La politique d’aménagement de Vichy

1Nous avons essayé de montrer la suite des grands mouvements d’opinion qui, au cours du XIX^e et au début du XX^e, ont censuré la grande ville. Tout en utilisant des arguments très proches, répétés de décennies en décennies comme si l’environnement social, économique et politique n’avait pas changé, ces acteurs étaient fort différents et tonnaient contre la grande ville de points de vue souvent opposés. Quoi de commun entre les condamnations morales de chrétiens comme Louis Veuillot ou René Bazin, le mépris d’un Jules Méline, le ruralisme fascisant de Henri Pourrat ou le retour à un néo-paganisme prôné par Jean Giono ? Cette diversité dans l’attaque d’un même but est remarquable : elle mérite une analyse plus poussée des thèmes sous-jacents, qui sera proposée dans la 3^e partie.

2La plupart de ces attaques avaient manqué de constance : si elles choisissaient toutes le même bouc émissaire, les causes qu’elles défendaient changeaient à chaque génération. En outre, peu furent poussées jusqu’à définir des politiques anti-urbaines et à les appliquer. Certains géographes se sont détournés des grandes villes pendant presque tout le siècle avec une constance surprenante qui a mérité une présentation à part ; et quelques mesures pratiques ont été prises, dès le début du XIX^e, qui ont nui aux grandes villes. Mais le mouvement urbaphobe changea de forme, en France, avec la chute de la III^e République. Jusqu’alors, Paris avait été blâmé, souvent violemment, dans des discours, des pamphlets ou des romans mais peu d’urbaphobes avaient essayé d’agir pour l’affaiblir ou le ruiner. L’enchérissement des denrées par le protectionnisme, le retard et la faiblesse des lois d’urbanisme, le gâchis des chemin de fer électoraux, l’abandon des plans d’aménagement de certaines agglomérations étaient l’effet, en certains cas non-voulu, d’un clientélisme mal caché et d’un ruralisme passionné.

3En revanche, à partir de 1940, l’état commença à mettre sur pied des politiques ouvertement anti-urbaines qui ont duré au moins jusqu’à la fin du XX^e siècle. Seule des pays occupés, la France profita de la défaite pour effectuer une révolution de ses institutions et de ses valeurs morales. Ce n’est plus une intensification des critiques, mais un changement qualitatif dans la politique urbaphobe que l’on observe à partir du changement de régime. Celui de Vichy est au centre de notre sujet car il a effectué la synthèse de presque toutes les tendances urbaphobes passées et il a ébauché les politiques anti-urbaines à venir.

4Pétain, comme tous les chefs fascisants, essaya de trouver une troisième voie entre le « capitalisme apatride » et le « bolchevisme athée ». Dès sa prise de pouvoir, le Maréchal expliqua sa doctrine, conservatrice, moraliste et nationaliste :

« Libéralisme, capitalisme, collectivisme sont en France des produits étrangers, importés, que la France rendue à elle-même rejette tout naturellement. Elle comprend aujourd’hui qu’elle s’était égarée en essayant de transplanter chez elle des institutions et des méthodes qui n’étaient point faites pour son sol et pour son climat. Et quand il lui arrivera d’examiner les principes qui ont assuré la victoire de ses adversaires, elle aura la surprise d’y reconnaître un peu partout son propre bien, sa plus pure et sa plus authentique tradition. L’idée d’une économie concrète, définie par des volontés humaines et soumise au jugement de la conscience morale, c’est l’idée même qui dominait son régime social traditionnel. L’idée nationale-socialiste de la primauté du travail et de sa réalité essentielle par rapport à la fiction des signes monétaires, nous avons d’autant moins de peine à l’accepter qu’elle fait partie de notre héritage classique1. »

5Certes, le régime changea en quatre années qui, étant donné la richesse des évènements, comptèrent comme quarante2. Au début, le Maréchal institua un pouvoir réactionnaire et clérical de notables bien-pensants poussés par l’Église qui voulait régler des comptes avec ses anciennes ennemies, l’école publique, la laïcité et la grande ville. Dans une seconde phase, à partir de la fin de 1941, ce furent les hauts fonctionnaires de X-Crise, adeptes du planisme, qui prirent le dessus, d’autant que les pénuries provoquées par le blocus et les pillages des Allemands rendaient une planification indispensable. Des polytechniciens créèrent dès 1940 des « Comités d’organisation », puis un « Plan d’équipement national ». Reprenant en partie les idées de Charles Maurras, ils poussèrent logiquement à la décentralisation et à la régionalisation, annonçant la grande lutte contre Paris.

6Essayons d’identifier, dans l’hostilité vichyssoise à la grande ville, les tendances distinctes que l’on a vu à l’œuvre précédemment. La peur politique et sociale des « banlieues rouges » joua un rôle certain : l’une des premières mesure prises par le général Weygand, en mai 1940, lorsqu’il remplaça Gamelin à la tête des forces alliées en pleine retraite, fut de détourner une division d’infanterie vers Paris pour écraser un éventuel soulèvement populaire. Le régime, cependant, n’eut plus ce souci puisque presque toutes les grandes villes françaises furent occupées par les troupes allemandes, garantes de l’ordre social.

7L’armistice une fois signé, le Maréchal dut se chercher une capitale où installer son nouveau régime. Le choix, bien qu’il ait été peu analysé, est caractéristique. Les Allemands ne pouvaient permettre à ce qui restait de l’état français de demeurer à Bordeaux, exposé aux tentatives de la flotte britannique. Deux grandes villes se trouvaient en zone libre. Marseille eut été un bon choix, proche de la flotte française, le seul atout qui restât au régime, en face d’une Afrique du Nord où un repli n’était pas totalement exclu. Mais la ville était trop grande et trop industrielle pour rassurer. Lyon avait une solide réputation de ville bourgeoise et chrétienne, mais les industries mécaniques et chimiques y abondaient. En outre, la ville élisait depuis plusieurs décennies Edouard Herriot, chef des radicaux qui avait participé au Front Populaire. Paris alors ? Les Allemands ne s’y opposaient pas. Pour éviter de trop dépendre d’eux, et pour fuir les masses parisiennes, certains collaborateurs de Pétain pensèrent à Versailles, suivant une tradition conservatrice bien établie. On y renonça par peur de la grande capitale trop proche et pour une autre raison, trop négligée : à Paris, s’étaient réunis les rares fascistes français, autour de Doriot3 et de son PPF et de Marcel Déat qui devait fonder en 1941 le Rassemblement National Populaire. Ces deux partis qui, à leur sommet, réunirent près de 30 000 membres, furent recrutés principalement dans les grandes agglomérations. Ces fascistes qui se disaient nationalistes et socialistes, critiquaient ouvertement le régime clérical et ruraliste du Maréchal. Ainsi, la population des grandes villes, que ce soit les grands bourgeois capitalistes, les ouvriers communistes ou ralliés à l’extrême droite, la petite bourgeoisie inquiète proche du PPF, adhérait beaucoup moins au nouveau régime que ne le faisaient les petites villes et les campagnes. Certes, le Maréchal rendit un hommage obligé à la capitale : « Paris, cœur et cerveau de la nation, creuset où s’élaborèrent de tout temps les destinées de la patrie, demeure pour les Français le siège naturel de l’autorité gouvernementale. » mais Paris et le plupart des grandes villes effrayaient. On choisit donc Vichy, une ville endormie au cœur du Massif Central, qui offraient de grands hôtels vides et un excellent central téléphonique : le progrès dans la ruralité.

8Le régime de Pétain ressemblait beaucoup plus aux régimes autoritaires de Franco en Espagne et de Salazar au Portugal qu’aux fascismes mussolinien et hitlérien. Tout pétri de christianisme et de sentiment d’expiation, il voulait un retour à la moralité et à la famille que les grandes villes auraient affaiblies4. Monseigneur Fillon déclarait : « La vie spirituelle et morale baisse en raison directe du dépeuplement rural et de la surpopulation des villes […] multipliez les grandes villes et vous facilitez l’indiscipline des masses5. » Pierre Barral remarque que « le retour aux valeurs rurales sous Vichy prend souvent une tonalité religieuse (juifs, protestants et catholiques) ; on cherche une solution chrétienne : arrêt de l’exode, revalorisation du foyer, diffusion de l’esprit coopératif puis du sens civique6 ». La JAC (Jeunesse Agricole Chrétienne) tenta de recréer une élite paysanne dans un monde rural continuellement écrémé par la ville : d’où l’appel à l’apparition, chez les exploitants aisés, de « chefs paysans ». Les Dominicains fondèrent « les Frères missionnaires des campagnes ». Les religieux retrouvèrent le droit d’enseigner.

9La presse, sous contrôle étroit, attribuait le désastre militaire à la « pourriture morale » de la République7. On critiquait le « culte du bien-être », la « liberté tournant à l’anarchie », la recherche « effrénée » du plaisir qui avaient amolli le pays et qui fleurissaient principalement dans les grandes villes : on tonna contre les jupes courtes, les cheveux des filles coupés « à la garçonne », le jazz, traits typiques de la vie nocturne parisienne. Les vieilles critiques chrétiennes contre la ville-Babylone revinrent au premier plan : « les grands prédicateurs […], de diocèse en diocèse, portent leur éloquence et répètent leurs thèmes de réflexions : le père Bessières prêche sur ‘‘notre redressement par le retour à l’ordre (familial, intellectuel, civil, international)’’, le père Poulet sur l’autorité, le bien commun, le chef. Quant au père Coulet, toute l’idéologie vichyssoise se retrouve dans ses conférences : “Dignité dans le malheur, ordre du travail, retour à la terre, le sens de la discipline, autorité, restaurer la famille8”. » Comme le régime adoptait une nouvelle devise « Travail, Famille, Patrie », le cardinal Gerlier, primat des Gaules, déclara : « Ces trois mots sont les nôtres9. » C. Langlois indique : « Les Semaines religieuses manifestent leur satisfaction de ce que le monde rural – un peu comme l’église – soit réhabilité. » L’église pensait que l’exode rural avait été une sorte de complot de la III^e République anti-cléricale pour transformer les paysans chrétiens en citadins athées10. Elle comptait sur le nouveau régime qui n’avait rien à lui refuser11.

10La famille bénéficia de toute sa sollicitude. Déjà, en 1939, mais dans un but purement nataliste, le Code de la Famille de Paul Reynaud prévoyait des prêts pour les jeunes ménages dont les intérêts et le remboursement décroissaient avec la naissance des enfants. Contrairement à la vieille tradition napoléonienne, le fils resté à la ferme héritait d’une plus grosse part que ses frères et sœurs citadins. Vichy renforça considérablement ces mesures en leur donnant un but moral. Alors que les grandes villes avaient été le lieu privilégié de libération des femmes qui gagnaient leur indépendance en travaillant, le régime s’attacha à les ramener au foyer dans un cadre chrétien : « Depuis dix mois, je convie les Français à s’arracher aux mirages d’une civilisation matérialiste. Je leur ai montré les dangers de l’individualisme. […] La famille, cellule initiale de notre société, nous offre la meilleure garantie de relèvement. […] Vous [les mères] êtes les inspiratrices de notre civilisation chrétienne12. »

11Le Secrétariat d’état à la Famille et à la Jeunesse fut créé le 12 juillet 1940, trois semaines seulement après la capitulation13. La politique de la femme au foyer fut instaurée peu après14. La loi du 11 octobre 1940 condamnait l’emploi des femmes dans la fonction publique. Les femmes mariées devaient être renvoyées dans leur foyer ; elles ne pouvaient plus être embauchées sauf, curieusement, les mères de trois enfants et plus, dont la présence au foyer semblait moins nécessaire. Ces mesures touchaient principalement les femmes des villes, les paysannes n’étaient pas concernées, étant rarement salariées. L’état instaura la Fête des mères (25 mai 1941) et condamna sévèrement l’avortement, crime « contre l’état et contre la race ». L’enseignement ménager devint obligatoire pour les filles (18 mars 1942). Gravier rappellera dans son fameux pamphlet contre Paris (voir ci-dessous) que « Plus on se rapproche du centre de la capitale, plus l’habitat et le cadre de vie sont défavorables à 1’épanouissement d’une famille normale. »

12Le projet de Constitution du 30 janvier 1944 avantageait les campagnes en prévoyant un vote double « familial » pour les chefs de familles nombreuses, plus fréquentes dans les zones rurales15. L’article 23 favorisait les départements ruraux, moins peuplés, en stipulant qu’ils devaient avoir au moins deux députés. Paris, Lyon et Marseille devaient recevoir un régime spécial (art. 38). Le régime se méfiait tellement des villes qu’il réforma profondément le système policier. Déjà, la III^e République avait placé la police de certaines villes qui l’inquiétaient sous le contrôle de l’état : ce fut la cas de Nice juste après la Grande Guerre, de Strasbourg en 1925 et de nombreuses communes de la banlieue parisienne au moment où progressait l’union de la gauche dans le futur Front Populaire (1935). Vichy étendit ce contrôle à toutes les communes urbaines de plus de 10 000 habitants. La police fut soustraite au pouvoir des maires et placée directement sous le contrôle de l’état16 : les commissaires obéissaient aux ordres du préfet. Cette organisation a continué, avec très peu de modifications, sous les gouvernements de la Quatrième et de la Cinquième République17.

