1Curieusement, alors que la France souffrait d’un système fiscal injuste, inefficace et spoliateur, que le trésor royal était vidé non tant par les dépenses de la Cour que par les guerres et la construction d’une forte marine de guerre, que les dernières années du siècle connaissaient des disettes graves, ce n’était pas la campagne pourtant écrasée d’impôts qui faisait problème, c’est la ville qui inquiétait.

Les Lumières et la Ville : crise morale

2Jusqu’au milieu du XVIII^e siècle, les avantages et les inconvénients de la grande ville parurent équilibrés : on trouve autant de louanges que de critiques. L’opinion changea avec la fin du XVIII^e siècle, en France et en Europe, qui connut trois révolutions, toutes d’une extrême importance : la Révolution Industrielle, commencée en Angleterre au milieu du siècle, puis en France dans la seconde moitié, la Révolution politique qui détruisit l’Ancien Régime, enfin la révolution démographique, avec une chute de la natalité, une baisse plus lente de la mortalité liée à la vaccination contre la variole, mais ralentie puis renversée par les horreurs de la révolution industrielle, enfin de grandes migrations qui gonflèrent la population urbaine à partir de la Révolution. Les effets sur l’image de la ville ne sauraient être exagérés : le tournant du siècle vit réapparaître la grande ville millionnaire, oubliée depuis presque quinze siècles, depuis la grande époque de Rome et d’Alexandrie sous Trajan.

3Ces bouleversements furent annoncés, parfois refusés, par quatre grandes inspirations : Montesquieu établit les bases d’un état organisé fondé sur le droit ; les Physiocrates ébauchèrent la première école d’économie politique ; les Encyclopédistes derrière Diderot et d’Alembert rassemblaient les connaissances modernes ; Rousseau proposa un changement des valeurs. Ces grands mouvements eurent des influences très différentes sur l’image de la ville. Ceux qui annonçaient l’avenir, comme les Encyclopédistes, ne lui étaient pas opposés, ceux qui, comme Rousseau, exaltaient le passé comme modèle, la détestaient.

Montesquieu

4Montesquieu, au milieu du siècle, ne s’intéressait guère à la grande ville et la critiqua peu, ce qui peut surprendre puisque l’exemple de la chute de l’Empire Romain, qu’il étudia particulièrement, a survécu dans les consciences européennes comme un regret, une énigme et une menace. Il ne s’attachait qu’aux éléments politiques et moraux comme dans l’un des rares reproches qu’il adressa à la ville de Rome : « Si la grandeur de l’Empire [par les guerres de conquête et le pouvoir croissant des généraux] perdit la République, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins1. » sans que l’on sache clairement si par « grandeur », il entendait l’étendu spatiale, la taille démographique, la puissance ou la gloire. Le cosmopolitisme propre aux grandes villes lui paraissait louable car il assurait le progrès des mœurs par l’expérience de coutumes diverses et le développement du commerce, fonction principale de la grande ville et source de prospérité. Il ajoutait dans les Considérations : « Ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, c’est qu’ayant combattu successivement contre tous les peuples, ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu’ils en ont trouvé de meilleurs. » (p. 1.) Mais il jugeait aussi ce cosmopolitisme destructeur :

« Pour lors, Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n’avait eu qu’un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du Sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, n’était qu’un amour de l’égalité. Les peuples d’Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers et sa dépendance de quelque grand protecteur. La ville, déchirée, ne forma plus un tout ensemble, et, comme on n’en était citoyen que par une espèce de fiction, qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus. » (Considérations…, p. 28.)

5Il citait le principal reproche que l’on a adressé depuis deux cents ans à la grande ville, l’épuisement des ressources des campagnes alentour, mais il l’attribuait aux Chrétiens qui détestaient Dioclétien, leur grand persécuteur. Du reste, Dioclétien s’était retiré loin de Rome dans son fameux palais qui ne devint que bien plus tard une ville, Split. Comme tant d’autres, Montesquieu pensait que le luxe de la ville corrompt : « Or ces sortes de gens [esclaves et artisans] n’étaient guère propres à la guerre : ils étaient lâches et déjà corrompus par le luxe des villes et souvent par leur art même ; outre que, comme ils n’avaient point proprement de patrie, et qu’ils jouissaient de leur industrie partout, ils avaient peu à perdre ou à conserver. » (Considérations…, p. 9) mais il s’agit là d’une opinion extrêmement répandue qu’il ne faisait que répéter. Peut-être ces différences s’expliquent-elles par l’évolution de sa pensée : quatorze années séparent les Considérations de l’Esprit des Lois. Il reste que son jugement de la grande ville est fort balancé. Il en alla tout autrement, à la fin du XVIII^e siècle : Rétif de la Bretonne envisagea un projet de vie communautaire pour les paysans, expressément formé en vue « d’interdire le séjour de la ville » et de « préserver à jamais nos enfants de l’inévitable contagion des villes2 ».

L’Encyclopédie

6Au moment où la grande ville allait apparaître dans une Europe qui n’en avait plus connue depuis près de 1500 ans, comment considérait-on la ville ? Telle que la voyait les Français du Moyen âge ! La grande Encyclopédie3, par exemple, la définissait ainsi :

« VILLE : assemblage de plusieurs maisons disposées par rues, & fermées d’une clôture commune, qui est ordinairement de murs & de fossés. Mais pour définir une ville plus exactement, c’est une enceinte fermée de murailles, qui renferme plusieurs quartiers, des rues, des places publiques, & d’autres édifices. »

7La fonction militaire, les fortifications, apparaissaient alors comme la caractéristique principale. L’Encyclopédie insistait longuement sur la caractère sacré que l’espace urbain revêtait dans l’antiquité grecque et romaine, opposant ainsi encore plus nettement l’intérieur de la ville à la campagne extérieure. On marquait à la charrue le tracé des murs : « Lorsque la charrue étoit arrivée au terrein qui étoit marqué pour les portes, on élevoit le soc, comme s’il y eût eu quelque chose de mystérieux & de sacré dans l’ouverture du sillon qui eût pu être profané. » Les transports et le commerce n’étaient donc pas considérés comme des fonctions urbaines fondamentales. L’Encyclopédie ne proposait aucune définition plus moderne, considérant sans doute que celle-ci était encore valable au milieu du XVIII^e siècle. Elle condamnait, sans originalité, la grande ville comme lieu de débauche qui ruinait une nation : « C’est principalement dans les grandes villes, et surtout dans les capitales des grands empires, où la dépravation des mœurs est excessive, que l’espèce humaine souffre un dépérissement terrible. Ce sont pour les provinces des espèces de colonies qu’elles sont obligées de repeupler tous les ans. […] Ce sont autant de gouffres qui engloutissent l’or et les habitants des provinces4. »

Les Physiocrates

8Ce point de vue est confirmé par la première grande école d’économie politique qui fût apparue en Europe, le groupe des Physiocrates. Certes, on trouve des études des phénomènes économiques bien plus anciens, de Caton et des Géorgiques jusqu’aux travaux de Boisguilbert5 et de Vauban6 mais le groupe qui se forma autour de Quesnay, médecin de Louis XV, marqua certainement le début de la pensée économique en Europe. Toute la Physiocratie était fondée sur l’observation de l’Ordre Naturel, « la constitution physique que Dieu même a donné à l’univers, et par laquelle tout s’opère dans la Nature7 » (éditeur, p. 11). Cet ordre était fondé sur la recherche, par l’homme, de la sûreté et sur le droit de propriété. La propriété et l’agriculture sont la base de tout ce système social et moral fondé sur les lois de la Nature et la volonté divine. Les villes n’y ont pas de place : « Tout ce qui est désavantageux à l’agriculture est préjudiciable à la Nation et à l’état, et tout ce qui favorise l’agriculture est profitable à l’état et à la Nation… » (Tableau, p. 74.)

9La chute de l’Empire Romain, dont on a vu combien elle avait impressionné l’Europe depuis 13 siècles, était attribuée à la négligence de l’agriculture par une société fondée sur un réseau de villes. Le Tableau de Quesnay allait plus loin dans la critique de la ville8. Il divisait la société en trois classes :

« La Nation est réduite à trois classes de citoyens : La classe productive, la classe des propriétaires et la classe stérile. La classe productive est celle qui fait renaître par la culture du territoire les richesses annuelles de la Nation, qui fait les avances des dépenses des travaux de l’agriculture et qui paye annuellement les revenus des propriétaires des terres. […] La classe des propriétaires comprend le Souverain, les possesseurs des terres et les Décimateurs [l’église] […]. La classe stérile est formée de tous les citoyens occupés à d’autres services et à d’autres travaux que ceux de l’agriculture et dont les dépenses sont payées par la classe productive et par la classe des propriétaires… » (p. 46.)

10L’agriculture n’était pas seulement productrice de denrées : elle permettait à une nation de suivre les rythmes naturels en faisant « renaître » chaque année les productions9. La classification sociale de Quesnay était prudente, puisqu’elle admettait l’utilité des propriétaires fonciers comme le Souverain, les nobles dotés de fiefs et l’église (les « décimateurs ») à côté des agriculteurs. Elle suivait ainsi la classification médiévale en trois ordres, mais regroupait la noblesse et le clergé dans une classe de propriétaires fonciers dont la justification sociale n’était plus la guerre ou la prière mais la gestion des terres et l’investissement en moyens de production. Tous les autres travailleurs, commerçants, banquiers et changeurs, artisans du bois, du cuir ou du fer, artistes, médecins, juristes, etc… étaient relégués dans la classe stérile : c’étaient justement les habitants des villes, présentés comme des populations parasitaires. L’agriculture seule produisait de vraies richesses : « Maxime 2 : Que le Souverain et la Nation ne perdent jamais de vue que la terre est l’unique source des richesses et que c’est l’agriculture qui les multiplie. Car l’augmentation des richesses assure celle de la population ; les hommes et les richesses font prospérer l’agriculture, étendent le commerce, animent l’industrie, accroissent et perpétuent les richesses. »

11Le commerce et la manufacture étaient dangereux car ils risquaient de détourner les hommes et les capitaux de l’agriculture : « Maxime 9 : Qu’une Nation qui a un grand territoire à cultiver et la facilité d’exercer un grand commerce des denrées du crû, n’étende pas trop l’emploi de l’argent et des hommes aux manufactures et au commerce de luxe, au préjudice des travaux et des dépenses de l’agriculture, car, préférablement à tout, le Royaume doit être bien peuplé de riches cultivateurs. » et plus loin : « C’est dans cette partie de richesses visibles et annuelles que consiste la puissance de l’état et la prospérité de la Nation : c’est elle qui fixe et qui attache les sujets au sol. L’argent, l’industrie, le commerce mercantile et de trafic, ne forment qu’un domaine postiche et indépendant… » (p. 154.)

12Cette prépondérance de l’agriculture était reconnue par tous. L’article « Fermier » de la Grande Encyclopédie de Diderot, interdisait au fermier d’aller perdre son temps en ville en faisant du commerce, mais louait leur vertu :

« Parmi les fermiers, ceux qui, sous prétexte de joindre le commerce au labourage, se répandent souvent dans les marchés publics, n’en rapportent que le goût de la dissipation, & perdent de vûe la seule affaire qui leur soit importante. […] En pénétrant dans les maisons des laboureurs, on retrouve, de nos jours même, les mœurs que le luxe a chassées des grandes villes ; on peut y admirer encore la droiture, l’humanité, la foi conjugale, une religieuse simplicité10. »

13L’article « Population » condamnait la ville en termes qui devaient être repris presque textuellement jusqu’à nos jours, comme si les conditions démographiques n’avaient pas changé en deux siècles : « C’est principalement dans les villes, & surtout dans les capitales des grands empires, où la dépravation des mœurs est excessive, que l’espèce humaine souffre un dépérissement sensible. Ce sont pour les provinces des espèces de colonies qu’elles sont obligées de repeupler tous les ans11. » Curieusement, dans sa rage contre Paris, Jean-François Gravier, en 1947, inversera les termes pour aboutir à la même condamnation et accusera la capitale de traiter les provinces comme des colonies. Le commerce, activité typiquement urbaine, devait être laissé aux petits états. Quesnay critiquait brutalement le mercantilisme de Colbert : « Nous ne parlerons pas ici du commerce de trafic qui est le lot des petits états maritimes. Un grand état ne doit pas quitter la charrue pour devenir voiturier. On n’oubliera jamais qu’un ministre du dernier siècle, ébloui du commerce des Hollandais et de l’éclat des Manufactures de luxe, a jeté la patrie dans un tel délire que l’on ne parlait plus que commerce et argent… » (p. 237.)

14Les Physiocrates critiquaient déjà l’exode rural, encore bien faible alors, mais qui allait devenir l’une des obsessions des politiciens et des géographes du XX^e siècle. à la différence de Rousseau, ils redoutaient moins le départ des hommes que celui des capitaux :

« Maxime XII : Que les enfants des riches fermiers s’établissent dans les campagnes pour y perpétuer les laboureurs ; car si quelques vexations leur font abandonner les campagnes et les déterminent à se retirer dans les villes, ils y portent les richesses de leurs pères qui étaient employées à la culture. Ce sont moins les hommes que les richesses qu’on doit attirer dans les campagnes… »

15Curieusement, cette économie politique toute neuve considérait l’économie d’une façon archaïque, comme au Moyen âge ou même dans l’Antiquité : Caton ou Virgile n’auraient pas trouvé grand chose à redire aux textes de Quesnay et de Dupont, comme si les moyens de production, les techniques et les rapports sociaux n’avaient pas changé en deux mille ans. Pourtant, les expériences de Law au début du siècle, désastreuses il est vrai, avaient fait connaître, et avec quel éclat, les opérations bancaires et les compagnies par action. La Bourse de la rue Quincampoix avait promis trop d’enrichissement puis entraîné trop de ruines pour être oubliée. Le commerce triangulaire avec l’Afrique et les Antilles avaient suscité bien des Compagnies des Indes qui prétendaient verser des dividendes mirifiques. L’industrie moderne naissait : le Comte d’Artois, frère de Louis XVI, créait au sud-ouest de Paris, sur les quais de Javel, une usine chimique produisant du chlore qui devait rendre célèbre l’« eau de Javel ». On pourrait penser que des économistes ne pouvaient manquer de discuter et critiquer de telles entreprises. Les Physiocrates les ignorèrent : elles se développaient dans les villes et étaient donc stériles. Leur urbaphobie apparaît à la fois comme un effet de leur passion pour l’agriculture mais aussi comme une cause préalable de cette passion. La grande ville devait être ignorée et méprisée.

