelques zones et un accroissement spectaculaire des déséquilibres régionaux engendrant des risques de tension, voire de conflit au sein de la société française ». On ne voit pas clairement pourquoi cette concentration dans l’espace engendrerait des « tensions » sociales, qui sont l’effet de bien d’autres raisons : le schéma semble une fois de plus oublier les hommes, leurs conditions de vie, leurs revenus pour ne s’intéresser qu’aux inégalités territoriales. C’est alors l’époque de « l’Aménagement du Territoire flamboyant ». Les technocrates créent avec enthousiasme des activités loin des grandes villes et surtout de Paris sans tenir compte des bassins d’emplois ou des conditions locales : la « sidérurgie sur l’eau » à Dunkerque, qui ruine la Lorraine, les industries du golfe de Fos, qui polluent l’eau du golfe et bientôt l’atmosphère de Marseille… Le rêve de Gravier commence à se réaliser, mais Paris résiste : la région capitale perd des habitants, mais sa natalité plus forte que la moyenne française atténue cet « exode urbain » dont Gravier se réjouit malignement : « … les Parisiens vivent de plus en plus mal dans cette mégalopole qui succombe sous le poids de son gigantisme ; les autres Français sont passés de la fascination à 1a désaffection, voire à 1a colère ; le reste du monde ressent de moins en moins l’attraction de la ‘‘ville lumière’’[…]. La diminution du rayonnement international de Paris est un phénomène unanimement observé depuis les environs de l960 » (Gravier, 1972, p. 121).

13La DATAR affirma avoir créé, entre 1955 et 1975, près de 400 000 emplois en province grâce à plusieurs milliers d’opérations de délocalisation mais on peut douter que la politique d’aménagement les ait suscités : ils étaient principalement l’effet du déménagement spontané des industries hors des villes, en grande partie à cause de la montée des prix fonciers, un phénomène observé dans les pays voisins. Entre 1954 et 1992, les emplois industriels à Paris diminuèrent de 70 % ; la part des emplois industriels dans l’emploi parisien total passèrent de 30,4 % à 10,8 %10. On observa ce phénomène dans toutes les grandes métropoles des pays développés. Les industries mécaniques et électriques glissèrent vers des villes situées à une centaine de kilomètres de Paris comme Reims, Rouen, Le Mans, Orléans qui devinrent ainsi de véritables satellites de la capitale. Il s’agissait donc plutôt d’une extension de la zone d’influence de la grande ville, mais le discours urbaphobe utilisa l’occasion pour se vanter de son efficacité. Cependant, l’économiste Philippe Aydalot en faisait ainsi le bilan : « l’effet des mesures d’incitation les plus diverses prises en France [a été] à peu près nul, non qu’aucune décentralisation n’intervienne dans les zones aidées, mais parce que ces décentralisations seraient intervenues pour des montants comparables sans ces aides » (Aydalot, 1971) et il le confirmait dix ans plus tard : « l’un des effets de cette politique a été d’accroître la part de Paris dans le secteur des services et des bureaux, ce qui tempère largement les conclusions optimistes que les responsables ont pu tirer du fait que les effectifs industriels décroissent dans la capitale (phénomène d’ailleurs largement sujet à caution, qui n’est pas confirmé par toutes les statistiques et qui dépend des limites de l’agglomération adoptées) » (Aydalot, 1980, p. 303). Ainsi, l’urbaphobie, toute forte et opiniâtre qu’elle avait été, n’avait pas nui à la grande ville autant que Gravier l’avait souhaité. Mais les efforts continuèrent à la fin du XX^e siècle.