13Contre la ville, Vichy prôna le retour à la nature, suivant l’exemple des régimes nazi et fasciste. Déjà le scoutisme et les Auberges de Jeunes s’étaient multipliées après 1929. Comme le service national était supprimé, l’armée le remplaça en créant les « Chantiers de jeunesse » où toute la jeunesse de la zone libre vint passer 8 ou 9 mois dans un cadre « sain » pour donner naissance à l’« Homme nouveau18 ». La forêt de Tronçais, en Auvergne, joua ainsi le rôle d’anti-dote de la grande ville. La jeunesse venait « prendre sa force au grand air19 ». Mais les Chantiers devaient réserver leurs activités au monde rural : « Ces chantiers s’attaqueront à des tâches d’intérêt national, trop longtemps négligées : aménagement des forêts, des camps, des stades, construction de maisons de la jeunesse dans les villages20. » Le régime fonda en 1942 un nouveau prix littéraire, le prix Sully-Olivier de Serres « destiné à encourager, soutenir et récompenser la littérature consacrée à la vie paysanne », qui, chose assez étrange pour un prix littéraire, dépendait du Ministère de l’Agriculture21.

14Le régime pétainiste fut profondément raciste22. Ce n’est pas le lieu de rappeler son rôle dans la persécution des Juifs et aussi des tziganes et des étrangers récemment naturalisés : elle débuta dès octobre 1940 alors que les Allemands ne commencèrent à rafler les Juifs qu’en 1942. La plupart des Juifs, pour des raisons évidentes, vivaient dans les villes. Pétain, au contraire, loua constamment la « terre », où étaient enfouies nos « racines ». On retrouve ici le nationalisme anti-urbain d’un Barrès et l’attachement au sang « pur » des paysans d’un Walter Darré et d’un Henri Pourrat.

15La passion pour l’agriculture reposait à la fois sur un culte de la terre, comme chez Giono et de l’agriculture comme chez l’écrivain Pourrat ou le géographe Roupnel. Le célèbre discours du 25 juin 1940 faisait de la « terre » la base de la vie nationale et, assez curieusement, en l’opposant directement aux utopies socialistes, lui donnait aussi le statut d’utopie : « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c’est une portion de France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c’est une portion de France qui renaît. » Le but indiqué était moins l’augmentation de la production agricole pourtant bien nécessaire à ce moment, mais un effort pour redonner la vie au sol de France, considéré comme un organisme vivant. La « race », les racines, la morale, le patriotisme, la famille, s’étaient désagrégés dans l’esprit bouillonnant et cosmopolite des grandes villes, mais devaient former toute la base du nouvel état Français. L’agriculture fut l’enfant chérie du régime de Vichy qui posa clairement la primauté du paysan dans son action : « L’attention se porte aussi vers les valeurs actuelles “des hommes les plus proches de la nature, les moins artificiels, les plus vrais” ; “plutôt qu’une classe, disait-on, les paysans constituent une race, avec ses vertus qui l’emportent sur ses tares, la race la plus vieille et tout à la fois, la plus riche en réserves et en possibilités”23. » La politique du nouveau régime « donnera aux paysans un sentiment nouveau de leur dignité. Nous y aiderons d’abord en leur attribuant la place qui leur revient dans la communauté nationale et ensuite, en dotant le moindre village des installations modernes d’eau, d’électricité, d’hygiène, qui ont été jusqu’ici le privilège des villes, et qui permettront aux paysans d’adoucir et d’embellir leurs rudes conditions de vie. […] Le paysan de France a été assez longtemps à la peine, qu’il soit aujourd’hui à l’honneur24 ». Robert Paxton écrit : « Les ruraux, parce qu’ils vivent en autarcie, sont la force du pays et les citadins sa faiblesse ; pour les réactionnaires français, c’est là un article de foi25. », article de foi qui rappelle étroitement les jugements de Jean-Jacques Rousseau.

16Le premier projet de constitution nouvelle annonçait, dès le 8 juillet 1940, la nouvelle position de la France dans l’Europe future dominée par l’Allemagne : « Certes, la vie économique de notre pays va connaître une orientation nouvelle. Intégrée au système continental de la production et des échanges, la France redeviendra agricole et paysanne au premier chef et son industrie devra retrouver ses traditions de qualité. ». Les activités modernes, industries et services, caractéristiques des grandes villes, devaient reculer devant l’artisanat. Anne-Marie Thiesse résume le régime de Pétain avec cette magnifique formule : « les manuels offrent comme avenir la résurrection de l’artisanat : l’avenir comme résurrection du passé » (Thiesse, 1997, p. 94). Il fallait abandonner l’industrie au profit de l’agriculture : « Les perspectives de la situation présente comportent un arrêt sinon même un recul dans la voie de l’industrialisation à outrance où la France s’efforçait de rivaliser avec d’autres nations mieux partagées qu’elle, quant à l’abondance de la population ou à la richesse des matières premières. Nous serons ainsi amenés d’une part à restaurer la tradition de l’artisanat ; d’autre part, à ré-enraciner, autant que faire se pourra, l’homme français dans la terre de France, où il puisa toujours, en même temps que sa subsistance et celle de ses concitoyens des villes, les solides vertus qui ont fait la force et la durée de la Patrie26. »

17C’était reprendre les termes de Jules Méline, un demi-siècle auparavant. Tous les services publiques, l’éducation, la santé, l’équipement devaient être repensés en fonction des besoins et des intérêts des paysans, présentés comme les parfaits Français27. La loi du 2 décembre 1940, créant la Corporation Paysanne, assura la prédominance des intérêts de l’agriculture sur ceux des villes, en permettant aux producteurs du grand capital rural de contrôler entièrement le marché. Ce fut l’application de la Charte Paysanne qu’avait préparée Louis Salleron et Le Roy Ladurie, leader syndical paysan et ministre dans le gouvernement de Pétain. Pour renverser l’exode rural, désigné depuis le début du siècle comme la source de tant de maux, le régime, reprenant le slogan de Méline, lança une politique de Retour à la terre : des primes devaient pousser de jeunes citadins, surtout des ouvriers, à reprendre une exploitation agricole. Cette politique échoua : 1 561 familles acceptèrent des subventions de retour ; 409 revinrent en ville un peu plus tard28.

18La confiscation de la production française par l’occupant fut aggravée par le développement du marché noir. Alors que la disette sévissait dans les grandes villes, les paysans connurent une remarquable prospérité qui leur attira la haine durable des citadins : « Malgré la lassitude, la masse des déprimés et des sous-alimentés convaincue de l’impuissance du gouvernement à apporter une amélioration notable à son sort, gronde contre les trafics généralisés dont elle seule souffre ; l’hostilité contre les privilégiés égoïstes (cultivateurs, commerçants) est habituellement exploitée par les éléments extrémistes qui y découvrent un nouvel argument pour la lutte des classes29. » Henri Amouroux rappelle que la mortalité diminua dans les départements agricoles, par recul de l’alcoolisme et surtout parce que les paysans se nourrissaient mieux : le nombre de calories absorbées était plus élevé qu’avant la guerre. Après 1942, les départements agricoles étaient les seuls où l’on observât encore un excédent de naissances sur les décès. En revanche, la mortalité bondit de 24 % dans la Seine. On estimait le déficit de croissance à Paris, en novembre 1944, à 7 centimètres pour les garçons et à 11 pour les filles30. La rancœur envers le monde paysan dura longtemps, comme le montre le sketch fameux dans lequel le comique Fernand Reynaud se moquait, à la fin des années 1950, du paysan qui dissimulait sa richesse en se plaignant toujours (« ça a eu payé, mais ça ne paye plus… ») et qui s’appelait… Crésus.

19L’industrie nationale devait être sacrifiée à l’agriculture française et à l’industrie allemande et devait retourner à une sorte d’artisanat de qualité31. À la fin de 1942, près de 200 nouveaux artisans avaient été installés dans les campagnes, en grande partie pour contribuer à la renaissance du monde rural32. Daniel Halévy rétablit les Compagnonnages de France. En réorganisant la France, le régime montra qu’il ne faisait confiance qu’au monde rural : il dissolut tous les syndicats patronaux et ouvriers (9 novembre 1940) mais épargna les syndicats agricoles. La loi du 16 novembre 1940 stipula que les communes rurales (moins de 2 000 habitants) continueraient à élire leurs conseillers, mais que dans les communes urbaines, ces conseillers seraient nommés par le préfet (moins de 50 000 habitants) ou par le Ministre (plus de 50 000 habitants) : l’administration des villes était ainsi placée directement sous le contrôle de l’état33.

20L’amour des traditions fut sans doute l’un des aspects les plus notables du régime. Il conduisait à louer les campagnes « immobiles » et à craindre les villes trop changeantes, à favoriser le folklore, le régionalisme, avec une passion du « local » et une grande méfiance de tout ce qui se développait à une échelle trop large34. Vichy, en cela, ne faisait que suivre la doctrine maurrassienne qui souhaitait supprimer les départements mais protéger les communes, dont la liberté devait former la base du nouveau régime. Ces « libertés communales » devaient réaliser une véritable décentralisation en assurant une renaissance de la vie locale, en libérant la France de « l’oppression bureaucratique qui émane de Paris et des grandes villes, ce qui conduira à un renforcement certain de l’élément terrien35 ». Le régionalisme, cher à Charles Maurras, fut développé comme un moyen d’affaiblir l’influence des grandes villes et surtout de Paris : « Fidèles à notre pensée décentralisatrice, nous décongestionnerons l’Université de Paris pour faire de nos Universités provinciales autant de puissants foyers de recherche dont certains pourront être spécialisés. […] Désormais, les meilleurs éléments de chaque classe ne seront plus prélevés, déracinés, orientés vers ce qu’on a appelé le nomadisme administratif. Les élites ne seront plus appelées et comme aspirées automatiquement par les villes. »

21Déjà apparaissait une politique de redistribution des activités sur le territoire et ce qui devait devenir un slogan : « Vivre au pays. » On avait observé un développement du Folklore dès les années 1920, quand Joseph de Pesquidoux commença à rassembler et à publier des chants paysans et des danses locales. Vichy alla plus loin en favorisant et en finançant des musées locaux où l’on tentait de collectionner des anciens outils agraires si touchants et des vêtements régionaux inutilisables, ce que Marc Bloch appelait (dans L’étrange défaite) « une pacotille d’antiquailles ». Le Général de Lattre fit reconstruire par ses soldats Opmé, un village abandonné près de Clermont-Ferrand, ce qui était déjà une manière de lutter contre « le désert français ».

22Ainsi, sa passion pour les ruraux, conjuguée au poids des Planistes dans l’état, conduisit Vichy à envisager très tôt un début d’aménagement du territoire : « Le repeuplement de certaines régions, la multiplication des exploitations familiales, la réalisation d’un équipement rural digne de notre peuple, achèveront de relever les ruines que, dès longtemps avant la guerre, une opiniâtre et détestable politique avait accumulées sur notre sol36. » L’intention de planifier l’affaiblissement des grandes villes et particulièrement de Paris, était déjà solidement établie. Le Conseil National, convoqué le 6 mai 1941 et présidé par Lucien Romier, produisit le 18 août le projet d’une nouvelle Constitution. Reprenant l’effort de régionalisation de la III^e République qui avait créé 20 « régions économiques37 », le Conseil essayait de ressusciter les provinces de l’Ancien Régime en renforçant l’administration de ces 20 régions, le découpage étant déterminé par des facteurs économiques et historiques. Chaque province devait être dirigée par un « gouverneur » assisté d’un Conseil de Notables nommés par le gouvernement. Elles sont devenues, presque sans changement, les régions actuelles.

23Déjà apparaissait une contradiction grave, qui devait affaiblir le futur aménagement du territoire, qui ne put jamais s’en dépêtrer : le désir de décentraliser se heurtait à celui de conserver un pouvoir central fort. Le Maréchal l’avait lui-même indiqué sur un ton impérieux : « Cet état sera hiérarchique et autoritaire, fondé sur la responsabilité et le commandement, s’exerçant de haut en bas, à tous les échelons de la hiérarchie38. », ce qui semble tout le contraire de la décentralisation. L’administration préfectorale, laissée intacte sur tout le territoire par les occupants allemands, devint la seule structure nationale de pouvoir, puisque la plupart des élections étaient supprimées et que les parlementaires n’avaient plus de rôle à jouer. La loi du 23 décembre 1940 soumit aux préfets tous les fonctionnaires départementaux : « Le régime de Vichy fut le règne de l’administration toute puissante, centralisée, hiérarchisée39. » Ainsi, tout en exaltant l’idéal maurrassien d’une France décentralisée, régionalisée et folklorique, le régime s’orientait, pour assurer le ravitaillement et sous la pression des Planistes, vers le système le plus autoritaire et le plus centralisé que la France ait connu depuis le Second Empire, mais dirigé depuis Vichy : Paris se trouvait hors du système, étroitement contrôlé par l’occupant allemand.

