1La protection douanière installée par Méline en 1892, réformée, complétée et renforcée par la suite, a entraîné une augmentation du coût des denrées pour les consommateurs urbains. L’effet est indéniable, son importance difficile à évaluer. Léon Say citait le chiffre annuel de 4 milliards de francs-or, soit environ 20 milliards d’euros 2008, ce qui correspondrait à environ 350 euros par citadin et par an. Ce chiffre considérable, lancé par Say, a été accepté par Méline ; il ne représente qu’un ordre de grandeur. Il est impossible d’évaluer avec précision ce surcoût : il faudrait prendre en compte les frais de transport et les bénéfices des intermédiaires, qui tendent à renforcer les augmentations de prix, faire intervenir le poids des dépenses alimentaires dans les budgets, faibles pour les riches, mais qui, dans les ménages pauvres, pouvait atteindre les deux-tiers ; envisager l’évolution des habitudes et des consommations au cours du siècle. Retenons seulement l’importance, pour les citadins, d’un surcoût qui a touché bien davantage les plus démunis.

2Inversement, il faudrait, dans le bilan, opposer le vaste flux de capitaux qui s’écoulait des campagnes vers les villes en raison du Code Napoléon. Comme le droit d’aînesse avait été supprimé au début du XIX^e et que les familles paysannes avaient souvent plusieurs enfants, celui ou celle qui restait à cultiver les terres devait racheter leurs parts aux frères et aux sœurs partis à la ville. Ce flux s’est ralenti fortement, après la Seconde Guerre, quand les familles paysannes furent beaucoup moins prolifiques. On ne peut que citer ces flux importants qui demeurent fort mal connus. En revanche, on connaît assez bien d’autres politiques menées continuellement à l’encontre des grandes villes. L’une des plus constantes et des plus efficaces a consisté à déformer la démocratie en assurant l’inégalité des électeurs.

Le truquage des élections

3Avant que Vichy ne supprimât le suffrage universel, la III^e République l’avait déjà fortement distordu en faveur des campagnes. Les républiques suivantes ont continué cette politique. Le graphe ci-dessous, tiré de l’étude dirigée par Maurice Duverger à l’école Nationales des Sciences Politiques (Cotteret et al., 1960), illustre cette déformation. Dans une démocratie véritable, chaque électeur doit avoir le même pouvoir : « une tête, un vote ». Les lois électorales, depuis 1884, en ont décidé autrement, sans parler du refus de donner le suffrage aux femmes. Le système électoral est honnête quand chaque député représente le même nombre d’électeurs : supposons que 500 députés soient élus par 30 millions d’électeurs, chacun d’eux devrait représenter 60 000 électeurs. Ceux-ci sont sur-représentés si un député en représente moins : ils acquièrent ainsi davantage de pouvoir. Sur le graphe, la ligne des abscisses (horizontale) représente la taille des unités territoriales : les petites communes rurales presque vides sont à gauche, les grandes agglomérations à droite. L’axe des ordonnées (vertical) mesure la sur-représentation (vers le haut) ou la sous-représentation (vers le bas). Les courbes indiquent les situations en 1936, 1946 et 1956.

4Ces trois courbes devraient être horizontales, confondues avec l’axe des abcisses ; il n’en est rien. Elles coupent cet axe à 10 000 habitants : c’est à ce niveau que les Français sont honnêtement représentés. À gauche, les courbes s’élèvent, indiquant une sur-représentation des campagnes peu peuplées. À droite, elles s’abaissent : plus la ville est grande, moins elle est représentée. Aux deux extrémités, des décrochements importants aggravent considérablement l’inégalité : à gauche, la sur-représentation atteint 50 %, à droite la sous-représentation près de 30 %. Ainsi, 10 paysans du Gers ont à peu près le même pouvoir politique que 18 Parisiens, Marseillais ou Lyonnais.

5Hormis les décrochements aux extrémités, les courbes sont étonnement régulières, pratiquement des droites : ces inégalités ne sont donc pas dues à des accidents particuliers (montagnes, littoraux, lacs,…) mais bien à une politique voulue et réfléchie. La distorsion a été maintenue constante au cours du temps : les trois courbes de 1936, 1946 et 1956 sont pratiquement confondues, alors que des évènements considérables ont bouleversé la France : le Front Populaire, la guerre et l’Occupation, la Libération, les guerres coloniales, etc.

6L’équipe dirigée par Maurice Duverger rappelle que ces distorsions n’ont guère changé depuis 1884. Ainsi, c’est une véritable politique que l’on observe, mûrement réfléchie et constamment menée pour affaiblir les grandes villes et donner aux populations des campagnes un poids presque double. Les décrochements pour les zones peu peuplées (à gauche) ou très denses (à droite) montrent qu’aux extrémités l’inégalité est gravement renforcée : il s’agit bien de favoriser les cantons les plus ruraux et d’affaiblir les très grandes villes.

7Ces inégalités durent encore et se sont même aggravées sous la V^e République. Elles sont dues en partie à l’incompétence, surtout à la partialité du personnel chargé de découper les circonscriptions. Mais bien qu’elles concernent la majorité des circonscriptions, elles nuisent principalement aux régions urbaines denses. La principale méthode a consisté à mettre à jour le découpage des circonscriptions avec un très grand retard : la simple évolution démographique (migrations vers les villes qui, en outre, sont plus prolifiques) aggravant constamment le truquage :

« Depuis 1982, l’évolution démographique a très sérieusement creusé les inégalités entre les habitants de tous les départements. Les chiffres les plus récents de l’Insee concernant les populations départementales datent de 2003. Par rapport à ces données, la situation est catastrophique. 23 départements sont sous-représentés, dont 5 de deux députés, 28 sont sur-représentés : ainsi 51 des 100 départements sont mal représentés (contre 49 selon le recensement de 1999). Une voix d’un habitant de la Lozère vaut plus que trois voix d’électeurs dans les Bouches-du-Rhône ; […] Les 25 départements les plus peuplés (plus de la moitié de la population française) ont un député pour 114 512 habitants et les 25 départements les plus petits un député pour 80 220 habitants : l’inégalité entre les plus et les moins peuplés est de 42,7 %, autrement dit cinq habitants des petits départements valent sept des grands. […] En 1999 la deuxième circonscription de la Lozère, la moins peuplée de France, recensait 34 374 habitants, la deuxième du Val-d’Oise la plus peuplée de France, 188 200 habitants : l’inégalité était de 447,5 %, deux habitants de la première de ces circonscriptions pesaient autant que onze habitants de la seconde1. »

8Dans l’Assemblée Nationale élue en 2002, le député de la 2^e circonscription de la Lozère représente 27 000 électeurs, celui de la 9^e de Seine et Marne, 94 000. Sur 577 circonscriptions, il en existe une centaine où le vote agricole, au sens large, représente 25 % des voix et détermine le résultat2. Dans sa remarquable étude, trop peu connue, Michel Balinski note : « 14 députés des petits départements représentent le même nombre d’habitants que 10 députés des grands départements. » (Balinski, 2004.)