Provincialisme et écologie 1974-1995

14Le soulèvement de 1968 marqua un nouvelle attitude envers la ville : les « évènements » eurent lieu principalement dans les grandes agglomérations, avec Paris en meneur et ils changèrent profondément l’opinion publique ou plutôt firent apparaître des changements de fond que le pouvoir avait négligés. Le désir de multiplier les équipements modernes, tours, autoroutes, centres commerciaux, qui avait été celui de Pompidou, laissa la place à la mode du « petit », venue d’Amérique (Small is beautiful). La grande ville redevint décidément l’ennemi. Valéry Giscard d’Estaing fit sa campagne et gagna la présidence, en 1974, en grande partie parce qu’il avait su, mieux que la gauche et beaucoup mieux que les gaullistes, répondre aux soucis d’une écologie naissante11. Il proposait un « urbanisme à taille humaine » et de « mettre fin à l’extension démesurée des grandes agglomérations ». Le point 7 de son programme promettait d’« améliorer la qualité de la vie dans les villes en y réduisant les densités excessives, en empêchant la prolifération des tours, en sauvegardant tous les espaces verts. ». De telles promesses ne pouvaient que plaire, mais elles impliquaient un arrêt des investissements urbains et aussi des actions pour refouler les migrants, actions qui, pour être laissées dans l’ombre, n’en étaient pas moins le corollaire inévitable. Les soucis du nouveau président apparaissaient plus clairement dans le point 11 : « Sauvegarder l’espace rural de l’urbanisation anarchique » (Carmona, 1979, p. 154). La politique giscardienne renversait la stratégie gaulliste en insistant sur le « territoire » : au lieu d’imposer la modernité d’en haut, par l’action impérieuse de l’état, Giscard souhaitait développer des unités locales, « territorialiser », dans le jargon de l’époque ; le souci de la « grandeur » était remplacé par celui du « sol12 », Bonaparte par Barrès.

15Valéry Giscard d’Estaing et surtout son ministre de l’intérieur, Michel Poniatowski, proclamèrent leur souci d’améliorer la vie quotidienne plutôt que d’adapter les grandes villes à une croissance dont ils ne voulaient plus. Certes, la fonction de maire de Paris, supprimée depuis 1800, fut rétablie13, en grande partie parce que le président croyait qu’elle pourrait être gagnée par un protégé, mais avec des limites : à la différence des autres maires, il ne disposait d’aucun pouvoir en ce qui concernait la sécurité, l’organisation des transports ou les grands travaux d’équipement, que l’état se gardait jalousement. En outre, le maire de Paris, tout important qu’il était, ne représentait que 2 millions d’habitants au milieu d’une agglomération fragmentée de 10 millions d’habitants et de 1 320 communes. L’état comptait, avec raison, que ces nombreuses communes si différentes se chamailleraient constamment et ne le gêneraient pas. Michel Carmona conclut justement : « L’aménagement et l’urbanisme, en région parisienne, restent le fait du prince. » (p. 180.) En revanche, tout fut fait pour limiter la croissance de la capitale. Le ministre aurait voulu annuler la construction des huit villes nouvelles prévues par Paul Delouvrier et brutalement condamnées par Gravier en 1972. Comme les travaux, en beaucoup d’endroits, étaient déjà avancés, on n’osa en supprimer que trois, mais l’état réduisit la taille des cinq restantes.

16Plus surprenant encore, le ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement entama une politique destinée à rendre volontairement plus difficile la vie dans l’agglomération parisienne. Au cours d’une réunion capitale du Conseil d’administration du District, le 9 juin 1975, Michel Poniatowski déclara qu’il fallait réduire à zéro la croissance démographique de l’agglomération en assurant un solde nul des migrations entre Paris et Province. Pour atteindre ce but, il annonçait l’établissement d’un Plafond légal de densité14. Ce n’était que la reprise, atténuée, d’une proposition faite par Gravier en 1947 dans son Désert. Surtout, il annonça une réduction brutale, de l’ordre des trois-quarts, de la subvention versée par l’état aux transports parisiens : cette aide avait formé le principal grief des urbaphobes depuis l’entre-deux guerres mais le but était moins de faire des économies que de multiplier les embouteillages dans l’agglomération. Les Franciliens devraient payer davantage : par exemple, un péage serait institué sur l’autoroute A4 car l’absence de péage correspondrait à une subvention du contribuable national à l’automobiliste parisien « par rapport à l’automobiliste de province qui serait fondé à protester contre une éventuelle discrimination » (Carmona, p. 259). Le fait que l’Ile-de-France fournît près de 30 % du budget de l’état ne fut pas cité ni considéré comme discriminant. Mais le ministre annonça la réduction générale des programmes d’équipement dans la région parisienne et, opposant nettement « équipement » à « aménagement », il déclara : « Jusqu’à une date récente, l’objectif était de faire face à l’accroissement des besoins dus à l’accroissement de la population. La conséquence en a été une fuite en avant, l’équipement suivant la démographie et réciproquement, sans qu’on puisse espérer atteindre l’équilibre. J’attends, de la modération à terme des besoins, l’arrêt de cette course… » (cité dans Carmona, p. 260.)

