1Le désastre de 1870-71 marque un tournant dans l’urbaphobie française. Le Second Empire avait essayé avant tout de développer l’industrie française, non sans succès, et établi le libre échange en 1860. Le nouveau régime donna le pouvoir aux paysans. Jusqu’ici, la grande ville avait été critiquée par les chrétiens pour son immoralité, par les conservateurs pour sa propension à dresser des barricades. La Commune poussa cette condamnation morale et cette peur jusqu’à l’hystérie : une partie de la population parisienne, près de 35 000 personnes, furent massacrées par leurs concitoyens. Dans une nation qui comprenait soudain qu’elle était en déclin, qui se heurtait à une concurrence accrue du reste du monde et qui redoutait et souhaitait à la fois la Revanche, la grande ville n’était plus seulement une cible d’anathèmes mais semblait un véritable danger contre il lequel il fallait se prémunir. Comme les paysans étaient encore largement majoritaires, la gauche républicaine s’appuya sur eux. La droite voulait les maintenir sur la terre : l’agriculture devint l’objet de tous les soins. La République des notables de province négligea la grande ville et s’en méfia.

Peur de la ville et virage de la gauche

2Une fois l’Empire déchu (septembre 1870) et Paris assiégé, le gouvernement provisoire s’installa à Tours, puis à Bordeaux où fut convoquée la nouvelle Assemblée Nationale qui venait d’être élue le 8 février 1871, au milieu des opérations militaires. Comme les villes et la partie nord-est de la France, plus industrielles, étaient effectivement contrôlées par les Prussiens, le scrutin favorisa encore davantage les milieux ruraux du centre et du sud. L’Assemblée, décidée à cesser la guerre le plus tôt possible, était très majoritairement royaliste, conservatrice, catholique et peu encline à reconnaître les droits des femmes. Les députés qui protestaient contre ces orientations, comme Victor Hugo, furent poussés à la démission. En face, la Commune de Paris, de mars à mai 1871, en fut l’exacte antithèse : patriote, socialiste proudhonnienne1, anti-cléricale et souvent athée, accueillant volontiers les revendications féministes, elle voulait mener la guerre jusqu’à la libération du territoire.

3À tout point de vue, le conflit était inévitable, mais il est intéressant de noter qu’il prit très tôt un aspect urbaphobe, la question étant le rôle, excessif ou non, patriotique ou nuisible, de la grande ville. Ce n’est pas le lieu de rappeler en détail les évènements sanglants de la Commune : le sujet a été abondamment traité, trop souvent de manière à condamner les « bandits » de l’insurrection ou pour exalter le début de « la lutte des classes ». Peu d’historiens ont souligné la gravité du conflit entre la province et les grandes villes. En effet, si le soulèvement populaire éclata d’abord à Paris le 29 mars 1871, il fut rapidement imité dans d’autres grandes villes comme Lyon, Marseille, Toulouse, ou dans des centres plus petits contenant des populations ouvrières : Saint-Étienne, Le Creusot, Narbonne. Ces Communes furent rapidement écrasées ; seule celle de Paris résista pendant trois mois.

4Thiers voulant rapprocher le gouvernement de la capitale, se heurta à une opposition opiniâtre qui redoutait le voisinage de la grande ville. Il lui fallut insister, manœuvrer pour faire accepter enfin le déménagement à Versailles : bon nombre de députés refusèrent de venir siéger dans un lieu trop voisin de la ville monstrueuse2. Il signa le 10 mai avec Bismarck une paix précipitée et obtint la libération de nombreux officiers de l’ancienne armée impériale, avec de l’artillerie. Il put ainsi reconstituer une armée formée de troupes provinciales fidèles, qui entra dans Paris le 21 mai et en huit jours, reconquit la capitale au prix de 35 000 morts. Le 28 mai, le maréchal Mac Mahon faisait afficher sur les murs de Paris : « Habitants de Paris, l’armée de la France est venue vous sauver3. » Un grand nombre d’ouvriers parisiens fut fusillés ou déportés. Les témoins rapportent qu’il était devenu difficile, dans la capitale, de trouver des maçons ou des menuisiers dans les années qui suivirent.

5La Commune et les violences de la « Semaine sanglante » marquèrent très profondément les esprits. On y vit, en province une sorte d’Apocalypse, de vengeance divine et donc justifiée, contre la Babylone moderne : « Paris a cessé d’être moralement la capitale de la France. Quand une ville peut renfermer tant de crimes et de folies, elle est condamnée à la déchéance et si elle échappe au feu biblique du ciel, elle ne saurait échapper à la pitié et au mépris des hommes4. » ou encore : « Nous traitions de visionnaires ceux qui prétendaient voir s’amonceler au-dessus de Paris le nuage sombre de la vengeance divine5… » et Louis Veuillot, poussant à l’extrême sa violence habituelle, cherchait les expressions les plus dures contre la « Babylone moderne » :

« Paris se tord dans les flammes allumées par ses ‘‘idées’’ et par les mains de ses fils. Dernier mot de la Commune, elle-même dernier mot de la Révolution ! Une folie incomparable dans l’histoire, un crime inouï ! Ni Babylone, ni ses filles, ni la vieille Sodome, ni la vieille Gomorrhe n’ont ainsi péri de leurs propres mains. Pluie de feu, pluie de soufre, averses de feu liquide, trombes de fer brûlant ! Le ciel était serein. Dieu n’a pas élevé la voix. Dieu est resté silencieux devant la destruction comme il l’avait été devant le blasphème. Depuis de longues années, […] un esprit de prophétie courait dans le monde chrétien. Des centaines d’oracles annonçaient à la France d’immenses catastrophes […] toutes s’accordaient en une circonstance : PARIS SERA BRÛLE6. »

6Veuillot voyait encore la main de Dieu dans l’écrasement par les « vrais » Français, les troupes paysannes, d’une capitale qui n’était plus « française » à ses yeux : « On a remarqué que nos troupes ou plutôt, comme le dit si bien la langue populaire, ‘‘les Français’’, sont entrées dans Paris le jour où fut publiée la loi qui demandait des prières ; et le jour où l’Assemblée Nationale, à genoux dans la cathédrale de Versailles, a solennellement exécuté cette loi, le même jour, à la même heure, le feu a cessé7. »

7Mac-Mahon par son affiche, Veuillot par son article exprimaient pour la première fois cet ostracisme qui allait devenir une constante de la politique française jusqu’à nos jours : les habitants des grandes villes et surtout de Paris, du moins les plus pauvres d’entre eux, n’étaient pas de « vrais Français » ; seul, les paysans et les provinciaux, les habitants de la « France profonde » méritaient ce nom.

8L’œuvre sociale de la Commune, sur laquelle on a insisté, fut très limitée : remise des loyers que beaucoup de ménages, aussi bien, ne payaient plus, interdiction du travail de nuit dans les boulangeries… On comprendrait mal l’acharnement des vainqueurs si l’on ne rappelait pas les deux aspects les plus révolutionnaires de la Commune : l’athéisme et l’anarchisme proudhonien. Le 29 mars 1871, la Commune vota la séparation de l’église et de l’état. Suivant Proudhon, elle proclama que toute légitimité était dans le peuple et dans les communes directement élues, ce qui assurait l’autonomie des pouvoirs locaux et rompait radicalement avec les théories du pouvoir de l’Ancien Régime, de l’Empire et de la République. Il faudra revenir sur cette question de la légitimité du pouvoir, base de l’autonomie locale et en particulier, de celle des villes (Cf. Partie III).

La Droite a peur de Paris : Le Comte de Galembert

9Contre cette nouvelle révolution urbaine, la province se souleva avec un mélange de peur et de fureur. L’Assemblée de Bordeaux vota la « décapitalisation » de Paris et débattit où installer la future capitale de la France : Bordeaux ou Bourges ? Jamais l’urbaphobie n’avait atteint de tels niveaux. En réponse, les Communards discutèrent l’opportunité de proclamer Paris commune libre, indépendante de la France. Un pamphlet (Galembert, 1871) d’un noble de la vallée de la Loire, permet d’évaluer cette hostilité : le Comte de Galembert, notable d’Indre-et-Loire, écrivit à l’Assemblée de Bordeaux une lettre ouverte où il résumait sans doute l’opinion de la plupart des provinciaux. Il se félicitait que les représentants à l’assemblée fussent « les échos fidèles de l’opinion conservatrice-libérale ». Il critiquait d’abord la centralisation du pouvoir qui n’avait quelque valeur qu’en des circonstances exceptionnelles. La centralisation et la promiscuité des villes affaiblissaient la religion et détruisaient la famille, critiques fondamentales répétées tout au long du XIX^e et du XX^e siècle. Confondant, comme cela devenait l’habitude, la grande ville capitale avec l’état qui s’y trouvait, Galembert, après avoir indiqué son but (réduire la centralisation), posait

« la condition la plus essentielle de son exécution pratique : le maintien ou la déchéance de Paris en qualité de capitale politique de la France […] La prépondérance plus ou moins réduite de la capitale n’est pas seulement aujourd’hui une question de vie ou de mort pour 1e pays tout entier ; c’est la clef de voûte de l’édifice qu’il s’agit de reconstruire, c’est le siége de la maladie cérébrale qui nous tue, la citadelle de la tyrannie qui nous rejette incessamment du despotisme à l’anarchie et de l’anarchie au despotisme. […] La déchéance de Paris comme capitale politique de la France, [est le] seul moyen d’assurer les réformes nécessaires, parce qu’il est à la fois le principe et la fin d’une décentralisation efficace » (p. 36.)

10Le comte citait le danger du socialisme comme argument fondamental et renouvelait l’ostracisme d’une grande partie des Parisiens :

« Un parti […] existe dans notre pays qui, sous le nom de socialisme, professe un mépris absolu pour tout ce qui constitue l’ordre social […]. La cause véritable, la seule efficace de ses désastreux succès, le champ de bataille qui lui est nécessaire et qu’il faut lui enlever à tout prix si nous voulons le réduire à l’impuissance est […]. Paris, capitale politique de la France, tête monstrueuse sur un corps affaibli. Enfant gâté des rois comme des républiques, membre disproportionné dont il est urgent d’arrêter la croissance maladive, si l’on ne veut, par suite de la rupture complète de l’équilibre du corps social, précipiter la décadence de notre nation et perpétuer cette déplorable instabilité […]. La décapitalisation de Paris est un vœu que nous croyons celui de tout le peuple français, le peuple qui prie et travaille, non pas celui qui fait les révolutions, mais celui qui les subit, et n’y met la main que pour en solder les frais. » (p. 40-41.)

11Galembert reprenait, et parfois inaugurait des images et des critiques qui allaient être utilisées de façon répétée jusqu’à nos jours : la « tête monstrueuse » deviendra sous la plume de géographes amateurs de néologismes, « la macrocéphalie dont souffre la France » ; la comparaison de la nation à un organisme vivant mais malade de sa capitale, reprenait le paradigme « organiciste » cher aux romantiques ; la critique d’une éventuelle « disproportion », la peur d’une « rupture complète d’un équilibre » sans définir ni justifier cet équilibre ou cette proportion, seront abondamment reprises dans les travaux des aménageurs. En revanche, l’aveu de la peur sociale comme principal motif d’urbaphobie témoignait d’une franchise un peu naïve qu’on trouvera de moins en moins au cours du XX^e siècle, dans les critiques pourtant acerbes qui seront adressées à la grande ville. Au reste, Paris n’était pas seul coupable ; les grandes villes en général étaient dangereuses : « Pour démontrer l’absolue nécessité de transporter hors des grands centres la capitale politique de la France, il suffira d’un regard jeté sur son passé le plus rapproché et d’une prévision à courte échéance, fondée sur la loi qui régit les grandes agglomérations urbaines. Douze fois en moins d’un siècle, la faction anarchiste a violé la majesté du suffrage universel dans la personne de ses représentants réunis. » (p. 46.)

12Curieusement, Galembert reprochait aux Communards d’avoir manqué de patriotisme alors qu’ils voulaient continuer le combat contre les Prussiens avec qui l’Assemblée, au contraire, négociait déjà. Enfin, il posait les bases de ce qui allait être la thèse de Maurras : les révolutions appellent la tyrannie bonapartiste et vice-versa ; il fallait donc revenir à l’Ancien Régime. Finalement, c’étaient les grandes villes qui, par leur nature même, étaient dangereuses et détestables :

« À côté d’avantages inappréciables pour assurer le développement des progrès moraux et matériels dans le bien, les grandes cités renferment des causes incessantes d’entraînement vers le mal. Et ce ne sont pas seulement les bonnes mœurs qui périclitent et se perdent dans ce milieu corrupteur, les facultés sérieuses de l’esprit en reçoivent à leur tour de mortelles atteintes. Pendant que l’imagination et une sorte de sensibilité nerveuse se développent outre mesure, les qualités plus essentielles de la réflexion et du jugement s’affaiblissent et s’oblitèrent. » (p. 51.)