Élections sénatoriales

9Encore s’agit-il là de l’Assemblée Nationale. On sait que le Sénat a toujours représenté les intérêts ruraux et que ce caractère a été renforcé sous la V^e République au point qu’un homme politique, pourtant connu pour son infinie prudence, a trouvé le courage de parler d’« anomalie ». Le Sénat de la V^e République est élu au suffrage indirect, par un corps électoral constitué principalement (à 97 %) de conseillers municipaux. Or ceux-ci représentent très inégalement les électeurs. Le croquis ci-dessus illustre le taux de représentation des conseillers municipaux : l’axe horizontal indique la taille des communes ; l’échelle verticale de gauche (ordonnées), le nombre d’électeurs nécessaires pour élire un conseiller. Dans les plus petites communes de moins de 500 habitants, il suffit de 23 électeurs, au delà de 300 000 habitants, il en faut au moins 5 000 et leur nombre augmente encore avec la taille de la commune : il en faut 13 200 à Paris, 8 000 à Marseille, 5 700 à Lyon, etc. Mais ces conseillers plus ou moins mal élus ont tous les mêmes pouvoirs pour choisir les sénateurs.

10Michel Balinski a construit un tableau qui démontre le désavantage des circonscriptions très peuplées, c’est à dire des villes, dans l’élection des conseillers municipaux qui, ensuite, élisent les sénateurs :

11Un quart de la population vit dans des petites communes rurales mais est représenté par 42 % des élus. Les communes de moins de 3 500 habitants, c’est à dire avec au centre un bourg de 2 000 habitants et une population dispersée, élisent la moitié des conseillers municipaux. Les communes urbaines (9 000 habitants et plus) de la petite ville jusqu’à Paris, ne sont représentées que par un tiers des conseillers. Balinski remarque : « Le vote de 2 habitants d’une circonscription rurale a autant d’impact que celui de 3 habitants d’une circonscription urbaine. […] En outre, il faut ajouter la distorsion due à la répartition des sénateurs entre départements : l’inégalité de 92 % en faveur des petits départements (leur nombre de sénateurs est presque double de celui des grands départements par rapport aux populations) confère encore plus de poids à la France rurale, moins à l’urbaine […] la France rurale pèse au moins trois fois plus que la France urbaine au Sénat. » Grâce à ces inégalités écrasantes, le Sénat ne représente guère que la France rurale, qui pourtant ne joue plus grand rôle dans la vie économique et sociale du pays.

12Cette distorsion du système démocratique est encore aggravée par le maintien de 36 000 communes (dont 30 000 ont moins de 1 000 habitants) qui assure aux agriculteurs un pouvoir politique sans commune mesure avec leur poids démographique et leur rôle dans l’économie nationale. Plus de 12 000 maires sont agriculteurs ou anciens agriculteurs. Près de 82 % des paysans vivent dans des communes où il y a un élu pour 56 habitants, soit presque un élu par famille (Hervieu & Viard, 2001, p. 34). Grâce à ces truquages, le monde paysan, qui ne joue plus qu’un rôle infime dans l’économie française3 et vit principalement de subventions, occupe une place centrale dans la vie politique. On comprend mieux une certaine arrogance des paysans qui expliquent aujourd’hui aux citadins comment il faut vivre et veulent le leur apprendre : « Nous avons été surpris de découvrir combien les citadins avaient perdu pied par rapport à une alimentation saine. Ils ne savent plus le goût des choses : les œufs frais, les légumes du jardin les émerveillent. Nous avons aussi découvert des gens de la ville différents de ce que nous imaginions. Ils ont besoin de contacts. Nous n’imaginions pas cet univers, synonyme pour nous de confort et de modernité, comme un lieu de solitude. Quand les citadins arrivent, ils ont un choc, certains se remettent en question par rapport à la vie qu’ils ont menée jusque-là. […] On veut, par le travail sur la ferme, permettre aux gens de se retrouver4. »

13Sous des systèmes électoraux toujours biaisés dans le même sens malgré les vicissitudes historiques et les changements de régime, les grandes villes ont été ainsi maintenues largement à l’écart de la vie politique française depuis plus d’un siècle, car ces manœuvres avaient déjà cours sous le Second Empire. Ce n’est qu’un autre aspect de cet ostracisme qui a systématiquement tenu à l’écart les populations urbaines depuis 1871 en réservant à la population rurale le titre de « vraie », d’« authentique ». On ne s’étonnera pas que les partis de droite aient maintenu une telle politique, qui servait manifestement leurs intérêts. En revanche, il est difficile de comprendre pourquoi les partis de gauche, qui ont eu le pouvoir en France à plusieurs occasions, la dernière fois pendant presque 20 ans, n’ont à peu près rien fait pour rétablir une meilleure démocratie. La question est assez énigmatique et mérite une plus ample discussion. Ces inégalités voulues et constantes expliquent que les campagnes aient été toujours mieux traitées que les grandes villes, une forme d’urbaphobie en action qui dure depuis plus d’un siècle. Elles ont été mieux connues aussi, grâce au ruralisme de la plupart des géographes français pendant au moins un demi-siècle.