Jean-Jacques Rousseau

16À cette critique qui se voulait économique, Rousseau ajouta une condamnation bien plus radicale en se plaçant d’un point de vue principalement moral. Ses remarques se trouvent en de nombreux endroits de son œuvre mais nulle part aussi mordantes et fréquentes que dans son Émile12 où il enseignait comment élever un jeune garçon : « Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. Au bout de quelques générations, les races périssent ou dégénèrent ; il faut les renouveler, et c’est toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement… » (p. 30.) L’accumulation des hommes est source de maux physiques aussi bien que moraux qui s’aggravent avec la taille de la ville :

« Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. Les infirmités du corps, ainsi que les vices de l’âme, sont l’infaillible effet de ce concours trop nombreux. L’homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeaux. Des hommes entassés comme des moutons périraient tous en très peu de temps. L’haleine de l’homme est mortelle à ses semblables : cela n’est pas moins vrai au propre qu’au figuré. » (p. 30.)

17La première phrase est riche de sens : en s’entassant dans une ville, les hommes redeviennent des animaux, comme les fourmis. Ils doivent au contraire s’éparpiller sur le sol national, une affirmation13 qui, sans être jamais justifiée, demeure le fondement de toute une politique d’Aménagement du Territoire aujourd’hui. Enfin, la tâche principale de l’homme, comme le pensaient les Physiocrates, est de cultiver la terre. Le lien entre maux physiques et moraux est capital : ce n’est plus la conception cartésienne, reprise de Platon, de l’âme capable de se libérer des passions physiques, « comme un capitaine dans son navire », mais plutôt spinoziste : l’âme, étant « l’idée du corps », pâtit avec lui. Ce lien fut beaucoup utilisé par les urbaphobes qui suivirent Rousseau et le citèrent sans cesse. Eux aussi lièrent avec insistance les maux physiques (la variole à la fin du XVIII^e, le choléra et la tuberculose au XIX^e), les maux sociaux (misère, insécurité, prostitution) et la décadence morale. Pas plus que Rousseau, cependant, ils n’expliquèrent comment ces liens étaient établis et maintenus. Rousseau mérite d’être cité longuement parce que ses anathèmes ont été copiés et répétés avec moins de talent par presque tous ceux qui ont critiqué la grande ville jusqu’à nos jours. Sur ce sujet, aucun écrivain ne semble avoir eu autant d’influence ni une telle postérité.

18La distribution égale de la population sur le territoire national est l’un des buts fondamentaux proposés par les aménageurs aujourd’hui. Rousseau fut l’un des premiers à la recommander, malheureusement sans la justifier, non plus que les aménageurs :

« La seconde marque de la bonté relative du gouvernement et des lois se tire aussi de la population, mais d’une autre manière, c’est-à-dire de sa distribution, et non pas de sa quantité. Deux états égaux en grandeur et en nombre d’hommes peuvent être fort inégaux en force ; et le plus puissant des deux est toujours celui dont les habitants sont le plus également répandus sur le territoire ; celui qui n’a pas de si grandes villes, et qui par conséquent brille le moins, battra toujours l’autre. Ce sont les grandes villes qui épuisent un état et font sa faiblesse : la richesse qu’elles produisent est une richesse apparente et illusoire ; c’est beaucoup d’argent et peu d’effet. On dit que la ville de Paris vaut une province au roi de France ; mais je crois qu’elle lui en coûte plusieurs ; que c’est à plus d’un égard que Paris est nourri par les provinces, et que la plupart de leurs revenus se versent dans cette ville et y restent, sans jamais retourner au peuple ni au roi. Il est inconcevable que, dans ce siècle de calculateurs, il n’y en ait pas un qui sache voir que la France serait beaucoup plus puissante si Paris était anéanti.
Non seulement le peuple mal distribué n’est pas avantageux à l’état, mais il est plus ruineux que la dépopulation même, en ce que la dépopulation ne donne qu’un produit nul, et que la consommation mal entendue donne un produit négatif. Quand j’entends un Français et un Anglais, tout fiers de la grandeur de leurs capitales, disputer entre eux lequel de Paris ou de Londres contient le plus d’habitants, c’est pour moi comme s’ils disputaient ensemble lequel des deux peuples a l’honneur d’être le plus mal gouverné. » (p. 523.)

19Le début du second paragraphe proposait un calcul fondé sur une classification reprise par les Physiocrates : alors que la dépopulation produit seulement moins de richesse, l’exode rural, pour utiliser un terme moderne, augmente considérablement la consommation en même temps qu’il diminue la production. Ce raisonnement impliquait, sans le prouver, que toute richesse valable ne venait que de l’agriculture et que les villes étaient stériles. Quant à « l’anéantissement » de Paris, il devait être souhaité à nouveau par deux géographes, J.-F. Gravier en 1947 et H. Isnard demandant, en 1978, qu’on réduisît Paris à 1/83^e de la population française.

20Autre défaut capital de la ville, pour Rousseau, elle est libertine, une critique abondamment reprise par les écrivains catholiques14 :

« Quand l’âge critique approche, offrez aux jeunes gens des spectacles qui les retiennent, et non des spectacles qui les excitent ; donnez le change à leur imagination naissante par des objets qui, loin d’enflammer leurs sens, en répriment l’activité. éloignez-les des grandes villes, où la parure et l’immodestie des femmes hâtent et préviennent les leçons de la nature, où tout présente à leurs yeux des plaisirs qu’ils ne doivent connaître que quand ils sauront les choisir. Ramenez-les dans leurs premières habitations, où la simplicité champêtre laisse les passions de leur âge se développer moins rapidement ; ou si leur goût pour les arts les attache encore à la ville, prévenez en eux, par ce goût même, une dangereuse oisiveté. » (p. 236.)

21Combinant à la fois, ses préjugés chrétiens et son culte de la Nature, Rousseau est pris dans une contradiction : il doit condamner le désir, produit pourtant par la Nature15. Il tente de sortir du piège en accusant les villes de « hâter les leçons de la nature » et en recommandant de « lui donner le change » ( !) : la grande ville serait donc trop naturelle ? C’est que les femmes y sont particulièrement redoutables :

« La lecture, la solitude, l’oisiveté, la vie molle et sédentaire, le commerce des femmes et des jeunes gens : voilà les sentiers dangereux à frayer à son âge, et qui le [Émile] tiennent sans cesse à côté du péril. C’est par d’autres objets sensibles que je donne le change à ses sens, c’est en traçant un autre cours aux esprits que je les détourne de celui qu’ils commençaient à prendre ; c’est en exerçant son corps à des travaux pénibles que j’arrête l’activité de l’imagination qui l’entraîne. Quand les bras travaillent beaucoup, l’imagination se repose ; quand le corps est bien las, le cœur ne s’échauffe point. La précaution la plus prompte et la plus facile est de l’arracher au danger local. Je l’emmène d’abord hors des villes, loin des objets capables de le tenter. » (p. 341.)

22Le « sexe imbécile », c’est à dire faible au sens propre, est particulièrement exposé à la corruption des grandes villes, alors que son devoir principal est de faire des enfants. Rousseau s’en inquiète, et l’argument de la ville « stérile », cette fois dans le sens démographique du terme, réapparaît et sera abondamment cultivé au cours des deux siècles suivants :

« Soutenir vaguement que les deux sexes sont égaux, et que leurs devoir sont les mêmes, c’est se perdre en déclamations vaines […]. Les femmes, dites-vous, ne font pas toujours des enfants ! Non, mais leur destination propre est d’en faire. Quoi ! Parce qu’il y a dans l’univers une centaine de grandes villes où les femmes, vivant dans la licence, font peu d’enfants, vous prétendez que l’état des femmes est d’en faire peu ! Et que deviendraient vos villes, si les campagnes éloignées, où les femmes vivent plus simplement et plus chastement, ne réparaient la stérilité des dames ? Dans combien de provinces les femmes qui n’ont fait que quatre ou cinq enfants passent pour peu fécondes ! Enfin, que telle ou telle femme fasse peu d’enfants, qu’importe ? L’état de la femme est-il moins d’être mère ? Et n’est-ce pas par des lois générales que la nature et les mœurs doivent pourvoir à cet état ? » (p. 388.)

23L’idée que la population des villes ne se renouvelle pas et que les migrations des ruraux permettent seules de maintenir la population urbaine sera répétée avec passion à la fin du XIX^e et pendant le XX^e. Au temps de Rousseau, elle est largement fausse : Paris, par exemple, a grandi lentement pendant le XVII^e par croissance végétative, c’est à dire par différence des naissances et des décès. Ce n’est qu’à partir de la Révolution et de l’Empire que la capitale grossira brutalement sous l’effet de violentes migrations et que la Révolution Industrielle entraînera des conditions de vie atroces et une forte mortalité. Rousseau commet un anachronisme, sans doute explicable par les nombreuses études de la chute de l’Empire romain : beaucoup d’auteurs, au nom de la morale chrétienne, l’attribuaient à la débauche et à la liberté des femmes païennes dont beaucoup savaient contrôler leur fécondité et diminuer la natalité. Rome n’aurait alors survécu qu’en attirant de fortes migrations qui auraient épuisé les campagnes16. Tout cela est fort douteux mais était encore, au XVIII^e, dans tous les esprits. Il est curieux que cette erreur ait subsisté jusqu’à nos jours.

24La corruption des grandes villes est si dangereuse pour les femmes que Rousseau concède qu’il serait bon de les éduquer pour les en protéger, alors que l’éducation serait inutile aux femmes qui vivent sainement dans les campagnes :

« Je ne blâmerais pas sans distinction qu’une femme fût bornée aux seuls travaux de son sexe, et qu’on la laissât dans une profonde ignorance sur tout le reste ; mais il faudrait pour cela des mœurs publiques très simples, très saines ou une manière de vivre très retirée. Dans de grandes villes, et parmi des hommes corrompus, cette femme serait trop facile à séduire ; souvent sa vertu ne tiendrait qu’aux occasions. Dans ce siècle philosophe, il lui en faut une à l’épreuve ; il faut qu’elle sache d’avance et ce qu’on lui peut dire et ce qu’elle en doit penser. » (p. 418.)

25L’idéal serait d’éduquer les jeunes hommes à la campagne pour leur inculquer ces mœurs saines qui résisteront même aux tentations des grandes villes, en particulier aux charmes si dangereux des prostituées pour lesquelles Rousseau n’a pas de mots trop durs :

« Prenez un jeune homme élevé sagement dans la maison de son père en province, et l’examinez au moment qu’il arrive à Paris, ou qu’il entre dans le monde ; vous le trouverez pensant bien sur les choses honnêtes, et ayant la volonté même aussi saine que la raison ; vous lui trouverez du mépris pour le vice et de l’horreur pour la débauche ; au nom seul d’une prostituée, vous verrez dans ses yeux le scandale de l’innocence. Je soutiens qu’il n’y en a pas un qui pût se résoudre à entrer seul dans les tristes demeures de ces malheureuses, quand même il en saurait l’usage, et qu’il en sentirait le besoin. » (p. 353.)

26Autre argument destiné à connaître un grand succès, la grande ville est le lieu de l’ennui, enfant terrible de l’oisiveté et père de tous les vices :

« Le peuple ne s’ennuie guère, sa vie est active ; si ses amusements ne sont pas variés, ils sont rares ; beaucoup de jours de fatigue lui font goûter avec délices quelques jours de fêtes. Une alternative de longs travaux et de courts loisirs tient lieu d’assaisonnement aux plaisirs de son état. Pour les riches, leur grand fléau, c’est l’ennui ; au sein de tant d’amusements rassemblés à grands frais, au milieu de tant de gens concourant à leur plaire, l’ennui les consume et les tue, ils passent leur vie à le fuir et à en être atteints ; ils sont accablés de son poids insupportable ; les femmes surtout, qui ne savent plus ni s’occuper ni s’amuser, en sont dévorées sous le nom de vapeurs ; il se transforme pour elles en un mal horrible, qui leur ôte quelquefois la raison, et enfin la vie. Pour moi, je ne connais point de sort plus affreux que celui d’une jolie femme de Paris, après celui du petit agréable qui s’attache à elle, qui, changé de même en femme oisive, s’éloigne ainsi doublement de son état, et à qui la vanité d’être homme à bonnes fortunes fait supporter la langueur des plus tristes jours qu’ait jamais passés créature humaine. » (p. 378.)

27Curieusement, d’autres auteurs comme Bourget ou Méline, soulignant, à la fin du XIX^e l’activité fébrile qui règne à Paris, en déduiront au contraire que les esprits y sont affaiblis par une trop forte activité, d’où un esprit superficiel et des maladies mentales. Que l’on attribue à Paris une excessive oisiveté ou un excès d’activité, la critique aboutit toujours à la condamnation. La ville développe aussi, par toutes les occasions qu’elle propose, l’hypocrisie et le mensonge. Les femmes y sont particulièrement enclines :

« On oppose aux filles une gêne apparente pour trouver des dupes qui les épousent sur leur maintien. Mais étudiez un moment ces jeunes personnes ; sous un air contraint elles déguisent mal la convoitise qui les dévore, et déjà on lit dans leurs yeux l’ardent désir d’imiter leurs mères. Ce qu’elles convoitent n’est pas un mari, mais la licence du mariage. Qu’a-t-on besoin d’un mari, avec tant de ressources pour s’en passer ? Mais on a besoin d’un mari pour couvrir ces ressources. La modestie est sur leur visage, et le libertinage est au fond de leur cœur : cette feinte modestie elle-même en est un signe ; elles ne l’affectent que pour pouvoir s’en débarrasser plus tôt. Femmes de Paris et de Londres, pardonnez-le-moi, je vous supplie. Nul séjour n’exclut les miracles ; mais pour moi je n’en connais point ; et si une seule d’entre vous a l’âme vraiment honnête, je n’entends rien à vos institutions. » (p. 425.)