13Sans peut-être le vouloir, Galembert imitait Rousseau, mais ses critiques de la faiblesse nerveuse des citadins était assez neuve et fit école. La décadence physique et morale de l’habitant des villes allait devenir un thème banal au moment même où, grâce aux travaux d’Haussmann et aux découvertes de Pasteur, le milieu urbain devenait de plus en plus sain, bientôt plus sain que les campagnes. La réalité commençait à ne plus compter devant la peur sociale et la haine de la ville :

« Chez les populations urbaines prises dans leur ensemble, et à part quelques individus éminents dans leur spécialité, la grande moyenne des qualités solides, bien équilibrées, de celles qui font les nations fortes, est, en réalité et malgré des dehors brillants, bien inférieure à celle des population provinciales. À ceux qui nieraient ce fait nous opposerions un argument décisif. Par suite de la vie factice et surmenée des grandes villes, et de Paris plus particulièrement, la consommation en hommes, sous le double rapport physique et moral, est rapide, effrayante. Pour combler les vides, il s’est formé par la seule force des choses un courant réparateur qui circule incessamment de la province vers la capitale… » (p. 51.)

14Le thème classique de la ville stérile et mortifère était repris au moment où il perdait son sens. La grande ville était dangereuse non seulement par sa taille menaçante, mais aussi par sa population détestable, à la fois trop intelligente et trop sotte, qu’il fallait placer à l’écart :

« La population parisienne se divise en deux grandes fractions. En premier lieu, une masse principale, mobile, inconsistante, dépourvue de sens politique, spirituelle, sceptique, railleuse, faisant bon marché du sens commun, divisible à l’infini, sans lien entre les molécules qui la composent, accessible aux impressions les plus diverses, et, comme telle, ne pouvant opposer à la fraction adverse qu’un barrage submersible, qui n’a jamais manqué de livrer passage aux grandes eaux. […] En second lieu, une masse moindre, mais compacte et disciplinée pour l’attaque, visqueuse, nauséabonde et pleine de ferments putrides, impuissante à édifier, mais prompte à détruire, souple et audacieuse, orgueilleuse et rampante, pouvant, comme les animaux à sang froid, rester des années dans une torpeur apparente, pour se lever subitement au moment opportun, et révélant son retour à la vie par l’effroi qu’elle inspire et les ruines fumantes qui s’accumulent autour d’elle. » (p. 52-53.)

15Le principal souci de notre auteur était de décentraliser en installant le gouvernement loin de Paris : on retrouvera tout au long du XX^e siècle cette étrange confusion entre le lieu où se trouvait le pouvoir et son organisation. Galembert recommandait donc d’installer le gouvernement loin de la grande ville odieuse pour décentraliser efficacement :

« Parmi les problèmes compliqués que vous avez à résoudre, celui d’une décentralisation sincère, effective, sera, un des premiers, l’objet de vos études. Pourrez-vous le discuter librement du sein de la capitale qu’il s’agit d’amoindrir, et ne trahirez-vous pas fatalement les intérêts de la province, qui, vous le savez, n’est plus disposée à se payer sous ce rapport de vains compromis et de faux-fuyants menteurs ? Mais, direz-vous peut-être, nous prendrons minutieusement toutes les précautions préventives […] et au besoin nous nous laisserons égorger sur nos chaises curules. » (p. 55)

16Galembert ne croyait pas à l’héroïsme des députés mais craignait au contraire qu’ils ne cédassent aux sirènes parisiennes si tentatrices. Il proposait une fragmentation intéressante de l’état qui annonçait les déménagements décidés cinquante ans plus tard par la DATAR et comptait sur les techniques nouvelles de communication, argument repris par Jean-François Gravier en 1972 :

« Vous n’hésiterez pas à préférer l’ennui de Washington, avec la certitude d’y mieux remplir vos devoirs, aux tentations de New-York, dont les plaisirs vous prépareraient infailliblement de cruels remords. […] Vous aurez à faire trois parts qui simplifieront singulièrement la solution du problème. La capitale politique réunira autour de vous les têtes de colonnes des ministères, avec leur bagage le plus indispensable, la seconde part sera absorbée par les principaux centres administratifs à établir en Province ; enfin la troisième part, comprenant les archives, les documents généraux et tous les impedimenta d’une utilité éloignée, problématique, peut sans inconvénient rester dans la capitale des affaires, de la science et des plaisirs […]. Faites également appel à la science, elle peut faire des miracles dans l’ordre naturel. Le siècle des télégraphes électriques et des chemins de fer se joue du temps et de l’espace, et, fussiez-vous placés à cinquante lieues de Paris, minimum de distance qu’à notre avis vous devez adopter, nos ingénieurs trouveraient des moyens rapides de communication qui vous mettraient, pour ainsi dire, aux portes de la grande capitale. » (p. 56-57)

17Au moment de publier son pamphlet, Galembert apprit que l’Assemblée, sous l’influence de Thiers, avait décidé de revenir à Versailles, au lieu de se tenir à plus de 200 km de Paris comme il le recommandait. Il s’affola : « Versailles est encore la province, mais si peu que possible et soumise par sa proximité à l’action délétère de Paris. Ce n’est pas encore le précipice, mais c’en est le bord extrême… »

La Gauche contre la Ville : Léon Gambetta

18L’Assemblée de Bordeaux décida de se dissoudre à la fin de 1875. La peur de la ville resta longtemps ancrée dans les esprits : le Sénat refusa jusqu’en 1879, de quitter le calme de Bourges pour revenir siéger dans le château du Luxembourg. Devant une opposition aussi violente, on pouvait penser que l’antagonisme allait dresser longtemps la ville républicaine contre la province monarchiste : c’était sans compter sur l’habileté politique et l’ambition personnelle de Léon Gambetta. Chef des républicains, il vit, après le départ de Thiers, le danger de la situation. Le nouveau régime politique n’était pas encore défini. Les monarchistes insistaient auprès du prétendant, le Comte de Chambord en exil, pour qu’il revînt s’installer sur le trône. Le Comte de Falloux fit une analyse fine de la situation :

« On dit “Les villes sont républicaines, les campagnes sont bonapartistes, l’armée flotte entre les deux. Belle chance pour introduire les Bourbons !” Que ceux qui disent cela me permettent de leur répondre : vous vous enfermez et vous nous enfermez dans un cercle vicieux […]. Les villes d’ailleurs, y compris Lyon, sont loin d’être unanimement républicaines. Elles sont troublées, divisées par des manœuvres et des mots d’ordre qui leur viennent du dehors […]. Les campagnes ne sont ni bonapartistes, ni bourboniennes ; elles sont simplement, instinctivement monarchiques, par amour de la paix et du travail. » (Mémoires, t. 1, p. 48-459.)

19Plus dangereux encore, les Bonapartistes, très tôt et malgré la honte de Sedan, relevèrent la tête et utilisèrent des méthodes quasi révolutionnaires : en juin 1874, l’existence d’un complot bonapartiste fut avérée. Gambetta et d’autres députés républicains furent attaqués et assommés par des nervis gare Saint-Lazare. Le chef républicain pensait que la seule manière de fonder la République était de l’appuyer sur les masses paysannes et il rappelait « … la nécessité comprise de bonne heure par l’Empire de compter avec le suffrage universel et, dans ce suffrage universel, avec les paysans français8 ». Pour la première fois depuis Thermidor, la République n’était plus seulement une revendication des villes mais aussi des campagnes ; l’antagonisme ne disparaissait pas, mais il était étouffé sous la masse des votes ruraux nécessaires. Encore le 4 juin 1874, Gambetta discuta longuement les projets constitutionnels présentés à l’Assemblée, qui essayaient de diminuer le poids politique des villes, en particulier l’article 5 qui, en exigeant une résidence continuée pendant trois ans, supprimait près de 3 millions d’électeurs urbains et ostracisait les pauvres des villes, comme l’expliquait brutalement le rapporteur : « Cette condition épurera le suffrage en rejetant la population nomade qui n’a de domicile nulle part et ne mérite aucune confiance car elle ne tient à rien ; population que, dans les villes, la police surveille avec inquiétude car c’est elle qui fournit presque tous les rebelles qui vivent en guerre avec la société. » L’article 32 visait le même but : les citoyens ne pourraient être éligibles que dans les départements où ils habitaient ou avaient habité pendant au moins cinq ans, ce qui, remarqua Gambetta, éliminait les journalistes, les professeurs, les savants, les travailleurs saisonniers, les migrants, etc… principalement des citadins. Conscient de ces efforts pour limiter le pouvoir urbain, il défendit les villes et soutint le scrutin d’arrondissement contre le scrutin de liste.

20Mais en même temps, Gambetta flattait la province, faisait semblant d’oublier les répressions atroces que les villes avaient subit de la part de troupes paysannes, pendant tout le siècle et alla jusqu’à affirmer « … que c’est l’esprit de Paris, c’est l’âme de Paris qui vit et palpite dans l’âme de la province, et que c’est le sentiment de l’unité nationale qui rattache la province à ce Paris souffrant et glorieux, toujours cher à toute la nation. L’union est si parfaite qu’on ne sait, dans ce culte du dévouement et de l’héroïsme, à qui revient l’initiative9 » (p. 78). Gambetta attribuait l’opposition des campagnes aux villes à un artifice : l’Empire avait inventé cette opposition que ferait disparaître la République. Il prêchait, non sans audace, cette union des villes et des campagnes dans le fameux discours de Belleville (12 août 1881), un quartier qui fut le dernier bastion de la Commune :

« On a dit pendant tout l’Empire, à l’électeur des campagnes, au paysan […] : ton ennemi, c’est l’homme des villes ; ton ennemi, c’est l’ouvrier des villes ; c’est lui qui empêche que tout marche, que les affaires aillent bien, que les impôts se réduisent. Messieurs, c’était une politique honteuse et néfaste que celle qui tendait à faire deux Frances opposées l’une à l’autre, la France des villes et la France des campagnes. […] nous assistons au rapprochement de l’ouvrier des champs et de l’ouvrier des villes […] dans la fraternelle et patriotique alliance du prolétariat et de la bourgeoisie10. »

21Du coup, les campagnes devaient prendre le pouvoir, dans le plus grand intérêt des villes, dans la grande union fraternelle de la République. Ces déclarations sont capitales : elles marquent le grand virage de la gauche, abandonnant la cause des villes pour conquérir et garder le pouvoir en s’appuyant sur les campagnes. Ainsi, dès les débuts de la III^e République, les grandes villes devinrent la cible de critiques de tous bords sans qu’aucun grand parti ne vînt les défendre. En outre, ces diverses critiques se renforçaient mutuellement. La critique morale d’origine chrétienne, la louange du paysan rude et pur, l’exaltation nationaliste, le rêve de la Revanche, la xénophobie et bientôt l’antisémitisme, se conjuguaient pour condamner les grandes villes. L’urbaphobie renaissante annonçait déjà l’affaire Dreyfus qui allait bientôt éclater.

22Il en résulta un puissant réveil du régionalisme, fort bien analysé par Anne-Marie Thiesse : « La fin du XIX^e voit naître ce qui, vu de Paris, s’appelle “Le Réveil des Provinces” […]. Célébrer la province, c’est louer les vertus et la modération d’une France rurale ou bourgeoise qui a refusé d’appuyer les tentatives extrémistes parisiennes. » (Thiesse, 1991, p. 11 et 59.) On observe une réaction contre Paris dans la critique et l’édition parisienne, un intérêt nouveau pour un monde rural qui meurt lentement. La géographie humaine ne s’intéresse plus guère qu’aux régions, le tourisme se développe peu à peu et est de moins en moins le propre des plus riches.

Les crises au tournant du siècle renforcent l’urbaphobie

23La France connut quatre grands chocs à la fin du XIX^e siècle : le désastre de 1871 qui lui montrait qu’elle avait perdu son statut de puissance militaire dominant l’Europe, la grande crise économique de 1873-1893 qui changea les rapports sociaux, une crise profonde de la pensée européenne et particulièrement française, avec le bouleversement de la science et de la philosophie, enfin le développement de mouvements syndicaux et socialistes qui effrayèrent la bourgeoisie et la paysannerie. Dans un pays dont la natalité s’effondrait et où les régimes politiques s’étaient succédés de révolution en révolution sans trouver de stabilité, la peur du changement était particulièrement forte. Or c’était la grande ville qui l’incarnait.