Le rôle de certains géographes. O Fortunatos nimium agricolas…

14Avant la Grande Guerre, la géographie française débutante s’était intéressée principalement, pendant 15 ans, au monde rural. Ce biais a duré et s’est même renforcé entre les deux guerres, au moment où le progrès était mis en question, où les idéologies fascistes exaltaient les liens du sang et du sol, où l’église engageait un effort important d’organisation et de pénétration du monde paysan, où la Crise économique donnait à croire que l’industrie et le commerce étaient nuisibles. Si avant la première guerre, les urbaphobes essayaient seulement de limiter l’exode rural, ils tentèrent, après 1919, de redonner aux campagnes la pré-éminence, en décrivant la vie rurale comme la seule « vraie vie ». Il fallait persuader les paysans du bonheur immense qui était le leur et dont ils doutaient bien curieusement. Certains géographes jouèrent un rôle principal dans cet effort. Quelques exemples suffiront, comme celui de Lucien Gachon (1894-1984) qui, fils de cantonnier, sut parvenir à une chaire à l’Université de Clermont-Ferrand. Le parallèle avec Péguy a été souvent fait, bien que Gachon ait commencé sa vie comme libre-penseur anticlérical ; mais il revint à la fin, sous l’influence d’Henri Pourrat, à de meilleurs sentiments5. Gachon commença, comme romancier, à publier des études de la vie rurale (Maria en 1925). Le désastre de 1940 le persuada que le retour à la vie paysanne était le seul remède pour une France malade du progrès. Il écrivait à Pourrat, son ami le plus proche : « Il faudra bien qu’on le retrouve, le salut par la terre » et lors de la fête nationale, il se réjouissait de certains effets heureux de la défaite : « Si enfin la littérature parisienne mourrait de sa bonne mort pour faire place à l’authentique vérité de la terre et des hommes de France déjà installés de toujours, à leur place, quelque part, dans la France éternelle ? » (à Pourrat, 14 juillet 1940).

15L’un de ses principaux romans, La première année, rédigé en 1942 et publié en 1943, décrit un retour à la terre bien dans l’esprit du régime de Vichy. Un jeune couple de citadins, malingres et malheureux, choisit de s’installer dans la montagne du Livradois, sur une terre ingrate, à 900 mètres d’altitude, pour faire renaître une exploitation. Ils « doivent expier dans la douleur leur origine honteuse pour se faire accepter par la terre6 » car « Hélas ! Il est autrement facile de déchoir que de monter. » La ville est l’ennemi, honteux responsable de la défaite et qui doit payer : « Tant pis pour ces fainéants des villes, lança même la Julie, et tous ceux-là qui sont partis, ayant pourtant du bien chez eux, qu’ils pâtissent et souffrent la bivre maintenant ! » (La première année.) Le roman est imprégné de cet appétit de la souffrance, de ce besoin d’expiation si chrétiens et si typiques de l’état Français :

« Pour [ces géographes ruralistes] à l’instar de Charles Maurras, 1940 signifie la défaite inattendue de la France des villes. […] Dans l’idéologie réactionnaire des défenseurs de la terre, la valeur suprême est la résistance à la tentation et l’acceptation de la souffrance. Rester dans la montagne, en vaincre la rudesse, c’est être pleinement homme. La déprise n’est plus un problème socio-économique, c’est une épreuve morale. Il y a, dans ce fantasme, un mélange confus de culture chrétienne de l’endurance et de l’expiation – la montagne comme terre d’exil pour Adam – et de fascination pour le paganisme (tropisme spécifique de l’extrême droite), visible dans ces références obsessionnelles à la ‘‘nuit des temps’’, à l’alliance primordiale de l’homme-laboureur et de la terre-matrice, très présentes chez Henri Pourrat. […] La terre n’est plus un espace de production, mais l’interface de communication avec des forces chtoniennes, dans un refus obstiné de l’histoire et de la rationalité. » (Cornu, ibidem.)

16Gachon eut une grande influence, moins sans doute par sa charge de professeur d’Université ou par ses publications peu solides que par les manuels scolaires qu’il écrivit en grand nombre, avec Jean Senèze, entre 1935 et 1960. Il forma ainsi à ses idées urbaphobes et pétainistes des générations d’enfants, y compris dans les villes. Il ne ménageait pas, cependant, ses critiques de l’école qu’il jugeait trop « urbaine ». Il aurait voulu instaurer un enseignement purement rural (Gachon, 1942) confié à des instituteurs-paysans qui auraient répandu le culte de la terre. Même le gouvernement de Vichy recula devant de tels projets.

17Gaston Roupnel (1871-1946), autre géographe ruraliste, chrétien passionné, fut aussi romancier et professeur d’Université à Dijon (Roupnel, 1910, 1932, 1936). Son ouvrage principal, Histoire de la Campagne française, publié en 1932, fut curieusement ré-édité en 1955, bien que le style et le contenu en aient beaucoup vieilli. S’il critiquait la ville moins violemment que ne le faisait Giono, il chantait la campagne en choisissant soigneusement des mots anciens ou archaïques, avec un lyrisme échevelé qui reflétait cette passion pour la vie simple des ruraux qui animait certains citadins. Pour qui veut construire un sottisier des clichés urbaphobes, les ouvrages de Roupnel offrent des gisements d’une étonnante richesse : « Ces chaumières où flotte l’arôme de l’âtre et du pain bis, ces âmes qui sentent le grand air et le froment, composent la seule humanité qui compte dans le grand livre des mondes. » Les citadins ne comptaient pas. Alors que les urbaphobes d’avant 1914 avaient déploré les sirènes des grandes villes, Roupnel prédisait que l’agriculture allait séduire de nouveau : « Et la France redeviendra ainsi cette nombreuse foule paysanne éparpillée dans les chantiers d’une tâche qui continue d’appeler les forts ! Écoutez combien cet appel est une voix de séduction et une voix connue ! » (p. 284.) À l’instar des urbaphobes du XIX^e, il opposait la sérénité immobile des campagnes au bouillonnement des villes « trop pleines » ; celles-ci écrivaient l’histoire politique qui est superficielle, celles-là l’histoire du Monde : « Le sensible génie qui anime l’œuvre actuelle de la Race Blanche, n’est pas un enfant de la ville ! […] Dans l’ancienne France, l’homme de la ville ne fut jamais un individu. Saisi dans la puissante organisation de la cité, l’homme n’y connaît qu’une vie de groupe, une existence corporative. […] La turbulence de nos partis, la violence de nos passions publiques, sont sorties de ces contraintes dont étouffait la cité trop pleine. […] Mais la grande paix des champs éteint le plus souvent cette vaine rumeur. » (p. 295.)