28Rousseau, persuadé que la taille d’une ville est directement proportionnelle à la débauche qu’on y trouve, déplore que tant de filles qui ont eu la chance de naître dans de petites villes de province, cherchent à se perdre en se jetant librement dans l’enfer parisien :

« Dans les grandes villes, la dépravation commence avec la vie, et dans les petites elle commence avec la raison. De jeunes provinciales, instruites à mépriser l’heureuse simplicité de leurs mœurs, s’empressent à venir à Paris partager la corruption des nôtres ; les vices, ornés du beau nom de talents, sont l’unique objet de leur voyage ; et, honteuses en arrivant de se trouver si loin de la noble licence des femmes du pays, elles ne tardent pas à mériter d’être aussi de la capitale. » (p. 425.)

29Certaines femmes, heureusement, ont la vertu chevillée au corps et veulent d’elles-mêmes quitter la ville si dangereuse, mais combien ? Rousseau nous rassure : elles sont plus nombreuses qu’on ne le croit :

« Combien j’ai vu de jeunes femmes, amenées dans la capitale par des maris, complaisants et maîtres de s’y fixer, les en détourner elles-mêmes, repartir plus volontiers qu’elles n’étaient venues, et dire avec attendrissement la veille de leur départ : Ah ! Retournons dans notre chaumière, on y vit plus heureux que dans les palais d’ici ! On ne sait pas combien il reste encore de bonnes gens qui n’ont point fléchi le genou devant l’idole, et qui méprisent son culte insensé. Il n’y a de bruyantes que les folles ; les femmes sages ne font point de sensation. » (p. 426.)

30Autre méfait de la licence affreuse qui règne dans les villes, les jeunes gens y apprennent trop vite l’amour et en s’épuisant, ruinent la race :

« Les instructions de la nature sont tardives et lentes ; celles des hommes sont presque toujours prématurées. Dans le premier cas, les sens éveillent l’imagination ; dans le second, l’imagination éveille les sens ; elle leur donne une activité précoce qui ne peut manquer d’énerver, d’affaiblir d’abord les individus, puis l’espèce même à la longue. […] Consultez l’expérience, vous comprendrez à quel point cette méthode insensée accélère l’ouvrage de la nature et ruine le tempérament. C’est ici l’une des principales causes qui font dégénérer les races dans les villes. Les jeunes gens, épuisés de bonne heure, restent petits, faibles, mal faits, vieillissent au lieu de grandir, comme la vigne à qui l’on fait porter du fruit au printemps languit et meurt avant l’automne. » (p. 217.)

31Ce thème de l’épuisement physique et des maladies vénériennes provoquées nécessairement par le milieu urbain, sera abondamment repris plus tard, renforcé par le puritanisme chrétien que développera la bourgeoisie française au XIX^e, en déplorant que le plaisir sexuel provoque la surdité et la mort précoce. La grande ville est aussi détestable pour des raisons économiques. Imaginant Émile perdu seul sur une île, ce que Marx appellera avec mépris une robinsonnade, Rousseau traite des « arts », c’est à dire des processus de production :

« Le premier et le plus respectable de tous les arts est l’agriculture : je mettrais la forge au second rang, la charpente au troisième, et ainsi de suite. L’enfant qui n’aura point été séduit par les préjugés vulgaires en jugera précisément ainsi. Que de réflexions importantes notre Émile ne tirera-t-il point là-dessus de son Robinson ! Que pensera-t-il en voyant que les arts ne se perfectionnent qu’en se subdivisant, en multipliant à l’infini les instruments des uns et des autres ? Il se dira : tous ces gens-là sont sottement ingénieux ; on croirait qu’ils ont peur que leurs bras et leurs doigts ne leur servent à quelque chose, tant ils inventent d’instruments pour s’en passer. Pour exercer un seul art, ils sont asservis à mille autres ; il faut une ville à chaque ouvrier. Pour mon camarade et moi, nous mettons notre génie dans notre adresse ; nous nous faisons des outils que nous puissions porter partout avec nous. Tous ces gens si fiers de leurs talents dans Paris ne sauraient rien dans notre île, et seraient nos apprentis à leur tour. » (p. 186.)

32Bien qu’il suivît les Physiocrates et plaçât l’agriculture au premier rang des activités, Rousseau n’a pu manquer de noter les prémices de l’économie moderne qui paraissaient à Paris à la fin du XVIII^e : la spécialisation des travailleurs et la division du travail, mais il ne les comprend pas. Il regrette l’usage des machines, qu’il refuse énergiquement :

« Un sauvage ne tournerait pas le pied pour aller voir le jeu de la plus belle machine et tous les prodiges de l’électricité. Que m’importe ? Est le mot le plus familier à l’ignorant et le plus convenable au sage. Mais malheureusement ce mot ne nous va plus. Tout nous importe, depuis que nous sommes dépendants de tout ; et notre curiosité s’étend nécessairement avec nos besoins. Voilà pourquoi j’en donne une très grande au philosophe, et n’en donne point au sauvage. Celui-ci n’a besoin de personne ; l’autre a besoin de tout le monde, et surtout d’admirateurs. » (p. 207.)

33Il refuse tout autant la science et la pensée théorique, enseignées dans les villes, toutes deux inutiles et dangereuses :

« à dix-huit ans on apprend en philosophie ce que c’est qu’un levier : il n’y a point de petit paysan à douze qui ne sache se servir d’un levier mieux que le premier mécanicien de l’Académie. Les leçons que les écoliers prennent entre eux dans la cour du collège leur sont cent fois plus utiles que tout ce qu’on leur dira jamais dans la classe. (p. 109) […] Bonne mère, préserve-toi surtout des mensonges qu’on te prépare. Si ton fils sait beaucoup de choses, défie-toi de tout ce qu’il sait ; s’il a le malheur d’être élevé dans Paris, et d’être riche, il est perdu. » (p. 203.)

34L’homme doit rester libre, ce qui, pour Rousseau, signifie indépendant, ce qui l’amène à refuser la ville, la science et même la société de ses semblables. Il note fort justement les liens nécessaires entre cette division du travail et la grande ville qui seule, par sa vaste population, peut offrir un choix varié de qualifications (« il faut une ville à chaque ouvrier »). L’employeur veut être assuré de trouver le travailleur qualifié dont il aura besoin ; le spécialiste doit être sur de pouvoir s’embaucher aisément malgré l’étroitesse de sa spécialisation. Tous deux ont besoin d’une grande concentration de bras. Ces remarques sont capitales. On a montré récemment17 qu’une grande agglomération comme Los Angeles travaillait grâce à la combinaison de trois niveaux d’activités superposées. Chacun des trois niveaux ne peut fonctionner qu’avec la collaboration des deux autres. Tous trois ne peuvent cœxister que dans une très grande agglomération. Leur productivité est énorme.

35Plus lucide que Quesnay, Rousseau voit bien la nouvelle forme d’économie en train de naître, nécessairement urbaine, mais il la refuse. Son idéal demeure la petite communauté villageoise vivant dans l’autarcie, ce qui exclut tout progrès économique. Il le reconnaît volontiers, insistant sur les avantages de modes de production archaïques dans un univers borné et louant ce qu’on appellerait aujourd’hui « le local », la vie en monde clos :

« Ce pain bis, que vous trouvez si bon, vient du blé recueilli par ce paysan ; son vin noir et grossier, mais désaltérant et sain, est du cru de sa vigne ; le linge vient de son chanvre, filé l’hiver par sa femme, par ses filles, par sa servante ; nulles autres mains que celles de sa famille n’ont fait les apprêts de sa table ; le moulin le plus proche et le marché voisin sont les bornes de l’univers pour lui. » (p. 190.)

36Mais les hommes choisissent en grands nombres de venir vivre dans les grandes villes. Rousseau l’explique, en parodiant Hobbes, comme une effroyable perversion de l’homme, transformé par la société en anthropophage, au moins au sens figuré. Dans toutes les grandes villes, homo homini lupus :

« Il est utile à l’homme de connaître tous les lieux où l’on peut vivre, afin de choisir ensuite ceux où l’on peut vivre le plus commodément. Si chacun se suffisait à lui-même, il ne lui importerait de connaître que l’étendue du pays qui peut le nourrir. Le sauvage, qui n’a besoin de personne et ne convoite rien au monde, ne connaît et ne cherche à connaître d’autres pays que le sien. S’il est forcé de s’étendre pour subsister, il fuit les lieux habités par les hommes ; il n’en veut qu’aux bêtes, et n’a besoin que d’elles pour se nourrir. Mais pour nous, à qui la vie civile est nécessaire, et qui ne pouvons plus nous passer de manger des hommes, l’intérêt de chacun de nous est de fréquenter les pays où l’on en trouve le plus à dévorer. Voilà pourquoi tout afflue à Rome, à Paris, à Londres. C’est toujours dans les capitales que le sang humain se vend à meilleur marché. Ainsi l’on ne connaît que les grands peuples, et les grands peuples se ressemblent tous. » (p. 505.)

37Autres griefs qui connaîtront, au début du XX^e siècle, un immense succès : les grandes villes sont cosmopolites, elles favorisent le mélange des hommes et la désagrégation de la famille :

« Malheureusement il n’y a plus d’éducation privée dans les grandes villes. La société y est si générale et si mêlée, qu’il ne reste plus d’asile pour la retraite, et qu’on est en public jusque chez soi. À force de vivre avec tout le monde, on n’a plus de famille ; à peine connaît-on ses parents : on les voit en étrangers ; et la simplicité des mœurs domestiques s’éteint avec la douce familiarité qui en faisait le charme. » (p. 425.)

38Cette même critique du cosmopolitisme, un siècle plus tard, conduira au racisme, mais ce n’est pas ainsi que Rousseau l’entend. Il ne critique pas l’étranger mais l’homme en général, l’élargissement inévitable du cercle des connaissances qui favorise l’individualisme aux dépens du cadre familial. Si plus tard la grande ville se verra reprocher par Maurras ses « métèques », par Hitler ses Juifs, c’est plutôt l’effondrement du cadre patriarcal, l’émancipation de la femme et l’ouverture d’esprit de l’enfant que Rousseau y observe et déplore, avec l’effroyable décadence morale qui en est la suite inévitable :

« Toutes les capitales se ressemblent, tous les peuples s’y mêlent, toutes les mœurs s’y confondent ; ce n’est pas là qu’il faut aller étudier les nations. Paris et Londres ne sont à mes yeux que la même ville. […] On sait quelles mœurs l’entassement du peuple et l’inégalité des fortunes doit partout produire. Sitôt qu’on me parle d’une ville composée de deux cent mille âmes, je sais d’avance comment on y vit. Ce que je saurais de plus sur les lieux ne vaut pas la peine d’aller l’apprendre. C’est dans les provinces reculées, où il y a moins de mouvement, de commerce, où les étrangers voyagent moins, dont les habitants se déplacent moins, changent moins de fortune et d’état, qu’il faut aller étudier le génie et les mœurs d’une nation. Voyez en passant la capitale, mais allez observer au loin le pays. Les Français ne sont pas à Paris, ils sont en Touraine ; les Anglais sont plus Anglais en Mercie qu’à Londres et les Espagnols, plus Espagnols en Galice qu’à Madrid. C’est à ces grandes distances qu’un peuple se caractérise et se montre tel qu’il est sans mélange… » (p. 522.)

39Le cosmopolitisme de Paris aboutit à uniformiser les groupes humains. Sans songer que de pareils rapprochements peuvent enrichir les cultures et éviter les conflits, Rousseau ne trouve de mérite et de vérité que dans les lieux clos restés à l’écart. En gâchant son beau langage avec des barbarismes modernes, on pourrait dire qu’il déteste les villes car elles manquent d’« authenticité », de « racines », que les hommes « ne s’y retrouvent pas », qu’ils peinent à s’y « ressourcer » : une critique de la mondialisation en avance de deux cents ans. La ville est considérée comme un corps étranger, une sorte de traître qui détourne l’attention de la seule chose qui importe : le peuple paysan.

« Étudiez un peuple hors de ses villes, ce n’est qu’ainsi que vous le connaîtrez […] c’est la campagne qui fait le pays, et c’est le peuple de la campagne qui fait la nation […] c’est que toutes les nations, ainsi observées, paraissent en valoir beaucoup mieux ; plus elles se rapprochent de la nature, plus la bonté domine dans leur caractère ; ce n’est qu’en se renfermant dans les villes, ce n’est qu’en s’altérant à force de culture, qu’elles se dépravent, et qu’elles changent en vices agréables et pernicieux quelques défauts plus grossiers que malfaisants… » (p. 523-524.)

40La meilleure solution serait de quitter la ville et de retourner dans la campagne :

« Je ne t’exhorte pas pour cela d’aller vivre dans les grandes villes ; au contraire, un des exemples que les bons doivent donner aux autres est celui de la vie patriarcale et champêtre, la première vie de l’homme, la plus paisible, la plus naturelle et la plus douce à qui n’a pas le cœur corrompu. Heureux, mon jeune ami, le pays où l’on n’a pas besoin d’aller chercher la paix dans un désert ! Mais où est ce pays ? Un homme bienfaisant satisfait mal son penchant au milieu des villes, où il ne trouve presque à exercer son zèle que pour des intrigants ou pour des fripons. L’accueil qu’on y fait aux fainéants qui viennent y chercher fortune ne fait qu’achever de dévaster le pays, qu’au contraire il faudrait repeupler aux dépens des villes. Tous les hommes qui se retirent de la grande société sont utiles précisément parce qu’ils s’en retirent puisque tous ses vices lui viennent d’être trop nombreuse. » (p. 529.)

41Les mots « tous ses vices lui viennent d’être trop nombreuse » sont à remarquer : tous les innombrables défauts de la grande ville se ramènent, pour Rousseau, à sa taille et à sa densité. On retrouve encore aujourd’hui la même croyance, latente, jamais prouvée, mais très largement répandue. Un siècle et demi avant que Méline, puis Pétain, en fassent une cause nationale, Rousseau prêche le Retour à la Terre. Il emmène loin de la capitale honnie son cher Emile qui y était venu pour trouver femme et repart, déçu par les Parisiennes : « Nous partons de Paris tristes et rêveurs. Ce lieu de babil n’est pas notre centre. Émile tourne un œil de dédain vers cette grande ville, et dit avec dépit : Que de jours perdus en vaines recherches ! Ah ! Ce n’est pas là qu’est l’épouse de mon cœur. » (p. 451.) Et Rousseau lance un grandiose anathème : « Adieu donc, Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue, où les femmes ne croient plus à l’honneur ni les hommes à la vertu. Adieu, Paris : nous cherchons l’amour, le bonheur, l’innocence ; nous ne serons jamais assez loin de toi. » (p. 383.)