Les nationalistes contre la ville

24La défaite de l’armée française et la perte de l’Alsace-Lorraine provoquèrent un double sentiment dans l’esprit de beaucoup de Français : d’un côté, la peur de l’Allemagne récemment unie, beaucoup plus peuplée que la France, d’autre part, le désir de la « Revanche » qui devait permettre un jour de récupérer les provinces perdues. La République toute neuve rêvait encore des exploits de la Convention décrétant la « levée en masse » et repoussant l’envahisseur. On croyait davantage en une armée nombreuse qu’en une armée bien équipée. La démographie apparaissait désormais comme un outil fondamental du ré-armement11. Or, les villes, où les femmes contrôlaient assez bien leur fertilité, faisaient peu d’enfants : les campagnes portaient donc tous les espoirs des revanchards et des patriotes. Les vieilles critiques de Rousseau refaisaient surface sous une forme militaire : les grandes villes, au lieu de contribuer à l’effort de défense, l’affaiblissaient par leur honteux égoïsme et trahissaient la patrie.

25En outre, la ville fut, tout au long du XIX^e, le principal lieu de la révolution industrielle et les citadins lui payèrent un effrayant tribu. Dupont-White notait, dès la Monarchie de Juillet : « M. Villermé constate que la vie moyenne à Mulhouse était de 25 ans en 1812, 22 ans en 1827, 20 ans en 1834. […] le progrès de la mortalité correspond de tout point avec celui des manufactures de coton. » (Dupont-White, 1846, p. 268.) Il soulignait la dégénérescence de la population : « Pour obtenir 100 hommes aptes au service militaire, il faut en appeler en France en moyenne 166 ; à Rouen 266 ; Elbeuf : 268 ; à Nîmes 247. » et rappelait que la longévité dans un département est inversement proportionnelle à l’importance de l’industrie. Les effets en était extrêmement dangereux pour un pays continental qui avait besoin d’une armée forte : « L’Angleterre aura toujours cent mille marins pour monter ses flottes et tenir l’invasion à distance ; peu lui importe que sa population s’exténue et se dégrade dans l’industrie. Mais la France ! Retrouvera-t-elle dans ces races appauvries et chétives les soldats qu’il lui faut… ? » (p. 274.)

26La Commune avait accusé de trahison l’armée impériale qui avait capitulé à Metz et le procès du maréchal Bazaine, condamné par un Conseil de Guerre, montra que cette accusation était, en partie, avérée. L’amertume fut grande parmi les officiers qui se sentaient accusés, injustement pensaient-ils, de la défaite et qui refusaient ces critiques venus des éléments de la gauche urbaine. Les notables ruraux et leurs paysans, au contraire, bien qu’ils eussent en général souhaité une paix rapide, leur semblaient des soldats plus obéissants, plus solides, moins frondeurs. Le conservateur Maxime du Camp décrivait ainsi les gardes mobiles parisiens mobilisés en 1870 : « Gouailleurs, indisciplinés, spirituels de cet esprit de trottoir parisien qui saisit le côté comique des choses les plus sérieuses et les plus terribles, d’une moralité apprise au comptoir du marchand de vin, pillards, effrontés et menteurs, ils apportèrent, au milieu d’une armée en formation des éléments de dissolution dont Canrobert fut effrayé. » (du Camp, 1888, tome 1, p. 298.) Le recrutement de paysans nombreux semblait le gage d’une armée forte pour la Revanche. Les gouvernements successifs, au début du XX^e siècle, n’hésitèrent pas à appeler fréquemment l’armée contre les grévistes, mineurs ou ouvriers : les troupes, principalement paysannes, ne se mutinèrent qu’une fois, lorsqu’en 1907, le 17^e de ligne, recruté dans le Languedoc, refusa de tirer sur les viticulteurs du midi.

La crise économique (1873-1893) : préserver les campagnes ou les villes ?

27Plongée dans le défaite, la France tomba au même moment, avec toute l’Europe, dans une grave crise économique qui devait marquer durablement son évolution et renforcer les campagnes en face des villes. À partir de 1873, ce qu’Étienne Labrousse a appelé « le signe de l’ère industrielle enfin adulte » apparut sous la forme d’une crise économique grave, profonde qui dura une vingtaine d’années. Elle était l’effet d’une surproduction textile et mécanique généralisée, mais aussi d’une concurrence agricole nouvelle et redoutable que les industries et moins encore la vieille agriculture françaises ne pouvaient facilement supporter.

28Des pays nouvellement industrialisés, comme l’Allemagne et les États-Unis lançaient sur le marché des quantités considérables de produits à bon marché. Les découvertes techniques favorisaient les échanges mondiaux : le machinisme et la vapeur augmentaient la production et faisaient tomber les prix ; les chemins de fer qui s’étendaient désormais en Europe et en Amérique du Nord, abaissaient les coûts de transport de même que les progrès impressionnants de la marine qui lançait des bateaux en fer propulsés par la vapeur, plus grands, plus surs, plus rapides et beaucoup plus économiques que l’ancienne marine à voile. Les nouveaux équipements frigorifiques permirent le transport de viandes sur de longues distances : tout concourut, en quelques décennies, à inonder les marchés et à exacerber la concurrence. Les chutes de prix, de salaires et de profits qui en résultèrent, entraînèrent la misère et des banqueroutes. L’Europe douta et la France douta doublement. L’indice des prix qui avait monté jusqu’à 140 en 1869 s’effondra à 90 en 1883 puis à 85 en 189612.

29En outre, l’un des grands secteurs agricoles français, la viticulture, était progressivement ruiné par le phylloxéra : cet insecte d’origine américaine fut identifié en 1863, surtout dans le Gard et la Gironde, d’où il gagna en trente ans tout le vignoble, qu’il détruisit. Les vignes furent replantées par greffe sur des plants plus résistants, mais on essaya d’abord des méthodes désastreuses comme planter des ceps dans des terres moins adaptées à la vigne : sable ou terres inondables, ce qui tuait le parasite mais abaissait gravement la qualité du vin. En France, en 1879, le phylloxéra avait causé la destruction de 1,2 millions d’hectares.

30Les Républicains dits « opportunistes », du centre droit, étaient alors au pouvoir. La République semblait solidement installée mais les bourgeois et les ouvriers des villes, tout comme les paysans dans les campagnes, grondaient leur mécontentement. Paul Deschanel rappelait combien les campagnes étaient restées fidèles à la République pendant la crise boulangiste : « tandis que certaines grandes villes s’abandonnaient, le paysan, lui, avec son robuste bon sens et son esprit de finesse, a flairé le charlatanisme et il s’est levé13 ». L’état, dont les ressources étaient limitées, fut alors devant un choix : protéger l’industrie par des droits de douane, en sacrifiant l’agriculture qui devrait payer plus cher les biens industriels, nationaux ou importés, ou bien soutenir l’agriculture en abandonnant l’industrie à elle-même.

31Au même moment, l’Allemagne se trouvait, pour les mêmes raisons, dans le même embarras (Cf. l’excellente étude de Bergmann, 1970). Le chancelier Bismarck favorisait décidément les grands propriétaires terriens, particulièrement ceux de la Prusse, de la Poméranie et du Mecklembourg, qui se plaignaient amèrement que l’exode rural leur enlevât de la main d’œuvre partie vers les industries de la Ruhr et fît monter les salaires agricoles. L’industrie et l’agriculture allemandes demandaient des protections douanières : des droits commencèrent à protéger l’agriculture dès 1879. En France, le libre-échange qu’avait établi le traité de 1860, négocié entre Chevalier et Cobden, était vivement critiqué. L’industrie française réclama une protection dès 1875. Les premiers droits protégeant l’agriculture furent établis en 1879 et quelque peu étendus en 1881. Mais l’approfondissement de la crise plaçait les grandes nations européennes devant un choix. La Grande-Bretagne, qui avait réduit fortement l’importance de son agriculture dès le XVIII^e siècle, ne se posait guère la question. La France et l’Allemagne, en revanche, devaient choisir : d’une part, aucun des deux gouvernements n’avait les moyens, avec les faibles ressources fiscales d’alors, de subventionner les deux grandes branches d’activité ; d’autre part, ces deux politiques étaient contradictoires : protéger les prix industriels augmenterait les dépenses des paysans achetant des engrais, soutenir décidément les prix agricoles revenait à augmenter le coût de la vie dans les villes, surtout pour les ménages pauvres pour qui l’alimentation représentait le gros des dépenses quotidiennes.

32Le nouvel empereur allemand, Guillaume II, monté sur le trône en 1888, osa faire un choix audacieux : il remercia en 1890 le fameux Bismarck qui avait dirigé l’Allemagne et en grande partie l’Europe pendant 25 ans et nomma chancelier le comte Leo von Caprivi, avec pour mission le développement d’une industrie forte. Caprivi pendant quatre ans, puis son successeur von Hohenlohe, ouvrirent les frontières pour faire baisser les prix des denrées et monter le niveau de vie des ouvriers urbains et, grâce à des mesures favorables aux villes industrielles, provoquèrent, en quelques années, le formidable essor de l’industrie allemande. L’Allemagne devint en vingt ans la première puissance industrielle en Europe et la seconde dans le monde. Cet essor se fit au prix de grandes migrations d’une main d’œuvre sous-employée des vastes domaines de l’Est (Prusse, Prusse orientale, Mecklembourg, Poméranie, Brandebourg,…) qu’avait tant favorisés Bismarck, vers les industries sidérurgiques, mécaniques et chimiques de l’Ouest (Rhénanie, Ruhr,…). L’opposition des agrariens allemands fut très forte : elle était dirigée par la classe des Junkers, grands propriétaires fonciers prussiens qui fournissaient le cœur de la noblesse et les cadres de l’armée. La peur de la social-démocratie, qui se développait très rapidement dans ces masses ouvrières déracinées, poussa la bourgeoisie urbaine à s’allier aux agrariens dans des mouvements comme le Bund Artam qui tonnaient contre la grande ville et se fondirent finalement dans le parti nazi. Les effets économiques et sociaux de cette politique furent donc considérables.

Jules Méline favorise les campagnes contre les villes

33En France, au contraire, le Parlement, largement dominé par les notables ruraux, fit un choix caractéristique, lourd de conséquences : il favorisa l’agriculture aux dépens des villes. Ce furent les fameuses lois Méline14 de 1892, lois agricoles protectionnistes qui enchérissaient considérablement le prix des denrées. La discussion qui eut lieu à la Chambre des Députés lors de ce vote est riche d’enseignements15. Jules Méline présenta son projet de loi en mai 1891 :

« Je veux parler surtout de l’entrée en ligne de ces peuples jeunes du nouveau monde, dotés par la nature et par leur régime politique d’avantages exceptionnels, d’un sol riche, qui produit presque sans travail et sans engrais, qui n’ont que peu ou point d’impôts, chez lesquels le taux des salaires est souvent dérisoire. Pouvez-vous comparer cette agriculture privilégiée à notre malheureuse agriculture, obligée de rajeunir incessamment, au prix de grands efforts et de sacrifices considérables, un sol épuisé par des siècles de culture, écrasée par de lourds impôts et par la dure obligation du service militaire ? Pouvez-vous exiger qu’elle lutte, sans défense, contre les adversaires dont je viens de parler ? N’est-il pas juste d’exiger des produits étrangers la compensation de ces inégalités dont on ne saurait rendre nos agriculteurs responsables ? (Très bien, très bien !). » (p. 33.)

34À vrai dire, la « compensation » devait être payée par les citadins français. Suivant la logique libérale de Ricardo, il aurait alors mieux valu produire du blé dans les pays neufs qu’en France où la terre était usée, à en croire Méline. Celui-ci ne songea à aucun moment à envisager une augmentation des rendements qui, à l’époque, étaient parmi les plus bas d’Europe (moins de 12 quintaux à l’hectare pour le blé, la moitié des rendements hollandais ou allemands). Suivant la tradition chrétienne, Méline louait la valeur morale et les sacrifices de la vie paysanne, puis insistait sur la dure nécessité qui contraignait, « malgré eux », les paysans à l’exode rural. Il fallait, en effet, faire oublier que cet exode massif était volontaire et que les paysans devaient bien y trouver quelque intérêt. L’exercice était difficile : il devait stigmatiser comme traîtres ceux qui partaient, mais les excuser pour exciter la pitié ; en outre, il ne fallait pas que l’on pût accuser la République de mal traiter les cultivateurs…

« … Et quand ce sentiment s’est emparé de lui [le paysan], quand il va gagnant les campagnes de proche en proche, il amène ce phénomène inquiétant auquel nous assistons depuis plus de dix ans [l’exode rural], car il ne date pas d’aujourd’hui et je vois le mouvement se dessiner de la façon la plus sérieuse depuis 1866.
M. Leydet : Il remonte à deux cents ans. Vous pouvez relire la lettre de Fénelon à Louis XIV.
Oui, mais il y avait sous l’Ancien Régime d’autres raisons pour le cultivateur de quitter la terre que l’intérêt personnel ; il y était si opprimé de toutes façons […]. Les premiers résultats qui nous arrivent [du dernier recensement] établissent que la population des grandes villes n’a cessé d’augmenter. Où s’est-elle recrutée, Messieurs, si ce n’est dans la classe des cultivateurs ! » (p. 46-48.)