17Comme d’habitude, on cherchait l’« équilibre » sans définir ni justifier cette notion. Il ne s’agissait plus d’« équiper », c’est à dire de répondre à des besoins, mais d’« aménager », en d’autres termes, d’imposer une idéologie anti-urbaine. Cette nouvelle politique était assez extraordinaire. On ne voit guère d’autre exemple15 de gouvernement planifiant volontairement le déclin de sa capitale, qui assurait pourtant à l’état une grosse partie de ses ressources : tant l’urbaphobie était forte dans ce gouvernement de droite où le pouvoir était dans les mains de politiciens venus de l’ancien parti « Républicains Indépendants et Paysans16 ». Il est tout aussi remarquable qu’une politique nouvelle de cette importance et de cette nature ait pu être arrêtée par quelques spécialistes dans un cabinet ministériel, sans discussion au Parlement, sans information de l’opinion publique, sans débat national. Le degré ultime de l’étonnement sera atteint quand on notera que la région d’Ile-de-France et la Ville de Paris, directement menacées, ne protestèrent pas : il est vrai qu’elles était alors dirigées par des politiciens proches du pouvoir. En revanche, on peut s’étonner du silence de la gauche à ce sujet : les attaques, pourtant violentes, des partis socialiste et communiste contre le gouvernement ne soulevèrent jamais cette question.

18La gauche prit le pouvoir en 1981. Les gouvernements socialistes semblent avoir été un peu moins urbaphobes. L’une des grandes innovations furent les lois de décentralisation (198217). Elles furent promulguées grâce à l’insistance de Gaston Deferre, contre l’avis de François Mitterrand qui craignait un affaiblissement de l’administration centrale. Ce point est capital car il illustre l’un des soucis les plus forts et les plus constants de l’histoire de l’urbaphobie : le désir, même au sein de la gauche, de protéger l’état contre la grande ville. Cette inquiétude poussa le Président, qui ne pouvait s’opposer aux lois de décentralisation, à insister du moins pour que les élections aux Assemblées régionales fussent faites sur une base non pas régionale mais départementale, espérant ainsi freiner le développement d’un esprit régional. À propos de l’élection des présidents de région au suffrage universel, réforme qui fut refusée pour la même raison, Pierre Joxe, alors ministre de l’intérieur, déclarait assez naïvement, dix ans plus tard : « François Mitterrand et moi y étions opposés. Il considérait que cela aurait figé la carte régionale et que cela aurait renforcé la légitimité des présidents de région au risque de l’unité nationale. Vous imaginez un président de la région Ile-de-France élu par onze millions d’habitants ? Ce serait un président de la République bis… »

19C’était bien là toute la question, l’une des bases principales de l’urbaphobie. Les gouvernements précédents avaient agi avec la même prudence : il avait fallu attendre 196018 pour créer 21 circonscriptions d’action régionale, correspondant au découpage géographique des circonscriptions de Vichy et des régions actuelles. La réforme du 5 juillet 1972 qui dotait la région du statut d’établissement public avait été présentée avec de nombreuses précautions. La région ne devint une collectivité locale de plein exercice qu’avec l’élection du conseil régional au suffrage universel direct en 1986, conformément à la loi de198219.