42Citron note ce qui est neuf chez Rousseau : un mélange de dégoût et d’angoisse devant la grande ville. (Cf. son arrivée à Paris en 1731, Confessions, livre 4). Rousseau fait dire à Saint-Preux : « J’entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde. Ce chaos ne m’offre qu’une solitude affreuse où règne un morne silence. Mon âme à la presse cherche à s’y répandre et se trouve partout resserrée18. » La « presse », c’est à dire la forte concentration de personnes dans les rues et les salons, indispose Rousseau et accroît son impression de solitude. Les Romantiques reprendront souvent le terme de « désert » pour désigner Paris.

43Il fallait insister sur les citations de Rousseau car elles expriment avec un ou deux siècles d’avance, la plupart des anathèmes que tant d’urbaphobes, aussi violents, aussi peu soucieux de prouver leur dire, mais d’ordinaire moins talentueux, ont lancé contre la grande ville. Ses critiques peuvent être regroupées en quatre thèmes qui ont connu, jusqu’à nos jours, un grand succès :

• La grande ville est « mortifère » : comme les femmes y sont stériles et que l’atmosphère y est viciée, elle ne peut grandir ni même survivre qu’en attirant la population rurale qui s’y jette pour y mourir, épuisant ainsi, peu à peu, la nation.
• La ville est « immorale » : les femmes y méprisent les hommes qui n’ont plus d’honneur, ceux-ci les femmes qui y vivent en catins. Rousseau ne prend pas la peine de discuter les fondements de sa morale : il reprend les condamnations de la morale chrétienne, soucieuse avant tout, depuis Saint Paul et Saint Augustin, de condamner le plaisir sexuel. à aucun moment, il n’envisage la liberté caractéristique des grandes villes et l’émancipation des femmes qu’elle permet.
• Comme son idéal est le petit village isolé dans la montagne ou mieux, le hameaux sur une île au milieu d’un lac, la multiplicité des relations que l’on peut nouer dans une grande ville, son cosmopolitisme, les changements de tout ordre que ces contacts provoquent, l’effrayent. Il refuse le changement, qui se produit principalement dans la grande ville. Ce sera aussi l’un des principaux ressorts qui animeront ses successeurs.
• Enfin, avec plus de lucidité que ses contemporains, il a bien vu les nouvelles structures économiques qui se mettaient en place, avec la naissance des banques, de la grande industrie et de la division du travail, mais c’est pour les refuser catégoriquement et prôner un système de production médiéval.

44L’idéal de Rousseau demeure le village autarcique où subsistent des mœurs patriarcales immobiles. Certes, ses origines suisses, ses échecs douloureux dans les salons parisiens où son esprit lent faisait rire (il avoue qu’il « faisait bien les impromptus, mais à loisir »), ses conflits plus ou moins justifiés avec les Philosophes, sa passion pour la théorie prêcheuse et non pour la pratique, comme le prouve l’abandon successif de ses cinq enfants, tout montre que sa critique violente de la grande ville a des racines très personnelles. Mais au delà de ces causes anecdotiques, le succès de ces anathèmes, leur reprise perpétuelle depuis deux cents ans par tant d’écrivains ou de politiciens ne peuvent qu’étonner : ceux qui ont recopié si souvent les phrases de Rousseau ne semblaient pas conscients du temps qui passait et des changements immenses que la société française a connus depuis le XVIII^e siècle. La permanence des critiques de Rousseau est à la fois une énigme et un indice19.

1789-1848. Problèmes politiques : La ville dangereuse

45À la veille de la Révolution, les opinions envers la grande ville étaient encore balancées : si Rousseau la détestait, Rétif de la Bretonne appelait Paris, en 1789, « ville chérie ». Il y voyait « le divin séjour de la liberté » et ajoutait : « Ah, mon ami, l’on végète en province, l’on ne vit qu’à Paris20. » Mais Louis-Sébastien Mercier, au même moment, tout en avouant sa passion pour une grande ville qu’il allait décrire avec amour pendant des milliers de page, faisait des remarques qui devaient avoir un siècle plus tard, un succès répété :

« Vu politiquement, Paris est trop grand : c’est un chef démesuré pour le corps de l’état […] Paris est un gouffre où se fond l’espèce humaine […]. Je vois cette ville florissante mais aux dépens de la nation entière […] cette ville qui sera toujours chère à un gouvernement dont la tête est aussi disproportionnée que la capitale l’est au royaume21… »

46On retrouve les idées de Rousseau, sans la hargne, avec un lien entre grande ville et centralisation que Dupont-White analysera brillamment à la fin du XIX^e siècle. Cependant, au moment où les structures de l’Ancien Régime commençaient à craquer, Turgot22 s’inquiétait des disparates qui divisaient le royaume entre les ordres, entre les provinces et particulièrement entre les villes et les campagnes. Il insistait sur la tendance des villes à l’isolement, renforcé par l’existence des octrois :

« On a voulu imiter [cet exemple des villes antiques] quand les villes en France sont sorties des mains de seigneurs et ont commencé à acquérir quelques franchises et quelques privilèges. Cet esprit tend à bien séparer chaque ville du reste de l’état, à en faire une petite république bien séparée, bien occupée à sacrifier à son intérêt, le plus souvent mal entendu, les campagnes et les villages de son arrondissement, bien tyrannique enfin pour ses voisins et bien gênante pour le commerce et les travaux qui s’exercent dans ses murs. » (p. 55.)

47Il proposa de détruire les octrois pour réintégrer les villes dans la nation (p. 68). Il prévoyait les dangers que la puissance urbaine faisait courir à l’autorité et conseillait au roi de nommer lui-même les magistrats et les officiers municipaux à Paris et même à Lyon et « quelques autres très-grandes villes » (p. 64).

48La révolution n’éclata pas d’abord dans la plus grande ville mais en province : la journée des tuiles à Vizille, dans les Alpes, marqua en 1787 le début d’une insurrection populaire contre les officiers royaux chargés de lever les impôts. Mais Paris joua, à partir de juillet 1789, le rôle principal, jusqu’au coup d’état de Brumaire. Le peuple le savait bien qui, dès octobre 1789, alla chercher le roi à Versailles et ramena « le boulanger, la boulangère et le petit mitron » dans les murs de Paris pour s’assurer du pain et mieux contrôler le pouvoir royal. La capitale, menant la Révolution, ne pouvait manquer de se créer bien des ennemis. Le conflit sanglant entre les Girondins et les Jacobins en fut le meilleur exemple. Alors que les Jacobins, derrière Danton et Robespierre, tentaient d’imposer, au nom de Paris, leurs décisions au reste de la France, les Girondins voulaient préserver l’autonomie des provinces et s’attirèrent l’accusation d’être des fédéralistes, d’opposer à la Nation Une et Indivisible une France brisée en fragments autonomes. Cette critique a été largement exagérée bien que certains Girondins eussent été très violents : « La Gironde, par la bouche d’Isnard, avait dit ce mot monstrueux ; Prenez garde, Parisiens, il ne restera pas pierre sur pierre de votre ville, et l’on cherchera un jour la place où fut Paris. Ce mot avait créé l’évêché23. »

49Il est intéressant, pour notre propos, de suivre ici la pensée de l’un des plus illustres Girondins, Brissot24. Il s’opposait à ce que l’influence de la ville-capitale écrasât la volonté des provinces :

« Ces sociétés [jacobines] des départements doivent insister encore pour l’abolition d’un préjugé hiérarchique qui fait de la société de Paris une société métropole […]. Il n’y a qu’une république en France ; il ne peut y avoir qu’une église de Jacobins et de républicains. J’appartiens à cette république, à cette église, elle n’est pas plus dans Paris seul que la république n’y est. L’espèce de culte que les membres de département apportent à Paris pour cette société est une superstition injurieuse à celles des autres départements. Il n’y a pas plus de métropole de jacobins qu’il n’y a de capitale dans la république, qu’il n’y a de premier ou de second département. » (p. 34.)

50La ville de Paris n’était pas la nation ; elle n’en formait qu’une partie : « Votre erreur est de croire que tous les jacobins de France sont les jacobins de Paris, qu’hors de vous il n’y a point de salut, comme on veut faire croire au peuple de Paris qu’il est le peuple de France. » (p. 32.) Mais cette critique était très différente de celle qui animait Rousseau : la grande ville n’était pas mauvaise en elle-même, par l’accumulation délétère d’un nombre excessif d’habitants, ou par ses fonctions économiques, ou encore par ses perversions supposées. C’était indirectement, par le poids considérable que lui donnait sa taille, que la capitale risquait d’écraser les autres régions françaises. Encore, Brissot montrait-il clairement que tout le danger venait d’une minorité, de l’influence du Comité de l’évêché (Comité révolutionnaire animé par le Père Duchesne d’Hébert et par Chaumette) sur l’Hôtel de Ville qui, lui-même, pesait de façon excessive sur les décisions de la Convention. Il critiquait la prise de pouvoir d’un petit groupe extrémiste sur les institutions de la capitale et par extension, sur le reste de la France. Il prenait grand soin, cependant, d’excuser les Parisiens des atroces massacres de septembre 1792 : « le massacre a été commis au plus par une centaine de brigands inconnus, auxquels se sont mêlés quelques citoyens de Paris, actuellement en horreur à leurs concitoyens » (p. 38). Il y a peut-être de la démagogie dans ce texte. Il reste que, même sous la plume de l’un des principaux opposants au pouvoir parisien, qui paya cette opposition de sa tête, on ne trouve qu’une critique politique du jeu des factions et nulle condamnation de la grande ville per se.

51Il faut distinguer soigneusement ceux qui, comme Brissot, s’opposaient à certains mouvements politiques ou idéologiques, certes puissants dans la ville, mais qui pouvaient exister aussi ailleurs, sans condamner le cadre urbain lui-même auquel ils n’attachaient pas de rôle particulier et ceux qui comme Rousseau, jugeaient le milieu urbain intrinsèquement mauvais, pervertissant les hommes, quels qu’ils fussent, par le simple effet de la concentration et des relations sociales. Comme la grande ville devait être, au long des XIX^e et XX^e siècles, le lieu principal des transformations et des mouvements sociaux, les critiques à la Brissot furent des conservateurs mais non des ennemis de la ville, alors que d’autres, suivant et citant Rousseau, devaient être de véritables urbaphobes.

52Victor Hugo, dans son tableau de la Chouannerie, montrait bien l’opposition entre villes et campagnes, « la guerre de l’esprit local contre l’esprit central » : « Toutes les fois que le centre, Paris, donne une impulsion, que cette impulsion vienne de la royauté ou de la république, qu’elle soit dans le sens du despotisme ou dans le sens de la liberté, c’est une nouveauté, et la Bretagne se hérisse. » (p. 244) et il faisait dire à un aubergiste : « Dans les villes et dans les gros bourgs, nous sommes pour la révolution, dans la campagne, ils sont contre ; autant dire, dans les villes, on est français, et dans les villages, on est breton. » (p. 249.) Ici, la ville, parce qu’elle forme un nœud dans un réseau plus large, est un facteur d’unité. Pendant deux siècles, les urbaphobes pourront, assez contradictoirement, reprocher à la ville tantôt d’être un corps isolé, étranger au milieu national, tantôt un élément d’un ensemble plus vaste apportant, comme un cheval de Troie de l’étranger, des influences cosmopolites détruisant le caractère local.

53Paris ne fut pas la seule grande ville à inquiéter le pouvoir central. L’insurrection de Lyon, animée par les royalistes contre la Convention nationale, en 1793, provoqua une répression impitoyable par Couthon, envoyé du Comité de Salut Public. Le département de Rhône-et-Loire, créé en 1790, fut coupé en deux (Loire, avec Montbrison pour chef-lieu, et Rhône, qui conserva pour capitale Lyon, un instant appelé Commune-Affranchie). Comme à Paris plus tard, l’état réduisit le territoire de l’administration urbaine pour mieux la contrôler et y imposa plus tard un préfet chargé presque uniquement de l’agglomération lyonnaise. Paris a eu la chance d’être surveillé, pendant tout le XIX^e siècle, par deux préfets.

54Les guerres intérieures et extérieures de la Révolution firent renaître, à partir de 1792, le thème de l’anéantissement de la ville, mais comme une catastrophe redoutée, non comme l’acte de justice dont la menaçait les prêcheurs chrétiens. Citron cite la chanson « la Carmagnole » (1792) dans laquelle « Madame Veto [la reine] voulait faire détruire tout Paris » et le manifeste de Brunswick (25 juillet 1792) qui menaçait la grande ville d’une « subversion totale. » Les députés de Paris, dans une adresse à leurs commettants, écrivaient : « Détruire Paris, citoyens, voilà le but de tous les ennemis de l’égalité… C’est sous les ruines de Paris que tous les despotes cherchent à ensevelir les droits de l’humanité et la liberté du monde » (signé par Robespierre, Danton, Marat,… cité dans Citron). Puis, le thème subit une éclipse de 1795 à 1824 : le pouvoir impérial et les guerres napoléoniennes dominaient tout ; on parla surtout des grands travaux d’amélioration car Napoléon voulait faire de sa capitale « la plus belle ville du monde » : la grande ville devait être le miroir du pouvoir central.