35Un député, Jules Delafosse, voyait dans le service militaire obligatoire la principale cause de l’exode rural. Méline dut à nouveau jouer finement, devant une Chambre patriote, en excusant les besoins de la défense nationale et en faisant des villes le bouc émissaire. Des droits élevés allaient renchérir le coût de la vie dans les villes ? Méline n’en avait cure :

« Mais je rencontre l’objection qui constitue la partie essentielle du discours que vous venez d’entendre. M. Léon Say vous dit : “Ce que vous demandez pour l’agriculture est monstrueux au point de vue des consommateurs. C’est un nouvel impôt de 4 milliards que vous allez faire peser sur eux. Les agriculteurs peuvent être intéressants, mais peut-on vraiment leur faire un pareil sacrifice ?” Si cela était vrai, Messieurs, j’hésiterais ou plutôt, je n’hésiterais pas, tant j’ai la conviction que le jour où l’agriculture française serait morte, tous les consommateurs seraient ruinés avec elle. Oui, vous économiseriez au consommateur 4 milliards, mais il n’aurait plus de travail. Car vous pensez bien que si ces 4 milliards allaient aux agriculteurs, ils ne resteraient pas dans leurs caisses ; ils iraient alimenter le travail des ouvriers dans les villes. (Très bien, très bien ! au centre et à droite.) » (p. 50.)

36Ces 4 milliards de francs-or, dans la mesure où l’on peut retenir ce chiffre que Méline semblait accepter, vaudraient, en 2008, une vingtaine de milliards d’euros. L’orateur n’hésitait pas, cependant, à proclamer la solidarité qui devait exister entre travailleurs des villes et des campagnes :

« M. Méline : Vous [les députés de gauche] faites en vain appel à leurs passions [des ouvriers urbains], vous essayez en vain aujourd’hui de les exciter contre les agriculteurs et de créer entre ces deux catégories de travailleurs un antagonisme qui serait désastreux pour tous (Vifs applaudissements au centre et à droite). Aujourd’hui, il n’existe plus de séparation entre les intérêts des ouvriers des villes et ceux des ouvriers des campagnes (Très bien, très bien !). » (p. 126-127.)

37La Chambre était terrorisée devant la perspective d’impôts sur la richesse que recommandait au contraire Léon Say. Méline répondit : « si vous laissiez ces produits envahir le sol français et remplacer les nôtres, vous détruiriez la production française et alors, où serait votre richesse acquise ? Vous auriez ruiné toutes les sources de la richesse !’’(Très bien, très bien ! au centre et à droite) ». L’expression « invasion du sol » et non d’un marché, la répétition de l’adjectif « français » étaient propres à émouvoir le patriotisme des députés. Le but, bien entendu, des droits de douane, était d’assurer un prix plancher et d’empêcher une baisse des prix. Dans un raisonnement étrange, Méline affirmait que la protection douanière ferait baisser les prix. Mais les prix agricoles avaient augmenté, comment l’expliquer ? « C’est qu’entre le producteur et le consommateur se sont glissés une série de spéculateurs très habiles. (Applaudissements répétés sur divers bancs). » (p. 71), naturellement des urbains. Comme au temps des physiocrates, tout producteur qui n’était pas paysan ou propriétaire foncier était urbain et « stérile ». Comme le commerce, surtout le petit, avait aussi ses défenseurs, Méline essaya de les adoucir en faisant retomber la responsabilité sur « les gros commerçants », « tout un état-major peu nombreux mais puissant », qui vivaient dans les grandes villes.

38Méline ne considérait jamais les coûts et la productivité, mais les quantités. Il ne remarquait pas que lorsque les producteurs français produisaient aussi bien que les étrangers, au même coût, ils n’avaient rien à craindre des importations. Il ne raisonnait jamais en termes de salaires, de chômage ou de parts de marché. Agir en faveur de l’agriculture était d’autant plus urgent que les villes se gonflaient de travailleurs de l’industrie qui commençaient à s’organiser en syndicats et à voter pour un nouveau parti de gauche : les premiers députés socialistes (dont Jean Jaurès), entrèrent à la Chambre à la faveur des élections suivantes, ce qui donnait du poids aux arguments de Jules Méline. Cependant, un demi-siècle auparavant, Dupont-White avait déjà refusé le malthusianisme et compris que les machines, à terme, créaient des emplois (Dupont-White, 1846, p. 300).

39Cette discussion de ce qu’on pourrait appeler, au prix d’un anachronisme, les effets de la première crise de mondialisation, est capitale : elle montre clairement la majorité sacrifiant sans beaucoup hésiter le niveau de vie des villes au désir de maintenir les paysans sur la terre, sans améliorer pour autant les conditions de vie des agriculteurs, trop nombreux pour une production limitée par de médiocres rendements. Comme les paysans étaient largement majoritaires, l’intérêt des citadins fut rapidement sacrifié. Plus tard, de fameux agrariens (par exemple Augé-Laribé, 1950) critiquèrent durement les lois Méline qui avaient conduit l’agriculture française, en la protégeant, à s’endormir dans la médiocrité. Mais en 1892, il n’y eut que des économistes libéraux pour défendre le niveau de vie des habitants des grandes villes. Les premiers députés socialistes n’entrèrent à la Chambre qu’en 1893.

40En 1905, alors que la crise se terminait, Méline défendit une politique étonnante, le Retour à la terre (Méline, 190516). Il avait déjà jugé stérile le grand commerce, caractéristique des métropoles urbaines. Dans son nouvel ouvrage, il condamnait aussi l’industrie : grâce aux techniques modernes (la vapeur, l’électricité, les nouvelles machines, les découvertes de la chimie,…), la productivité industrielle croissait très vite. L’industrie produisait une quantité croissante de biens, ce qui conduisait Méline à craindre la surproduction. Il proposait donc de limiter l’industrie en France et de favoriser, au contraire, l’agriculture dont le grand avantage, à ses yeux, était d’avoir des rendements médiocres, une productivité très faible et qui ne croissait guère. Elle devait ainsi assurer des emplois et éviter que la crise ne vînt en France. Pour cela, il préconisait une politique poussant ou même forçant les ouvriers des villes à retourner s’installer dans les campagnes et à se faire agriculteurs. Quarante ans plus tard, le maréchal Pétain reprendra ce rêve malthusien. On retrouve ici la thèse des Physiocrates, comme si la Révolution Industrielle n’avait pas eu lieu, mais aussi une haine de la grande ville qui conduisait ce chef politique, plusieurs fois ministre et même Premier ministre, à défendre des thèses aussi surprenantes.

41La protection de l’agriculture au détriment des services, de l’industrie et donc des grandes villes, a duré jusqu’à nos jours. C’est certainement la seule politique menée avec continuité et même opiniâtreté par tous les gouvernements et tous les régimes qui se sont succédés en France depuis plus d’un siècle. Elle a impliqué une lutte constante contre l’attraction des villes, présentées comme de redoutables sirènes attirant les malheureux paysans vers leur perte, oubliant que pour s’engager dans ces migrations si pénibles, qui entraînaient un changement complet de cadre de vie et de travail, ces ruraux devaient avoir de bonnes raisons pour venir s’installer, par millions, dans les villes. C’est qu’on redoutaient qu’ils n’y trouvassent de bien mauvais exemples alors que dans les campagnes et les petites villes, la culture conservatrice traditionnelle semblait résister.

Crise morale (1892-1909) : le retour de l’Obscurantisme

42La première moitié du XIX^e avait vu l’opposition souvent acerbe de bourgeois voltairiens plutôt habitants des villes, ayant confiance dans la science et le progrès, ennemis des congrégations, et de chrétiens conservateurs domiciliés plutôt dans les petites villes et les bourgs, favorisant le clergé, alliés des pouvoirs en place, et s’efforçant de rétablir une foi chrétienne que la Révolution avait gravement affaiblie. Le Second Empire fut une époque de missions organisées par l’église dans les villages et de miracles spectaculaires (Lourdes, en 1858) pour re-christianiser les campagnes, cependant que les maîtres à penser, à l’inverse, Taine et Renan, introduisaient la raison jusque dans l’analyse des textes sacrés et dans les discussions morales. Mais le tournant du siècle connut une crise morale profonde, avec le recul du rationalisme voltairien, la crise des disciplines rationnelles et le retour à un christianisme revigoré. La science fut ébranlée, le modernisme attaqué : les grandes villes modernes en furent profondément atteintes.

43À la fin du XIX^e et malgré la misère populaire, on voulait croire en un avenir radieux ; les cafés prenaient des noms pleins d’espoir : Le Progrès, annoncé par Edmond About, ou l’Avenir. Jules Verne ouvrait le monde entier aux imaginations des lecteurs, Camille Flammarion popularisait l’astronomie, Louis Figuier exaltait les grandes inventions. La foi religieuse reculait, en partie parce que l’église avait abandonné les masses populaires, en grande partie à cause du développement de l’instruction. Une autre cause importante, cependant, fut l’exode rural, parce que le déracinement changeait les habitudes et le milieu, parce que la grande ville ne contraignait plus les consciences en soumettant chaque individu à la surveillance collective, enfin parce que les quartiers nouveaux et les banlieues où venaient s’installer les migrants étaient dépourvus d’équipements religieux (églises, chapelles, salles paroissiales) et de personnel (prêtres).

44On a souvent placé commodément la fin du XIX^e à la mort de Victor Hugo, en 1885. Le choix est pertinent car, après cette date, l’ensemble de la culture occidentale connut, en trente ans, une suite de crises graves, doublant la crise économique. Il suffira ici d’en indiquer les principaux traits, qui marquèrent des ruptures considérables, aggravées par leur concomitance et qui provoquèrent un retour au passé. L’effet sur l’image des villes fut profond.

45Contre la religion, le philosophe Nieztsche, entre 1878 et 1887, philosophait « à coup de marteau » et portait à la doctrine chrétienne les coups les plus violents qu’elle ait reçus depuis Celse, Julien le Grand et Feuerbach. Sa philosophie « ouvre ainsi l’ère des grands matérialismes, de ces pensées de l’immanence radicale de l’être au monde, dans lesquelles nous baignons désormais17 ». Darwin avait déjà montré que l’idée d’un Grand Architecte de l’Univers était parfaitement inutile. Les travaux de Charcot et de Breuer donnèrent un sens à la folie et mirent la psychologie à la mode. Sigmund Freud, au cours des années 1890s, proposa une théorie des névroses et publia en 1900 L’interprétation des rêves, qui marquait la naissance de la psychanalyse. L’existence de l’inconscient rendait caduque la psychologie chrétienne héritée de Platon, qui rendait l’homme entièrement responsable de ses actes, dirigeant son corps « comme un capitaine dans son navire ».

46Mais l’intérêt pour le « surnaturel » se réveilla vigoureusement. Le père de Sherlock Holmes, Conan Doyle, fut, après 1910, un passionné de parapsychologie, faisant tourner les tables, interrogeant les esprits. En Belgique et à Paris, Maurice Maeterlinck connut un immense succès avec son Oiseau bleu (1906) et obtint le prix Nobel en 1911 : poète du mystérieux, de l’étrange, de l’indicible et de l’inquiétant, il eut une immense influence dans le monde occidental. À Paris, Stanislas de Guaïta attirait autour de lui un cercle de personnalités connues, comme le fameux Sar Péladan ou Papus (en fait, le Dr. Gérard Encausse), et fonda l’Ordre Cabalistique de la Rose-Croix en 1888. Leur influence fut si grande qu’Erik Satie écrivit en 1892 une Wagnérie Kaldéenne (sic) intitulée Le Fils des Étoiles. Le « modern style », popularisé par les stations de métro de Guimard au moment de l’exposition de 1900, manifestait une rupture avec l’ordre rectiligne d’Haussmann : les figures se tordaient, les personnages ressemblaient à des lianes ou à des apparitions mystérieuses, sortant des cadres et s’enroulant en guirlandes complexes : le végétal donnait le ton. Le modèle était désormais la nature sauvage, le rêve, parfois le cauchemar.

47Au même moment, la science qui paraissait si solidement fondée, craquait de toutes parts. L’allemand Cantor découvrait les nombres transfinis en démontrant qu’il existe non pas un ensemble de nombres infinis mais plusieurs qui sont tous infinis mais contiennent des nombres différents d’éléments. Du coup, il essaya de construire une nouvelle base avec la théorie des ensembles, qui conduisit le groupe des Bourbakis, après 1934, à re-fonder les mathématiques. La physique aussi était en crise avec deux révolutions coup sur coup : Max Planck développa la théorie des quantas en 1900. Peu après, les lois fondamentales établies par Newton furent reconnues approximatives et incomplètes : Einstein, dans un article célèbre, en 1905, puis à nouveau en 1907, posa la théorie de la relativité : toute la physique en était bouleversée, d’autant que ces deux théories paraissaient contradictoires. Les propagandistes religieux en firent des gorges chaudes et se moquèrent de cette science si fragile et hésitante.