24L’article 19 du projet d’août 1941 prévoyait un régime présidentiel, avec tout le pouvoir exécutif, même dans les régions, concentré dans les mains du chef de l’état40. Par exemple, la loi Darlan du 23 avril 1941 étatisait l’ensemble des polices urbaines ; elle plaçait les commissaires de police sous les ordres exclusifs du préfet ; ils n’avaient plus aucun lien hiérarchique avec les maires. La méfiance envers les grandes villes (Paris, Lyon, Marseille) où la police était naguère dirigée par l’état, fut ainsi étendue à l’ensemble des villes françaises. En 1941, le nom du Service de l’Equipement fut changé en « Direction de l’Aménagement ». Ainsi naquit, sous Vichy, la politique d’« Aménagement du territoire ». Ses bases étaient doubles : d’une part le Planisme, fondé à la fois sur l’orgueil et la puissance des hauts fonctionnaires, en particulier des polytechniciens, débarrassés enfin du contrôle parlementaire, était renforcé par le pessimisme provoqué par la grande Dépression de 1929-31 qui avait conduit beaucoup à croire à la fin du libéralisme ; d’autre part, la réunion des grands courants urbaphobes qui circulaient dans l’opinion depuis deux cents ans et pouvaient enfin réaliser leurs projets.

25Essayant de reprendre le pouvoir après avoir été mis à l’écart par Laval et les Allemands, le Maréchal fit étudier un second projet de Constitution (projet du 30 janvier 1944) qui devait établir un pouvoir personnel appuyé sur les campagnes et les familles. L’article 20 instituait « le vote familial sur la base suivante : le père ou, éventuellement, la mère, chef de famille de trois enfants et plus, a droit à un double suffrage ». L’article 23 stipulait que « Chaque département doit avoir au moins deux députés », une manière de renforcer le pouvoir des paysans en face des électeurs urbains, qui a duré jusqu’à nos jours. Enfin, elle prévoyait un régime municipal spécial pour Paris, Lyon, Marseille de manière à mieux les contrôler, particularité qui a aussi survécu jusqu’à aujourd’hui41.

26Cette politique fut reprise sans grand changement par les régimes suivants42. Les hauts fonctionnaires au gouvernement sous Vichy avaient déjà occupé des fonctions importantes sous la III^e République et bon nombre d’hommes ayant plus ou moins servi le Maréchal firent de grandes carrières après 194543. Les principales tendances de la III^e République, les plus conservatrices, bien sur, mais d’autres aussi, furent accentuées sous Vichy et beaucoup passèrent ensuite dans la IV^e et la V^e République. La FNSEA, créée en 1946 au sein de la CGA d’orientation socialiste, fut cependant conçue selon les principes corporatistes de Vichy. En particulier, la politique urbaphobe du Maréchal, soutenue par des mouvements profonds et anciens, fut continuée et amplifiée sous les régimes suivants. Le principal artisan de cette transmission fut un jeune géographe, Jean-François Gravier.

L’œuvre de Jean-François Gravier : Paris et le désert français

27Cet ouvrage a connu trois éditions : la première, en 1947, fit un grand effet, la seconde, en 1958, lui assura la notoriété44. Le texte, profondément révisé, fut ré-édité une troisième fois en 1972. Aucun ouvrage de géographie n’a, sans doute, connu une telle faveur ni été aussi souvent cité, pas même l’excellent Tableau de Vidal de la Blache. Le Désert a servi de base théorique et de justification à la politique d’aménagement en France depuis un demi-siècle45. Il a été constamment cité dans les manuels et les cours de géographie du second degré et des Universités. Le Sénat, en 1994, dans un volumineux rapport sur l’aménagement, s’appuie encore en de nombreux endroits sur ce texte46. En janvier 2004, le journal Le Monde le cite toujours respectueusement. En 2006, le site Web de l’Ambassade de France aux États-Unis publie encore un texte le citant avec éloge47. En 2008, Jean-Louis Andréani, éditorialiste au Monde, écrit un article élogieux sur Gravier48. On ne saurait exagérer le succès du livre dès ses premières éditions : Paul Delouvrier, proche du général de Gaulle et qui pourtant, à la direction du District de Paris, fit tant pour aménager la capitale et faciliter sa croissance, s’attirant ainsi l’animosité de Gravier, reconnaissait qu’en 1950 « Nous étions tous graviéristes, c’est à dire plus ou moins acquis à l’idée que Paris, surtout au XIX^e, avait dévoré le reste de la France49. »

28L’ampleur de ce succès étonne, d’autant qu’il pose une nouvelle énigme : cet ouvrage si souvent cité ne semble pas avoir été jamais discuté dans un journal de géographie. Il a bien été envoyé après sa publication, comme c’est la coutume, à différentes revues : les Annales de Géographie en accusent réception en mars-avril 1959, mais aucun géographe n’en a fait de critique publique : faut-il y voir une marque de prudence ou d’une certaine méfiance ? Une critique de l’ouvrage, surtout de sa dernière édition, a été publiée récemment50. La seule analyse profonde et détaillée est due à une sociologue (Provost, 1999)…

29L’édition de 1972 a été débarrassée de presque tout l’appareil statistique. Elle est principalement constituée d’affirmations toujours péremptoires, bien que les plus choquantes (racistes ou dictatoriales) aient été prudemment biffées. Curieusement, l’hostilité de l’auteur envers Paris n’a pas diminué en trente-cinq ans, alors que l’économie et la société française ont profondément changé. Plus étonnant encore, l’auteur parle peu des campagnes si ce n’est pour déplorer l’exode rural. Son attention va principalement au développement des villes petites et moyennes. Isabelle Provost souligne cet attitude, sur laquelle il faudra revenir. On insistera ici surtout sur les deux premières éditions.

30L’auteur indique son but : montrer comment répartir de façon « optimale » le peuplement et les activités. Il ne définit pas ce critère « optimal ». La suite montrera qu’il s’agit de diminuer la taille des grandes villes et de distribuer la population sur la carte de manière aussi uniforme que possible. Les deux premières éditions citent longuement des données du recensement : les 65 premières pages présentent des études détaillées de déclin rural et accumulent les tableaux, utilisés de façon descriptive et sans analyse statistique poussée au-delà de la règle de trois pour calculer des pourcentages. Gravier écrit dans un style passionné, péremptoire, affirmant sans démontrer, avec une formule favorite : « Un examen attentif montre que… » Fait notable, il emploie presque à chaque page des images organiques, utilisant souvent le néologisme « anti-physique » pour désigner les grandes villes, faisant d’une région ou d’une nation des êtres vivants :

« La France est un être vivant, […] une nation est faite de cellules, de tissus, d’organes qui sont les communes, les cantons, les terroirs, les départements, les régions économiques […] ces départements consolidés par un siècle et demi d’administration et dont la majorité constituent des organismes vivants. […] Mais qui pourrait soutenir qu’un pays se porte bien quand l’équilibre du peuplement ne correspond plus à celui des ressources, quand des organes entiers se sclérosent et se dessèchent, quand le sang ne circule plus dans de vastes régions que pour s’en échapper. Peut-on fonder l’avenir d’une nation sur l’hémorragie interne ? Peut-on fonder sa renaissance sur le gonflement congestif de 4 % de son territoire et sur l’appauvrissement continu en hommes et en productions de la moitié de ses provinces ? » (p. 25-26.)

31Gravier éprouve envers Paris une véritable haine51. Il juge que sa croissance est contraire à la nature et en déduit des catastrophes apocalyptiques : « Le déficit universel, la dilapidation générale sont l’inévitable rançon d’une croissance littéralement anti-physique. […] Ainsi la firme Paris paie et fait payer à la France les conséquences de son gigantisme. Elle est déficitaire dans tous les domaines. Elle dévore les hommes et les richesses de la France. » (p. 186 & 193). Sa condamnation est radicale :

« Ainsi, dans tous les domaines, l’agglomération parisienne s’est comportée depuis 1850, non pas comme une métropole vivifiant son arrière-pays, mais comme un groupe ‘‘monopoleur’’ dévorant la substance nationale. Son action a multiplié les incidences de la première révolution industrielle et stérilisé la plupart des économies provinciales en les privant de leurs éléments dynamiques. Qu’il s’agisse des centres de décision, des centres de conception ou des services rares, Paris a confisqué les activités directrices et laissé au reste de la France les activités subordonnées. Cette dépendance absolue est bien le propre du régime colonial. » (1972, p. 60.)

32Paris est un monstre dont la proximité même est néfaste et qui enserre la France dans ses griffes, qui deviennent parfois des tentacules : « Les tentacules de Paris s’étendent ainsi sur tout le territoire. » (p. 7.) Il en a résulté une dépopulation nationale et rurale désastreuse contre laquelle il faut lutter : « L’étendue des terres abandonnées (de 1913 à 1945) équivaut presque à celle de la Belgique. Ce chiffre se passe de commentaires. » (p. 37.) Il est remarquable que Gravier prenne en compte les surfaces cultivées et non les productions ni leur valeur. Il ne souligne nulle part la faiblesse des rendements français qui, pour la plupart des denrées, étaient inférieurs, souvent de moitié, aux rendements danois ou néerlandais. Il ne cherche pas à produire des richesses mais à occuper l’espace, position étrange, typique de bien des géographes, qui considère la terre non comme un moyen de production mais comme une valeur en soi, ce qui mérite commentaire (Cf. Partie 3). Outre Paris, trois foyers attirent les migrants et les foudres de notre auteur : Lyon, Marseille et la Côte d’Azur. Cette croissance n’est pas saine : « Leur croissance foudroyante [de Marseille et de la Côte d’Azur] coïncide avec le gonflement des professions dites de luxe et des activités spéculatives les moins défendables » car comme les Physiocrates et Méline, Gravier estime que les activités tertiaires sont stériles et malhonnêtes.

33Notre auteur, dans son Titre IV, affirme que « Paris dépeuple la France », oubliant que la croissance rapide de Berlin, par exemple, et des grandes villes de la Ruhr n’a pas empêché, bien au contraire, la croissance globale de la population allemande. Outre l’influence délétère de Paris, pourquoi cette dénatalité française incontestable, surtout dans les grandes villes ? Gravier cite des raisons morales, inspirées de l’Action Française : « la bourgeoisie a éliminé la noblesse, [… il y a eu une] évolution lente vers le matérialisme, […] Un fils unique, une fille bien dotée, voilà le rêve de ces bourgeois voltairiens épanouis dans le culte du veau d’or… » (p. 84). Les ruraux venus dans les grands villes sont donc des traîtres avides et individualistes, assoiffés de richesse : « Paris est le pactole où le provincial ambitieux espère monter d’un cran dans la hiérarchie sociale. En prenant son train dans son lointain village de la Corrèze ou de la Nièvre, il a déjà choisi entre les enfants et l’argent. Rastignac ne venait pas à Paris pour être père de famille nombreuse52. » (p. 108.) L’explication est morale. Elle repose implicitement sur un rejet de l’argent et de la richesse, typique à la fois des milieux chrétiens et des partis d’extrême gauche : tout enrichissement est nécessairement malhonnête53.

34La grande ville est ennemie de l’enfant : « metropolis contre l’enfance […] l’existence d’une famille nombreuse à Paris constitue une sorte d’aventure héroïque ». Il n’envisage à aucun moment l’abondance de services sociaux (crêches, dispensaires, jardins d’enfants,…) qui auraient permis d’aider les familles si les grandes villes avaient pu disposer librement des richesses qu’elles produisaient. Déjà, pendant les années 1930, l’hygiène et la santé était meilleures dans les villes que dans les campagnes, victimes de l’alcoolisme, de l’ignorance et de l’isolement. Ainsi, briser la croissance des villes est la seule solution : « Un monstre urbain comme Paris fait perdre à la France chaque année trois fois plus de richesse humaine que l’alcoolisme. […] Tout effort de relèvement serait compromis si les grandes villes devaient se gonfler encore aux dépens du reste du pays, si Paris continuait à dévorer la substance de la France. » (p. 111.) L’expression « dévorer la substance » est souvent utilisée par Gravier et ses successeurs ; elle n’est pas claire car l’exode rural a été choisi volontairement par les migrants et parce que les grandes villes subventionnent largement les campagnes54, mais l’image organique est saisissante, ce qui était le but cherché.