18Roupnel insistait sur un thème dont nous essayerons de montrer l’importance (Cf. partie III) : la continuité entre les générations qui se transmettent les croyances et les coutumes, la conception d’une histoire où tout vient du passé, où le présent ne compte guère, où l’avenir est déjà tracé (par qui ?). Thème profond et redoutable, plus théologique que scientifique, où tout est dans le respect et la continuation du passé, dans ces « grands traits du caractère moral de ce taciturne paysan, venu du fond des âges avec une âme tout imprégnée encore de ces lointains souvenirs » (p. ii), car « L’âme rurale est une richesse complète. Emplie de la nature, elle contient toute l’Histoire et toute l’Humanité. […] L’âme rurale a en elle toutes les fondations ; elle est riche de toutes les successions. Elle accumule sans détruire jamais. » (Roupnel, 1932.) La ville, avec ses changements incessants, ne peut manquer d’altérer, voire de rompre une telle continuité : « L’homme de ces villages est une humanité longuement travaillée. […] Nous sommes les fils spirituels des vieux terroirs. » (p. 294.) Avec une lucidité parfois en défaut, Roupnel en déduisait, en 1932, la décadence de l’Angleterre qui avait abandonné ses paysans : « D’avoir perdu ses paysans, l’Angleterre perdra la partie dans le débat du Monde. Car les destinées humaines n’appartiennent qu’à cet ouvrier de la terre. Les peuples ne valent que de rester cette mâle fidélité au sol. »

19La France, en revanche, devait résister aux crises, sauvée de la surproduction par sa paysannerie, heureusement peu productive : « Cette campagne française, elle est, en effet, une humanité complète. Ce qui la défend victorieusement contre les grands pays qu’accable la production, c’est moins encore sa composition matérielle et le régime de sa terre que les forces spirituelles de l’être. » (p. 309.) La force des campagnes françaises, par contraste avec les faiblesses des villes, était d’avoir cultivé depuis des siècles la foi chrétienne : « Nos campagnes n’ont vraiment réalisé leur valeur humaine, et épanoui leur esprit particulier, que sous l’influence de la foi et du culte chrétiens. » En revanche, la ville, grandie à l’écart du christianisme, ne pouvait être que mauvaise. à l’instar de Giono, Roupnel exaltait la terre comme une déesse mère sans que cette idolâtrie ne lui semblât hétérodoxe.

20L’urbaphobie de ce géographe peut paraître moins violente que celle d’un Henri Pourrat, mais elle est fondée plus profondément, sur une véritable cosmologie religieuse : la croyance en un « mouvement profond qui nous porte » (p. 295), qui donne un « sens » à la vie, pose un « destin » de l’homme, donc, implicitement postule un Dieu qui indiquerait la direction à suivre, par la vie rurale, vers un but qu’il aurait fixé : « Dans le tumulte du passé, la vie rurale nous apparaît la stable formation qui donne la structure et la simplicité à la société. Elle nous apparaît le signe clair sur l’horizon de l’histoire. » Philip Whalen7 le confirme : « … partout l’auteur prétend nous faire entrevoir d’abord, nous rendre évidents ensuite la manifestation et l’agencement raisonné d’une force de coordination et de direction. […] Son orientation spirituelle [de Roupnel] le rattache à une tradition ésotérique qui lui survit entre sciences modernes, idéologie politique et dogme religieux. Ses idées anticipent clairement celles de Pierre Teilhard de Chardin. […] Ainsi définit-il la ‘‘vraie France’’ comme une société agraire stable, dont les fondements sont un labeur collectif, des pratiques traditionnelles, et une téléologie organique ».

21Le Créateur a placé l’homme dans la Création pour s’y fondre, s’y mêler dans une harmonie que seule l’agriculture peut construire, entre le paysan et la Nature. La géographie vidalienne trouvait ainsi une justification théologique. La ville, qui ne dépend pas du milieu, est une construction « artificielle », produit de l’homme lorsqu’il se détourne de la Création. Elle est « dévoyée », au double sens du terme, à la fois moralement corrompue et plus précisément, à l’écart de la voie tracée par le Créateur. Au mieux, elle est futile et provisoire, au pis, destructrice et nuisible. Roupnel reprenait, sans le citer, un thème d’Oswald Spengler (Spengler, 1923), déplorant que le monde moderne ne fût plus en phase avec le « tact cosmique », c’est à dire les rythmes de l’Univers, comme les saisons. Notre géographe fondait sa pensée sur un finalisme qui n’avait rien d’original : déjà, à la fin du XVIII^e, alors que les philosophes répandaient le doute, les chrétiens avaient inventé le personnage du Grand Architecte ou du Grand Horloger qui avait fabriqué le monde. La complexité de l’Univers prouvait Dieu8. Roupnel se sentait proche de la pensée du jésuite Theilhard qui, en postulant un « point gamma » vers lequel tendrait le monde, annonçait déjà l’Intelligent Design9. L’humanité apparaît ainsi comme suivant, dans son histoire, une voie tracée par Dieu à travers le monde rural qui contient tout et annonce tout : « L’âme rurale a en elle toutes les fondations ; elle est riche de toutes les successions. Elle accumule sans détruire jamais. Elle contient toutes les origines et tous les résultats. »

22Avec son galimatias et sa méthode plus religieuse que scientifique, Roupnel condamnait la ville moins violemment mais plus sûrement que ne le faisait Pourrat. On notera que Gachon, qui critiquait l’enseignement donné dans les villes et voulait instituer des cours spéciaux pour les paysans, ou que Roupnel qui, avec un style baroque souvent risible, fondait ses « recherches » sur des intuitions religieuses fort peu scientifiques, ont professé dans des chaires universitaires, à une époque où elles étaient peu nombreuses. On remarquera que Pourrat, malgré son enthousiasme enflammé pour les foules nazies et leur Guide, ne fut pas inquiété à la Libération et qu’il put continuer, après la guerre, à jouir du prestige d’écrivain de troisième rang que lui conférait son prix Goncourt obtenu sous le régime de Pétain. Cette mansuétude de la République explique que les idées urbaphobes de l’entre-deux guerres, fortement renforcées sous Vichy, et largement diffusées dans l’enseignement public, aient pu passer sans difficulté dans les républiques d’après guerre et durent encore aujourd’hui.