48En art, Debussy étonnait les mélomanes avec son opéra Pelléas et Mélisande (1893-1902) sur un livret de Maeterlinck. Schönberg, dès 1906-1907, se dirigeait vers la musique atonale. Les Ballets russes de Diaghilev bouleversaient, à partir de 1909, un Paris qu’avait profondément choqué la naissance du cubisme avec l’exposition, en 1907, des Demoiselles d’Avignon, de Pablo Picasso.

49Enfin, le socialisme, d’abord proudhonien, puis guesdiste, enfin marxiste commençait à effrayer les bourgeois qui se sentaient encerclés, dans les grandes villes, par une ceinture de banlieues construites sans planification, misérables et peuplées de migrants déracinés dont on craignait la colère. Ces transformations brutales effrayaient : toute une partie de l’opinion trouva que le changement était trop rapide, trop radical, trop menaçant. La littérature s’empara de cette peur et la multiplia en développant le thème pourtant vieilli du jeune poète venu de sa province natale se perdre dans la Babylone moderne :

« La description mélodramatique des souffrances d’un jeune homme de province talentueux, victime d’une capitale impitoyable et débauchée, est un topos de la Belle époque. Mêlant toutes les tribulations d’écrivains malchanceux, il les pousse au paroxysme en développant un thème nouveau : celui de l’encombrement pathogène […]. Hygiène sociale et hygiène morale, encombrement de la ville et encombrement du marché [littéraire] sont systématiquement confondus dans ces mises en garde contre l’attraction de Paris. » (Thiesse, 1991, p. 49.)

50La réaction s’engagea dans trois directions principales : d’une part un effort pour se replier dans des espaces plus petits, moins ouverts aux grands vents qui soufflaient dans les grandes villes, c’est à dire un retour au local, au village, à la famille : ce sera l’affaire des années 1910-1940. En même temps, des mouvements de droite, surtout l’Action Française, développèrent un regard nostalgique vers l’Ancien Régime, si décrié par la bourgeoisie au XIX^e et qui prit peu à peu, embelli et mythifié, l’apparence d’un âge d’or. Il en résulta toute une nouvelle théorie de la décentralisation et une opposition, devenue virulente avec le régime Pétain, envers la grande ville moderne. Enfin, les chrétiens les plus passionnés, effrayés par l’affaiblissement de la foi, engagèrent une critique violente de la ville, présentée assez contradictoirement comme un lieu de débauche trop tentant et comme la source d’innombrables déceptions : « Au début du XX^e, la littérature régionaliste se vante d’être patriote et moralisatrice, contre la parisienne, débauchée et décadente… » (Thiesse, 1991, p. 85.)

51Dans les milieux intellectuels, Charles Péguy et ses amis, comme Alain-Fournier, romancier de la vie de campagne, fondèrent Les Cahiers de la Quinzaine qui eurent une large influence au-delà du cercle catholique. Il devint, à partir de 1908, un propagandiste chrétien talentueux. Anne-Marie Thiesse souligne aussi le rôle de Jean-Charles Brun18 qui participa à la fondation en 1900 de la Fédération Régionaliste Française. Les grandes villes tenaient déjà trop de place dans les sociétés européennes, et Paris particulièrement, en France, pour que ces immenses bouleversements ne les concernassent pas : leur principal effet fut de développer, dans toute une partie de l’opinion, la peur du changement, la nostalgie d’un passé qui paraissait calme et fixe, d’époques sereines où la religion dominait le monde et apportait toutes les réponses désirées, où la propriété était assurée et les mœurs contrôlées19. La xénophobie, et particulièrement l’anti-sémitisme, faisaient des progrès rapides, avec l’affaire Dreyfus et la formation, contre Dreyfus, de l’Action Française. La grande ville, changeante, libre, souvent révolutionnaire, cosmopolite, toujours choquante et où vivaient les Juifs, devenait tout naturellement l’ennemi principal.

52Les diverses critiques se renforçaient mutuellement : déplorer la faible natalité urbaine, c’était aussi regretter la liberté excessive des mœurs qui y sévissait et l’émancipation des femmes ; stigmatiser l’égoïsme des bourgeois des villes, c’était exalter les valeurs familiales que l’on jugeait si solides encore dans les campagnes. Enfin, louer l’armée et souhaiter la revanche conduisait à détester ces grandes villes cosmopolites où l’étranger et même le migrant, français peut-être mais déraciné, tenaient tant de place et où les progrès d’un capitalisme moderne bousculaient les intérêts du vieux capitalisme familial. L’urbaphobie renaissante annonçait déjà l’affaire Dreyfus qui allait bientôt éclater.

Le Nationalisme contre la ville

53Ces causes diverses de bouleversements se conjuguèrent parfois pour produire des réactions vives et dangereuses. Presque tous les écrivains se montraient alors passionnément patriotes. Barrès joua un rôle éminent. L’un des maîtres à penser de la Belle époque, il publia près d’une centaine de textes, écrivit d’innombrables articles patriotiques durant la Grande Guerre, poussant avec flamme, depuis Paris, les soldats des tranchées au sacrifice suprême.

Le culte de la glèbe et de la tradition : Barrès

54Maurice Barrès exaltait l’attachement au passé, le respect de la tradition, la terre qui transmet les « valeurs ». Il acceptait la République pourvu qu’elle assurât la grandeur de la France. Il louait la vie locale, les villages groupés autour de leur clocher20. À la différence des autres écrivains nationalistes, il élabora une véritable conception idéologique de la « patrie », mélange de souvenir, de reliques, de terre sacrée et de « racines ». Il décrivait la terre, non comme un objet physique ou un facteur économique, mais comme une partie de l’espèce humaine, formée, dans les régions de vieille histoire, par le sang et les ossements des aïeux qui y étaient enterrés. Certains lieux étaient sacrés, comme la colline de Sion-Vaudémont, en Lorraine, « l’un de ces hauts lieux où souffle l’esprit », un esprit mystérieux qui enseignait aux hommes le sens du surnaturel et le souvenir du passé. Ce qui l’intéressait, c’était la puissance d’une terre sacrée capable de soulever les hommes au dessus de leur condition. Ces lieux sacrés reliaient l’homme au passé et lui donnaient toute sa valeur : « Notre cœur périssable, notre imagination si mouvante s’attachent à ce coteau d’éternité. Nos sentiments y rejoignent ceux de nos prédécesseurs, s’en accroissent et croient y trouver une sorte de perpétuité… C’est ici que la vie normale se relie à la vie spirituelle. » (Barrès, 1986, p. 16.) L’écrivain voit surgir sur la butte « l’immense armée des morts » (p. 237) et retrouve ses « racines » : « Je me retrouve en société avec des milliers d’êtres qui passèrent ici. C’est un océan, une épaisseur d’âmes qui m’entoure et me porte comme l’eau soutient le nageur. » (p. 286.)

55Barrès ne prenait pas partie pour une religion particulière : moins chrétien que déiste, il désapprouvait également le clergé sectaire de la butte de Sion, les paysans violents qui accablaient les faibles et les trois frères qui avaient développé une hérésie. Lorsqu’un paysan déterre dans un sillon la petite statue hermaphrodite d’un dieu païen, l’auteur se réjouit de ce lien avec un passé si lointain. Les Déracinés, ouvrage publié à la fin de l’été 1897, fit une profonde impression qu’expliquait le contexte : Dreyfus avait été condamné en décembre 1894 et déporté à l’Ile du Diable en mars 1895. L’affaire déchirait la France : Zola publia « J’accuse » le 13 janvier 1898. Le « roman de l’énergie nationale », pour en reprendre le sous-titre, était principalement anti-parlementaire, xénophobe21 et exprimait un anti-sémitisme virulent. Il s’agissait d’opposer les « vrais Français » aux étrangers corrupteurs et corrompus22, mais aussi aux Français migrants, comme son héros Sturel, qui, venus à la grande ville, ont perdu leurs « racines », coupé tout lien avec leur passé et leurs ancêtres et ont été nourris, à l’Université, d’une culture internationale qui en a fait des êtres cosmopolites, des « déracinés ».

56Barrès reconnaissait certains avantages de la grande ville, en particulier la solitude exaltante que l’on y trouve, l’indépendance et la liberté. Mais la ville, en coupant toutes les racines, pouvait certes conduire au succès ou à l’échec social, mais tuait nécessairement la personne : « Quand le train de province, en gare de Paris, dépose le novice, c’est un corps qui tombe dans la foule, où il ne cessera pas de gesticuler et de se transformer jusqu’à ce qu’il en sorte, dégradé ou ennobli, cadavre. » (p. 121.) L’éducation publique uniformise. La migration détruit les liens sociaux et les ressources naturelles qu’avait accumulés la terre natale. La « personne » est dégradée au niveau de l’« individu » :

« Le lycée de Nancy avait coupé leur lien social naturel ; l’Université ne sut pas, à Paris, leur créer les attaches qui eussent le mieux convenu à leurs idées innées, ou plus exactement, aux dispositions de leur organisme. Une atmosphère faite de toutes les races et de tous les pays les baignait […] Qui leur eut fourni en 1883 une méthode pour former, mieux que des savants, des hommes de France ? Chacun d’eux porte en son âme un Lorrain mort jeune et désormais n’est plus qu’un individu23. […] Le Quartier Latin émiette… » (Barrès, 1897, p. 178.)

57En allant à la ville, l’homme peut encore espérer emmener une partie de la terre natale dans ses souvenirs, une partie de lui-même, mais il s’est affreusement appauvri :

« C’est qu’aussi bien mon être sort de ces campagnes. L’action de ce ciel lorrain ne peut si vite mourir. J’ai vu à Paris des filles avec les beaux yeux des marins qui ont longtemps regardé la mer. Elles habitaient simplement Montmartre, mais ce regard, qu’elles avaient hérité d’une longue suite d’ancêtres ballottés sur les flots, me parut admirable dans les villes. Ainsi, quoique jamais je n’aie servi la terre lorraine, j’entrevois au fond de moi des traits singuliers qui me viennent des vieux laboureurs. Dans mon patrimoine de mélancolie, il reste quelque parcelle des inquiétudes que mes ancêtres ont ressenties dans cet horizon. À suivre comment ils ont bâti leur pays, je retrouverai l’ordre suivant lequel furent posées mes propres assises. C’est une bonne méthode pour descendre dans quelques parties obscures de ma conscience. » (Barrès, 1897, p. 93.)

58Le lien avec le passé, qu’il fallait préserver, était moins fondé sur des idées que sur des caractères physiques, sur « le sang » et « le sol », une expression qui devait connaître en Allemagne au cours des années 1930, une redoutable popularité. Il ne critiquait pas la grande ville en tant que telle mais il y voyait une institution destructrice, un milieu trop vaste, trop bigarré, où se perdait l’attachement aux racines, où l’homme s’étiolait. Maurras, jugeant Barrès, note que le mot « déraciné » fut utilisé pour la première fois en 1898 « dans Le Temps, à la rubrique des Faits divers, pour annoncer le suicide d’un malheureux provincial incapable de s’adapter aux lois du milieu parisien » et il utilise à nouveau la parabole organique : « Chez Sturel et ses [six] amis, ce renouvellement qui est propre à la fonction végétative n’existe presque plus, les canaux qui unissent leurs sept plantes humaines au terreau nourricier sont coupés ou liés ; étrangers dans Paris, ces jeunes gens sont livrés aux ressources dont ils ont fait provision une fois pour toutes […]. Dans cet oubli de la Lorraine, il [Sturel] s’est fait le concitoyen de toutes les pourritures asiatiques. » (Maurras, 1899.) Barrès souhaitait principalement limiter l’exode rural et la croissance urbaine, ce qui le rapproche de certains tenants de l’Aménagement du Territoire comme Jean-François Gravier24. Il détestait dans la ville le cosmopolitisme, l’invasion des « rastaquouères » et des juifs, tout ce qui éloignait de la terre natale, à l’instar de Charles Maurras sur lequel il écrivit des pages louangeuses, mais sans la doctrine politique assez précise que développait celui-ci. Alors que Maurras détestait autant le Bonapartisme que la République, Barrès suivait Déroulède et le général Boulanger et n’hésitait pas, dans le titre d’un de ses romans, à lancer « L’appel au soldat ».