20En revanche, la gauche comprit l’importance de la région parisienne dans l’économie nationale et supprima en 1985 l’agrément, le frein le plus redoutable à son développement. Cela permit la construction de « bureaux blancs » (vides et destinés à la vente ou à la location). Du coup, la construction de bureaux bondit : elle tripla en 1986, quadrupla en 1988 et quintupla en 1989, montrant ainsi l’importance de la demande en retard ! Le sénateur François-Poncet le déplore au nom du « rééquilibrage du territoire » : « sa suppression a débouché sur la grave crise immobilière que l’on a connue […]. Les projets immobiliers se sont alors multipliés au détriment des tentatives de rééquilibrage des activités tertiaires sur l’ensemble du territoire » (François-Poncet, 2003, p. 47). Suivant la tradition, le sénateur préférait « rééquilibrer » plutôt que développer. Le responsable de la DATAR, Jérôme Monod, ancien patron de la Lyonnaise des Eaux, jugeait que cette suppression fut « un tournant historique – et malheureux – dans la tentative de recomposition du territoire national » (François-Poncet, 2003, p. 214). Aucun de ces deux auteurs ne précise en quoi consistait cet équilibre perdu et comment le justifier. Aucun ne semble savoir que la caractéristique des services tertiaires supérieurs est de se concentrer dans un très petit nombre de grandes villes.

21Mais l’urbaphobie, même dans la gauche, n’est jamais loin. L’état favorisa la création, en 1989, d’une association bizarre, le GERI20, chargée de montrer par ses études que la région parisienne était trop grande et combien elle nuisait aux progrès de la province française. Cette association, financée par des dons de grandes entreprises publiques (EDF, Caisse des Dépôts), donc avec l’aval de l’état, de syndicats (la FNSEA), d’associations (Association des Maires ruraux), de collectivités locales (la plupart des Conseils Régionaux, y compris celui de l’Ile-de-France), publie des études portant à peu près toutes sur « les territoires » en négligeant les grandes villes. Comme chez Gravier, il s’agit de distribuer aussi également que possible les activités et les dotations sur la carte.

22Bien que son association ait été créée par la gauche et qu’elle l’en ait nommé directeur, Jacques Voisard, ancien militaire de carrière, souhaitait en 1994 « rendre au citoyen les libertés de choix perdues depuis quinze ans », c’est à dire depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir. Afin de limiter l’essor démographique urbain, il recommandait de « modifier les règles d’attribution de la Dotation Globale de Fonctionnement21 [de l’état aux communes] en les bloquant en cas de croissance démographique excessive » (Gravier avait réclamé une mesure de ce genre) et de « Redéfinir la notion et les contraintes du service public » pour en faire « un facteur de reconstruction du territoire » (Voisard, 1994). Il souhaitait redéfinir les services publics afin d’en assurer la permanence sur tout le territoire (mesure qui coûte cher et pose la question de son financement), inciter les entreprises à réinvestir dans les espaces délaissés à l’aide d’exonérations fiscales (sans trop s’inquiéter de la présence d’une main d’œuvre compétente, facteur de production indispensable), utiliser le Service National pour « rétablir l’encadrement social naturel » dans les régions abandonnées (les Chantiers du Maréchal l’avaient déjà tenté).

23Ces propositions étonnent, non par leur audace ou leur nouveauté, mais au contraire parce qu’elles copient en grande partie, dans les dernières années du XX^e siècle, la politique de Vichy. Une fois de plus, il ne s’agit pas de produire davantage de richesses ni de s’inquiéter de la vie quotidienne des citoyens, mais de redistribuer l’existant au profit non des ménages mais des territoires. J. Voisard22 définit ainsi les deux principales questions que se posait le GERI : « Que se passe-t-il quand il y a concentration d’activités publiques ou privées et deuxièmement, quels sont les rapports de la population française avec son sol ? » Ainsi, les deux soucis de cette organisme sont d’éviter les concentrations et d’attacher les Français au sol : le Maréchal n’aurait pas mieux dit. Et reprenant les termes mêmes de Gravier, Jacques Voisard souhaite « reconquérir le territoire » (Voisard, 1993).