23Roupnel et Gachon ne furent pas les seuls exemples de géographes passionnément ruralistes pour qui, entre les deux guerres, la ville représentait l’ennemi. On pourrait en citer beaucoup d’autres, Roger Dion10 (1896-1981), en particulier, grand spécialiste de la vigne, professeur de géographie historique au Collège de France, titre qui lui conférait un prestige certain. Mais c’est la plus grande partie des études géographiques qui ont été, en France, teintées d’urbaphobie. Ce biais a duré au moins jusqu’aux années 1960. Une documentaliste spécialisée dans les études géographiques, a publié une liste des principales thèses soutenues dans cette discipline de 1872 à 199011. Le choix, certes, est un peu arbitraire mais justifié ; il rassemble les recherches considérées comme les plus remarquables :

24Le déficit d’études urbaines et le nombre étonnant de thèses consacrées à la vie rurale et agricole surprend. Certes, les thèses régionales comportaient en général une étude des villes principales mais il s’agissait en général de villes moyennes ou petites et l’intérêt était porté principalement sur les liens de ces villes avec les campagnes qui les entouraient : c’étaient leurs relations avec les zones rurales environnantes qui intéressaient les auteurs.

25Le tableau ci-dessous classe les sujets des articles publiés dans la principale et la plus ancienne revue française, Les Annales de Géographie, pendant une quarantaine d’années. Ce dénombrement confirme ce manque d’intérêt pour les villes et particulièrement, pour les grandes villes12. Sur l’ensemble des articles de géographie humaine et régionale, seulement 2 % à 3 % concernent les villes avant la première guerre mondiale. La proportion s’élève ensuite lentement. Le rapport du nombre d’articles sur le monde rural à celui des textes touchant les villes, petites ou grandes, tombe peu à peu de 6 à 1,95. Au tournant du siècle, les géographes s’intéressaient six fois plus souvent aux campagnes qu’aux villes. Au cours des années 1930, malgré la croissance considérable des villes dans le monde et le fait que la majorité de la population française fût devenue urbaine (en 1931), les Annales publiaient encore deux fois plus de textes sur le monde rural ; les grandes villes n’étaient étudiées, en général partiellement, que dans un article sur dix.

26Presque toutes les grandes thèses de géographie humaine et régionale soutenues entre la guerre de1914 et les années 1960s ont porté sur des sujets ruraux, depuis La plaine picarde d’Albert Demangeon en 1905 jusqu’à La vie humaine dans les Pyrénées ariégeoises de M. Chevalier en 1953. Lorsque le géographe s’approchait de la grande ville, c’était pour l’éviter et étudier le monde rural alentour : La vie rurale dans la banlieue parisienne (M. Phliponneau, 1955), Les campagnes toulousaines (R. Brunet, 1965) ou bien La vie rurale dans le sud-est parisien (J.-P. Moreau, 1954). Même la thèse de Bernard Kayser, qui étudiait une région d’urbanisation galopante comptant des villes importantes, attachait autant d’intérêt aux campagnes avoisinantes (Campagnes et villes de la Côte d’Azur, 1958). Il n’y eut guère que quatre exceptions : la thèse de Pierre Merlin sur Les transports parisiens (1966), l’étude de Jean Labasse (Les capitaux et la région, 1955), la thèse de Jean Bastié (La croissance de la banlieue parisienne, 1964) et la thèse de l’auteur sur Los Angeles, Californie (Marchand, 1986, publiée en anglais). Il est remarquable que les deux premiers auteurs fussent venus à la géographie, l’un après une longue expérience dans la banque, l’autre, ingénieur sorti de Polytechnique, après avoir exercé des fonctions de planificateur à l’IAURP.

27L’orientation des recherches géographiques commença à changer après la Seconde Guerre Mondiale, avec les publications de Pierre George13 puis, au cours des années 1970, avec la Nouvelle Géographie14 qui apportait des influences anglo-saxonnes et poussait au développement de modèles et de théories plutôt qu’à la simple description. Mais pour de nombreux géographes, et non des moindres, la ville est restée un domaine inquiétant, mal connu et difficile.

28L’un des plus fameux, Hildebert Isnard, essayant de construire une théorie de « l’espace géographique », tonnait encore contre la ville à la fin des années 1970 (Isnard, 1978). Reprenant les arguments de Jean-François Gravier (que pourtant il n’a jamais cité), il critiquait « … la région parisienne encombrée de population et d’activités jusqu’à la paralysie et les régions périphériques maintenues dans le sous-développement » (Isnard, 1978, p. 45). L’auteur ne justifiait pas le mot « paralysie » qui convenait mal à la région la plus productive de la nation. Il reprenait la vieille recherche d’une taille optimale des villes (Isnard, 1978, p. 111) mais, comme d’habitude, il n’offrait aucune évaluation des coûts, ni de bilan coût/bénéfice. Il copiait Rousseau sans le citer : « Toutes les villes se ressemblent maintenant à cause de la civilisation industrielle » (p. 166) et annonçait l’apocalypse provoquée par le développement urbain : « Dans cette organisation instable [la grande ville], constamment menacée de destruction, la société perd de sa cohérence. L’homme coupé du milieu naturel s’inquiète. » (p. 170.) Déplorant « la dissymétrie de l’espace français » et « la convergence des chemins de fer vers Paris », il réclamait « un rééquilibrage des densités » et souhaitait « ramener Paris à un 1/83^e de la population française ». Ces citations, qui manquent malheureusement d’originalité, montrent combien des géographes de renom pouvaient être encore urbaphobes au cours des années 1970.

29Un autre géographe important, André Meynier, éclaire bien cette attitude (Meynier, 1969) en commentant les principes fondateurs de la géographie française. Vidal de la Blache (1845-1918), au début du XX^e siècle, avait défini la géographie comme « la science des lieux ». Il remarquait que l’homme et le milieu naturel (relief, climat, hydrographie, faune, flore,…) se modifiaient l’un l’autre au cours des siècles jusqu’à produire une remarquable symbiose, une admirable adaptation de l’un à l’autre. Vidal prenait comme exemple les levées alluviales de la Loire que l’homme avait modifiées pour ses besoins mais qui avaient aussi orienté les exploitations humaines. Cet axe de recherche était fascinant mais il perdait tout son sens au moment même où il était proposé, avec l’exode rural du XIX^e puis la Première Guerre Mondiale qui, mettant en mouvement des millions de paysans et provoquant l’essor de l’industrie, rompait l’équilibre que des siècles avaient construit. La grande ville n’avait pas de place dans cette symbiose entre l’homme et le milieu. Vidal était trop lucide pour ne pas s’en rendre compte. Il souligna l’importance des agglomérations urbaines vers la fin de sa vie mais on peut se demander si beaucoup de géographes n’ont pas continué, au XX^e, à chercher toujours cet équilibre perdu en ne s’intéressant qu’au monde rural ou en se réfugiant dans la géographie physique, parfois même en retombant dans un déterminisme géographique assez grossier15.