1830 : la Monarchie de Juillet

55Tout changea avec la Révolution de1830, faite à et par Paris : « Cette révolution achevée, nous l’avons expédiée dans les départements par la diligence ; ils n’ont eu besoin que de nous en accuser réception25. » Citron observe la transformation de l’image de la grande ville, qui devint celle de l’unité sacrée dans le soulèvement pour la liberté (Citron, 1961, t. 1, p. 219 sqq.). Il note la constitution progressive d’une sorte de langage poétique sur Paris avec des images nouvelles : Paris menacé (cimetière, cercueil) ; Paris héroïque (lion) ; Paris force de la nature (torrent, océan, volcan). Ces images étaient appliquées à la fois à Paris et à son peuple. L’opinion passa d’un sentiment statique à un sentiment dynamique de Paris, largement admiré en France, sans doute pour la dernière fois. Dans un curieux pamphlet26, Pierre Colau célèbrait les Parisiens : « Les Parisiens […] ont de temps immémorial été l’objet de préventions fâcheuses […]. Les Parisiens, naturellement spirituels, semblent avoir des dispositions pour toutes les sciences ; mais ces dispositions sont souvent étouffées par l’amour des plaisirs. Ils respectent la religion, mais il en est peu qui manifeste le désir d’être saint. » et n’oubliait pas les Parisiennes : « Les Parisiennes, sans être généralement belles, sont extrêmement aimables et très spirituelles ; elles parlent bien, aiment beaucoup la parure et font preuve en l’employant, d’un goût exquis ; il serait difficile de posséder plus de grâces… » L’amour de la grande ville était encore très fort. Une chanson célèbre en balançait les avantages et les inconvénients :

« Bon voyage, Monsieur Dumollet,…
Si vous venez revoir la capitale
Méfiez-vous des voleurs, des amis,
Des billets doux, des coups, de la cabale,
Des pistolets et des torticolis. »

56Dans son dictionnaire, qui connut plusieurs rééditions, Saint-Fargeau louait la grande ville :

« De même que la France est le pays du monde le mieux centralisé, de même aussi Paris est la ville capitale par excellence, le lieu de rendez-vous et comme on l’a dit, le salon de la France. Comparée aux autres capitales de l’Europe, sa supériorité n’est pas moins incontestable. Il n’est pas une ville que les étrangers préfèrent à Paris ; il n’en est pas une qu’ils adoptent plus facilement pour leur seconde patrie. Enfin, celui qui n’a pas vu Paris n’a pas voyagé, eut-il parcouru le reste du monde. […] Paris est le foyer des lumières, le cœur de l’Europe, en un mot, la capitale de la civilisation. On n’y vient souvent qu’attiré par les appas (sic) des fêtes et des plaisirs ; il est rare qu’on n’en sorte pas plus éclairé ; et on ne quitte jamais ses habitants sans regrets27. »

57Le mythe favorable de Paris qui naissait avec les Trois-Glorieuses était collectif en deux sens différents : il agissait sur un très vaste public ; d’autre part, beaucoup d’auteurs citaient la ville initiatrice et diffusaient son message. Le mythe adopta une vie autonome, comme le montre un dépouillement effectué par Pierre Citron (p. 258-259). Le nombre de volumes où figuraient des allusions à Paris s’enfla après 1830 et demeura élevé jusqu’au Second Empire :

581820-24 : 50 ; 1830-34 : 275 ; 1835-39 : 105 ; 1840-44 : 140 ; 1855-62 : 130

59La grande ville était devenue en France un thème fondamental. Mais les oppositions croissaient aussi, d’autant plus que la révolution de 1830 avait chassé du pouvoir la noblesse légitimiste, constituée de grands propriétaires fonciers qui allèrent bouder dans leurs terres, laissant la grande ville aux mains des banquiers, des industriels orléanistes et de certains affairistes. Alors commença à se constituer une force ruraliste, profondément chrétienne et pendant longtemps légitimiste, qui condamnait la grande ville non plus tant pour des raisons morales comme les anciens prêcheurs, ou économiques comme les Physiocrates, mais avec des arguments politiques. La campagne, la terre lui apparaissaient comme le fondement de toute légitimité, la ville étant devenue un corps étranger usurpateur, ou plutôt redevenue : d’une certaine façon, ce furent les anciennes croyances médiévales qui avaient vu dans la ville un élément exotique, extérieur à la féodalité, qui reprirent des forces sous des aspects plus modernes. Pour toute une partie de l’opinion, effrayée par la chute de la royauté de droit divin en 1830, par les formes nouvelles de l’économie, par la dé-christianisation et bientôt le socialisme, ce ne furent plus des caractéristiques urbaines particulières que l’on condamna (une supposée débauche, une frivolité coupable,…) mais bien la ville en tant que telle, ce qui conduisit à considérer la campagne et la terre comme le seul habitat légitime. Ce fut le début d’un mythe ruraliste qui, sous des formes diverses, a duré jusqu’à nos jours.

60Désormais, la grande ville fascinait et faisait peur : Paris était devenu guerrier. Citron montre que la capitale changea de sexe après les Trois-Glorieuses (Citron, 1961, t. 1, Chap. 17, p. 64 ; on consultera aussi Bernard, 2001). La grande ville, qui avait été décrite comme féminine par les poètes avant 1830, devint essentiellement masculine au moment de la révolution, c’est-à-dire de la création du mythe : Paris devint mâle en devenant dynamique. La transformation de la foule (ou plèbe, populace, canaille, crapule) en peuple peut être considérée comme le symbole de cette mutation.

« Un autre groupe d’images, le plus important peut-être, naît dès 1832 mais il sera beaucoup plus durable que le précédent : c’est celui de Paris prostituée. Ce terme met l’accent sur la versatilité, la frivolité, et une sorte de vénalité intellectuelle du peuple ou de la société de Paris, qui, dans tous les domaines, politique, mondain, artistique, vend ses applaudissements contre des flatteries et des amusements. » (Citron, 1961, t 1, chap. 17, p. 68.)

61La grande ville fut ainsi condamnée sous diverses formes, le plus souvent sous la forme de la courtisane, d’autres fois sous celle de la prostituée ou de la fille de joie. Citron cite une lettre de Michel Chevalier, datant de 1833, qui prouvait à la fois la passion urbaphobe et la richesse du vocabulaire de l’époque : « Cette Babel, cette Babylone, cette Ninive, cette grande Bête de l’Apocalypse, cette prostituée fardée, mouchetée, éraillée, débraillée, […] cette grande catin […]. » Le renouveau du christianisme, grâce aux efforts de Napoléon I^er puis de la Restauration, expliquait sans doute cette reprise violente de l’urbaphobie au nom de la morale. La bourgeoisie qui venait de prendre le pouvoir était beaucoup plus puritaine que ne l’avait été la noblesse d’Ancien Régime et l’anathème ne venait plus tant de la plume des prêtres que de celle des écrivains.

62Mais un nouveau mouvement entraînait puissamment la vie intellectuelle dans une direction toute nouvelle en France : le Romantisme, né en Allemagne au tournant du siècle, éclata en France en 1830 avec la bataille d’Hernani (25 février), la Symphonie fantastique de Berlioz et Le Rouge et le Noir de Stendhal. Ce nouveau paradigme joua un rôle fondamental dans l’attitude envers la ville : d’un côté, comme le note Pierre Citron, « l’ancien thème de l’amour, et même de la passion pour Paris, connaît à l’époque romantique un renouveau éclatant » (p. 64). Mais d’autre part, le retour au Moyen âge, à la Nature, au rêve, préféré aux tractations commerciales des « philistins », éloignaient de la ville. Surtout, le Romantisme reposait sur une interprétation organique (certains diraient organiciste) du monde, par opposition aux explications mécanistes de l’époque classique28.

63Balzac, qui avait un penchant en faveur du christianisme et du royalisme, voyait surtout dans la grande ville un creuset où s’agitaient les passions :

« Paris n’est-il pas un vaste champ incessamment remué par une tempête d’intérêts sous laquelle tourbillonne une moisson d’hommes que la mort fauche plus souvent qu’ailleurs et qui renaissent toujours aussi serrés, dont les visages contournés, tordus, rendent par tous les pores l’esprit, les désirs, les poisons dont sont engrossés leurs cerveaux ; non pas les visages, mais bien des masques : masques de faiblesse, masques de force, masques de misère, masques de joie, masques d’hypocrisie : tous extenués, tous empreints des signes ineffaçables d’une haletante avidité ? Que veulent-ils ? De l’or, ou du plaisir ? Quelques observations sur l’âme de Paris peuvent expliquer les causes de sa physionomie cadavéreuse qui n’a que deux âges, ou la jeunesse, ou la caducité : jeunesse blafarde et sans couleur, caducité fardée qui veut paraître jeune […] peu de mots suffiront pour justifier physiologiquement la teinte presque infernale des figures parisiennes, car ce n’est pas seulement par plaisanterie que Paris a été nommé un enfer. Là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume. Jamais vie en aucun pays ne fut plus ardente ni plus cuisante29. »

64Il s’intéressait principalement à l’activité folle de Paris et croyait pouvoir en déduire le caractère de ses habitants, superficiel et blasé, clichés qui durèrent, eux aussi : « à force de s’intéresser à tout, le Parisien finit par ne s’intéresser à rien […] indifférent la veille à ce dont il s’enivrera le lendemain, le Parisien vit en enfant quelque soit son âge. […] Qui donc domine en ce pays sans mœurs, sans croyance, sans aucun sentiment, mais d’où partent et où aboutissent tous les sentiments, toutes les croyances et toutes les mœurs ? L’or et le plaisir30. »

65Faisons la part, dans cette grandiloquence, des souvenirs antiques : le Auri sacra fames de Virgile et le panem et circenses de Juvenal. Il reste que l’on retrouve au long des deux siècles ce double reproche contradictoire : la grande ville d’un côté aiguise les passions et les chauffe à blanc, mais d’autre part, elle émousse les sentiments et transforme ses habitants en grands enfants blasés qui ne s’intéressent plus à rien. Il suffit de supposer que ceci est la conséquence de cela pour cacher la contradiction. Dire que les habitants de la grande ville mènent une vie excessivement bouillonnante implique un certain critère auquel on la compare : la vie calme des campagnes. Au temps de Balzac, la majorité de la population vivait encore dans des bourgs ou des villages. De nos jours, les trois-quarts de la population vit dans des grandes villes, mais l’argument est toujours utilisé. Citron décrit, d’après A. Bazin, l’idée qu’on se faisait alors de Paris en province : « … pour les pères et mères, « lieu de perdition, sentine de tous les vices, véritable Gomorrhe » ; mais, par contre, « pays de Cocagne, séjour de délices, théâtre de mille enchantements s’écrient les provinciaux émérites, les beaux esprits de garnison, les Lovelaces de table d’hôte et les commis-voyageurs ».

66Les véritables problèmes que posait à cette époque la grande ville, dépassaient, cependant, ces louanges et ces anathèmes. La population de la capitale avait doublé en 30 ans et, grâce aux migrations, avait gagné plus d’habitants en une génération qu’elle n’avait fait en plusieurs siècles. Paris comptait un million d’habitants en 1830. L’Europe n’avait plus vu de ville millionnaire depuis la fin de Rome et d’Alexandrie, 1500 ans plus tôt. L’industrie, ou plutôt l’artisanat s’y développaient très vite. Les pauvres affluaient de toute la France et venaient s’entasser dans les quartiers du centre, les plus misérables et les moins faits pour les accueillir. C’est alors que les grandes accusations de Rousseau, peu fondées quand il les écrivaient, devinrent tragiquement vraies : la grande ville devenait mortifère, dangereuse et absorbait les ressources de la nation. Louis Chevalier a bien analysé ces évolutions (Chevalier, 1978). Il cite Alphonse L., « piéton de Paris » qui décrivait la ville en 1826 : « On est étonné de l’excessive malpropreté qui règne sur la voie publique […]. Des ordures de toutes sortes sont jetées journellement […] par plus de 200 000 ménages. […] Les eaux sorties des égouts vont se rendre à la Seine et former sur ses bords un lit de bourbe qui putréfie l’eau devant servir à blanchir et à baigner, soit à abreuver la majorité de la population… » (Chevalier, 1978, p. 274-275.)

67Ces remarques sont corroborées par la plupart des descriptions de l’époque. Elles expliquent les principales critiques, de loin les plus justifiées, que l’on ait pu porter contre la grande ville. Car si Londres, après les grands travaux d’aménagement du Prince Régent, était très en avance sur Paris, la plupart des grandes villes européennes au milieu du XIX^e ne présentaient pas de tableau plus agréable. On touche ici à la principale justification de l’urbaphobie, mais à un moment où cette hostilité existait encore fort peu. Il n’en est que plus remarquable de voir la haine de la ville se développer au XX^e siècle, à mesure que la grande ville, bien aménagée, devenait au contraire de plus en plus saine et agréable à vivre.

68La haine de la ville acquit en même temps un nouveau fondement : la peur sociale. à vrai dire, les premiers socialistes « utopiques », Fourier, Owen, Saint-Simon, ne s’intéressaient guère aux villes existantes. Ils proposaient plutôt de nouvelles sociétés où tout serait plus juste. La ville en tant que telle, ne les préoccupait guère, sauf peut-être les Saint-Simoniens : plaçant au premier rang de la société les producteurs, en particulier les commerçants, les banquiers et les « manufacturiers », ceux-ci reconnaissaient à la grande ville moderne toute son importance, mais ils attachaient aussi un rôle primordial aux agriculteurs. Fourier, suivant encore les physiocrates, voyait dans la ville plutôt un lieu de distribution que de production (Cf. Moret, 1999, p. 61). Mais aucun socialiste ne condamnait la ville en tant que telle ; elle ne leur apparaissait que comme un cadre manifestant le désordre de la société : « La ville, en l’occurrence surtout Paris, n’est qu’un décor dans lequel se produisent toutes les turpitudes et les dérèglements annoncés, mais qui ne semble pas en être responsable. » (Moret, 1999, p. 50.) Il est remarquable, cependant, que la plupart aient déjà proposé une taille idéale pour leurs futures communautés (elles devaient toujours comporter moins de 2 000 habitants31) et que les fouriéristes aient déjà souhaité, un siècle avant tant de géographes, une distribution égale de la population sur le territoire national, sans expliquer pourquoi… Comme la nouvelle société industrielle, avec ses tares, se manifestait principalement dans les grandes villes, les socialistes rêvaient de communautés harmonieuses qu’ils plaçaient dans un environnement plutôt rural mais avec des genres de vie urbain, des rêves non pas urbaphobes, mais de citadins ignorant la vie paysanne. Lorsqu’il rêvaient de la ville future, c’était pour louer son organisation harmonieuse et la beauté de ses monuments, à l’instar de la nouvelle société parfaite qu’ils imaginaient (Cf. Fourier, 1849 ; Duveyrier, 1832). Quant aux Marxistes, le fond de leur critique portait sur l’appropriation de la plus-value par le capitaliste dans l’entreprise. La ville ne les intéressait que du point de vue, secondaire pour eux, de la rente foncière, forme d’exploitation archaïque qui devait disparaître d’elle-même dans la société sans classe.