24Il est caractéristique que le GERI, non plus que la DATAR, n’ait pas voulu considérer d’où provenaient les ressources de l’état qu’il proposait de redistribuer, mais uniquement comment les dépenser. C’est ainsi qu’il a pu comptabiliser les dépenses faites par François Mitterrand dans ses grands travaux parisiens et en déduire que « la Province paye pour Paris », en oubliant que la région capitale fournit près de 29 % du budget national. Au demeurant, le GERI ne souhaitait pas décentraliser car cela pouvait accroître l’inégalité entre les régions. C’est pourquoi Jacques Voisard déclarait : « On ne fera jamais de réforme fiscale des impôts locaux de façon cohérente sinon on créera des inégalités, alors que le vrai problème […], c’est la clef de répartition des DGF et DGE. » (Entretien de février 2001.) Cela est bien vu : décentralisation et égalité des territoires forment deux politiques contradictoires, ce qui justifie le maintien de l’autorité centrale et le contrôle prudent des grandes agglomérations.

L’affolement des politiciens

25Les séquelles de la crise mondiale provoquée, en 1974, par l’augmentation brutale des prix du pétrole et l’échec de la planification autoritaire à la Gravier amenèrent de profonds changements dans les politiques dirigées contre la grande ville. L’aménagement tourna alors autour de deux questions passablement contradictoires : comment développer les régions en améliorant leur compétitivité ? Et comment assurer leur solidarité ? « Le thème de l’engorgement urbain parallèle à la désertification de l’espace rural non inclus dans l’orbite des villes, devient récurrent dans les écrits des aménageurs […]. À l’opposition Paris-province, toujours vivace, se superpose le clivage villes-campagne, réactivé par le double mouvement d’étalement urbain et de désertification rurale. » (Béhar et al., 1999), ce qui signifie une aggravation de l’urbaphobie étendue, au-delà de Paris, aux villes importantes et moyennes.

26La solution choisie fut de multiplier les contrats entre l’état et les autorités locales : villes, agglomérations, pays. Le développement devint une activité locale au lieu d’être décidé uniquement par l’état. Après la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, celle de François Mitterrand combattit peut-être moins ouvertement la grande ville, mais l’urbaphobie était toujours sous-jacente. On assista même, vers 1990-1992, à une permutation étonnante des positions : la droite devenait moins urbaphobe et commençait à comprendre l’importance des grandes agglomération et la nécessité d’en favoriser la croissance alors que la gauche s’inquiétait de cette croissance au nom de la « solidarité nationale » : toutes les régions devaient progresser au même pas.

Le Plan Jospin Université 2000 élaboré pour le Bassin Parisien

27La situation de l’Ile-de-France, pourtant mal en point, semble même avoir véritablement affolé les politiciens de gauche, au point que le Parti Socialiste jugea utile de réunir un colloque dans la banlieue de Paris, les 9 et 10 février 1990. Le titre de la réunion était extravagant : « Ile-de-France : pouvons-nous éviter le scénario-catastrophe ? » mais le ton était à l’exagération. La DATAR évoquait de son côté « le scénario de l’inacceptable23 ». Un travailliste, Howard Machin, qui assistait aux débats, se moqua avec humour d’un titre aussi dramatique. Curieusement, les intervenants ne définissaient pas clairement ce que pouvait être cette affreuse catastrophe. Jacques Chérèque, le fameux syndicaliste qui rédigea une large partie des actes du colloque, citait des « dysfonctionnements dangereux et qui s’aggravent : transports, logements, insécurité » mais il ne semblait pas remarquer que ces difficultés dans la gestion de la grande ville pouvaient être diminuées ou supprimées par des mesures judicieuses et des investissements importants. Il laissait entendre, au contraire, que ces problèmes étaient insolubles et ne pouvaient que s’aggraver. Pour quelles raisons ? Principalement parce que l’agglomération parisienne devenait trop grande. Une fois de plus, c’était la taille et la puissance de la capitale qui était critiquées implicitement et son poids en France : au lieu d’y voir des atouts pour la France, on lui reprochait de nuire aux régions24. Les difficultés locales de transport ou de logement étaient ainsi mêlées à la grande peur graviériste d’un Paris trop puissant.