35Comment réparer les épouvantables dommages commis par les grandes villes ? D’abord par l’immigration, mais en triant les races : « éliminons d’abord les peuples du Moyen-Orient, généralement inassimilables et voués au parasitisme. » (p. 224) et en se méfiant des étrangers : « Tandis que ces Polonais, ces Italiens, ces Espagnols viennent remplacer les enfants que les Français n’ont pas voulu avoir, on pense inévitablement à la comparaison déjà banale avec le Bas-Empire lentement envahi par les Barbares. » (p. 77.) Les immigrants doivent être contrôlés de près : « De même qu’on doit leur barrer l’accès du commerce et des professions improductives, il convient de leur interdire les zones congestionnées : Paris, Lyon, Marseille. » (p. 347.) Les habitants des grandes agglomérations seront traités avec une rigueur particulière, au cours de « stages » organisés par l’état pour transférer de force des travailleurs loin des grandes villes :

« Des méthodes aussi rigoureuses [déménagement forcé] peuvent être employées sans inconvénient à l’égard des improductifs ‘‘reclassés’’ [dans des usines de province]. Le néo-commerçant, l’employé, l’auxiliaire d’administration effectueront naturellement leur stage dans leur localité de résidence antérieure. Mais les Parisiens, les Lyonnais, les Marseillais devront, en cours de stage, signer un contrat de travail avec une des usines décentralisées. Un logement leur sera alors attribué. Les logements parisiens ainsi rendus vacants seront ‘‘bloqués’’ par le Service du Logement pour être attribués aux habitants des logements insalubres dont la présence à Paris est indispensable (fonctionnaires, artisans, etc…). Les logements des ‘‘reclassés’’ qui refuseraient de signer un contrat pour la province seraient réquisitionnés dans les mêmes conditions. Il n’y aurait donc aucun déchet dans cette catégorie. » (p. 348.)

36« Vivre au pays » ne doit être permis qu’aux ruraux. Ensuite, on aggravera volontairement la crise du logement déjà aiguë qui sévit à Paris depuis 1913 et dont Gravier se félicite, en construisant ailleurs, dans les bourgs et les campagnes abandonnées : « sur 1 100 000 logements urbains construits entre les deux guerres, un million l’ont été dans les villes de plus de 10 000 habitants, dont 450 000 dans la Seine. Nous n’avons qu’à prendre exactement le contre-pied de cette ‘‘politique’’ pour obtenir un programme satisfaisant [Donc] aucune construction nouvelle à Paris, Lyon, Marseille ou dans leur banlieue pendant 10 ans […] rénovation de l’habitat rural et spécialement agricole » (p. 264). Déjà apparaît l’opposition entre l’« équipement » qui répond aux besoins et construit dans les villes où viennent les migrants et l’« aménagement », qui modèle le territoire selon un plan préconçu et construit dans les endroits d’où partent les migrants, pour les retenir.

37Quelle limite opposer à la croissance urbaine ? Elle doit rester dans les limites de la « nature », ne pas devenir « anti-physique ». Pour Gravier, une agglomération franchit cette limite quand elle est obligée de faire venir de loin son eau potable. Les aqueducs, dont les Romains étaient si fiers, sont donc la marque de la monstruosité : « Une agglomération qui doit, pour étancher sa soif, construire des centaines de km d’aqueducs a débordé le cadre que lui fixait la nature et devient un monstre aussi fragile qu’artificiel. […] L’optimum de la population parisienne est depuis longtemps dépassé, probablement depuis 1874, quand fut construit l’aqueduc de la Vanne (173 km). » (p. 396.) En 1972, Gravier, ayant peut-être pris conscience de la bizarrerie de ce critère qui faisait du progrès technique un mal, essaya de s’appuyer sur la définition d’une population urbaine « optimale », un thème qui a passionné les géographes urbains au cours des années 1950-197055. Les économistes ont montré l’absurdité d’une telle recherche, car une population ne saurait être optimale à la fois pour les entreprises, les habitants et l’administration. Les connaissances sont encore insuffisantes pour poser le problème, encore moins pour proposer une solution56. Il faudrait définir le terme (optimal pour qui ?) et faire intervenir l’échelle d’évaluation : une grande métropole peut être coûteuse mais servir bien une nation en jouant un rôle international irremplaçable. En outre, cette « optimalité », qui dépend des critères retenus, n’est qu’un équilibre entre des besoins et des ressources et varie donc avec le temps, avec les techniques, la nature des fonctions urbaines, les modes de vie, le système fiscal, etc. Gravier a cependant, grâce à « un examen attentif », résolu ce problème insoluble dans son édition de 1972. Citant le modèle de Christaller57 qu’il a découvert entre temps, il écrit, avec une prudence assez rare chez lui : « On serait tenté d’en déduire une “loi” selon laquelle la masse critique du noyau central [le centre régional] varierait de 20 % de la population totale dans les petites circonscriptions, à 10 % dans les grandes. Mais cette règle n’a rien de mathématique. […] En fait, un examen attentif permet d’estimer que la taille optimale d’une agglomération compacte se situe toujours en deçà de deux millions d’habitants, quelle que soit la valeur du site. » (1972, p. 153-157.) Le « site », c’est à dire l’endroit physique où se trouve la ville, concept capital pour les géographes, lui paraît le facteur déterminant. Il ne parle ni des fonctions, ni du bassin d’emplois, ni du contenu social, ni de la valeur ajoutée, ni des finances locales, ni du réseau de relations internationales, ni de la productivité,…

38Peut-être trop optimiste, il prévoit la réalisation de son plan en une douzaine d’années ; le résultat devrait être atteint vers 1955 ou 1960. Il propose pour cela une règle générale : « Aucune commune urbaine ou rurale ne doit accroître ses effectifs de plus de 100 % en 10 ans, et même de 50 % pour les grandes villes de plus de 15 000 à 20 000 habitants. » (p. 312.) Le but principal est bien d’éviter ou de limiter le changement. La brutalité des mesures nécessaires est justifiée et Gravier, en géographe ivre de pouvoir et de mépris pour les citoyens, de citer avec éloge, dans sa conclusion, l’exemple de la planification stalinienne en Union Soviétique, qui avait déplacé autoritairement des millions d’individus58. La dernière édition (1972) multiplie toujours les prescriptions autoritaires, souvent tatillonnes, un véritable cauchemar bureaucratique.

39Paris reste, en 1972, l’ennemi à abattre, trop peuplé et siège de toutes les compromissions : « Depuis le début du siècle, l’urbanisme parisien n’est guère qu’une longue succession d’insultes à la beauté, d’offenses au bon sens, de tractations déshonorantes et de trafics sordides. La mégalopole est devenue ce que 1’on pourrait nommer une “tératopole”, un conglomérat dont la monstruosité devrait susciter sans délai une révision déchirante du schéma directeur de 1964. […] Au total, le Paris de l’an 2000 serait un peu plus étendu que celui de l968, en raison de ces villes nouvelles, mais il observerait impérativement 1e ‘‘seuil critique’’ de densité, c’est-à-dire le maximum global de 40 habitants/hectare. » (1972, p. 244.) Ce seuil maximum de 40 n’est justifié nulle part.

40Comme le comte de Galembert, un siècle auparavant, Gravier veut éloigner le pouvoir d’une capitale détestée et dangereuse : « L’école Nationale d’Administration elle-même serait implantée à proximité de Paris (qui continuera de fournir la majeure partie du corps enseignant), mais hors du ‘‘bouillon de culture’’ parisien, par exemple à Orléans, à Reims ou à Rouen. » (1972, p. 215.) Suivant les recommandations décentralisatrices de Charles Maurras, Gravier oublie que les « castes parisiennes » sont constituées en majorité de ces Rastignac attirés de leur province par l’appât du pouvoir, qu’il a précédemment fustigés. Pour affaiblir Paris, Gravier veut y réduire l’emploi, déjà limité par les mesures prises après la guerre (comme la redevance et l’agrément) : « Simultanément serait recherchée une meilleure géographie de l’emploi. En l968, on recensait en région parisienne 4 272 000 emplois, soit un taux d’activité de 46,2 % très supérieur au taux national de 40 %, notamment à cause de l’abondance des postes de travail féminins (39,5 % du total, contre 33,3 % dans le reste de la France). On retiendrait pour la fin du siècle, à titre indicatif, un taux d’activité plus normal de 42 %. » Ce chiffre « plus normal » est arbitraire. Vouloir ramener à la moyenne nationale une métropole à haute productivité ne gêne pas notre auteur qui ne semble pas envisager l’appauvrissement dont souffrirait tout le pays. Et diminuer l’emploi féminin reviendrait à maintenir les femmes au foyer, renouvelant la politique de Vichy. Croit-il, comme l’on fait tant d’aménageurs, que ces travailleurs migreraient vers des petites villes de province ? Déjà, la redevance et l’agrément ont chassé des emplois importants de direction vers Londres, Amsterdam ou Francfort (Carrez, 1991). Gravier considère la France comme un milieu fermé aux frontières étanches, en 1972, alors que le Marché Commun existe…

41Mais la mesure la plus brutale et la plus surprenante consiste à briser volontairement la rente foncière parisienne, en tenant tous les propriétaires parisiens pour des spéculateurs : « La première mesure serait une modification radicale du règlement de construction qui, rappelons-le, permet à Paris l’édification de 30 000 – voire 35 000 – mètres carrés de planchers sur un terrain d’un hectare, contre 13 200 en banlieue et 10 000 dans les grandes villes allemandes. Cette prime à la sursaturation serait immédiatement supprimée et le COS59 aligné sur celui de la banlieue. Opération douloureuse, certes, pour les spéculateurs fonciers, car elle entraînerait une baisse brutale des prix des terrains. » (1972, p. 246.) Quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur ces mesures, on ne peut que s’étonner de ne pas les voir accompagnées d’une analyse des forces sociales et politiques expliquant comment un bouleversement aussi brutal des patrimoines pourrait être mené à bien.

42Cette violence passionnée et souvent aveugle conduit à chercher la source de telles opinions. On peut en identifier trois d’importance croissante : le biais ruraliste des géographes français avant la guerre, ensuite le triomphe du planisme dans les esprits après la Crise de 1929-1931 et l’établissement de régimes fascistes et communistes, enfin et surtout, l’engagement de Gravier dans l’extrême-droite pétainiste et fascisante. Les deux premiers points ont été ou seront analysés ailleurs. Le dernier, en revanche, mérite qu’on s’y attarde car il explique à la fois la passion de notre auteur, ses idées fixes, sa violence et ses lacunes et donne une couleur particulière à ses disciples urbaphobes.

43Gravier militait dès avant guerre dans les rangs maurrassiens et avait écrit des articles violents dans des journaux d’extrême-droite60. Après la défaite, le régime de Pétain créa un mensuel chargé de préciser et de propager sa doctrine : Idées, auquel François Gravier, nommé éditeur, collabora (c’est le mot juste) chaque mois61. Une brève analyse de ce mensuel précise utilement le milieu où évoluait notre pamphlétaire. Gravier, évoluant plus à droite encore, égratigna plusieurs fois Charles Maurras avec des remarques plus proches des conceptions fascistes : il militait pour un pouvoir fort et centralisé au lieu du régionalisme aristocratique dont rêvait l’Action Française. Ce point est important : il explique l’autoritarisme dont fit preuve Gravier lorsqu’il proposa sa méthode d’aménagement du territoire, violemment anti-urbaine et entièrement dans la main de l’état, plus proche de la planification hitlérienne ou stalinienne que de la décentralisation. Ces antécédents expliquent aussi son admiration pour Walter Darré, ministre de l’agriculture dans le gouvernement nazi.

44Gravier détestait la démocratie et l’individualisme : « la démocratie parlementaire dont Pie IX dans le Syllabus a flétri l’idéologie sous le nom de libéralisme et dont le maréchal Pétain a flétri la morale sous le nom d’individualisme, tendait en France à la destruction de la structure française et de ses groupements naturels sous le poids des intérêts particuliers et immédiats62 ». Il tonnait avec des accents barrésiens contre les notions abstraites des Lumières, contre les Droits de l’Homme et le suffrage universel, contre les Juifs, éternels déracinés : « La France n’est pas, comme le croient les Juifs et les déracinés, fille d’une idée. […] Il faut intégrer [le citoyen] dans un ordre français qui va de la tradition mystique à la tradition paysanne […] L’idée d’une patrie idéale, sans consistance réelle, sans territoire concret, entièrement centrée sur une abstraction, n’est pas une idée française : c’est la notion que peut avoir un peuple errant, dispersé à tous les points du monde et que réunit seulement une fidélité à la race qui défie le temps et l’espace63. »

45On voit l’importance du sol, du territoire, des « racines » qui distinguent un vrai peuple comme le peuple français du Juif errant. Gravier souhaitait, dans cet esprit, restaurer le christianisme64. Il est particulièrement intéressant de lire dans Idées un texte de Jean Renon déplorant que les économistes modernes se fussent éloignés des physiocrates et un autre de Gustave Thibon écrivant, en mars 1942 : « La grande usine, la grande cité sont, pour l’homme moyen, le tombeau de l’âme et des mœurs. Rien ne vaut les petits groupes vivants : famille, communauté locale. » Dans le numéro de juin 1942, Henri-François Rey voit dans l’œuvre de Jean Giono le « Triomphe de la vie » et admire la « civilisation artisanale » une manière de louer, avant la lettre, « l’intelligence de la main ».