30Meynier notait et regrettait l’importance de cette géographie physique : 80 % des articles des Annales, entre 1922 et 1931, concernaient la morphologie, alors que de graves problèmes sociaux et économiques ébranlaient la société française. Il reconnaissait que « l’un des champs favoris des géographes humains fut l’habitat rural » (p. 77). Il tenta même d’expliquer fort lucidement ce biais remarquable au détriment des études urbaines :

« Chose curieuse, les premiers géographes ne saisirent pas d’emblée l’intérêt de cette mutation et ne mirent pas en lumière l’importance réelle des villes dans le monde contemporain. Peut-être parce que sur la carte, elles ne constituaient qu’un point, alors que les régions rurales couvrent des dizaines de cm² ? […] Peut-être parce que leur activité paraissait indépendante du substrat naturel ? […] Toujours est-il que la place des villes dans la description régionale resta longtemps infime. Dans le Tableau [de Vidal], Bordeaux a droit à une ½ page, Toulouse à 4, Brest à 1, Quimper uniquement à son nom. […] Paris n’a droit qu’à 5 pages. Il en est de même dans la plupart des ouvrages. Dans sa Picardie, Demangeon ne consacre qu’une page à Amiens, dont 3 lignes sur le rôle régional […] En 1929, Pierre Denis, dans le tome de la Géographie Universelle consacré à l’Amérique du Sud, réserve 1 page et demi à Buenos-Ayres, 1 à Rio et ½ à Sao Paulo. » (Meynier, 1969, p. 85.)

31Malgré sa lucidité, Meynier ne s’intéressait toujours qu’aux villes moyennes et à leur région. Il écrivait avec euphémisme : « Vers 1936-1939, la géographie urbaine reste encore un peu isolée. Les auteurs ne cherchent pas suffisamment à montrer les liens entre la ville et la campagne. » (p. 90.) Après la Seconde Guerre, les géographes commencèrent à s’intéresser aux villes, mais surtout à leur influence sur les campagnes avoisinantes : ils tentèrent alors de délimiter des régions organisées autour d’une ville moyenne dans des monographies régionales, ce qui éliminait de fait l’étude des très grandes villes16. Dans son Histoire, Meynier lui-même consacra 15 pages aux études régionales, 8 à l’habitat rural et aux paysages agraires et 5 seulement à la géographie urbaine. Il montrait que la ville n’était considérée par les chercheurs que dans son rôle négatif et subalterne, absorbant la richesse paysanne : « Une importance particulière est accordée à la propriété nobiliaire ou bourgeoise, particulièrement lorsque le titulaire ne dirige pas sur place l’exploitation de son domaine mais réside en ville. Déterminer la part de cette ponction financière, opérée par la ville sur la campagne, est pleinement révélateur de la gravité des mouvements sociaux qui agitent de plus en plus la campagne. » (p. 159) et il saluait « l’essor de la géographie urbaine qui cherche à mesurer le rayon d’influence de la ville. […] Maintenant, de très nombreux chercheurs font de cette liaison ville-campagne le trait le plus important du façonnement de la région » (p. 172). Ainsi, la ville ne devait intéresser que dans la mesure où elle servait un arrière-pays agricole. Notre géographe ne semblait pas comprendre qu’une grande ville vit principalement de ses activités propres et de ses relations, à grande distance, avec d’autres grandes métropoles. Il s’opposait même à l’affirmation de Paul Claval, lucide mais nouvelle pour des géographes, que « l’activité extra-urbaine comptera bientôt pour peu de chose ». Meynier rétorquait : « L’assimilation totale d’un territoire à celui de l’étendue nécessaire pour la ville et dirigée par elle, représente la conception d’une géographie purement humaine, nous dirions presque purement économique. Elle suppose […] l’oubli presque total de la géographie physique. » (p. 179.)

32Aujourd’hui, bien des géographes continuent à ne considérer la ville que comme un centre d’organisation de ce qui importe véritablement, la campagne. Quant à la grande ville, dont les fonctions dépassent largement celles de centre local, elle reste à peu près ignorée et souvent détestée. En 1996, un géographe (Guglielmo, 1996) publia un ouvrage sur Les grandes métropoles du monde. La page 3 ajoutait un sous-titre « et leur crise » comme si pour une grande ville, être en crise allait de soi. Après deux chapitres de descriptions, les grandes métropoles étaient présentées comme des lieux maudits : « Une ségrégation sociale qui s’aggrave » (chap. 3), « Misère, délinquance, drogue, violences » (chap. 4), « Une crise du logement qui s’aggrave » (chap. 5), « Crise des transports » (chap. 6), « Crise de l’environnement » (chap. 7), etc. On se demande pourquoi des millions d’hommes payaient très cher leurs loyers pour venir vivre dans ces enfers : l’auteur ne s’est pas posé la question.

33Un manuel de géographie un peu plus récent et particulièrement important puisqu’il était destiné aux futurs professeurs de géographie (Wackermann, 1999) prétend lui aussi présenter les très grandes métropoles. Il en brosse un tableau désolant, atténué, il est vrai, par l’obscurité du style : « Le passage de la ville traditionnelle au gigantisme urbain est aussi l’abandon quasi brutal de la perception de la ville comme un écrin dans le cadre naturel, comme un élément de beauté humaine dans le paysage lui-même humanisé. La rupture de l’esprit avec le génie grec, suscité par le pays qui est le lieu même de la “techne”, selon lequel la nature est un stimulant et matière à création esthétique, nous renvoie à l’ouvrage de Hegel sur la mort de l’art et à la nécessité de rendre à l’art sa dimension historique, de peur que celui-ci ne devienne un pur formalisme. » (p. 4.) Que dire si Hegel lui-même condamnait la ville ! L’auteur accumule les termes péjoratifs : « les dangers qui guettent la croissance incontrôlée, non maîtrisée », « ces agglomérations se sont densifiées en hauteur à la limite du supportable », « des nébuleuses urbaines démesurées et leurs effets pervers ». Posant encore une fois, sans la résoudre, la question de la taille optimale, il évoque « l’épouvante suscitée par les dérives des aires métropolitaines d’aujourd’hui… » (p. 184). Comme Jean-François Gravier, notre auteur utilise un procédé douteux qui consiste à juxtaposer deux observations indépendantes pour faire croire à une relation de cause à effet : « … nous sommes obligés de continuer à nous interroger sur les aspects négatifs croissants du bilan des grandes villes. L’urbanisation a notamment accru considérablement la dette publique dans le monde entier » (p. 3), affirmation étonnante qui oublie simplement que, dans les pays développés, les grandes villes assurent le gros des ressources de l’état et subventionnent les campagnes ; la situation du Tiers-Monde n’est pas très différente. Il conclut, pour préparer les futurs professeurs de géographie à leur travail d’enseignants, par une image apocalyptique où la grande ville joue le rôle du bouc émissaire : « Les très grandes villes exposent leurs populations et migrants pendulaires à de nombreuses nuisances, de multiples dangers et des dysfonctionnements structurels croissants. La menace du chaos est agitée et parfois réalisée. La fracture sociale s’amplifie, les pertes d’identité se multiplient. » (p. 207.)