28La crainte était très marquée par le contexte politique. De manière surprenante, la gauche reprochait aux entrepreneurs parisiens de trop bien payer leurs employés : une inégalité nationale insupportable. Chérèque notait ainsi : « En nombre d’habitants, pour faire contrepoids à l’Ile-de-France, il faut mettre dans la balance presque la totalité des villes de plus de 200 000 habitants, soit les 25 premières villes de France après Paris. […] La moyenne des salaires est de 50 % supérieure à celle du Limousin. […] Un tel palmarès permettrait au ministre de l’Aménagement du territoire de se tailler un beau succès à l’Assemblée Nationale s’il défendait une politique anti-Paris. » (p. 22.) Les socialistes ne résistèrent pas au désir de chercher un tel succès. Au souci traditionnel de répartir également la population sur le territoire, ce colloque de gauche ajoutait le désir d’assurer des revenus égaux partout, quelle que soit la productivité et sans rapport avec les richesses produites. Il manifestait aussi la peur que l’opposition de droite ne s’emparât de ce thème d’une façon dangereuse pour une majorité alors très impopulaire et qui devait connaître un désastre électoral un peu plus tard. Graviérisme, égalitarisme, oubli de tout facteur économique, intérêt politique étroit dominaient ce colloque et expliquaient que la gauche fût ainsi devenue presque plus urbaphobe que la droite, dont c’était pourtant la position traditionnelle depuis un siècle.

29Pierre Joxe25, après avoir beaucoup loué les géographes admirateurs de J.-F. Gravier, critiqua une phrase du Livre Blanc publié par les spécialistes du Ministère de l’équipement. Les auteurs notaient que l’Ile-de-France concourait pour 29 % au budget national et n’en recevait que 17,8 % ; Joxe déplora cette « négation de l’idée de solidarité ». Le mot solidarité implique des échanges à peu près symétriques, mais l’on voit mal ce que la capitale obtenait en échange de ces vastes prélèvements, à moins de répéter la vieille critique rousseauiste prétendant que Paris absorbait trop la population de la Province, ce qui, en 1990, était devenu faux depuis bien longtemps.

30Deux géographes présents aux débats s’exprimèrent de façon beaucoup plus raisonnable. Guy Burgel, en particulier, insista sur le ralentissement démographique qu’avait connu l’Ile-de-France en quinze ans, sur le desserrement géographique des activités et sur la désindustrialisation, la tertiarisation et la diminution du nombre d’ouvriers. Il soulignait la forte capacité d’innovation de Paris26. Estimant que le but n’était plus de redistribuer des richesses mais d’en créer, il remettait en cause toute la politique d’aménagement suivie depuis un demi-siècle (p. 69-70). Ainsi et de façon fort curieuse, au moment où des géographes lucides répudiaient la vieille politique graviériste, les politiciens de gauche voulaient la continuer opiniâtrement ; davantage sans doute par peur de l’opinion publique que par conviction raisonnée. Cet épisode montre combien l’urbaphobie était encore ancrée dans la nation, ou du moins, combien des hommes dont c’était le métier de deviner les émotions populaires en étaient convaincus.