46Ces citations étaient nécessaires pour décrire le milieu dans lequel évoluait Jean-François Gravier quand il prépara son fameux libelle contre la grande ville. Le texte de la première édition fut rédigé alors que Gravier, jeune géographe65, dirigeait le Centre de Synthèse Régionale dans le département VI de Bio-sociologie de François Perroux, dans la Fondation Alexis Carrel (Drouard, 1992). Cette fondation représentait tout un aspect de l’urbaphobie. Le docteur Carrel (1873-1944) avait obtenu le prix Nobel de Médecine en 1912. Sa notoriété devint mondiale avec la publication de L’Homme, cet inconnu (1935). Il y développait des conceptions antiurbaines, anti-démocratiques et eugénistes qui n’étaient pas sans liens avec la pensée nazie66. Il voulait fonder une Science de l’Homme confiée à une « aristocratie biologique héréditaire » de savants. Obsédé par « la dégénérescence des races civilisées », il affirmait que l’inégalité sociale était un fait biologique indéniable, défendait un eugénisme fondé sur la reproduction des élites, l’apprentissage du renoncement par les classes inférieures et l’élimination des handicapés physiques et mentaux. Il est vrai qu’à l’époque, ces conceptions n’étaient pas rares. Carrel reprenait les critiques adressées traditionnellement à la grande ville et jouait à nouveau sur la peur sociale : « Les conditions de la vie moderne ont augmenté le nervosisme, la faiblesse intellectuelle, la criminalité. […] La vie industrielle a rompu les cadres de la société en formant une vaste classe d’hommes sans propriété, ni patrie. Ces prolétaires refusent d’entrer dans le moule de la civilisation traditionnelle. Ils veulent imposer leur dictature aux autres classes de la société. » Dans une conférence (10 décembre 1937), il déclarait : « Le chaos et la confusion d’aujourd’hui résultent du fait que la société moderne s’est construite sans tenir compte des lois naturelles. » Suivant certains géographes, surtout allemands, il proclamait que les individus étaient déterminés par leur environnement et, reprenant les critiques traditionnelles de la vie moderne et regrettant l’effondrement des croyances religieuses, il affirmait :

« Il se produit une sorte de dégénérescence nerveuse et morale qui n’affecte pas la durée de la vie des individus mais sa qualité. Les progrès de la médecine et de 1’hygiène ont été si grands que les hommes peuvent s’entasser dans les usines ou dans les bureaux des grandes villes sans danger apparent pour leur vie. Ces hommes voient rarement la lumière du soleil. Ils voyagent entassés comme des bestiaux dans des wagons de trains souterrains. L’air qu’ils respirent est chargé des substances toxiques des automobiles. Leur travail est facile et monotone. Des machines produisent partout l’énergie nécessaire. Leur esprit ne se fixe sur rien. Jamais ils ne concentrent leur intérêt sur un point car ils vivent dans un monde où tout remue et change constamment. Les règles que l’expérience humaine avait pendant des millénaires acceptées comme règles pratiques de conduite ont été rejetées et remplacées par celles données par une science encore incomplète. Les dogmes religieux se sont écroulés de ce monde, les nations chrétiennes retournent rapidement au paganisme67. »

47Admirateur du colonel de La Roque (chef des Croix de Feu) et membre du PPF de Jacques Doriot68, Carrel émigra, entre les deux guerres, aux États-Unis où des donateurs lui permirent de créer une fondation destinée à la diffusion de ses idées. Il revint en France en 1941 pour y créer une antenne avec l’appui du gouvernement de Vichy69. C’est là que Gravier écrivit son pamphlet. La date de publication (1947) n’est pas surprenante : Victor Nguyen note que les conservateurs pétainistes relevaient la tête et recommençaient à publier cette année-là, quand l’euphorie de la Libération était oubliée et que les manœuvres des communistes inquiétaient (Nguyen, 1992).

48Une autre source permet de mieux cerner la pensée de Gravier. Celui-ci fut invité à Vichy, en 1942, par le Secrétariat Général à l’Information et à la Propagande, à donner une conférence intitulée « état, peuple, nation ». On ne connaît malheureusement pas la date exacte de cette conférence. Rappelons le contexte : si, en 1940, la plupart des Français, atterrés par le désastre, étaient pétainistes, le vent avait tourné deux ans plus tard. La victoire allemande était beaucoup moins sure depuis que l’Armée rouge refoulait la Wehrmacht. Les Alliés débarquaient en Afrique du Nord (7-8 novembre), ôtant au régime de Vichy toute possibilité de s’y réfugier s’il y avait jamais songé. Hitler occupait la zone dite « libre » (11 novembre) et l’amiral Darlan sabordait la flotte à Toulon (27 novembre) : le régime perdait son seul atout. Pétain, qui avait limogé Pierre Laval en décembre 1940, était obligé honteusement de le reprendre, en avril 1942, sous la pression des Allemands. Certes, le régime essayait d’accroître la rancœur contre les Britanniques et se préparait à repousser un débarquement allié en métropole, mais l’enthousiasme pour le « sauveur de la patrie » était bien tombé et beaucoup commençaient à se détourner de Vichy. Proclamer dans ces conditions son attachement à Pétain, comme le fit Gravier au cours de cette conférence, était témoigner d’un engagement profond et passionné : il cita 23 fois le nom du Maréchal dans les 17 pages de son discours.

49Le sujet de la conférence était « ce que le Maréchal a défini lui-même comme le problème central de la Révolution Nationale, celui des rapports de l’état et des communautés qui composent la nation, le problème de la fonction de l’état » (p. 1). Gravier commença par affirmer que « les Croates et les Tchèques, à cause de leur inaptitude géographique à l’état, ne constituent pas des nations », ils ne pouvaient que se laisser englober dans des ensembles plus gros, ce qui justifiait commodément l’annexion de la Bohême par Hitler. Puis, il tenta de définir ce qu’était une nation : « Quels sont donc les éléments d’une nation ? On peut en distinguer cinq : le sol, le sang, la langue, la religion et l’histoire. » La grande ville n’était pas attachée au sol, ne préservait pas la « pureté » du sang ni la langue à cause de son cosmopolitisme, contribuait par sa liberté à l’affaissement de la religion et, dans ses banlieues, oubliait l’histoire. Ainsi, la grande ville était désignée, en creux, comme une « anti-nation » à tenir à l’écart, alors que les campagnes formaient le véritable fondement de la France.

50Gravier s’attaqua ensuite à la démocratie. Il tolérait une démocratie communautaire, participative, dans un petit pays comme la Suisse, à condition qu’elle évitât tout individualisme. Mais il tonnait contre la démocratie parlementaire qu’avait connue la France sous la III^e République : « à cette démocratie [suisse], on doit opposer et l’on n’opposera jamais assez la démocratie individualiste, née de l’idéologie libérale, que nous avons connue en France. Cette démocratie n’est pas apte à former un état, parce que la nature même de sa philosophie est contre l’état. » (p. 7.) Gravier suivait une thèse fondamentale de Maurras : l’enfant, à sa naissance, n’a pas de valeur sociale, il n’en acquière une que par son éducation, ce qui prouve que c’est la famille qui est à la base de la société et non l’individu. Bien sur, notre auteur condamnait aussi la Révolution, les manuels scolaires de la III^e République, le « progrès », les partis politiques et la « ploutocratie internationale ». Il déplorait l’inefficacité de l’administration républicaine centralisée et concluait : « C’est la monarchie, – au sens étymologique du mot : gouvernement d’un seul – qui est la seule formule en France. », ce qui dut faire un grand effet sur les cadres pétainistes tout acquis à ces idées. Gravier reprit ensuite à son compte un discours du Maréchal afin de préciser ce que devrait être une France décentralisée mais hiérarchisée et monarchique, où il n’y aurait plus de place pour de grandes métropoles d’affaires, cosmopolites, ouvrières, commerçantes et « ploutocratiques ». Il terminait en citant élogieusement Paul Marion70 et en annonçant son ambition : « il faut à notre pays des hommes nouveaux. Nous devons être ces hommes nouveaux ».

51La politique urbaphobe de Gravier apparaît sans doute plus clairement maintenant que ses sources ont été éclairées. Elle est fondée sur cinq postulats fondamentaux, qu’il pose mais ne discute jamais :

1. La faible natalité est un danger de mort pour le pays : elle est due aux conditions de vie matérielles et morales dans les grandes villes qui sont ainsi déclarées « mortifères ».
2. l’individualisme est le grand ennemi. La base de la société doit être la famille ; les communes sont des « familles de famille » ; les grandes villes, en affaiblissant la cellule familiale traditionnelle, sont détestables.
3. le nombre d’emplois en France est donné ; pour en créer dans les petites villes, il faut donc en ôter aux grandes, un point de vue typiquement malthusien.
4. l’initiative privée est dangereuse ou, au mieux, inutile. Les planificateurs savent ce qui fait le bien de la nation et doivent pouvoir agir sans entraves, de leur propre chef.
5. la population doit être distribuée aussi régulièrement que possible sur le territoire, « de façon équilibrée » ou « harmonieuse », termes toujours utilisés mais jamais justifiés ni même définis.

52Ainsi, les grandes agglomérations sont intrinsèquement nuisibles et doivent être ruinées. En outre, elles rassemblent des « prolétaires » inquiétants et elles nourrissent une liberté de pensée et de mœurs particulièrement dangereuse. Le géographe Isnard demandait que Paris soit « réduit à 1/83^e de la population française ». C’était aussi le souhait de notre auteur. Ces postulats expliquent toutes ses propositions.

53Le point 1 est sans doute justifié, mais l’explication en est peu convaincante. Le Code de la Famille instauré par Paul Reynaud avant la guerre avait déjà établi des bases favorables, conservées et améliorées jusqu’à nos jours.

54Gravier reprenait l’argument de Rousseau mais en le rétrécissant : alors que Rousseau déplorait dans les villes une mortalité plus forte et une natalité plus faible que dans les campagnes, Gravier ne citait que la faible natalité, ce qui correspondait mieux au moralisme pétainiste et lui évitait de citer les conditions sanitaires meilleures dans les villes que dans les campagnes dès le début du siècle.

55Certains postulats correspondaient typiquement à l’idéologie pétainiste et maurrassienne, en particulier le point 2. Le point 4 reprenait le crédo planiste. Le postulat 3 était, du point de vue économique, une absurdité, car chaque emploi productif engendre d’autres emplois, mais correspond à une croyance universellement répandue en France, depuis le Second Empire jusqu’à nos jours. Le point 5, en revanche, est énigmatique : à la base de tout l’aménagement du territoire, cette recherche d’un « espace homogène », qui semble bien absurde et n’a jamais été justifiée ni même discutée, est trop étrange et trop répandue pour ne pas mériter une discussion à part (Cf. Partie 3). Quand Gravier écrit : « Les deux tiers de la France meurent lentement », il ne fait allusion qu’au « territoire », considéré comme un organisme vivant, non à la population qui l’intéresse peu. Il déplore que la croissance démographique soit limitée à Paris, à Marseille et à la Côte d’Azur mais au lieu de se demander si le niveau et les conditions de vie des hommes ont progressé, il constate : « 4 % du territoire croît mais 96 % décline ». La terre, non les hommes, l’intéresse : « On peut donc dire que les deux tiers de la France sont en déclin et s’acheminent lentement vers la mort… Bien plus, 25 départements ont aujourd’hui une population moins nombreuse qu’en 1801 » (p. 64), ce qu’il appelle « une situation tragique ». Reprenant presque textuellement une phrase de Pétain, il écrit : « On conçoit donc que le sort de chaque cellule importe à la France entière. Un village qui meurt, ce sont des centaines d’hectares en friche, une lacune dans la mise en valeur du territoire […] qui pourrait soutenir qu’un pays se porte bien quand l’équilibre du peuplement ne correspond plus à celui des ressources, quand des organes entiers se sclérosent et se dessèchent, quand le sang ne circule plus dans de vastes régions que pour s’en échapper. » (p. 26.)