69Mais l’image de la grande ville changeait dans l’opinion publique ; elle s’altérait aussi aux yeux des Parisiens eux-mêmes. L’arrivée massive de 500 000 nouveaux habitants venus de petites villes de province ou des campagnes, pauvres, non-qualifiés, parlant souvent mal le français, avec des coutumes encore rustres, effrayait les anciens habitants qui se plaignaient : « Les barbares sont dans la ville. » Les Parisiens aisés se mirent à détester les quartiers pauvres et anciens du nord-est et surtout du centre (Ile de la Cité, Plateau des Arcis, quartier Maubert,…) qui formaient pourtant le véritable cœur de Paris et représentaient son passé. De même, les révoltes des canuts à Lyon dans le vieux quartier de la Croix Rousse en 1831, puis 1834, montraient combien la grande ville pouvait menacer l’ordre social. L’accroissement des masses laborieuses et des masses dangereuses à Paris, à Lyon comme à Lille ou à Marseille, commença à faire de la grande ville un épouvantail. Une nouvelle révolution, en 1848, acheva cette évolution : la grande ville apparut désormais comme le berceau de l’anarchisme, l’ennemi redoutable de la société et des « honnêtes gens ».

Le tournant de 1848 : Paris et la question sociale

70L’année 1848, appelée « le printemps des peuples », manifesta une extraordinaire solidarité entre les grandes villes européennes. Curieusement, les historiens n’ont pas assez souligné ce phénomène nouveau, étonnant et lourd de conséquences pour l’avenir : la naissance d’un véritable réseau de grandes villes, vivant, communiquant entre elles, se révoltant à l’unisson tandis que les petites villes et les campagnes qui les séparaient sur toute l’étendue du territoire européen, restaient à l’écart ou bien suivaient l’exemple avec retard et prudence (Cf. Bertaut, 1937).

Apparition d’un réseau de grandes villes européennes

71L’ignorance paisible dans laquelle étaient endormis les divers gouvernements montre à quel point les opinions urbaines les intéressaient peu et étaient méconnues. Répondant aux vœux traditionnels du corps diplomatique, le 1^er janvier 1848, Louis-Philippe déclara que deux choses étaient désormais impossibles en Europe : la guerre et la révolution. Le mouvement révolutionnaire éclata à Palerme le 12 janvier 1848 et provoqua la fuite du roi de Naples. Les 24 et 25 janvier, Paris se souleva et renversa la Monarchie de Juillet. À cette nouvelle, Budapest se rebella et proclama l’abolition du régime féodal. Le 5 mars, Berlin connut ses premières échauffourées ; le 11 mars, la foule se souleva à Prague. Le 13 mars, la capitale du conservatisme, Vienne, fut aussi bouleversée par des émeutes : le chancelier Metternich dut s’enfuir, caché dans une voiture de blanchisseuse. Un peu plus tard, le pape Pie IX, largement détesté, chercha refuge à la cour des Deux-Siciles. Le roi de Naples Ferdinand, réfugié à Gaëte, bombarda sa capitale avec ses vaisseaux de guerre et gagna le surnom de « Il re bomba. »

72Pendant les premières semaines, en France, l’euphorie fut générale et l’on put voir un peu partout les notables locaux planter des arbres de la liberté que le clergé bénissait. Mais très vite, comme la nouvelle République était exposée à des revendications sociales typiquement urbaines, le mouvement se concentra en milieu urbain. De même que l’explosion avait touché presque simultanément les grandes villes européennes, de même la répression triompha dans toutes les capitales en quelques mois : entre le 23 et le 26 juin, les ouvriers de Paris poussés sur les barricades par des motifs sociaux, furent massacrés par des troupes formées en majorité de paysans. La contre-révolution reprit le contrôle du système urbain : en juin 1848, alors que l’armée française et la Garde Nationale reprenaient Paris, les troupes autrichiennes entraient à Prague. Le mois suivant, après la victoire de Custozza, elles pénétraient à nouveau à Milan puis rétablissaient le pouvoir impérial à Vienne en octobre. En novembre 1850, tous les mouvements révolutionnaires avaient été écrasés.

73La concomitance de ces phénomènes est troublante. Si l’on refuse d’attacher de l’importance à la thèse du complot international, développée par certains ultras, ou à l’intervention de la Providence, chère à de Maistre, il faut reconnaître une transformation de la géographie européenne : désormais, les grandes villes formaient un réseau connecté par des idées qui circulaient largement, des organes de presse lus d’un pays à l’autre, des migrations qui déplaçaient des nombres importants de personnes. Ce réseau impliquait aussi une similitude de situations, de besoins et de revendications. Rousseau, après Montesquieu, avait déjà reconnu, pour la blâmer, cette uniformisation. La ressemblance de comportement des grandes villes européennes fut d’autant plus étonnante qu’elle s’opposait à la grande tendance du XIX^e, le nationalisme. Il s’agissait bien d’un début, certes timide, d’internationalisation à l’intérieur de l’Europe.

74Autre conséquence, les grandes villes, en se rapprochant les unes des autres, s’éloignaient des territoires qui les entouraient. Au printemps 1848, Paris était bien plus concerné et plus influencé par les évènements de Prague, de Berlin ou de Vienne que par ce qui se passait à Angoulême ou à Issoire. La grande ville, d’une certaine façon, cessait d’être un fragment de la nation et prenait un caractère supra-national. Le « déracinement », un mot chargé aujourd’hui d’une connotation fortement péjorative, aboutissait à agrandir l’univers mental des masses urbaines. Le développement de la presse et des cabinets de lecture, la propagande révolutionnaire les intéressaient aux évènements européens. Les informations et les idées circulaient moins, dans les masses déracinés, par contiguïté spatiale que le long du réseau urbain européen.

Karl Marx et le Manifeste

75L’isolement permettait de maintenir le paysan dans l’abrutissement et de l’opposer aux grandes villes entre lesquelles les idées circulaient : « le paysan français s’est trouvé jeté dans la plus funeste opposition à la classe des travailleurs de l’industrie32 ». Marx souligne l’opposition de la campagne et des grandes villes et les efforts, indirectement bénéfiques, de la bourgeoisie : « La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville […] arrachant ainsi une importante partie de la population à l’abrutissement de l’existence campagnarde33. » et il expliquera plus tard d’une façon plus théorique :

« Toute division du travail développée qui s’entretient par l’intermédiaire de l’échange des marchandises a pour base fondamentale la séparation de la ville et de la campagne. On peut dire que l’histoire économique de la société roule sur le mouvement de cette antithèse. […] De même que la division du travail dans la manufacture suppose comme base matérielle un certain nombre d’ouvriers occupés en même temps, de même la division du travail dans la société suppose une certaine grandeur de la population, accompagnée d’une certaine densité, laquelle remplace l’agglomération dans l’atelier34. »

La grande ville, lieu d’explosion de la crise sociale

76Alexis de Tocqueville analysa les causes de la Révolution de février 1848 et montra les liens entre la révolution et la croissance urbaine :

« La révolution industrielle qui, depuis 30 ans, avait fait de Paris la première ville manufacturière de France et attiré dans ses murs tout un nouveau peuple d’ouvriers […], l’ardeur des jouissances matérielles qui […] excitait de plus en plus cette multitude elle-même, le malaise démocratique de l’envie qui la travaillait sourdement ; les théories économiques et politiques qui commençaient à s’y faire jour et qui tendaient à y faire croire que les misères humaines étaient l’œuvre des lois et non de la Providence et qu’on pouvait supprimer la pauvreté en changeant la société d’assiette ; […] la centralisation qui réduisit toute l’opération révolutionnaire à se rendre maître de Paris et à mettre la main sur la machine toute montée du gouvernement… » (Tocqueville, 1848, p. 85.)

77Les conséquences politiques en furent considérables : les masses urbaines acquirent un rôle dominant qui les opposa directement aux classes dirigeantes. De même que les villes explosaient à l’unisson, de même les gouvernants s’entendirent et même se prêtèrent des troupes pour réprimer les soulèvements. Cette grande crise fut renforcée, en France, par deux phénomènes. Les revendications sociales des ouvriers des grandes villes, Paris mais aussi Lyon et Marseille, inquiétèrent non seulement les possédants, noblesse légitimiste, orléanistes et bourgeoisie, mais aussi les paysans à qui l’on fit peur en leur assurant que les socialistes, les « partageux », voulaient venir prendre leurs terres. La paysannerie française, révolutionnaire au temps de la Grande Peur de 1789, était devenue très conservatrice depuis que la confiscation et la distribution à bon marché des biens du Clergé et de la Noblesse lui avaient donné des terres. Désormais, noblesse, bourgeoisie et paysannerie s’alliaient contre les villes35.

78Ce revirement prit toute son importance avec l’institution, par l’Assemblée Constituante en février 1848, du suffrage universel. Certes, la Convention Nationale avait déjà été élue, en 1792, de cette manière, mais la France était alors en guerre intérieure et extérieure et l’universalité du suffrage était restée assez théorique. À partir de 1848, le pouvoir politique passa aux campagnes où habitaient les trois-quarts de la population française. Au même moment, les richesses, les talents et les principaux moyens modernes de production étaient concentrés dans les grandes villes, contradiction hautement dangereuse. On notait, après les élections de décembre 1848 : « Pour la première fois, le peuple des campagnes a pénétré dans la politique avec sa volonté propre […] c’est une puissance nouvelle qui vient de se produire […]. Désormais, l’élément rural pèsera de tout son poids dans le mouvement politique de la société. » (cité par Barral, p. 32.)

79Pour la première fois, si l’on excepte la tentative de Babeuf, les masses urbaines avançaient des revendications non plus politiques, mais sociales qui mettaient en question le droit de propriété. Les Ateliers Nationaux apparurent comme des tentatives d’économie dirigée pour assurer le droit au travail. Tous les possédants se sentirent menacés. On sait que les ouvriers des villes, de Paris mais aussi d’autres comme Lyon ou Marseille, ruinés par la fermeture de ces Ateliers, édifièrent en juin 1848 des barricades. Au début de l’insurrection, Thiers s’affola et proposa de transporter le pouvoir hors de Paris « pour aller transporter le siège de la République dans un lieu où nous puissions appeler l’armée et toutes les gardes nationales de France à notre aide » (p. 195-196).

Les ruraux massacrent les Parisiens : juin 1848

80On a sans doute négligé un phénomène capital : la participation spontanée et même enthousiaste des masses provinciales et paysannes à ce massacre. Tocqueville, témoin des journées de juin à Paris, rapporte dans ses Souvenirs :

« Par tous les chemins que les insurgés ne commandaient pas, entraient alors dans la ville des milliers d’hommes accourant de tous les points de la France à notre aide. Grâce aux chemins de fer, il en venait déjà de cinquante lieux, quoique le combat n’eût commencé que la veille au soir. Il en vint de cent et deux cents lieux les jours suivants. Ces hommes appartenaient indistinctement à toutes les classes de la société ; il y avait parmi eux beaucoup de paysans, beaucoup de bourgeois, beaucoup de grands propriétaires et de nobles, tous mêlés et confondus dans les mêmes rangs. Ils étaient armés d’une manière irrégulière et insuffisante, mais ils se ruaient dans Paris avec une ardeur sans égale […]. Il était évident dès lors que nous finirions par triompher, car les insurgés ne recevaient pas de troupes fraîches, et nous, nous avions pour réserve toute la France. » (Tocqueville, 1848, p. 204.)

81Ainsi apparut l’ostracisme qui allait mettre les masses ouvrières urbaines à l’écart de la « vraie » France, celle des provinces et des campagnes :

« On sait que le faubourg Saint-Antoine, dernière citadelle de la guerre civile, mit bas les armes le lundi seulement, c’est à dire au milieu du quatrième jour depuis le commencement de la lutte ; ce n’est que le matin de ce même jour que les volontaires de la Manche [où Tocqueville avait ses terres] purent atteindre Paris. Il avaient fait grande hâte, mais ils venaient de plus de quatre-vingt lieux à travers des pays qui n’ont point de chemin de fer. Ils étaient au nombre de quinze cents. Je reconnus avec émotion, parmi eux, des propriétaires, des avocats, des médecins, des cultivateurs, mes amis et mes voisins. Presque toute l’ancienne noblesse du pays avait pris les armes à cette occasion et faisait partie de la colonne. Il en fut ainsi dans presque toute la France. […] Telles furent les journées de juin : […] Elles délivrèrent la nation de l’oppression des ouvriers de Paris et la remirent en possession d’elle-même. » (Tocqueville, p. 220-221.)

82Les historiens, selon leurs préférences, ont souligné tantôt l’anarchie dangereuse de ces journées, tantôt le début de la lutte de classe qu’ils espéraient y voir. Il est regrettable et assez typique qu’ils aient négligé l’un des aspects les plus importants : la guerre civile de la France provinciale contre les populations urbaines, car les grandes villes de province bougèrent aussi. Une telle guerre civile devait reparaître, sous des formes analogues mais encore plus sanglantes, avec la Commune.

Le libelle d’Henri Lecouturier (1848)

83L’année 1848 vit la publication d’un nombre considérable de textes critiquant sévèrement les grandes villes ou proposant des solutions socialistes à la crise36. Celui d’Henri Lecouturier (Lecouturier, 1848) est d’un intérêt tout particulier car, avec véhémence et même violence, il reprenait la plupart des critiques de Rousseau et en ajoutait d’autres, plus propres à l’époque. Il réunit ainsi en une centaine de pages la plupart des reproches qui avaient été et seront adressés à la ville, si bien que les critiques qui le suivront, sans l’avoir lu sans doute, ne feront que les reprendre et les répéter alors qu’elles seront de moins en moins justifiées. En outre, Lecouturier, s’il citait fréquemment Paris, ne cachait pas que l’objet de ses critiques était la grande ville, et non pas seulement la capitale. Reprenant la doctrine des Physiocrates, il jugeait les villes comme des parasites dont la production était sans valeur (nous citons ses titres) : « II – Paris mange la France et ne produit pas. » Cette phrase permet peut-être de comprendre pourquoi Lecouturier, après Rousseau, condamne la forte concentration des hommes : si l’agriculture est la seule activité véritablement productrice, si les rendements agricoles sont très médiocres, et si la société est perpétuellement au bord de la disette, alors, concentrer les hommes est dangereux. Ces hypothèses, que Rousseau n’avait jamais envisagées et que Lecouturier ne discutaient pas davantage, n’étaient plus aussi avérées en 1848 qu’en 1765 et paraissent absurdes aujourd’hui, mais la condamnation de la forte densité tient toujours.