31Guy Burgel précisait la notion de « catastrophe » en indiquant deux scénarios à éviter : on pouvait pénaliser Paris au profit de la province mais, en ruinant ce qui accumulait les richesses (la politique menée jusqu’alors), il risquait de ne plus y avoir accumulation ni de richesses à distribuer ! L’autre catastrophe consisterait à laisser faire les conséquences normales de la croissance libérale et produire une « société à deux vitesses ». Il recommandait la solidarité et l’économie mixte. Pour notre propos, le premier point est intéressant : notre géographe soulignait une évidence que peu voulaient voir, que ruiner les zones qui produisent au profit de celles qui sont plutôt parasitaires, c’est ruiner finalement les deux. Il est étonnant qu’il ait failli attendre un demi-siècle pour que cette évidence soit proclamée : tant était forte et durable l’urbaphobie en France depuis la Première Guerre Mondiale.

32La DATAR avait publié un Livre Blanc en 199027. Pour mieux refuser le développement de la grande métropole, le document recommandait un « maillage en réseau » de villes moyennes moins inquiétantes. Les cartes représentaient le Bassin Parisien (jusqu’à Cherbourg !) avec un maillage routier entre des villes moyennes ; l’Ile-de-France n’était qu’une tache grise, l’agglomération parisienne n’apparaissait pas ; le Bassin était dessiné « à plat » si l’on peut dire, sans hiérarchie, pour mieux anéantir la capitale : aucune relation entre les villes moyennes, aucun flux n’étaient représentés (p. 56). Le Livre refusait avec véhémence la croissance d’une grande métropole agglomérée en ville unique. Il ne représentait pas l’urbanisation autour de Paris, mais seulement quelques pôles distincts (les villes nouvelles), fragmentant l’agglomération en morceaux séparés. Paris apparaissait en vide et aucune relation n’était établie entre Paris et cette couronne. Toute la peur de l’état devant la grande ville était ainsi représentée cartographiquement non sans une certaine naïveté.

33Il est d’autant plus intéressant de noter le changement d’attitude des spécialistes de l’aménagement de la DATAR, qui publièrent un autre Livre Blanc en avril 1992. Ils semblaient avoir commencé à redouter qu’à force d’affaiblir les parties les plus productives de France, on ne ruinât toute la nation et même ces régions rurales si touchantes qui ne pouvaient vivre sans subventions : « Le rééquilibrage souhaité du territoire national passe prioritairement par l’amélioration des conditions d’accueil dans les espaces où elle sera la plus crédible, à savoir le Bassin Parisien et les aires métropolitaines des autres régions. » (p. 8.) Le style traduisait une certaine gêne : l’agglomération parisienne était soigneusement mêlée aux autres métropoles régionales pour atténuer la palinodie. Il ne s’agissait toujours pas de reconnaître tous les mérites des grandes villes mais du moins leur utilité pour produire des richesses que l’on pourrait redistribuer également sur le territoire. La grande ville était toujours détestée mais utile. Le texte le répétait un peu plus loin en invoquant, presque comme une excuse, la nécessité de défendre la place de la France en Europe. Les mots étaient prudemment choisis : la prospérité de la région centrale était une « nécessité » ; elle devait s’étendre à tout le Bassin et non seulement à une ville toujours haïe et elle serait, bien sur, « équilibrée ». À ce prix, on pouvait alors envisager prudemment son développement : « Dans le cadre de la construction d’une Europe élargie, aménager un Bassin Parisien prospère et équilibré constitue une chance et une nécessité pour l’ensemble du territoire français. » (p. 8.)

34Mais la DATAR conservait sa doctrine : le Livre Blanc se réjouissait que « les efforts des années 1960 aient porté leurs fruits » et que le poids démographique de l’Ile-de-France se fût stabilisé, sans expliquer, comme d’habitude, pourquoi cette stagnation était favorable. Certes, le regain démographique de la capitale entre 1982 et 1990 « peut légitimement inquiéter dans la mesure où il pourrait constituer l’amorce d’un mouvement plus ample, d’autant qu’il est lié au solde naturel positif de l’Ile-de-France ». Il ne s’agissait plus de condamner la ville parce qu’elle dévorait la population provinciale mais au contraire parce que sa natalité était forte et qu’elle grandissait naturellement. Le Livre déplorait les difficultés de transport dans la région parisienne et l’ampleur des investissements nécessaires. Il omettait d’indiquer que le Bassin Parisien contribuait pour 44 % au PIB national et aurait pu facilement couvrir ces investissements mais que l’état en conservait jalousement la gestion28.