59Cette croyance au caractère « sacré » de la terre est resté très fort en France. En 1901, un écrivain nationaliste affirmait : « Il ne faut pas dire la terre est soumise à fluctuations comme toute autre marchandise. La terre est plus que cela ; c’est le sol, c’est la patrie : si la terre n’était qu’une marchandise, nous ne serions pas inconsolables de la perte de l’Alsace et de la Lorraine25. » Et en 1926, François Mauriac écrivait encore : « [La terre :] Ceux qui ne l’ont jamais quittée, la nature les pétrit lentement à son image ; elle les durcit, les plie à subir sans murmure ses lois aveugles ; ils végètent au sens profond du terme […]. Ils’identifient avec la terre, retournent dans son sein sans murmure, n’aiment pas que leurs ascendants subsistent au delà du terme où il est normal d’y retourner. » (Mauriac, 1926, p. 29.) Ce sentiment, repris par Pétain, est loin d’avoir disparu aujourd’hui. La FNSEA en a fait un argument souvent utilisé pour justifier des subventions à une agriculture dont les productions ne sont plus rentables ni même utiles. Il explique en grande partie l’attachement de tant de citadins à la vie rurale et leurs efforts pour quitter la ville et « se ressourcer ».

Charles Maurras : nationalisme et fédéralisme anti-urbains

60De la critique du déracinement, on glissait aisément vers le racisme et l’anti-sémitisme : la ville fut très fréquemment critiquée comme le lieu où se mêlaient des gens « sans foi ni loi », « sans foyer ni racine ». L’Action Française constitua l’un des grands mouvements urbaphobes en France. Maurras jugeait que la Révolution de 1789 avait détruit l’équilibre social et politique que les rois « qui avaient fait la France » avaient su créer. Depuis, il voyait la France basculer périodiquement de phases anarchiques (les révolutions urbaines de 1830, 1848, 1871) en phases tyranniques (les règnes des deux Napoléons). La doctrine de Maurras, construite peu à peu, est trop complexe et a joué un rôle trop important pour être présentée ici : on l’analysera dans la troisième partie, consacrée aux idéologies et aux philosophies urbaphobes. Retenons-en trois tendances principales qui toutes, condamnent la grande ville.

Le provincialisme

61Maurras rêvait d’une France hiérarchisée, revenue à un Ancien Régime mythique, largement décentralisé, où l’« élite » de province retrouverait ses privilèges et ses pouvoirs. Il participa au célèbre mouvement régionaliste des Félibres (1892). Il détestait la centralisation jacobine égalitaire et le développement des grandes agglomérations prolétariennes. La concentration de la population et des activités à Paris d’une part, celle des pouvoirs dans les mains du gouvernement qui siégeait à Paris, de l’autre, étaient confondues dans une hostilité commune. Dans son ouvrage célèbre sur la monarchie (Maurras, 1909), il rapportait les déclarations des représentants des diverses tendances royalistes, toutes favorables à la décentralisation et condamnant la grande ville. André Buffet26, par exemple, jugeait que la France républicaine n’avait le choix qu’entre ces deux termes : ou se laisser atrophier par la centralisation et périr d’une congestion parisienne (crainte que reprendront Gravier et les aménageurs des années 1960) ou, si elle obtenait une décentralisation suffisante, s’exposer à de profondes déchirures qui pouvaient aboutir à de véritables guerres civiles. Seule, la monarchie, décentralisatrice et unificatrice à la fois, pouvait lui éviter ce dilemme.

62Maurras fit un discours sur la décentralisation, publié aujourd’hui sur le site de l’Action Française27, prononcé probablement en 1898. Il exprimait clairement les fondements de son urbaphobie. La centralisation étendait à la France entière les effets d’une simple émeute parisienne. Malgré les conseils prodigués à la monarchie, sous la Restauration, « la centralisation fut maintenue. Elle ne sauva point le régime ; elle ne servit même qu’à faire accepter plus aisément du pays entier les résultats de l’insurrection parisienne qui le renversa en trois jours. C’est un trait qu’il faut retenir ». Le but était de préparer la résistance aux mouvements sociaux et politiques qui éclataient périodiquement dans les grandes villes en s’aidant d’une armature provinciale. Une pyramide de notables héréditaires, appuyés sur la propriété foncière et répartis uniformément sur le territoire, assureraient l’ordre et résisteraient victorieusement aux convulsions urbaines : « [Il faut substituer] les autorités nées aux autorités élues et le droit héréditaire au droit électif. » (p. 208). Cette renaissance de la vie locale, cette libération du pays de « l’oppression de Paris et des grandes villes », devaient conduire à un renforcement important de l’élément terrien, la « vraie France ». La grande ville, en brisant les liens et les coutumes qui encadraient les individus, engendrait, entre « la masse » et « l’élite », une classe dangereuse de « bêtes sauvages » : « Il se forme entre ces deux classes, surtout dans les grandes villes, une classe intermédiaire, flottante, qui retrouve, à la faveur de la rupture de tous les cadres, la liberté et les mœurs de la forêt primitive. […] La vie de Paris est propice à cette culture. » (Maurras, 1898) et il citait Émile Faguet, célèbre critique littéraire : « Paris dessèche et appauvrit la sève française, il faut ressusciter la vie provinciale. » En revanche, la vie rurale assurait la cohésion nationale malgré les conditions sociales différentes ; la grande cassure n’était pas entre les riches et les pauvres mais entre la campagne et la ville, ce qui revenait à ostraciser une grande partie de la population des grandes villes : « Un paysan riche et un paysan pauvre, un propriétaire campagnard et un ouvrier agricole ont, en réalité, plus d’intérêts communs que n’en auront jamais entre eux un prolétaire des villes et un prolétaire des champs, un rentier de grande ville et un gros métayer. » (Maurras, 2002, p. 257.)

L’importance de la famille

63Le rôle central que Maurras attribue à la famille représente un second aspect de la doctrine. L’enfant qui naît n’a qu’une valeur potentielle. C’est la famille qui, en lui inculquant les traditions accumulées par les aïeux, en fait un citoyen utile : « La famille fonde l’état puisque d’une part la population n’existe que par elle, et que d’autre part, c’est elle qui distingue la société politique des autres : société qui ne se recrute point par la volonté de ses membres mais normalement par voie de génération, société où l’on naît et où l’on se reproduit […]. L’état français [est] une famille de familles, engendré naturellement. » (Maurras, 2002, p. 176.) Il n’y a là plus aucune place pour l’étranger et le déraciné : la société qu’ils voudraient constituer a nihilo n’a pas de valeur. C’est une critique radicale des idées des Lumières. La ville est ainsi doublement nuisible. D’une part, elle fragmente la famille : elle empêche la cohabitation des générations dans des logements trop petits, les métiers des membres sont différents, le lieu de travail et le domicile sont, en général, éloignés l’un de l’autre. Les grands-parents n’ont plus l’occasion touchante de transmettre aux enfants leurs préjugés anciens. D’autre part, la grande ville est, par nature, cosmopolite : en attirant les déracinés, les étrangers, les déclassés, elle accumule tous les dangers. Un membre de l’Action Française, N. Kessler28, note que pour Maurras :

« Il s’agit de restaurer le lien de l’homme à la terre. […] Alors qu’il juge la France intrinsèquement saine, Paris est selon lui la tête de pont de la subversion et de la décadence. Paris est une place ouverte à ce genre d’envahisseurs. Car le parisien de Paris est numériquement peu nombreux. Le nouveau parisien, venu de quelque coin de France, est trop affairé, trop sujet à ses propres besoins pour opposer quelques résistance que ce soit à qui que ce soit. […] C’est au cœur de la France que gagne sans cesse cette infiltration étrangère ; c’est à Paris […]. Il y a là un ramassis d’hommes, non point une cité, non point une commune. » (p. 7.)

Nationalisme et anti-parlementarisme

64La place centrale que Maurras attribuait à la famille, ses critiques du socialisme internationaliste, du parlementarisme corrompu29 et du prolétariat déraciné et immoral le conduisaient à sauver la nation en maudissant Paris et en exaltant les campagnes. « La famille, la religion, les autorités locales, la discipline naturelle, la vie des campagnes » constituaient l’ensemble des supports naturels que pouvaient potentiellement dégager les provinciaux, ces « habitants du pays réel30 », ce qui impliquait que les villes ne constituaient que des pays dégradés, frelatés. Ces énergies provinciales étaient cependant mises à mal par des maux que la démocratie entretenait : « les grandes villes, l’alcoolisme, le luxe, la demi-science, le fonctionnariat » qui mettaient l’individu et la société au risque de se dissoudre. En outre, la grande ville absorbait et stérilisait les ressources des campagnes, un grief que reprendra Gravier, presque mot pour mot : « Le peu de vie, le peu d’invention et de caractère, le peu d’êtres supérieurs qu’a pu tolérer la démocratie, Paris en effet l’appelle, l’espère, le confisque, l’altère, et en fin de compte, ne le restitue aux provinces que sous la forme de fonctionnaires publics. » (Maurras, 1937.)

65Maurras a influencé profondément toute la droite française pendant la première moitié du XX^e siècle31. Critique raciste, critique sociale, critique politique et morale et Retour à la Terre se combinaient dans une urbaphobie impitoyable. On ne saurait exagérer l’importance de ces idées, d’autant qu’elles rejoignaient, comme il arrive plus souvent qu’on ne le croit, des critiques venues de l’extrême-gauche. Le principal idéologue de ce courant, George Sorel, qui rêvait d’une Grève Générale agissant comme une énorme explosion violente et libératrice, opposait aussi fermement campagnes et grandes villes en condamnant celles-ci : « Les travailleurs se sentent dominés par les patrons d’une manière analogue à celle dont se sentent dominés les paysans par les marchands et les prêteurs d’argent urbains ; l’histoire montre qu’il n’y a guère d’opposition économique plus clairement sentie que celle-ci ; campagnes et villes forment deux pays ennemis depuis qu’il y a une civilisation. » (Sorel, 1907, p 190.) Si les extrêmes politiques condamnaient la ville, les chrétiens n’étaient pas en reste, avec autant de virulence, mais pour d’autres raisons.

Les Chrétiens contre la ville : Bazin, Bourget, L’Ermite…

66Le principal représentant du courant chrétien anti-urbain fut le romancier René Bazin32 (1853-1932). Il fut élu à l’Académie Française en 1903, ce qui prouve sinon son talent, du moins sa notoriété. Son principal roman, La terre qui meurt, est un excellent exposé de l’urbaphobie chrétienne : un métayer de Vendée refuse sa fille en mariage à un simple ouvrier agricole et compte que ses deux fils reprendront l’exploitation à sa mort. L’aîné, revenant de son long service militaire, ne semble pas avoir changé, sauvé par la tradition et la foi : « Trois ans de caserne avaient glissé, presque sans les entamer, sur sa nature toute paysanne et sauvage, sur ses rêves de labour et de moisson, sur les habitudes de croyant qu’il tenait de sa race. Le mépris inné de la ville avait tout défendu à la fois. » (p. 12.) Mais le second fils, François, écoute les sirènes de la ville et y entraîne sa sœur : « Je ne veux plus remuer la terre, je ne veux plus soigner les bêtes, je ne veux plus m’éreinter à 27 ans, pour gagner de l’argent qui passe à payer la ferme, voilà. Je veux être mon maître et gagner pour moi. Ils m’ont accepté dans les chemins de fer […]. J’emmène avec moi Eléonore qui fera mon ménage. Elle en a assez elle aussi. Elle a trouvé une bonne place, un débit où elle gagnera plus que chez vous. Au moins, elle pourra se marier… » (Bazin, 1899, p. 33.) Le père va voir ses enfants à la ville. Ils ont acheté beaucoup trop cher un café misérable. François gagne peu et la vie en ville est deux fois plus coûteuse. Le père repart attristé, sa haute stature de campagnard contrastant avec l’aspect malsain des hommes de la ville.

67Puis, le fils aîné tombe victime de ses mauvaises lectures. Il entend parler du Nouveau Monde et veut partir en Amérique. Ses plaintes rappellent les arguments de Méline : « Ce n’est pas seulement notre vigne, qui est usée, c’est la terre, la nôtre, celle des voisins, celle du pays, aussi loin et plus loin que vous n’avez jamais été. Il faudrait des terres neuves pour faire de la belle culture […]. En Amérique, au Cap, en Australie, dans les îles, chez les Anglais. Tout pousse dans ces pays-là. La terre a plaisir à donner, tandis que les nôtres… » (p. 75-76.) Chose curieuse, ces critiques étaient fondées et auraient du en effet pousser la France à restreindre son agriculture aux productions rentables, mais cela aurait obligé à réduire le nombre des agriculteurs et à « abandonner la terre », une « trahison » inadmissible. Bazin ne songeait pas un instant à des méthodes de culture modernes et à des engrais. La terre n’était pas principalement un moyen de production ; elle était vivante, personnifiée : elle s’épuisait, elle mourait. Il fallait être « fidèle envers la terre », car elle était sacrée : la quitter était qualifié d’« abandon », voire de « trahison33 ».