56Cette phrase peut éclairer la pensée de notre auteur : « l’équilibre du peuplement » doit correspondre « à celui des ressources », ce qui implique de fonder, comme le faisaient les Physiocrates, toute l’économie sur l’agriculture. Les industries, en effet, sont dangereuses par les accumulations d’ouvriers qu’elles provoquent : « Jamais non plus le centralisme politique n’a entraîné plus directement la centralisation industrielle mais, plus que ce développement normal du secteur tertiaire, le trait dominant est l’apparition d’une véritable armée de ‘‘métallos’’ dans les usines de la périphérie. » (1972, p. 55-56.) Le choix du mot « armée » n’est pas innocent. L’industrie est dangereuse, le commerce est suspect, à la fois malhonnête et dans les mains de « rastaquouères ». Quelles fonctions « honnêtes » restent aux grandes villes ?

57Le ton est celui d’un pamphlet polémique et non d’un texte sérieux. Gravier utilise fidèlement plusieurs méthodes pour impressionner son lecteur71 :

• L’affirmation péremptoire, appuyée sur une expérience non démontrée : un grand nombre de phrases sont introduites par « Un examen attentif conduit à… »
• L’amalgame, en juxtaposant des faits indépendants pour laisser croire à leur connexion : « l’inflation Parisienne coïncide avec un fléchissement de la vitalité démographique nationale » (p. 35). Après avoir suggéré la responsabilité de la capitale, Gravier reconnaît qu’on ignore les raisons profondes du déclin démographique français : « Quant aux causes profondes de cette singularité, elles demeurent en partie mystérieuses. » (p. 38.)
• La confusion des termes : le mot « Paris » désigne, selon les besoins, la ville même (de 2 millions d’habitants), l’agglomération (de près de 8 millions alors, avec un contenu social et des fonctions très variés), ou bien l’état français dont Gravier critique vigoureusement la centralisation sans se demander si Paris en est le responsable ou plutôt la victime.
• Les contradictions contrôlées : un procédé curieux mais sans doute efficace, consiste à condamner brutalement, quitte à reconnaître un peu plus loin que cette condamnation ne tient pas, ce qui permet de s’appuyer sur des vérités tout en proclamant des erreurs. Par exemple, il attribue les grandes migrations parisiennes du début et du milieu du XIX^e à un ingénieur qui aurait dessiné le tracé des voies ferrées convergeant en étoile vers la capitale : « Ce plan [de 1842] sera l’œuvre d’un polytechnicien. […] Il se nomme Baptiste Legrand […] peu d’hommes ont modifié aussi fortement la structure d’une nation. » (p. 28.) Mais il reconnaît, un peu plus loin, que le malheureux Legrand n’est guère responsable : « Certes, la toile d’araignée ferroviaire ne fera sentir son influence directe qu’à partir du Second Empire. » (p. 30.) ce qui produit un grave anachronisme puisque la grande croissance parisienne date de la Restauration et de la Monarchie de Juillet : les chemins de fer n’y ont guère joué de rôle. En outre, leur convergence vers Paris était due surtout aux demandes des provinciaux (Cf. Leclercq, 1987). Autre exemple, la « congestion » parisienne expliquerait le déclin démographique de la France, mais prudemment, Gravier affirmait le contraire un peu avant : « En réalité, les grandes dépressions démographiques sont imputables à des causes multiples et souvent complexes. » (p. 46.)
• La déformation des textes cités : partageant les croyances de l’Action Française, notre auteur oppose la centralisation napoléonienne puis républicaine à la décentralisation supposée de l’Ancien Régime et il s’abrite sous le grand nom d’Alexis de Tocqueville, mais en tronquant sa citation. Pour soutenir sa thèse, Gravier cite d’abord une phrase de Tocqueville : « On ressaisit la centralisation dans ses ruines, et on la restaura. Et comme, en même temps qu’elle se relevait, tout ce qui avait pu autrefois la limiter restait détruit, des entrailles mêmes d’une nation qui venait de renverser la royauté, on vit sortir tout à coup un pouvoir plus étendu, plus détaillé, plus absolu que celui qui avait été exercé par chacun de nos rois. » Mais il omet soigneusement de citer la phrase suivante de Tocqueville qui montre que la centralisation venait de l’Ancien Régime : « L’entreprise parut d’une témérité extraordinaire et son succès inouï, parce qu’on ne pensait qu’à ce qu’on voyait et qu’on oubliait ce qu’on avait vu. Le dominateur [le roi] tomba mais ce qu’il y avait de plus substantiel dans son œuvre resta debout. » (Tocqueville, 1856, p. 318-319.)

58Pour Gravier, les Bonapartes, les Républiques et Paris seraient les grands responsables des « déséquilibres » et de la centralisation, l’Ancien Régime étant présenté, suivant la doctrine maurrassienne, comme une époque bénie où la province jouissait d’une grande autonomie. Mais sans pitié, Tocqueville écrivait : « … la centralisation administrative est une institution de l’Ancien Régime et non pas l’œuvre de la Révolution et de l’Empire comme on le dit […]. Les provinces avaient perdu leurs franchises, les villes n’en possédaient plus que l’ombre. […] Ce n’est ni la situation, ni la grandeur, ni la richesse des capitales qui causent leur prépondérance politique sur le reste de l’empire, mais la nature du gouvernement. » (Tocqueville, 1856, p. 101 et 146.) Il était utile d’insister sur cette manœuvre car elle montre clairement que Gravier n’hésite pas à tronquer des textes pour leur donner un sens contraire qui convienne à ses vues, et que ces vues sont exactement celles que Charles Maurras a défendues pendant 50 ans.

59– le complot : suivant l’exemple des groupements d’extrême-droite, Gravier invoque sans cesse la thèse d’un complot que « Paris » aurait organisé pour ruiner volontairement la Province, comme si une agglomération aussi vaste et aussi disparate pouvait avoir une volonté consciente et homogène.

60Gravier, tout en rêvant du rôle d’aménageur, semble ignorer les bases du métier d’urbaniste, qui consiste principalement à régler les conflits en négociant entre les intérêts et en jouant sur les différentes échelles. On ne le voit jamais identifier les acteurs ni leurs enjeux, deux notions indispensables à qui veut intervenir dans la société. En faisant de Paris un bouc émissaire toujours coupable, il ne lui est plus guère possible d’identifier les vrais problèmes et d’y proposer des solutions. Il ignore les rudiments de l’économie. Un exemple révélateur est celui du coût de la main d’œuvre parisienne. Ici encore, la méchante ville a « comploté » pour ruiner la province : « Car, pour recruter les centaines de milliers d’immigrants nécessaires à son expansion, la capitale a continué d’offrir des rémunérations relativement élevées : en 1938, 1’imprimeur-compositeur gagne 11,90 F de l’heure à Paris et 6,87 F en moyenne dans les villes de province. » (p. 57.) Ces chiffres sont douteux : Alfred Sauvy en propose d’autres qui montrent le contraire (Sauvy, 1965, t. 1, p. 505) et Gravier n’indique jamais ses sources. Quoi qu’il en soit, le « complot » de la capitale pose un problème à l’économiste : ou bien les taux de profit étaient les mêmes, en province et à Paris, et ils étaient faibles : l’entrepreneur parisien courrait alors à la faillite, poussé par son altruisme, une explication peu crédible ; ou bien ils étaient égaux mais élevés : les ouvriers parisiens, mieux organisés, pouvaient obtenir de meilleurs salaires ; ou bien enfin, ces taux étaient différents, les entreprises parisiennes étant beaucoup plus productives, ce qui permettaient, en ménageant les profits patronaux, de mieux payer les travailleurs72. De ces trois solutions, la première est absurde, les deux autres sont en faveur de la capitale mais notre auteur ne s’en rend pas compte.

61Comme Rousseau et Méline, il place le travail des champs en tête des activités économiques. En 1972, encore, il veut gérer la France comme une exploitation agricole et reproche à la III^e République de n’avoir pas occupé toutes les terres cultivables : « Il faut se représenter l’économie française actuelle comme l’exploitation d’un propriétaire foncier. […] Que dirons-nous d’un état et d’une classe dirigeante qui ont laissé la moitié de la France en friche pour entasser plus de monde dans les grandes villes… » (1972, p. 403.) Gravier veut les reconquérir comme des provinces perdues par la trahison et retrouve les accents du Maréchal Pétain : « Le Lot, le Gers, l’Ariège, la Haute-Saône sont autant d’Alsace-Lorraine que nous avons partiellement et spontanément évacuées et qu’il nous faut maintenant recouvrer. » (p. 414.)

62Gravier semble ignorer tout autant la sociologie : il propose de diminuer nettement le COS pour réduire brutalement les prix fonciers. À aucun moment, il ne se demande quelles forces pourraient mener à bien une politique aussi brutale qui détruirait une large partie des investissements patrimoniaux. Lénine lui-même avait hésité avant de nationaliser la terre et avait pris bien des précautions. En outre, les prix fonciers élevés ne sont que l’effet de l’attraction des grandes villes. Il aurait été plus sage de se demander pourquoi cette attraction était si forte : une question que Gravier ne pose jamais. Pourtant, ces millions de migrants ont bien du avoir de fortes raisons de quitter leurs terres ou leurs petits villes, raisons si fortes qu’elles ont triomphé de leurs hésitations et de leurs difficultés et qu’on n’a pu, malgré les efforts de Vichy, les y faire revenir.

63Parmi les leviers qu’il aurait pu vouloir utiliser, on s’étonne que Gravier ne cite jamais les banques, dont le rôle dans les politiques d’investissement et d’équipement, est pourtant fondamental. Les banques françaises, pendant longtemps, ont eu des politiques de prêts exclusivement patrimoniales : elles ne faisaient crédit qu’en échange de garanties fondées sur des terres, des immeubles ou des obligations, ruinant ainsi les projets de jeunes pleins d’idées mais sans fortune. Cette politique trop prudente était d’autant plus curieuse que, depuis 1946, les grandes banques étaient nationalisées et entièrement dans la main de l’état planificateur.

64Le message de Gravier est avant tout conservateur, au sens le plus profond du terme : il est provincialiste dans son désir de faire renaître l’autonomie des provinces (mais non des régions urbaines) et de rétablir une hiérarchie de notables locaux appuyés sur les traditions. Il est étroitement nationaliste : Paris ne devrait servir qu’à la France, ses fonctions tertiaires internationales ne sont pas considérées et sont plutôt nuisibles car elles favorisent le pouvoir des étrangers, immigrants et « rastaquouères ». Il accorde une importance capitale à la terre et se désintéresse du sort des hommes : il faut équiper le « territoire » et non les ménages. Il ressent envers l’argent et la richesse l’hostilité traditionnelle qu’a professée l’église depuis deux mille ans, même si sa pratique a été toute différente, et il rejoint en même temps toute une opinion de gauche anti-capitaliste, ce qui lui permet de plaire à beaucoup. S’il est anti-malthusien sur le plan démographique et souhaite une politique nataliste, il est profondément malthusien sur le plan économique et pense davantage à déplacer les emplois qu’à en créer. Gravier n’analyse pas les problèmes économiques et sociaux de la France mais plaque un rêve géographique, inspiré par Maurras et Pétain, sur le territoire.

65Un pamphlet aussi excessif et aussi peu honnête, aussi profondément marqué par une seule famille de pensée et par une époque précise, devrait relever de l’anecdote et être oublié depuis un demi-siècle. La vraie question est de comprendre comment ce texte a pu exercer une influence aussi large et aussi profonde pendant plus d’un demi-siècle et jusqu’à nos jours : là est l’énigme qu’il faut essayer de débrouiller.

66Gravier a du souffle et son style assuré et brutal peut plaire, mais l’expérience montre que très peu de personnes l’ont lu en entier. Son titre est un chef d’œuvre, opposant radicalement, en quelques mots, Paris et la France et jouant sur la connotation effrayante du mot « désert ». C’est sans doute là le principal mérite du livre, mais il n’aurait connu aucun succès s’il n’avait pas répondu à un mélange de crainte, d’envie et de haine que l’urbaphobie avait accumulées dans l’opinion française depuis deux siècles. C’est ce qui fait la force étonnante du texte et aussi son intérêt. Le Désert correspond à la rencontre conjoncturelle, après la guerre, de trois grands courants : le planisme tout puissant, des enjeux politiques redoutables et l’urbaphobie accumulée.

67C’est ainsi, par la combinaison d’un désir de tout planifier et d’un désir plus grand encore de détruire les grandes villes que naquit en France l’Aménagement du Territoire. On comprend alors que le pamphlet de Gravier, malgré ses faiblesses, ses erreurs, sa démesure, ses malhonnêtetés et son pétainisme évident, ait eu autant de succès. Que Gravier ait été géographe n’est pas un hasard, mais on comprend aussi que les spécialistes, en particulier les géographes, l’aient beaucoup cité tout en le tenant à distance : le titre accrocheur disait tout et suffisait. Les thèses de Gravier étaient cependant affaiblies par des contradictions graves qui provenaient de ses origines bizarres. Elles semblent avoir échappé à beaucoup d’aménageurs73.