« Les villes, interdites à toute production naturelle, sont devenues des machines accélérées de consommation […]. Les vivres qu’on y amène de quatre-vingt ou cent lieux partent en bon état et arrivent gâtés. Remis aux mains d’industriels, ils passent dans celles du consommateur, falsifiés, dénaturés, et cependant celui-ci les paye le triple de ce qu’ils coûtent à satisfaire ; il faut être riche en province pour être pauvre à Paris. Pour que l’ouvrier vécût à Paris, il faudrait que son travail lui fût payé six fois plus qu’autre part, mais il l’est à peine autant… » (p. 13.)

84Les produits de la ville, ne pouvant être des denrées agricoles, n’ont pas de valeur, car industrie et commerce sont stériles :

« C’est l’épuisement de la France qui produit au profit de Paris qui dévore. Le nécessaire ne lui suffit pas, le superflu est une de ses conditions d’être. Paris n’est pas seulement l’ogre qui vit de chair, c’est encore le tonneau des Danaïdes que tous les trésors de la France ne suffiraient pas à combler. Mais Paris ne fait pas que de consommer, il produit aussi dira-t-on – je le nie ! Qu’on ferme pendant un mois toutes ses barrières ; qu’on le mette en état de blocus au temps de sa plus grande activité, à l’époque où le commerce fera ses plus grosses affaires, Paris criera famine. De quoi te plains-tu ? Lui répondrai-je ; ne produis-tu pas ? Eh bien, mange ce que tu produis. Et Paris mourra de faim auprès de ces pierres précieuses, de ces bijoux d’or, de ces étoffes magnifiques […]. Paris ne subsisterait pas un mois sans la France ; et la France n’en continuerait pas moins à vivre et à prospérer sans s’apercevoir seulement que Paris lui manque. » (p. 15-17.)

85En fermant les portes de la ville, Lecouturier ruinait le commerce puis montrait que Paris n’aurait plus de quoi vivre… Cela ressemble à un sophisme mais s’explique par la croyance quasi religieuse que seule l’agriculture produit et que tout le reste est « superflu » et moralement nuisible : une morale médiévale. En outre, on pourrait produire ailleurs ce que fabrique les grandes villes (c’était faire bon marché de l’accumulation des capitaux et d’une main d’œuvre qualifiée dans ces villes, conditions de la production) : « Quant à l’utilité de l’industrie parisienne, il me semble que si elle n’existait pas, on n’en vivrait ni plus mal, ni moins longtemps ; j’ose même croire que la France n’y perdrait rien. Ce qui se fait de bon ici pourrait tout aussi bien se faire ailleurs. » (p. 17-18.) Jugeant de façon purement morale, à partir de principes religieux, il condamnait l’économie industrielle moderne en train de naître, au lieu d’essayer d’en comprendre le fonctionnement et de proposer des réformes : « Il y a une autre espèce de friponnerie […], c’est l’industrialisme. Originaire d’Angleterre, il a passé la Manche et Paris est devenu la succursale de Londres. » (p. 48.)

86Le pamphlet critiquait la ville « mortifère » dans les termes qu’avait déjà utilisés Rousseau : « Le plus grand nombre des rues de ce merveilleux Paris ne sont que des boyaux sales et toujours humides d’une eau empestée. Etroitement serrées entre deux rangs de hautes maisons, le soleil ne descend jamais jusqu’à elles et ne visite que le haut des cheminées qui les dominent. Pour voir de là le ciel, il faut regarder perpendiculairement au-dessus de sa tête. Une foule blême et maladive les traverse sans cesse,… » (p. 19-20.)

87Il mêlait les observations médicales à la condamnation morale de l’adultère et louait le « sang pur » des paysans, un thème qui devait connaître au XX^e siècle, une grande fortune en France et surtout en Allemagne : « V – Dégénérescence des races à Paris37 » (p. 27), « VII – Concubinage ; Un bâtard sur trois enfants » et plus loin : « On ne naît pas à Paris, mais on y meurt […] quels enfants voit-on naître dans les villes ? Des enfants frêles, rachitiques, précocement marqués, pour la plupart, du sceau de la débauche originelle, des bâtards fatalement frappés de réprobation pour une faute qui n’est pas la leur. Ce n’est pas avec de tels éléments que la société moderne se régénèrera ; il lui faut du sang pur et elle n’en trouvera que chez le paysan, cet homme rude, simple et loyal que les civilisés Parisiens regardent encore comme un demi-barbare. » (p. 27-33.)

88Il reprochait surtout à la grande ville son cosmopolitisme et ses immigrés, cause, à ses yeux, de décadence morale, en des termes que l’on dirait aujourd’hui xénophobes sinon racistes :

« Paris ne se reproduit pas, il se recrute. Aucune génération n’a de lien de parenté avec l’autre […]. Paris, le foyer de toutes les lumières, est devenu aussi le foyer de toutes les passions bonnes et mauvaises. À la place des gens paisibles qui s’en allaient, on a vu aborder de tous les coins de la France et de l’Europe, les hommes de mouvement qui marchent au-devant des révolutions parce qu’ils n’ont qu’à y gagner, les artistes, les écrivains, les savants, les industriels, les spéculateurs, tous ceux qui, n’ayant pas la fortune sous la main, courent après. […] Reste-t-il encore vingt familles abritées, depuis Louis XV, sous le toit paternel, conservant les vieilles traditions et le souvenir des ancêtres, tenant à leur patrimoine comme à leur vie, qui ne se soient pas dispersées à la première menace de l’ouragan populaire ? Non, Paris, la ville des révolutions, s’est transformé plusieurs fois en un demi-siècle. » (p. 26.)

89Comme Rousseau, il déplorait le contact de cultures différentes dans les villes en des termes que l’on retrouve aujourd’hui dans les pamphlets d’extrême droite :

« Les nations modernes, et en particulier les Français, ont assez perdu de leur couleur originale pour qu’il soit temps de songer à leur conserver le peu qui leur en reste. Paris, cet assemblage bizarre des mœurs comme des types les plus divers, n’a plus rien de sa physionomie primitive et chaque jour, il tend à se modeler davantage sur les figures qui lui viennent des quatre coins du monde. Anglais ici, Espagnol là, plus loin Arabe, Américain ou Asiatique, il serait temps de le rebadigeonner d’une façon plus conforme à nos idées et à notre climat. » (p. 84.)

90Il proposait des réformes brutales, xénophobes, que devait copier, un siècle plus tard, Jean-François Gravier : « Paris cessera d’être une ville de passage, le pied-à-terre de l’Europe ; il y aura là de la famille, de la moralité, de l’ordre, et un gouvernement possible qui aura pour assiette les intérêts de tous. […] Mon but n’est pas de dé-pariser la République mais de la franciser davantage. » (p. 6-7.) Le cosmopolitisme de Paris était le principal défaut. Il ne trouvait pas assez de mots pour stigmatiser l’immoralité de la ville, où la structure familiale se défaisait et la religion faiblissait :

« VIII – La débauche partout et sous toutes ses formes : Comment la morale pourrait-elle être autre chose qu’un mot dans une ville où l’on ne met pas le pied dehors sans se trouver face à face avec l’impudeur, la lubricité et la dégradation ? Le vice est partout […]. Paris est un camp, chacune de ses maisons est une tente et sa population est nomade. » (p. 35 et 64.)

91L’immoralité de la grande ville venait de l’excessive liberté des individus que leurs voisins ne contrôlaient plus38 : « IX – Incognito, cause de tout le mal : La première condition de moralité pour un pays est que la conduite de chacun y soit exposée à la censure de tous ; qu’on habite, pour ainsi dire, dans une maison de verre. […] Rien de pareil n’est à craindre dans les grandes villes, l’incognito y est facile… » (p. 40.)

92Cette critique était latente dans Rousseau mais comme elle revenait à déplorer un accroissement de liberté, il n’osait pas s’exprimer aussi naïvement. Les successeurs de Lecouturier, avec moins de naïveté et de franchise, ont fait preuve de prudence et tous déploré la « solitude » qui « accable » les habitants des grandes villes, manière cachée de regretter leur indépendance.

93Lecouturier ébaucha un thème qu’allait développer si brillamment Oswald Spengler, celui de la civilisation, cause et symptôme de la décadence : « La civilisation ruine les sociétés : il fut un temps où de grandes agglomérations d’hommes dans les villes furent nécessaires pour faire fermenter au sein des peuples le levain de la civilisation […]. Ce frottement est la civilisation qui mène les peuples à la décrépitude quand elle les polit trop. » (p. 82.)

94L’auteur montrait la même haine que Rousseau envers Paris. Il citait avec admiration des vers d’Auguste Barbier, un poète républicain qui avait acquis une certaine réputation avec ses Iambes condamnant Bonaparte. Un peu moins en verve peut-être, Barbier tonnait :

« Il est sur cette terre une infernale cuve,
On la nomme Paris, c’est une large étuve,
C’est un volcan fumeux et toujours en haleine
Qui remue à longs flots de la matière humaine,
[…]
Et qui de temps en temps, plein d’une vase immonde,
Soulevant ses bouillons, déborde sur le monde.
[…]
La race de Paris, c’est le pâle voyou
Au corps chétif, au teint jaune comme un vieux sou,
[…]
Cet enfant ne croit pas, il crache sur sa mère,
Le nom du ciel pour lui n’est qu’une farce amère,
C’est le libertinage, enfin, en raccourci ;
Sur un front de quinze ans, c’est le vice endurci. »
(A. Barbier, cité p. 24.)

95On retrouve ici le mélange caractéristique de condamnation morale de la misère et non de ses causes, de haine de l’étranger et de la perte des croyances religieuses qu’exprimait aussi notre auteur. Lecouturier rêvait de détruire Paris, non pas en une grande catastrophe que condamnait sa charité et dont allait rêver Louis Veuillot au moment de la Commune, mais petit à petit :

« La destruction de Paris, noyé dans le sang de plus d’un million d’hommes et s’abîmant dans les flammes serait bien la plus effrayante et la plus déplorable des catastrophes, mais que Paris, devenu trop monstrueux, vînt à décroître, et s’effacer peu à peu, sans secousse et sans bruit, selon la loi inévitable qui a rayé de la carte Babylone, Ninive, Memphis, Palmyre, Carthage, etc… quel mal en résulterait-il ? » (p. 12.)

96Il recommande, bien avant que l’expression ne devienne célèbre, une sorte de « retour à la terre » : « Qu’on songe à refouler sur les campagnes toutes ces multitudes qui, faute d’espace pour se mouvoir, sont entassées dans les villes les unes sur les autres […] il n’y a que les gens qui veulent vivre à ne rien faire, aux dépens de ceux qui travaillent, qui tiennent quand même à rester à Paris ou dans les grandes villes ; il faut se méfier de pareils hommes… [Il faut chasser à la campagne] les individus inutiles à Paris. » (p. 41, 45, 68.)

97Enfin, il proposait des solutions, une sorte d’ébauche de ce qu’on appellera un siècle plus tard « l’aménagement du territoire » : « l’encombrement des villes, l’abandon des campagnes, tout cela est monarchique. […] Avant tout, j’interdirais à Paris toute fabrication industrielle dont la présence n’y est pas absolument indispensable. […] » Et il prévoyait un contrôle extrêmement serré des habitants et des activités autorisées dans la grande ville régénérée :

« Par cette mesure, Paris diminuera considérablement en population et par suite, en malaise moral et physique. Bien des maisons se videront. La ville sera trop grande pour ce qu’il restera d’habitants. […] Après le dégorgement du trop-plein de l’industrie, un bon recensement de toute la population sera nécessaire, avec indication du métier qui fait vivre chacun et des moyens de chaque famille. La quotité de la population fixe une fois connue, la statistique des objets de première nécessité propre à sa consommation sera facile à établir. C’est d’après les chiffres de cette statistique que l’on fixera le nombre des boucheries, des boulangeries, […] et le nombre de bras que chaque atelier doit employer. On calculera la moyenne des places que la mort, la vieillesse ou la retraite des travailleurs peuvent laisser vacantes tous les ans dans chaque industrie. » (p. 95.)