68L’ouvrage était un résumé des critiques urbaphobes même si la campagne en était le sujet : la ville apparaissait en creux, comme un lointain épouvantable et dangereux. L’idéal de Bazin était une société où rien ne devait changer, de siècle en siècle. Il soulignait le poids du passé, la nécessité d’assurer la continuation des générations. Il exaltait le respect de la tradition, admirait l’immobilité de la société rurale, du village autour de son église : « Comme aux jours de sa jeunesse, comme aux dernières années du XII^e, la petite église […] voyait la foule de ses fidèles, vêtus de la même façon qu’autrefois, s’écouler dans le même ordre, franchir les mêmes portes, former sur la place les mêmes groupes homogènes. » (p. 53.) Il opposait le christianisme des campagnes à la débauche urbaine. Celle-ci était toujours affirmée, déplorée mais jamais définie, montrée, encore moins expliquée ou excusée. François était malheureusement poussé dans le mauvais chemin par « M. Meffray, huissier, demi bourgeois ambitieux, animé d’une haine secrète contre les paysans… » qui conseillait aux jeunes de partir à la ville et qui s’attirait cette malédiction du vieux paysan : « Là où ils vont, ils se perdront tous les deux, monsieur Meffray. Vous répondrez de leur salut éternel ! » (p. 37). L’auteur condamnait les techniques modernes : le chemin de fer permettait la fuite vers la ville et même attirait le fils cadet qui y trouvait un emploi. Le plus remarquable sans doute était l’identification du mal : la ville pour le cadet et la fille, l’Amérique pour l’aîné. La ville était ainsi considérée comme un corps aussi étranger, aussi extérieur à la société rurale qu’un continent éloigné ; pourtant, il ne s’agissait que de Nantes…

69Huit ans plus tard, alors que le parti socialiste était entré en nombre à l’Assemblée et que les syndicats organisaient des grèves parfois efficaces, Bazin critiqua encore la ville dans un autre roman34, mais en la présentant plutôt comme la source de l’anarchie et l’origine de la subversion « haineuse » des socialistes, apportées par des meneurs urbains dans les campagnes. Des ouvriers agricoles, des bûcherons, sont réunis par des hommes de gauche venus de Paris et écoutent une pétition : « Ils jouissaient de voir clairement dit leur ressentiment. Ils se reconnaissaient dans la formule venue de Paris, non signée. […] L’affirmation anonyme de leur droit suffisait à leurs souffrances. Aucune force ne luttait en eux contre la passion d’envie. [L’un propose d’incendier le bois] Pas de bêtise, le bois, c’est le pain. Les amis de Paris ne vous disent pas d’incendier, ils vous disent de vous organiser, d’embrigader tous les journaliers… » (p. 109-111.)

70La ville étant un corps étranger dans la nation, elle rompt l’unité nationale. Le héros se désole de ces tensions sociales « injustifiées », crées par la propagande des urbains : « Quelle joie ce devait être autrefois de vivre dans une nation saine ! La même foi ! Les mêmes fêtes ! Des mots qui signifiaient pour tous la même chose ! » Bazin, cependant, détestait les paysans quand ils s’abandonnaient à la vie moderne et ne faisaient plus leur Pâques, quand ils allaient boire dans les cafés le dimanche : « Le fond de la bête humaine, orgueilleuse et violente, se trahissait dans des mots, des gestes, des regards. On haïssait partout, plus ou moins […]. C’était le dimanche rural, chef d’œuvre de l’ennui quand la prière a disparu. » (p. 175-178.) Ces lignes sont importantes : comme tant de ruralistes, Bazin n’aimait pas les paysans pour eux-mêmes, mais seulement dans la mesure où ils ignoraient le changement et demeuraient stables, tels qu’ils avaient été dans les siècles passés.

71Ce qu’il détestait dans la ville, c’était principalement sa capacité de changer rapidement grâce à sa liberté et à son cosmopolitisme, ce qu’il appelait sa fausseté et sa frivolité. Il mettait en scène la cible favorite des urbaphobes, la Parisienne toujours superficielle et déracinée, profondément malheureuse mais hélas, sans le savoir : « Madame de Maximieu portait, à 48 ans, la peine de son éducation première, qui avait été ce qu’on appelle toute mondaine, c’est à dire cruellement vide […]. À présent, c’était une vieille femme en qui était morte déjà la faculté de comprendre plusieurs choses. Le plaisir, les distractions, les nouvelles, le bruit avaient pris sur elle une influence et, dans sa vie, une importance, de premier ordre. Elle souffrait réellement dès qu’elle habitait trois semaines en dehors de Paris ; elle n’avait aucun jugement personnel sur aucune chose… » (Bazin, 1907, p. 161.)

72Quand son fils lui propose d’aller vivre à la campagne, elle se pâme, « comprenant à peine qu’une proposition pareille pût lui être faite ». Le père entre et comprend la déception du fils devant la mère : « Je t’avais prévenu, mon ami, que c’était impossible […]. Cinquante ans de Paris, quelle attache, tu comprends […]. Moi peut-être, j’aurais pu accepter ; je suis de race rurale, en somme. » (p. 169.) Ce terme de « race » ne doit pas tromper, malgré l’affaire Dreyfus. Le mot avait encore un sens proche du sens primitif indiqué par Littré : « Tous ceux qui viennent d’une même famille. » Ce n’est qu’au cours du XX^e siècle qu’il prit presque exclusivement, et d’une façon affreuse, le sens le plus récent : « terme de zoologie ». Il est important, cependant, car il marquait l’importance attribuée à la filiation, à la descendance, à ce que l’on appelle encore, dans le jargon actuel, « les racines ». En outre, il mettait les populations urbaines à l’écart du pays « authentique », de la « vraie France ». La ville ne se contentait pas de corrompre, elle rompait aussi, par le déracinement, la longue chaîne des générations. Restait à prouver que cette chaîne devait être préservée : c’est ce que les urbaphobes n’ont fait nulle part.

73René Bazin ne fut pas le seul champion de la campagne chrétienne contre la grande ville. Paul Bourget lui disputa la notoriété et la passion urbaphobe. Devenu chrétien sur le tard, il rattrapa ce retard en détestant non seulement Paris mais, plus généralement le Progrès. Dans ses ouvrages moralisateurs, il mettait en scène des caractères tantôt purs et touchants, tantôt affectés d’une dégoûtante corruption, dans « l’enfer des villes ». La prostitution et l’adultère furent ses cibles préférées, passions honteuses pratiquées presque toujours au cœur des grandes villes. Maurras notait avec satisfaction que Paul Bourget, violemment opposé à la démocratie, recommandait de « défaire méthodiquement l’œuvre de la Révolution », se plaçait « parmi les décentralisateurs, à l’extrême droite traditionaliste » et demandait « la reconstitution immédiate des gouvernements locaux dans la France moderne » (Maurras, 1898).

74À côté de Charles Péguy nettement plus à gauche, ces deux écrivains, eurent une grande influence sur l’opinion dont ils représentaient l’aile droite. Un autre écrivain chrétien, d’un niveau inférieur, Pierre L’Ermite, tonnait aussi contre la ville, avec moins d’habileté, plus de naïveté mais plus de véhémence. Il mérite d’autant plus d’être cité qu’il annonçait des thèmes encore très importants au début du XXI^e siècle : sous le pseudonyme de Pierre l’Ermite, qui annonçait une croisade, l’abbé Loutil, devenu évêque, publia des ouvrages violemment opposés à l’exode rural et prônant le retour à la terre35. La terre était La Grande Amie à laquelle il fallait revenir (Pierre L’Ermite, 1899). Il imaginait, dans son roman, un terroir où des patrons, juifs bien sur et venus de Paris, voulaient installer une nouvelle usine et transformer les paysans en ouvriers. L’abbé Loutil, comme Bazin et tant d’autres, ridiculisait les Parisiens et surtout la Parisienne, nécessairement superficielle, encore plus sotte et plus frivole que les autres femmes :

« … je traverse depuis quinze jours une phase d’énervement inouï ! Figure-toi ma chère,… Nous quittons Paris. Et pour aller nous « empotironner » dans un trou… Que de catastrophes, hein ? dans ces mots Nous quittons Paris, la ville des rêves ! Le paradis des femmes ! La patrie des grands magasins ! Le seul endroit où l’on ait du goût à s’habiller… où l’on s’habille avec goût,… où l’on sache manger !… Paris, je te le répète… Il n’y a que Paris pour tout !… Adieu l’asphalte sacré qui va de l’Opéra à la Madeleine » (p. 11).

75Il lui opposait Odile, jeune fille chrétienne et réfléchie, qui voulait défendre son terroir avec des accents étonnamment modernes : « Paris ! Si tu savais comme l’évocation de cette haine détonne dans le décor où je t’écris, quelque chose comme l’air lointain du Bal de l’Hôtel de Ville entendu au milieu d’une rêverie de Saint-Saens, […]. Heureusement, je brûle la capitale [sic : elle ne descend pas du train qui y passe…]. » (p. 19-21.) Odile va consulter un médecin à Paris, qui, étant parisien, la traite grossièrement, la bouscule et lui apprend brutalement qu’elle est tuberculeuse et ne peut se marier. Elle écrit à son fiancé sa haine de la grande ville : « Vous voyez, Jacques,… il ne faut plus me quitter, à vos côtés, tout devient beau, même cet affreux Paris. […] Non, Jacques, ne me laissez pas à Paris, j’y souffrirais trop… et Paris est un mauvais endroit pour souffrir. » (p. 315.)

76Deux fois, l’abbé utilisait le terme « brûler » pour signifier « ne pas s’arrêter à Paris », mais le mot prenait une valeur particulière chez un auteur obsédé par la Commune et ses incendies, au point de s’en inspirer dans la dernière scène de l’ouvrage qui décrivait un nouvel incendie. Le premier thème martelé par l’auteur est la critique du « déracinement » ; le juif est particulièrement haï, représentant le déraciné parfait. Il est entendu que l’état parisien peut décider de tout et que les juifs y sont particulièrement puissants. Ces industriels, naturellement ventripotents et venus de la capitale, passent en calèche pour choisir les nouvelles implantations et le héros, les traitant comme des animaux, explique : « Ceci représente la nichée de juifs qui doit nous empoisonner. » Les ouvriers attirés par les usines sont des déracinés nécessairement dangereux, des « figures étrangères », mais plus dangereux encore, les « meneurs » : pour exciter les ouvriers à la grève, trois députés viennent de Paris les haranguer. La grève éclate et tourne à la violence, toutes deux inspirées et commandées depuis la grande ville. Les grévistes mettent le feu aux dépôts de pétrole, dans une grande reprise, sous la plume de l’abbé, des incendies de la Commune.

77Second thème fondamental : la peur et la haine du « progrès », surtout technique, qui détruit tout. La machine représente la ville ; elle est l’ennemi, même sous la forme assez anodine de… la bicyclette : on en a donné une au facteur, « bonne pour les Parisiens » mais il est seul maintenant et ses trois collègues n’ont plus de travail. Il ne peut plus boire un petit verre dans sa tournée : on pense au film de Jacques Tati… Le progrès et la science détruisent tout. Au cours d’une assemblée, le héros cite les échecs du progrès et de la science qui « font, de tous les côtés, banqueroute au bonheur humain… » (p. 31.)

78Un personnage prend le train et découvre l’horreur de la ville ou plutôt de la banlieue :

« À ce moment, une abomination d’odeur envahit tout le wagon… L’express traversait lentement Saint-Denis, bien lentement comme pour faire mieux savourer l’affreuse ville à tous les voyageurs. […] La jeune fille contemple la gaie et historique cité d’autrefois, maintenant toute grise, toute minable avec ses maisons crapuleuses, ses loques, drapeaux rouillés de la misère […] les rues lépreuses, les cheminées d’usine, hachant l’horizon de leurs ligne sulfureuses… Le canal laisse suinter une eau basse et souillée qui paraît couler, dégoûtée d’elle-même ; sur ses bords, tout humides d’un gras clapotis se traînent des haillonneux qui regardent, les deux mains dans les poches, l’échine pliée, le bout de cigarette collé aux lèvres, de jaunes marmots qui se torgnolent à coup de gibecières. » (p. 126.)