34On peut donc parler d’une urbaphobie chez les géographes français, générale pendant la première moitié du XX^e siècle et qui a duré, dans l’esprit de beaucoup d’entre eux, jusqu’à nos jours. Comment expliquer cette tendance ? Certes, on a vu que les chrétiens, les conservateurs, les ruralistes craignaient et détestaient la grande ville, mais doit-on penser que leur proportion était beaucoup plus élevée parmi les géographes ? Il semble plutôt que ce biais ait été causé par deux principes à la base de la géographie française : d’une part, l’importance attachée à « l’espace », au « territoire », au « lieu », concepts qui ne jouent plus grand rôle dans la vie d’une grande métropole dense, ce qui prive la géographie de son objet d’étude ; de l’autre, la définition même de l’objet géographique par le fondateur Vidal de la Blache : les interactions subtiles entre l’homme et le milieu, l’un modifiant l’autre pour produire un équilibre merveilleux. Cette définition était fort intéressante mais semble n’être plus, depuis longtemps, d’actualité. Le danger existe manifestement d’un glissement vers un certain déterminisme du milieu, qui entraîne des dérives considérables. La dernière partie tentera de préciser ces errances à la recherche d’un « sens ».

35En outre, les géographes, à tort ou à raison, ont fait de la carte leur outil principal et presque unique, ce qui pourrait expliquer leur souci de distribuer des points également sur toute la surface du document. Comment être géographe, décrire « l’espace » quand tout est rassemblé en quelques points ? En affirmant que la paysannerie était la solution universelle : « économiques, sociaux, militaires, financiers, tous les problèmes, tous, ils seraient résolus s’il y avait entre les quatre mers assez de laboureurs » écrivait Pourrat qui trouvait de puissants appuis chez certains géographes, aussi passionnément ruralistes que lui. Quels effets eut cette géographie urbaphobe sur l’opinion ? Certes, cette discipline eut moins d’influence que d’autres sciences sociales plus prestigieuses comme la sociologie ou l’économie. André Meynier reconnaissait avec amertume : « la géographie ne conquiert pas encore l’estime générale. Peu de disciplines restent aussi méconnues du public, même instruit » (Meynier, 1969, p. 115) et Isnard le déplorait encore, dix ans plus tard : « Ses travaux [de la géographie] d’ailleurs ne suscitaient que peu d’intérêt hors des milieux initiés de l’Université. Aujourd’hui, la géographie est mise en accusation de toutes parts… » (Isnard, 1978, p. 7.)

36À vrai dire, l’influence des géographes s’est exercée d’une façon moins brillante mais beaucoup plus efficace par le biais des manuels scolaires de l’enseignement public, secondaire et primaire. Le point est capital : Klaus Bergmann, dans son excellente étude de l’urbaphobie en Allemagne, insiste sur le rôle primordial des manuels scolaires dans la formation de l’hostilité envers la grande ville (Bergmann, 1970, p. 9). Nous avons cité les manuels de géographie de Lucien Gachon pour les classes élémentaires, qui louaient la campagne, tonnaient contre l’exode rural, et parlaient fort peu et fort mal de la ville. Ceux de Demangeon et de Perpillou, peut-être moins biaisés, étaient connus de tous les Français. Comme l’enseignement de la géographie, au XX^e siècle, a tenu une place considérable dans toutes les classes de France, du cours moyen au baccalauréat, on voit l’importance de ce message, décidément urbaphobe, pendant plus d’un demi-siècle. Cette propagande dure encore : le manuel de G. Wackermann, analysé plus haut, est destiné aux candidats aux concours de recrutement de l’état : CAPES et agrégation. Les condamnations de cet auteur, tout mal fondées qu’elles sont, ont été ainsi soigneusement inculquées aux futurs professeurs de géographie.

37Au reste, les géographes n’étaient pas les seuls engagés dans cette propagande urbaphobe : jusqu’au années 1970, les manuels de lecture de l’école primaire organisaient l’année selon les travaux des champs. Les enfants des villes, plus nombreux à partir de 1931 que ceux de la campagne, apprenaient le détail des vendanges, des labours, des semailles et des moissons mais ne lisaient rien sur la vie des villes, si ce n’étaient les dictées tirées traditionnellement de textes de Verhaeren, un auteur dont on vu plus haut le biais anti-urbain. On ne peut s’empêcher de penser aux petits Sénégalais découvrant que leurs ancêtres les Gaulois avaient des moustaches blondes : « Dans les années 1930, l’initiation au folklore est intégrée à l’éducation populaire pour y prendre le rôle, tenu un demi-siècle plus tôt, par l’histoire de France : former la conscience nationale et la représentation de la patrie. […] Ce régionalisme et son argumentaire pédagogique perdurent par-delà l’effondrement de l’état français. Toujours présents à travers les morceaux choisis de lecture ou de grammaire, dans les années 1950. […] Les écoliers des années 1950, qui grandissent dans une ère de croissance économique rapide, de poussée des tours suburbaines, d’industrialisation polluante, apprennent à lire la vie dans la splendeur des moissons et la gaîté des vendanges : ils seront les jeunes adultes de l’après mai 1968. » (Thiesse, 1991, p. 252.)