35Selon la tradition, le Livre Blanc se désolait devant l’abandon prévisible, par les agriculteurs, d’un monde rural bientôt envahi par la Nature : « les risques d’abandon et de boisement spontané de certains espaces agricoles sont réels » (p 35) : la Nature attaque. Le reste du Livre Blanc exposait une doctrine toujours orthodoxe et urbaphobe. Le but de la politique d’aménagement était toujours d’« étaler les densités ». La DATAR devait fournir un appui financier aux entreprises et aux salariés en utilisant le FAD29 mais uniquement pour les transferts hors de l’Ile-de-France. De même, afin d’éviter la croissance de la banlieue parisienne, il était prévu d’augmenter fortement les tarifs des transports en commun entre Paris et sa banlieue, montrant clairement qu’une politique en faveur des « territoires » était nécessairement une politique contre les ménages. Il fut décidé d’élaborer une Charte d’Aménagement du Bassin Parisien avec deux partenaires : l’état et les régions. D’une part, une Commission Interministérielle était créée auprès de la DATAR : elle réunissait les préfets de région et les directeurs des principales administrations concernées. D’autre part, était instituée en parallèle une Conférence permanente des présidents de région. Selon une longue tradition, les citoyens étaient absents, les élus très peu représentés et les entreprises privées maintenues à l’écart. Bien que cette politique fût menée au nom de la « décentralisation », l’état décidait de tout.

36Le but retenu par le gouvernement lors du CIAT du 3 octobre 1991 était classique : « maîtriser la croissance de l’Ile-de-France », ce qui signifiait la limiter. Il était prévu de déménager 30 000 emplois administratifs hors de la région et d’y ramener la proportion des étudiants de 28 % à 23 % en l’an 2000 : ce fut l’un des buts du plan « Université 2000 » du gouvernement Jospin, une fois la gauche revenue au pouvoir30. La droite, cependant, jugeait que les socialistes affaiblissaient encore trop l’état. Charles Pasqua, l’un des chefs du RPR, se plaignait que l’on abandonnât sa loi ruraliste de 1995 qui avait créé des « pays », pour plaire aux villes et affaiblir l’état : « Pour obéir à un modèle idéologique Vert-Rose avec des zones rurales en friche, conforme au ‘‘rêve écolo’’ et des agglomérations pour idéologues socialistes de la ville. Pour banaliser le rôle de l’état, en faire un partenaire parmi d’autres et affaiblir d’autant l’autorité de la République31. »

37Ces manifestations politiques montrent amplement que l’urbaphobie graviériste n’avait guère faibli en l’an 2000 : l’état continuait à tout décider, consultait toujours fort peu les populations intéressées, cachait les informations importantes et maintenait à l’écart les entreprises privées qu’il ne pouvait contrôler. S’il songeait moins à ruiner l’agglomération parisienne comme l’avait rêvé Gravier mais plutôt à en limiter la croissance, c’est que la fin des Trente Glorieuses lui avait fait comprendre qu’il lui fallait épargner la poule aux œufs d’or pour continuer à subventionner le reste du pays. Le clientélisme tempérait quelque peu l’urbaphobie, mais celle-ci restait forte et continuait à entretenir le mythe d’une « vraie » France rurale : « En fait, la IV^e et plus encore la V^e République délaissent le discours articulant fortement le local et le national et ne gardent que l’image, de plus en plus éloignée de la réalité, d’une France de fermes et de clochers villageois. » (Thiesse, 1997, p. 120.)

38Cette politique, cependant, étonne de la part de la gauche : pourquoi cédait-elle aux passions graviéristes si typiques du pétainisme ? Et cela, alors que le gros de ses électeurs était dans les grandes villes et plus souvent encore dans leurs banlieues ? Il y a là une énigme que nous avons souvent rencontrée et qu’il faudra bien essayer de discuter.