79L’auteur ne ressent aucune pitié pour les misères de la banlieue et n’en cherche pas les causes mais l’attribue simplement au progrès et à la ville qui en est l’expression. Ce texte n’est pas seulement caractéristique d’une forme aiguë d’urbaphobie, il est aussi étonnement actuel. Il pourrait être repris presque mot pour mot par des mouvements modernes, ce qui explique en partie la constance de l’urbaphobie :

« Oui, je la vois, votre ville de demain, avec ses hommes n’espérant plus rien d’eux-mêmes et par eux-mêmes… dont toute l’ambition sera de se faire embaucher… alors que chacun ici possède la sienne [sa terre], bien grande et bien large au soleil de Dieu… il sera beau votre Val d’Api, avec ses rues défoncées au passage des camions, avec ses murs lépreux, ses enfants jaunis, dépenaillés, se torgnolant dans les ruisseaux, au milieu des bouisbouis et des cafés ! ! […] je vois votre gaie rivière charriant les détritus, […] notre campagne envahie par les ouvriers étrangers, notre air vicié par les fumées […] nos enfants désertant le village et partant vers ce Paris maudit. » (p. 34.)

80Troisième thème fondamental : le culte de la terre qui prend, sous la plume de l’abbé, un caractère sacré que l’on retrouve dans les textes de bien d’autres auteurs de cette époque, Barrès, par exemple et plus tard Roupnel :

« Cette bonne terre, légère et chaude, cette terre qui fleure un parfum puissant et mystérieux […] cette terre qui semble conserver sous sa rude enveloppe l’âme invisible des choses matérielles, cette terre, c’est la sienne, c’est celle de son père, de tous ses aïeux ! Ils dorment là dans son sein leur tranquille sommeil, comme un ami repose dans les bras d’un ami. […] Cette terre, mais elle est faite de leur poussière ! Elle est rendue sainte par leur souvenir. […] Quitter les champs pour aller à l’usine ? Que diraient les anciens s’ils voyaient cette apostasie ! » (p. 211.)

81Il s’agit là d’un des caractères les plus puissants de l’urbaphobie, propre sans doute à l’Europe (l’Amérique est un pays d’agriculteurs plutôt que de paysans) et plus encore, à la France. La terre est considérée comme un sein maternel d’où proviennent les hommes, qui les nourrit et où ils retournent. Klaus Bergmann souligne la même identification entre la patrie et la terre, en Allemagne, en 1910-1920, au point que les paysans quittant la campagne pour la ville y étaient traités de « déserteurs » (Bergmann, 1970).

82Certes, le croisé Pierre l’Ermite n’atteignit pas la notoriété d’un Bazin ou d’un Bourget, ni peut-être leur talent, mais cela ne signifie pas que son influence fût faible. Il fournit l’exemple de nombreux textes de propagandes diffusés par les éditions religieuses comme Mame à Tours ou la Maison de la Bonne Presse, pour édifier les foules, surtout celles des campagnes. Il est fort probable qu’il fut lu plus souvent et avec plus d’admiration qu’un Péguy. Ses textes intéressent pour deux raisons. On ne peut qu’être frappé par la véhémence du style. Il s’agit d’une véritable haine de la grande ville que clame l’abbé, mêlée à une angoisse qui l’explique sans doute, devant un monde qui change sous l’influence urbaine. Il est encore plus étonnant de lire des jugements que l’on pourrait trouver encore aujourd’hui dans bien des discours politiques. On peut en tirer deux conclusions : on peut penser que les critiques de notre prédicateur étaient et demeurent justifiées, dans les mêmes termes, que rien n’a changé et que les villes sont toujours aussi dangereuses qu’il y a un siècle, une thèse difficile à défendre car le monde s’est donné bien du mal pour changer (deux guerres mondiales, une grande Dépression et tant de changements sociaux et techniques…) Ou bien il faut plutôt reconnaître que l’urbaphobie est un mouvement largement placé hors du temps, qui semble peu sensible aux anachronismes et qui se nourrit de griefs anciens, perpétuellement remâchés sans qu’on se préoccupe trop de leur validité, ce qui est la définition de l’idéologie. On essayera de préciser ce point capital en troisième partie.

Conclusion

83Comme le tournant du siècle connut des crises profondes, diverses mais simultanées, l’urbaphobie qui en était l’un des principaux symptômes s’est nourrie de causes différentes qui se renforcèrent mutuellement. Les distinguer est quelque peu artificiel car les ennemis de la grande ville lançaient d’ordinaire des accusations qui utilisaient différents arguments à la fois. Essayons cependant d’en préciser la conjonction.

84Une première cause de l’urbaphobie était alors le nationalisme : la ville était accusée d’être stérile, de tuer les hommes au lieu de multiplier les soldats et d’éduquer si mal ses habitants qu’ils oubliaient l’obéissance et le respect de la hiérarchie. Cet argument était particulièrement important dans un pays dont une large partie de la population était obsédée par la « revanche » et où l’armée subissait de rudes attaques au moment de l’Affaire Dreyfus. Comme la gauche, principalement ouvrière ou intellectuelle et largement urbaine, finit, après des hésitations, par prendre la défense du capitaine Dreyfus, l’Affaire contribua à opposer davantage les grandes villes principalement dreyfusardes aux campagnes dont les habitants suivaient plutôt les notables, l’Armée et l’église. Le régionalisme d’un Barrès et surtout d’un Maurras se combinait avec le nationalisme. Pour le chef de l’Action Française, la famille, le clocher, ce qu’on appellerait aujourd’hui « le local » formaient la base de la nation qui n’était qu’une « famille de familles ». La grande ville, qui en offrait, en miroir, l’image opposée, était détestable.

85Ce sont plutôt des raisons économiques, très mal comprises il est vrai, et sociales qui triomphaient chez Jules Méline. Profondément républicain, il fut aussi passionnément malthusien. Méconnaissant l’économie moderne, redoutant l’efficacité de l’industrie, il raisonnait comme les physiocrates et voyait dans les habitants des villes des populations stériles. Effrayé par les progrès des socialistes et les efforts des royalistes, il voulait, à la suite de Gambetta, asseoir la République sur un socle de petits paysans. Il n’hésita pas à favoriser largement ces derniers aux dépens des populations urbaines. Sa politique de Retour à la Terre et de subventions aux agriculteurs, renforcée par la critique de l’exode rural, fut proclamée à nouveau par Pétain et envisagée, sous d’autres termes, par les 4^e et 5^e Républiques. Aucune doctrine politique, en France, n’a connu un succès aussi long : elle a duré pratiquement jusqu’à nos jours.

86Les Chrétiens avaient toujours éprouvé de la méfiance envers les villes, trop brillantes, trop libres, trop changeantes et trop gaies à leur goût, mais jamais leur condamnation ne fut aussi virulente qu’à la fin du XIX^e siècle et au début du XX^e. Pour eux aussi, l’anathème ne suffisait pas, il fallait revenir à la situation antérieure. L’abbé Loutil criait à ses ouailles qui « trahissaient » : Restez chez vous, titre de l’un de ses romans. La critique morale était ici l’argument principal. Les auteurs chrétiens ne voulaient pas admettre que la vie était meilleure en ville pour les paysans déracinés. Obligés de le reconnaître, ils affirmaient que c’étaient là de ces avantages illusoires qui « laissent un goût de cendre dans la bouche ». Dans le droit fil de leur doctrine, ils tournaient en mérites les difficultés de la vie paysanne et en tiraient un argument supplémentaire : travailler la terre pour se macérer et gagner son salut.

87La terre est sacrée : l’argument le plus étrange peut-être et l’un des plus puissants, consistait à considérer la terre comme un être vivant, sacré, rassemblant les ossements des ancêtres, pétrie de leur sang et de leur sueur, que l’on ne pouvait abandonner sans trahison. La ville apparaissait a contrario comme l’objet étranger qui brisait les familles, détruisait les traditions, interrompait la longue lignée des ancêtres. On devine à la fois un souvenir des antiques cultes païens de la Déesse Mère (qui devait se renforcer après 1918), de la terre nourricière d’où l’homme est sorti sous la forme d’une boule de terre à laquelle les dieux ont insufflé la vie et aussi la conception de l’homme comme un simple maillon dans la chaîne des générations, dont le principal rôle est de transmettre à ses enfants ce qu’il a reçu de ses ancêtres. Cette composante de l’urbaphobie devait connaître un développement considérable entre les deux guerres, repris encore récemment. Mais la question est trop délicate et trop importante pour ne pas être reportée à une analyse ultérieure.

88Chacun de ces mouvements urbaphobes était puissant, chacun intéressait des parties différentes de la population française. Ils s’opposaient parfois entre eux : Maurras et Méline se détestaient et se combattaient. Le Républicain opportuniste ne portait pas dans son cœur le clergé catholique qui le lui rendait bien. Mais tous avaient le même ennemi et visaient la même cible, Paris. Pour des raisons différentes, parfois opposées, tous détestaient la grande ville, essayaient d’empêcher sa croissance, tentaient de ramener dans les campagnes la population qui avait « trahi » et n’hésitaient pas à augmenter les charges des villes pour mieux subventionner les paysans. Quand Méline prélevaient quatre milliards de francs-or sur les villes, les chrétiens qui le combattaient lui apportaient en même temps une forte caution morale. C’est sans doute à cette conjonction d’attaques violentes provenant de directions très différentes mais convergeant toutes vers la même cible qu’il faut attribuer le succès et la durée de l’urbaphobie en France.

89Cette haine de la ville semble bien avoir été fondée, depuis la fin du XIX^e siècle, sur une condamnation de la Révolution Industrielle et capitaliste, un rejet des masses ouvrières, aboutissant à un véritable refus de considérer comme Français les villes, les industries, leurs travailleurs et leurs problèmes. Les dirigeants et une grande partie de l’opinion, effrayés par la misère des ouvriers et incapables ou sans volonté d’améliorer leur condition, voulurent les oublier. Seule comptait désormais la France rurale, devenue « la vraie France », la seule France estimable. Le plus surprenant est que cette critique du capitalisme venait à la fois de la gauche, horrifiée par les effets sociaux de la révolution industrielle, et de la droite, effrayée par les bouleversements politiques, moraux et sociaux qu’il provoquait : « Dans les pays industrialisés, où se produit un fort exode rural interne, la célébration de la paysannerie est plutôt l’une des formes de rejet du monde ouvrier. […] La dénonciation de la Capitale est depuis un siècle au moins une des formes que prend la révolte, non achevée ou non assumée, contre le Capital. » (Thiesse, 1991, p. 242.) Anne-Marie Thiesse montre, dans sa remarquable étude des manuels scolaires, que le peuple fut désormais assimilé au local : « L’événement politique majeur qui marque les débuts de la III^e République, à savoir la Commune, a indubitablement pesé sur cette valorisation de la Province et des populations rurales comme France véritable. » (Thiesse, 1997, p. 5.)

90Cela rend encore plus énigmatique l’attitude des forces de gauche restées, pendant tout le XX^e siècle, passablement urbaphobes, elles aussi : « [Ce discours urbaphobe] ne donne aucune autre perspective d’évolution que la conservation de l’état bienheureux et mythique de communautés à peine effleurées par l’industrialisation. L’exode rural et l’urbanisation paraissent autant de menaces contre la cohésion harmonieuse du territoire et de trahisons portant atteinte à l’essence de la nation. Le monde ouvrier est le plus souvent absent des discours sur l’identité nationale, par une mise à l’écart on ne peut plus radicale. » (Thiesse, 1997, p. 36.)

91Curieusement, il semble que les partis de gauche aient pris à leur compte ces discours urbaphobes, bien qu’ils fussent dirigés contre les intérêts qu’ils devaient défendre : « Les mouvements ouvriers se réfèrent à ce même mode de représentation de la diversité bienheureuse, y compris dans sa version la plus pittoresque. » (ibidem, p. 7.) Le Congrès du parti communiste réuni à Arles en 1935 insistait longuement sur le monde rural et le folklore. « Cette représentation de la nation, parce qu’elle repose implicitement sur la mythique harmonie d’une non moins mythique France rurale, est inapte à rendre compte du changement et de la mobilité sociale et géographique. De là, le traitement pour le moins parcimonieux et souvent péjoratif réservé au monde industriel et urbain, de là surtout l’obsession constante, dans les manuels scolaires, de l’exode rural, énoncé moins comme un phénomène de transfert de population que comme une mortelle hémorragie démographique. » (Ibidem, p. 87.)

92L’exode rural n’était qu’une adaptation à une économie industrielle nouvelle, transférant des populations rurales sous-employées et fort peu productrices vers des activités qui produisaient beaucoup plus de richesses, avec une nette amélioration du niveau de vie des paysans urbanisés. Il fut cependant combattu tout au long du XX^e siècle, dans les discours, les manuels scolaires et les études géographiques. On peut comprendre cette panique : si la seule France véritable était la France rurale, si la France des villes et des industries était étrangère, dangereuse et immorale, alors, l’exode rural marquait la mort de la « vraie » France, au profit de villes trop modernes. Ces opinions n’ont guère changé jusqu’à nos jours.