Conclusion

38La plus grande activité des grandes villes a provoqué, depuis plus d’un siècle, une élévation du coût de la vie qui était compensé en général, dans les entreprises privées, par des salaires supérieurs à ceux de la province. Les premières, les midinettes (ouvrières de la couture) manifestèrent à Paris en mai 1917 et obtinrent une « indemnité de vie chère », bientôt suivies par d’autres travailleurs. Ces indemnités devinrent la règle après 1919. Ces augmentations étaient rendues possibles dans les grandes villes par leur productivité très supérieure : Gravier observe le phénomène et s’en plaint amèrement. L’état, à son tour, fut obligé d’accorder à ses fonctionnaires, entre les deux guerres, « une prime de vie chère » pour leur assurer un revenu égal sur tout le territoire. La Conférence Internationale de l’Instruction Publique recommandait aux différentes nations membres, en 1939, de prévoir une telle prime pour les membres de l’enseignement supérieur17. Les Préfets réclamaient encore, en 1942, une prime de vie chère pour les petits fonctionnaires. En 1948, le gouvernement maintint cette prime : le 13 août 1948, la CFTC en réclamait l’augmentation. Des « indemnités de résidence » permettaient aussi de compenser le coût plus élevé du logement dans les grandes villes. Ces indemnités existent encore dans la plupart des pays développés : Canada, États-Unis, Belgique, Suisse, Japon,… Mais la politique anti-urbaine d’aménagement supprima les primes de vie chère et réduisit peu à peu les indemnités de résidence : alors que les écarts de revenu de deux fonctionnaires de même niveau à Paris ou dans un petite ville étaient encore de 20 % en 1960, ils sont tombés à 3 % en 200318 mais les écarts de coût de la vie ont demeuré et même augmenté, rendant ainsi la vie plus difficile aux fonctionnaires à Paris et dans les autres grandes villes.

39Ces mesures confirment que l’aménagement s’est toujours intéressé davantage aux territoires plutôt qu’aux hommes. Curieusement, la politique d’« égalité des territoires » aboutissait à accroître l’inégalité entre les ménages. En juin 2005, par exemple, un groupe ministériel discuta du maintien du niveau de rémunération d’un agent publique muté sans sa demande. Le ministère responsable accepta de compenser la perte due au changement de fonction, mais refusa de prendre en compte celle qui correspondait à une mutation géographique. Le but était ainsi clairement affirmé : afin d’assurer la fameuse « égalité des territoires », le ministère confirmait l’inégalité des niveaux de vie en pénalisant gravement les fonctionnaires travaillant dans les grandes villes. Il n’est pas possible de décrire ici toutes les mesures d’aménagement qui se sont efforcées de rendre plus pénible la vie des citadins : elles sont depuis un demi-siècle l’effet de politiques constamment hostiles à la grande ville et surtout à Paris.

Les chemins de fer électoraux

40Une autre politique de longue durée a favorisé les campagnes au détriment des villes : la construction d’un réseau de transport coûteux en milieu très peu densément peuplé, où la population ne justifiait guère les investissements, les fameux « chemins de fer électoraux ». On peut les faire remonter au Second Empire, mais c’est surtout sous la III^e République, avant et après la Grande Guerre, qu’ils se sont développés, décidés par des politiciens pour assurer leur ré-élection19. Le réseau ferré français, planifié par la loi Guizot de 1842, fut construit principalement sous le Second Empire, puis aux débuts de la III^e République. Il était à peu près terminé en 1913. Vingt ans plus tard, sa longueur n’avait guère changé, surtout si l’on tient compte de la récupération de l’Alsace-Lorraine :

41En revanche, la longueur des petites lignes d’intérêt local fut multipliée par cinq entre 1880 et 1913 et à nouveau par deux après la guerre. Cette croissance énorme (un réseau ferré décuplé) coïncidait de manière très surprenante avec le développement des transports routiers, la diffusion de l’automobile et des camions, l’asphaltage des routes. Beaucoup de ces lignes sans grand intérêt furent construites dans le Massif Central. Elles nécessitaient des ouvrages d’art (viaducs et tunnels) nombreux et coûteux20.

42Ces lignes furent peu utilisées. Malgré la construction des ouvrages nécessaires, beaucoup ne furent pas inaugurées, ni même construites : la disgrâce d’un politicien suffisait à interrompre des travaux dont l’inutilité devenait évidente. Par exemple, sur les bords de l’Ardèche, se trouve le joli bourg de Vogüe dominé par le château des marquis de Vogüe qui ont joué des rôles importants dans l’histoire. à l’entrée du bourg, un immense viaduc de 11 arches traverse la rivière profondément encaissée. Il ne porte cependant aucune voie ferrée. Celle qui avait été prévue fut interrompue avant de l’atteindre : le tronçon de voie porte aujourd’hui, en saison, un petit tramway touristique mais n’atteint pas le vaste pont qui est resté complètement inutilisé. Ces investissements considérables furent financés avec des aides publiques, c’est à dire, comme on le montrera plus loin, avec des fonds provenant principalement des grandes villes. Ces dépenses inutiles n’ont pas cessé : on a parlé à juste titre de l’« autoroute des présidents » construite de Paris à Montpellier en traversant, à nouveau, le Massif Central et qui frôle ou dessert les lieux chers aux cœurs de Pompidou (Monboudif), de Giscard (Clermont-Ferrand), de Mitterrand (la Nièvre) et de Chirac (la Corrèze).

43On a déjà signalé l’enchérissement des denrées alimentaires par les barrières douanières établies par Méline pour protéger l’agriculture française. Évalué à près de 20 milliards d’euros aujourd’hui, ce surcoût aura pesé principalement sur les ménages urbains les plus pauvres. Le phénomène continue puisque, en 1995 par exemple, l’état achetait le blé français deux fois plus cher que le prix mondial (1 300 Francs la tonne au lieu de 600 F), le sucre quatre fois plus cher (4 800 F au lieu de 1 200). Il en va de même de la viande, du vin, des fruits (des bananes, par exemple). Il n’est pas surprenant, mais il est regrettable que l’on ne dispose pas d’évaluation plus précise de ce surcoût. Ainsi, des action urbaphobes ont été menées avec continuité et énergie pendant une grande partie, parfois pendant la totalité du XX^e siècle. Mais c’est le gouvernement de Vichy qui mit sur pied une véritable politique globale, dotée de moyens croissants, fondée sur une théorie et qui fut menée, certes avec des variations, jusqu’à nos jours. Il faut donc revenir en 1940 au moment du désastre militaire et de la prise du pouvoir par l’extrême droite, que Maurras a appelé : « la divine surprise ».