68La première contradiction apparaît dans l’acharnement de Gravier contre Paris, Lyon et Marseille et sa défense des villes moyennes, alors qu’il semble négliger le monde rural. à vrai dire, d’autres textes montrent que Gravier s’intéressait aussi aux paysans : comment un pétainiste pouvait-il les négliger ? Mais il est vrai qu’il cherchait plus à détruire la grande ville qu’à favoriser les ruraux. Isabelle Provost croit pouvoir en déduire qu’il ne s’intéressait qu’aux petites villes. C’est oublier qu’il y eut une sorte de partage d’influence dans la IV^e et plus encore, dans la V^e République. Le ministère de l’Agriculture a toujours soutenu les paysans, souvent contre l’intérêt de l’état, en se faisant leur représentant. On a même vu plusieurs fois le secrétaire général du principal syndicat agricole, la FNSEA, devenir ministre, dans un surprenant mélange des genres. On croirait un partage des rôles, l’Aménagement protégeant les petites villes, l’Agriculture subventionnant les paysans.

69La seconde contradiction est bien plus grave et plus intéressante : l’Aménagement à la Gravier veut développer l’autonomie régionale, mais uniquement par l’action de l’état central. Il n’envisage ni intervention du secteur privé, ni appel à des initiatives locales. On voit ré-apparaître la grande contradiction qui était déjà au centre du pouvoir du Maréchal Pétain : le désir de fonder un état centralisé, autoritaire, sous un chef tout-puissant et, en même temps, de redonner de la vie aux provinces en reconstituant une aristocratie régionale autonome : opposition remarquable entre le courant Maurrassien, décentralisateur, et le courant fascisant et planiste, appuyés sur un état central fort. Quant à l’éloignement dans lequel les entreprises privées doivent être maintenues, il provient du sentiment de toute-puissance des planistes et de la peur d’une crise libérale semblable à celle de 1929.

70Plus surprenant encore, cet aménagement selon Gravier, qui veut supprimer le pouvoir central de Paris, organise tout lui-même à partir des bureaux parisiens sans consulter le moins du monde la population intéressée. Au contraire, l’exode des paysans se précipitant à la ville est considéré avec mépris comme une marque de sottise et d’avidité. Enfin, on ne saurait trop insister sur l’importance de l’organicisme dans la pensée de Gravier et de beaucoup de ceux qui le suivront. Là se trouve, cachée sous des images commodes, l’un des fondements de l’urbaphobie74. Elle va pouvoir, sous la IV^e République, inspirer les politiques d’aménagement que Vichy n’avait eu ni le temps ni la possibilité de mener à bien.

La IV^e République. Reconstruction et Aménagement

71L’opinion même avait changé : après le désastre de 1940, le plus grand de l’histoire de France, les Français aspiraient à un véritable renouveau, ce qui coïncidait à la fois avec le désir de la gauche de changer profondément le régime et avec celui de la droite qui avait été si profondément convaincue, au cours des années 1930s, de la nécessité d’un « sursaut », d’« un réveil75 ». Droite et gauche s’unissaient après la Libération pour redouter également l’initiative personnelle et la recherche individualiste du succès. Personnalistes chrétiens, nationalistes gaullistes, communistes fervents et même nostalgiques du pétainisme comme Gravier, communiaient dans le même désir d’une modernisation étroitement contrôlée et la lutte contre l’individualisme. La France devait s’ouvrir plus largement aux sciences et aux techniques et soumettre l’économie à la raison. Un important indice de ce besoin fut donné par le remplacement du latin par les mathématiques, dans les lycées, comme formation de base et filtre social.

72La gauche plus ou moins marxiste, impressionnée par les succès soviétiques, rêvait de planification. Curieusement, la droite ne la refusait pas. D’une part, le patronat français, au contraire du capitalisme anglo-saxon, s’était toujours méfié de la concurrence et avait plutôt l’habitude, depuis la Monarchie de Juillet et la construction des canaux puis des chemins de fer, de prospérer à l’abri de l’état dont il attendait et recevait capitaux et législation favorable. Après la Libération, les entreprises eurent besoin pendant plusieurs années de l’appui des hauts fonctionnaires pour obtenir des matières premières encore réglementées. En outre, les compromissions avec l’occupant de tant de grands patrons qui avaient soutenu activement l’effort de guerre allemand les rendaient plus souples : l’exemple de Berliet ou de Louis Renault, qui avaient vu leurs entreprises confisquées, étaient frappants.

73C’est alors que le planisme, déjà triomphant sous Vichy, put espérer donner sa mesure. Pendant sept années, il fallut distribuer des ressources rares ou importer avec la parcimonie d’un pays ruiné. Le but était de produire des biens sans trop se soucier du coût, encore moins du profit : une situation idéale pour un état planificateur qui se méfiait du capitalisme et des mécanismes de marché. La planification prit un aspect particulier en France. Elle fut conçue principalement comme un outil de cohérence économique au niveau national, construit et géré par l’état76 : il s’agissait de répartir les ressources entre des projets en concurrence, en fonction de critères rationnels. Ce rôle principal de l’état correspondait à la centralisation politique et la renforçait. Le souvenir de la Monarchie absolue et du Colbertisme étaient dans tous les esprits, de droite comme de gauche.

74Mais le point remarquable est que ce planisme n’était pas alors nécessairement anti-urbain. Au contraire, les grands centres industriels et commerciaux de la production que l’on voulait remettre en marche se trouvaient dans les grandes villes. Quand François Perroux, qui avait participé au gouvernement de Pétain, recommanda de planifier en fonction des pôles de croissance, il fut suivi par la plupart des économistes77. Mais les bassins de plus forte productivité, avec une main d’œuvre hautement qualifiée et des équipements suffisants, étaient précisément les grandes agglomérations urbaines78. Logiquement, la planification aurait du s’occuper d’abord de réhabiliter les grandes villes et leurs activités.

75C’est alors qu’intervinrent les enjeux politiques. De même que de nombreux hauts fonctionnaires de la III^e République gardèrent leurs places et leurs fonctions sous Vichy, le régime du Maréchal se prolongea en grande partie dans la IV^e République. Beaucoup de grands commis et d’intellectuels vichyssois conservèrent leur influence sans être inquiétés : François Perroux et Jean Rueff continuèrent à inspirer la droite, Jean-François Gravier n’eut aucun ennui (il fut employé par le Plan), non plus que Jean Giono, Henri Pourrat, Thierry Maulnier ou Pierre Gaxotte…

76Les paysans, organisés en corporation, étaient devenus puissants et, grâce au marché noir, s’étaient abondamment enrichis. Leur contribution était indispensable, au moins jusqu’au milieu des années 1950, pour assurer « la soudure » et éviter les disettes. La structure corporative vichyssoise des syndicats agricoles, qu’ils avaient conservée, avait eu pour but et pour effet d’empêcher les luttes sociales et de constituer un très puissant lobby. Hormis quelques régions comme le Limousin ou la Corrèze, ils étaient conservateurs et ne réclamaient que de la protection douanière et des subventions : les gouvernements, toujours faibles en ces périodes de grande inflation, achetaient facilement la paix sociale en puisant dans un Trésor Public alimenté par les grandes villes.

77Les syndicats ouvriers, au contraire, enracinés dans les grandes agglomérations urbaines, faisaient peur avec leurs mots d’ordre quasi révolutionnaires : la CGT était alors très puissante et étroitement liée à un Parti Communiste qui attirait un quart des électeurs, faisait figure d’agent de l’ennemi dans le climat nouveau de guerre froide et semblait préparer un coup d’état bolchévique79.

78La situation politique, économique et sociale poussait les gouvernements à s’appuyer sur les masses paysannes et à limiter autant que possible le poids des grandes villes dangereuses. Peut-être le rôle des maquis chrétiens qui rassemblaient des hommes qui avaient, entre les deux guerres, abondamment milité dans les mouvements chrétiens ruraux (JAC) et largement structuré les syndicats paysans, fut-il soutenu pour combattre l’influence des résistants communistes (FTP-Partisans). Mais ce fut certainement la longue tradition urbaphobe, si renforcée entre les deux-guerres et pendant l’Occupation, qui emporta la décision et dressa les planificateurs contre la ville. Beaucoup de résistants de bonne volonté avaient réfléchi, dans les maquis, sur la manière de réformer un pays qui avait connu un tel désastre. Ils voulurent, une fois au pouvoir, planifier une nouvelle France. Le livre de Gravier venait à point nommé, dans une France bouleversée et inquiète, pour rassembler les énergies en résumant deux siècles d’urbaphobie.

79L’enthousiasme planificateur s’empara aussi des géographes, ce qui explique en grande partie le succès du Désert français. Ce fut le moment où se répandit l’image du géographe, « homme de synthèse », à qui le sociologue, l’économiste, l’ingénieur faisaient leurs rapports et qui construisait finalement la synthèse régionale. Pour une discipline qui avait souffert de son isolement80 et qui se jugeait gravement méconnue et injustement méprisée81, c’était le formidable espoir de jouer un rôle prestigieux et utile. Des hommes comme Pierre George, Michel Phliponneau, Jean Bastié ou Jean Tricart tentèrent de donner au géographe un rôle actif, voire primordial, dans l’aménagement. Mais le biais observé précédemment dans les études géographiques déformaient la planification en faveur des campagnes et contre les grandes villes.

80Jean-François Gravier en profita pour faire oublier son passé. Il fut embauché à l’administration du Plan. Après la Libération, la plupart des forces politiques présentèrent la période de Vichy comme une parenthèse honteuse qu’il fallait refermer et oublier : les Communistes voulaient laisser dans l’ombre leur conduite pacifiste pendant la « drôle de guerre », quand le pacte germano-soviétique leur liait les mains. Les chrétiens progressistes du MRP ne songeait qu’à abriter sous un voile pudique les graves compromissions de l’église avec Pétain et son anti-sémitisme. La droite gaulliste voulait cacher ses origines maurrassiennes et exalter l’élan du peuple français pour se libérer lui-même sans trop d’aide des Américains. Ce vaste effort pour tordre l’histoire permit d’excuser d’anciens collaborateurs en train de se reconvertir en partisans du nouveau régime.

81Depuis ses débuts, depuis Léon Gambetta et Jules Ferry, la III^e République s’était appuyée sur la paysannerie et était devenue un régime de notables ruraux. Ce caractère s’était renforcé sous Pétain, mais était resté en partie limité par le prestige et le pouvoir des hauts-fonctionnaires planistes. Fondé sur une alliance des socialistes (SFIO) et des chrétiens démocrates (parti MRP), le nouveau régime de la IV^e République cherchait davantage à instaurer une nouvelle morale qu’à résoudre les problèmes immenses du pays.

82La question du logement dans les grandes villes, en fut le meilleur exemple. Déjà en 1913, on observait une pénurie à Paris, à Lyon, à Marseille. Quand la guerre éclata, en 1914, le gouvernement bloqua les loyers. Il furent partiellement libérés après la guerre mais avec une prudence toute démagogique. Les efforts du ministre Loucheur en faveur de la construction furent brutalement interrompus par la grande Crise de 1929-1931. L’économie s’en remettait à peine que la seconde guerre mondiale éclata, avec un nouveau blocage des loyers en 1939. À la Libération, la situation des logements urbains était épouvantable. Non seulement le déficit était énorme mais l’habitat existant se trouvait dans un état effrayant : plus de la moitié des logements parisiens n’avaient pas de salle de bain. La loi voté en 1948 voulut répondre à ces besoins.

83Elle offrit un excellent exemple d’une planification urbaphobe qui suivait des idéologies et ignorait les réalités. Méconnaissant superbement le fonctionnement du marché, les législateurs fondèrent tout sur des principes moraux et la recherche du « juste loyer ». Ils décidèrent qu’un ménage moyen (on choisit celui d’un contremaître avec deux enfants…) ne devait consacrer à son loyer qu’un tiers de son revenu, ce qui, à partir d’un salaire, définissait le loyer d’un appartement moyen de 4 pièces. Pour prendre en compte les inégalités sociales et la qualité différente des immeubles, la loi pondérait les surfaces selon que l’escalier avait un tapis, que l’immeuble jouissait d’un ascenseur ou que l’appartement comportait de nombreux placards : ce fut « le loyer à la surface corrigée ». Ces loyers devaient être augmentés chaque année pour tenir compte de l’inflation mais celle-ci fut prévue à un niveau faible, très inférieure à l’inflation réelle qui secoua la France pendant dix ans, comme toujours après une guerre ruineuse. Dès la première année, les loyers légaux n’avaient plus de rapport avec les prix.

84Il en résulta la plus grave crise du logement qu’aient connue les villes françaises, pourtant bien maltraitées depuis un demi-siècle. Typiquement conservatrice, la loi maintenait dans les lieux les occupants mais ne permettaient plus aux migrants et aux jeunes ménages de s’installer. Il en résulta une remarquable corruption, avec des pratiques célèbres à l’époque : le denier à Dieu, prime que l’on versait à une concierge pour être prévenu du départ d’un locataire et être le premier à prendre sa succession, ou encore la reprise, somme considérable supposée payer pour le rachat de meubles ou de rideaux et qui n’était qu’une soulte déguisée que réclamait l’ancien occupant pour quitter les lieux. Les propriétaires des immeubles, dont les loyers ne couvraient même pas l’entretien, laissèrent ceux-ci se dégrader. Il n’était plus question de construire des logements neufs qui n’auraient apporté que des frais et des soucis. Cette loi n’était appliquée que dans les grandes villes et répondait fort bien au désir de protéger les vieux, de maintenir les gens en place, de satisfaire la morale. Elle oubliait les jeunes ménages et contribua beaucoup à limiter l’arrivée de nouveaux migrants dans les grandes villes et surtout à Paris, dans le droit fil de la pensée graviériste : l’urbaphobie était inscrite dans la loi.

85Elle était toujours forte dans l’opinion, comme en témoignent de nombreux romans et films de l’époque. Un exemple suffira : Le déjeuner sur l’herbe de Jean Renoir, qui eut un grand succès en 1959. Ce fameux réalisateur reprenait, avec une gaucherie peut-être voulue, pour faire « naturel », des thèmes d’avant-guerre, chers à Giono. Il opposait non pas seulement la grande ville, mais toute la civilisation moderne, avec ses progrès scientifiques, particulièrement en médecine, à la vie rurale traditionnelle et doublait cette opposition par le contraste social entre de braves gens pauvres mais « proches de la nature » et un grand bourgeois trop moderne, professeur de médecine, joué par Paul Meurisse, acteur admirable qui savait fort bien prendre des attitudes méprisantes et glacées.

86Tout commençait par un double pique-nique : d’un côté, Meurisse venu en Jaguar avec sa secrétaire-maîtresse, grande fille masculine en costume de girl-scout, mangeant sur des tables pliantes dressées par des serviteurs, de l’autre, des braves gens pauvres venus en scooter, déjeunant par terre en maillots de bain. Le message était clair82 : la richesse, la science et la gloire signifiaient artifice et éloignement de la Nature. Au professeur guindé et sur de lui, qui répétait sans cesse « tout s’explique scientifiquement », Renoir opposait le personnage du berger-satyre qui jouait de la flûte et, avec son bouc, déchaînait le vent (souvenir textuel de Giono ?). Sa voiture étant repartie, Meurisse devait passer la nuit auprès des braves gens qui l’accueillaient ; il découvrait avec ravissement la « vraie vie », mais il était réveillé le matin par le bruit d’un avion : le progrès dérange. Une fille de la campagne tombait dans le piège de la culture et lui disait avec admiration : « Comme vous parlez bien » ; Meurisse répondait : « Je dis n’importe quoi » car la science moderne n’est que bavardage arrogant. Le curé de campagne, présent aussi, rappelait des vérités profondes : « Vous me faites rire avec votre science. La dictature des savants […]. Nous, nous construisions Notre-Dame83. » Finalement, le professeur était amené à dire quelques mots à l’oreille du bouc et devait, pour cela, s’agenouiller devant lui.

87Cette grosse farce eut un grand succès, dut aussi, sans doute, au prestige de Jean Renoir. Elle n’était pas directement urbaphobe, mais elle englobait, dans sa critique du monde moderne, la grande ville et ses habitants. Le film manifestait ce refus des valeurs modernes que nous avons rencontré si souvent chez les chrétiens et les conservateurs, mais qu’il est fort intéressant de trouver chez un cinéaste qui se voulait de gauche et anarchisant : c’était aussi toute la double attitude de Jean Giono, anarchiste et si proche du fascisme. Peut-être peut-on trouver ici une explication de cette énigme si souvent citée : l’urbaphobie de la gauche française84 ?

88Solidement appuyés sur une opinion publique largement urbaphobe, les planificateurs, à la Libération, voulurent profiter plus largement des destructions pour réorganiser le territoire. Le Ministre de la Reconstruction, Eugène Claudius-Petit, créa dans son ministère, en 1950, la Direction à l’aménagement du territoire, reprenant un nom apparu sous Vichy. L’état planificateur avait carte blanche : le but unique, dans une situation de grave pénurie, était de reconstruire et d’aménager sans faire appel à un secteur privé tenu en suspicion et à des notables locaux laissés à l’écart. La reconstruction de l’économie fut à peu près terminée en 1952. La planification changea alors de cible et visa à établir un « équilibre du territoire », terme bien imprécis mais populaire. Un premier système d’aide au développement régional fut institué en 1955. L’Aménagement du territoire fut conçu dans le cadre d’une décentralisation que le nouveau régime souhaitait opposer à l’état Français de Pétain, autoritaire et centralisé. L’état suscita en 1954, des « comités régionaux d’expansion », puis instaura en juin 1955 vingt et une régions économiques de programme qui furent transformées en 1959 en « circonscriptions d’action régionale ».

89Chose très surprenante, la carte de ces nouvelles régions fut étroitement calquée sur celle des régions instituées par Vichy, dans des conditions cependant différentes : le régime de Pétain avait du prendre en compte la « ligne de démarcation » séparant zone libre et zone occupée. Plus grave encore, l’un des buts principaux du régime avait été, dans sa méfiance des grandes villes, de les affaiblir. Paris avait été particulièrement visé : le Bassin Parisien avait été découpé en un grand nombre de petites régions qui n’avaient souvent pas d’autre justification que de soustraire à Paris des villes qui en dépendaient pourtant étroitement ; d’où la séparation de la Normandie en deux régions qui discutent toujours de leur réunion, ou la création d’une région « Centre » qui n’était pas au centre de la France mais qui essayait d’arracher Orléans et la Loire moyenne à l’influence parisienne. Elle se cherche encore un nom moins absurde aujourd’hui…

90La IV^e République créa même deux outils pour mieux ruiner Paris. La redevance était une taxe supplémentaire que devait tout entrepreneur qui souhaitait créer, dans la région parisienne, une usine ou des bureaux dépassant 500 m² : il fallait rendre prohibitif le coût d’un investissement dans la capitale. La charge supplémentaire était d’environ 245 euros par m² en 1995, ce qui était lourd. Mais une autre mesure fut bien plus dangereuse, l’agrément, mis en place en 1955, supprimé en 1982. Tout investisseur devait l’obtenir de l’administration centrale pour créer de nouvelles activités de plus de 500 m², en particulier des bureaux, dans la région parisienne. Cette mesure était redoutable surtout pour les capitaux étrangers car, si un entrepreneur savait intégrer un coût supplémentaire dans ses projets, il courait un grand risque en laissant dépendre ses investissements d’une décision administrative qui prenait des mois, n’était pas justifiée et n’admettait aucun recours. Ces mesures ont détourné des milliers d’emplois de Paris non pas, comme l’espérait assez naïvement les graviéristes, vers Guéret ou Angoulême, mais vers Francfort, Londres ou Amsterdam. Le sénateur Jean François-Poncet estime en 2003 que « la situation actuelle prouve l’échec du système ». Il reconnaît que la formule était « excessivement dirigiste » et même que la procédure a été « mainte fois détournée », ce qui étonne dans un pays qui ignore la corruption. Toutes ces mesures montrent l’ampleur du chemin parcouru : il ne s’agissait plus de critiquer la grande ville dans les mots, mais de lui nuire dans les faits.

Conclusion

91Ainsi, le régime de Pétain marqua un tournant dans l’histoire de l’urbaphobie. Pour la première fois, un ensemble de mesures fut conçu pour contrôler étroitement les grandes villes, les affaiblir et tenter de les vider de leurs populations. Au temps des discours urbaphobes succédait l’époque des actions. Dès le début, sous le régime de Vichy, la planification fut affectée en France d’une triple contradiction : d’abord, entre les technocrates, partisans du Plan et ceux qui voulaient maintenir le contrôle parlementaire, en majorité des élus locaux. D’autre part, la volonté de développer l’autonomie des campagnes en face des grandes villes devait se heurter au désir d’un état centralisé, fort et peu enclin au dialogue avec les intéressés. Enfin, la méfiance envers le capitalisme, le libéralisme et les entreprises privées conduisait l’état à aménager seul, sans aide du secteur privé et renforçait contradictoirement son influence.

92Après la Libération, l’opposition ne fut plus entre les villes et les campagnes, comme en 1848 ou en 1871, mais entre trois sources de pouvoir, ce qui compliqua considérablement le jeu : d’une part, des « experts planistes », en général grands bourgeois issus des grandes villes et passés par les grandes écoles, qui voulaient « planifier » rationnellement, ce qui les conduisait à décider de tout ; d’autre part, de grandes agglomérations urbaines produisant le gros de la richesse nationale, dont les activités étaient fondées sur l’industrie, le commerce, les services tertiaires, toutes exportatrices et dépendant fortement des mécanismes de marché ; enfin, tout un milieu provincial de paysans, de notables ruraux, de petites villes, dont la productivité était faible, l’équipement parfois archaïque, mais qui rassuraient les possédants non point tant par leur conservatisme, car ces milieux explosaient parfois en manifestations ou en jacqueries et pouvaient voter à gauche, mais par leur attachement aux traditions, qu’elles soient sociales, religieuses ou nationales. Une stratégie à trois devenait ainsi beaucoup plus complexe car elle permettait des alliances ou « coalitions ».

93La grande propagande urbaphobe, si puissante depuis le milieu du XIX^e, aboutissait ainsi, après la Seconde Guerre Mondiale, à rapprocher l’état et les campagnes d’un côté, contre les grandes villes et les entreprises privées « capitalistes » de l’autre. Il semble bien qu’à partir de 1940 et jusqu’à la fin du XX^e siècle, l’état, et particulièrement les « planistes », bien qu’hommes de la ville, aient fait alliance avec les provinces contre les grandes villes trop puissantes que l’on craignait de ne pouvoir contrôler et exploiter. La main d’œuvre urbaine les menaçait en suivant les partis de gauche ; les entreprises leur échappaient, qui dépendaient du marché. Ainsi, l’aménagement du territoire peut apparaître comme une manœuvre de l’état contre la Ville, d’un état qui craignait les soulèvements des villes et les maintenait soigneusement en lisière tout en prélevant largement leurs ressources afin de subventionner des campagnes déficitaires. Ces flux de subventions prirent souvent l’aspect d’un simple clientélisme, les hommes politiques achetant les votes de paysans qui savaient comment les leur vendre. Au demeurant, cette hypothèse n’est guère surprenante : une telle coalition de l’état et des campagnes contre les villes ne faisait que reprendre l’ancien jeu des rois s’appuyant au Moyen-âge sur les villes contre les grands barons, puis, après la Révolution, les Bourbons et Napoléon III s’appuyant sur les campagnes pour mieux contrôler les grandes villes.

94L’urbaphobie s’était accentuée après la Grande Guerre, mais elle avait changé de forme. Elle acquit une force beaucoup plus grande, à partir de 1930, par la conjonction, à vrai dire fortuite, de deux tendances distinctes : d’une part, l’hostilité croissante envers la ville de la part de groupes effrayés par la vitesse et la profondeur du changement, d’autre part, la grande Dépression de 1929-1931 qui rétablit le protectionnisme, poussa au développement des produits de base, au repli sur soi, à la méfiance envers l’industrie et surtout envers le commerce mondial. La crise économique renforça les convictions malthusiennes, toujours latentes en France : l’industrie faisait peur car elle produisait trop. Le commerce s’affaissait avec la fermeture progressive des frontières. Les régimes fascistes, décidément anti-urbains, offraient des modèles à suivre. La xénophobie en plein essor condamnait les villes cosmopolites. Les crises terribles qui avaient secoué l’entre-deux guerres aboutirent à une synthèse, à partir de 1943 : l’apparition de l’Aménagement du Territoire, sous le régime de Vichy. L’urbaphobie en fixa le but, le planisme fournit l’outil, le protectionnisme en détermina le cadre.

95À partir de 1946, la nécessité de reconstruire un pays ravagé par la guerre renforça le rôle des planificateurs. Le désir de refonder une France nouvelle justifia l’imposition d’une nouvelle organisation territoriale. La IV^e République donna à l’Aménagement une base institutionnelle : l’état en déterminait et en conduisait à peu près seul la politique. Sous le pouvoir fort qu’allait instituer en 1958 le général de Gaulle, l’état prit entièrement en main l’aménagement du territoire mais, moins effrayé par le pouvoir urbain et menant une politique de grandeur, il sentit le besoin de grandes villes puissantes : d’où une politique contradictoire qui ne fut qu’à moitié urbaphobe.