98Ces lignes sont tout à fait remarquables : Jean-François Gravier les reprendra presque textuellement (sans citer un auteur qu’il ne connaissait sans doute pas) dans son ouvrage de 1947. Avec un siècle d’avance, Lecouturier annonçait le planisme, la toute puissance de l’état planificateur et l’urbaphobie poussée jusqu’à la haine, au nom de principes « républicains », c’est à dire de « centre gauche » pour l’époque. Très xénophobe, il déplorait la présence d’immigrés : « XXI – La Révolution, c’est toujours l’invasion des barbares : [les révolutionnaires…] se sont égarés dans les ténébreuses utopies du communisme. De la destruction de la propriété, ils vont à la destruction de la famille, de la morale et de la société tout entière. » (p. 73.) Il terminait son pamphlet en expliquant son but : « Fraternité entre tous les citoyens d’un même bâtiment, d’un même village, d’un même quartier, d’une même commune, de la France, et tout cela par la famille et la propriété. » (p. 105 ; souligné par l’auteur.) Ce texte est extrêmement riche : il reprend les critiques anciennes et annonce la plupart des reproches futurs. Quelques thèmes émergent :

• L’accumulation d’hommes dans un lieu étroit, les fortes densités, sont intrinsèquement mauvaises. Rousseau craignait le développement des épidémies et de l’immoralité car il pensait que chaque homme, dans l’entassement des villes, perdait son indépendance. Au contraire, d’un point de vue chrétien, Lecouturier reproche à la ville de libérer l’homme qui, laissé à lui-même, ne peut que glisser dans le mal. Après trois révolutions successives, il songe surtout à la propagation des mauvaises idées : la ville détruit les structures de contrôle très fortes qui enferment les individus dans les campagnes. Il n’est pas sur que Rousseau eût défendu une telle thèse. Malheureusement, comme le Génevois ne justifiait jamais ses condamnations, on ne peut décider.
• L’opposition de la famille, cadre de vie solide et base de la morale, opposée à la vie dissolue des individus isolés qui abandonnent la foi religieuse et que leurs voisins ne contrôlent plus. La grande ville est condamnée parce qu’elle est, dans tous les domaines, le lieu de la liberté individuelle, qui ruine la morale et détruit la religion.
• La ville est aussi le lieu du luxe, de la frivolité, des productions « inutiles », richesse purement apparente, par opposition avec les campagnes où l’on produit les vraies ressources, la nourriture. On pourrait s’étonner que Lecouturier reproduise les croyances des physiocrates, comme si, en presque un siècle (et quel siècle, qui a connu la Révolution politique, les guerres impériales et les révolutions industrielle et démographique), rien n’avait changé : ce serait assez injuste car, comme on le montrera plus loin, un Premier Ministre, Jules Méline, cinquante ans plus tard, fera preuve de la même ignorance.
• La force des exemples antiques : comme Robespierre à la Convention, Lecouturier loue la frugalité et voit le vice derrière le luxe tout comme le faisait Tacite, mais sans son immense talent. Ce poids des exemples anciens explique aussi sans doute son aveuglement devant les transformations sociales et économiques.
• L’attachement au sol, non seulement parce que les paysans sont conservateurs, mais parce que la « terre » (plus récemment, on utilisera un mot plus ancien : « la glèbe »), est le lieu où « s’enracine » une race. Il est frappant de voir déjà l’importance accordée aux « racines », toujours perdues hélas, importance qui va durer jusqu’à nos jours. Les grandes migrations qui ont commencé au début du XIX^e siècle, ont bouleversé l’opinion. Il en est résulté un dégoût de l’étranger et plus généralement du migrant, qui culminera tout naturellement, cinquante ans plus tard, dans la haine du migrant parfait, du « juif errant ».
• Les remèdes proposés par Lecouturier seront copiés, sans grand changement, par les techniciens de l’Aménagement, un siècle plus tard, avec le Retour à la Terre, la Redevance (taxe supplémentaire frappant les entreprises qui voudront s’installer à Paris) ou l’Agrément (limitation par l’état de leur nombre).
• Enfin, l’auteur ne pose pas directement la question de la décentralisation. Confondant, comme tous ses successeurs, l’agglomération parisienne et l’état, il veut décentraliser en affaiblissant Paris. Pour cela, il demande à l’état d’exercer une autorité brutale et centrale, mesurant, contrôlant, interdisant, ce qui risque d’accroître la centralisation politique. à aucun moment, il ne fait confiance à l’initiative individuelle et aux forces locales. Il semble croire que seule une autorité supérieure patriarcale, parfois brutale, peut résoudre les problèmes. Peut-être peut-on expliquer cette attitude par le poids de l’absolutisme et de la tradition catholique pour qui une autorité centrale seule peut dire le droit. Quoi qu’il en soit, cette contradiction si éclatante et si cachée à la fois, qui consiste à vouloir « décentraliser » en confiant cette action à un pouvoir central fort, et qui apparaît déjà dans le pamphlet de Lecouturier, formera l’un des traits principaux des politiques urbaphobes jusqu’au début du XXI^e siècle.

99Après 1848, les grandes villes ont été considérées comme le lieu non plus seulement de la débauche et de la frivolité, mais de la subversion et de l’anarchie. Tous les régimes, l’Empire comme les Républiques, furent obsédés par la peur de la grande ville et, comme celle-ci contenait les plus grandes richesses, par le souci de l’affaiblir tout en la mettant lourdement à contribution. Les critiques de Rousseau, jusqu’ici morales et théoriques, furent désormais utilisées pour justifier ce contrôle et cette exploitation. C’est pourquoi on ne saurait trop exagérer l’importance des soubresauts de 1848, année-charnière où la grande ville et principalement Paris, fut décrétée ennemie nationale, une condamnation qui, sous des formes diverses, a duré jusqu’à nos jours.

100Avant et après les révolutions de 1848, les condamnations de Paris continuèrent dans la littérature romantique. Citron remarque :

« Les rapprochements entre Paris et les villes maudites de la Bible sont continuels pendant toute la période romantique […]. Ces villes donnent même leur nom à des titres de poèmes consacrés à Paris : la Sodoma d’Esquiros, la Babylone de Langeron. […] Hubert Lauvergne, pour qui Paris est issu des germes semés par Ninive et Babylone, tonne : Honte à ce lupanar des affamés d’orgie. […] L’examen des épithètes corrobore ces vues sur le caractère mécanique des attaques contre l’immoralité de Paris […] les deux termes les plus usités sont “infâme” (6 exemples de 1838 à I847, de Berthaud à Lassailly et Banville) et “immonde” (8 exemples de 1836 à 1847, d’édouard d’Anglemont à Banville). » (P. Citron, 1961, p. 382-383.)

101On comprend aisément que la province ait choisi aux élections de 1849 un homme fort. Louis-Napoléon Bonaparte fut élu principalement pour mater les villes qui comme Paris, Lyon, ou Marseille avaient tant effrayé le reste de la France39. Il le fit, certes, avec l’aide de Persigny. Mais il ne pouvait oublier que les grandes villes soutenaient l’économie nationale et en assuraient le prestige. Un pouvoir fort et qui ne craignait plus les révolutions, ne pouvait négliger d’aménager ses capitales : ce fut le but des grands travaux d’Haussmann, menés à Paris et imités dans les autres grandes villes, de 1852 jusqu’à la fin de l’Empire et même aux débuts de la III^e République. Ainsi, contrairement à ce qu’avait souhaité la Province, le pouvoir économique et le prestige des grandes villes se mirent à croître de nouveau, à la fin du XIX^e siècle, malgré les malédictions des moralisateurs. Certains jugements, mieux balancés, reconnaissaient la grandeur de Paris tout en voulant défendre la Province de son poids : Auguste Comte, (mort en 1857), avait conseillé, dans son Système de politique positive, l’abolition du département, la constitution de dix-sept grandes provinces, l’érection de Paris en « métropole occidentale » mais aussi l’affranchissement du reste de la France de cette capitale oppressive.

1850-1870 : Peur et modernisation de la grande ville

102Le milieu du XIX^e siècle détermine une véritable cassure dans l’évolution de l’urbaphobie. La fin du XVIII^e et la première moitié du XIX^e, hormis l’époque impériale, avaient été marquées par des publications exprimant une hostilité violente à la grande ville, qui culmina avec les journées de juin et le soulèvement de toute la France contre les ouvriers urbains insurgés. L’esprit changea après l’arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon, élu des campagnes contre les villes, et son affermissement au pouvoir. Une fois les masses ouvrières urbaines emprisonnées ou massacrées, les Français semblèrent oublier leur haine. Les dix premières années du Second Empire connurent la prospérité et, grâce à une presse muselée et à des scrutins soigneusement dirigés, une grande stabilité politique. L’opinion méprisait encore les ruraux et voyait dans les grandes villes l’instrument du progrès40.

Ernest Renan

103Les principaux penseurs de l’époque parlent peu de la grande ville. Lorsqu’ils le font, c’est pour reprendre des clichés anciens et en sourire au lieu de s’en effrayer. Ernest Renan, dans son œuvre pourtant importante, cite rarement la grande ville en tant que telle. Elle n’est pour lui qu’un cadre neutre qui ne l’intéresse guère. Certes, il reconnaît la supériorité parisienne et son rôle dans le progrès et se moque des Provinciaux :

« C’est une intolérable tyrannie, disent-ils, que le pouvoir central impose aux provinces des institutions, des hommes, des écoles, peu en harmonie avec les préjugés de ces provinces. Ils trouvent mauvais que les administrateurs et les instituteurs des provinces viennent puiser à Paris une éducation qui les rendra supérieurs à leurs administrés. C’est là un étrange scrupule ! Paris ayant une supériorité d’initiative et représentant un état plus avancé de civilisation, a bien réellement droit de s’imposer et d’entraîner vers le parfait les masses plus lourdes. Honte à ceux qui n’ont d’autre appui que l’ignorance et la sottise, et s’efforcent de les maintenir comme leurs meilleurs auxiliaires ! » (Renan, 1890, p. 343.)

104Il méprise la province qu’il connaît bien pour y avoir grandi41 mais son jugement est balancé. Il regrette la centralisation au point d’en faire, avec humour, un argument contre le dogme de l’infaillibilité pontificale, proclamé à ce moment : « La France, qui trouve tout simple qu’une loi émanée de Paris devienne à l’instant applicable au paysan breton, à l’ouvrier alsacien, au pasteur nomade des Landes, devait trouver tout naturel aussi qu’il y eût à Rome un infaillible qui réglât la croyance du monde. Cela est fort commode. » (p. 484.)

Henri Taine

105Taine42, avec son rationalisme froid, reprenait avec humour le thème de la vie superficielle et frivole des grandes villes : « L’honnête homme à Paris ment dix fois par jour, l’honnête femme vingt fois par jour, l’homme du monde cent fois par jour. On n’a jamais pu compter combien de fois par jour ment une femme du monde. » (p. 51.) Il soulignait l’excitation des citadins qui couraient dans tous les sens, thème qui commençait à devenir classique : « Ceci indique l’espèce de plaisir qu’on vient chercher [à Paris] : le besoin d’excitation ; ce mot à Paris revient toujours aux lèvres. […] Quand j’observe les Parisiens sur le boulevard, à la Bourse, au café, au théâtre, il me semble toujours voir un pêle-mêle de fourmis affairées et enragées, sur lesquelles on a versé du poivre. » (p. 141-152.) Il s’intéressait particulièrement à la femme de la ville, particulièrement libre :

« Boutiquière, femme du monde ou lorette, voilà les trois emplois d’une Française ; elles excellent en cela, et seulement en cela. Affaire de tempérament. Supprimez les coiffures, les toilettes, le rang, tout l’attirail visible, et voyez l’être intérieur. L’être intérieur ici, c’est un petit hussard déluré, un gamin avisé et hardi que rien ne démonte, à qui le sentiment du respect manque, et qui se croit l’égal de tous. Les jupes n’y font rien… » (p. 63.)

106Thème si populaire plus tard : la femme de la grande ville, en gagnant son indépendance, se mettait à ressembler aux hommes. On allait lui reprocher de perdre sa féminité et en même temps, d’être trop charmeuse. Le développement des maisons de plaisir dans les grandes villes et des prostituées, les « lorettes » ainsi appelées du nom du quartier de Paris où elles aimaient s’installer, fut une spécialité du Second Empire, peut-être à l’image d’un empereur qui courait de conquête en conquête. Taine en souriait :

« La lorette est une espèce française qui ne fleurit grandement et ne se propage abondamment qu’à Paris […] voilà pourquoi les étrangers riches viennent si volontiers dépenser leur argent ici. Plusieurs de ces filles deviennent riches, se marient en province, font figure, rendent le pain bénit. Sans doute, on en rencontre balayeuses dans les rues ou sujets sur les tables de dissection. Mais la plupart se rattrapent à quelque métier douteux : marchandes de gants, maîtresses d’hôtel, dames de comptoir, ouvreuses. En Angleterre, une femme tombée est pareille à la boue des rues : on marche dessus puis on la balaye ; ici, elle se redresse, se dégage, s’accroche, s’installe et parfois grimpe. » (p. 305.)

107Ici, encore, c’est l’indépendance qu’assurait la grande ville et l’affaiblissement des contrôles religieux, qui permettaient de tels essors. Peu s’en choquaient, sauf Zola, au nom d’un moralisme de gauche, et surtout Louis Veuillot, un journaliste violemment catholique sur lequel il convient d’insister.

Louis Veuillot

108Fasciné par le Vatican que menaçait le royaume de Piémont en marche vers l’unité italienne, il compara Rome et Paris (Veuillot, 1862, 1867), faisant de la capitale des états Pontificaux une exception parmi les grandes villes qui souffraient toutes du manque de foi et de morale :

« J’ai fait un livre intitulé Le parfum de Rome. Il m’a donné l’idée de ces Odeurs de Paris. Rome et Paris sont les deux têtes du monde, l’une spirituelle, l’autre charnelle. Pendant que le parfum de Rome s’exhalait de mon âme embrasée d’admiration, de reconnaissance et d’amour, les odeurs de Paris me poursuivaient, me persécutaient, m’insultaient. Je voyais l’impudence de l’orgueil ignorant et triomphant, j’entendais le ricanement de la sottise, l’emportement plus stupide du blasphème, les odieux balbutiements de l’hypocrisie. Je méditais de mettre en présence la ville de l’esprit, qui va périr, et la ville de chair, qui la tue. […] Je n’ai pas prétendu écrire un portrait de Rome, tâche au-dessus de mes forces ; j’entreprendrais bien moins de faire une description de Paris, besogne au-dessous de ma dignité. […] Si je laisse un voile sur la plaie, on en sentira l’odeur âcre ou fade, toujours morbide. » (p. XII-XIII.)

109Paris ruine la France en détruisant la famille et la religion : « Véritablement, Paris est une inondation qui a submergé la civilisation française, et l’emporte toute entière en débris. Où l’emporte-t-il ainsi concassée ? Moi, je crois qu’il l’emporte à la Préfecture de Police. » (p. VII). La grande ville est peuplée de déracinés sans âme, sans foi ni loi, qui ne se connaissent plus et ne peuvent donc plus se surveiller mutuellement : « Ville des multitudes déracinées, mobile amas de poussière humaine, tu pourras t’agrandir et devenir la capitale du monde ; tu n’auras jamais de citoyens. » (p. X.) Ces déracinés s’ennuient affreusement et tentent de se distraire dans des spectacles que Veuillot peine à juger, non par charité, mais parce que son vocabulaire, pourtant abondant, ne lui fournit pas assez de mots injurieux. Il imagine qu’un patron de salle de spectacle lui parle franchement :

« Si vous n’aviez rien à faire de vos soirées et que vous fussiez comme tant d’autres dans cette auberge de Paris, qui n’ont ni foyer, ni parents, ni œuvre, ni pensée, une fois fermés la boutique et le bureau ; s’il vous fallait tuer tous les jours quelques heures pour ne pas périr d’ennui, alors quand vous auriez consommé six mois d’opéra, de comédie et de vaudeville, vous comprendriez mieux l’attrait de cet autre genre d’abrutissement [le café-concert], car vous ne connaissez pas l’homme moderne si vous ignorez qu’atteint d’un incurable ennui, il a besoin, vraiment besoin, de s’abrutir. […] [Sur ces scènes, les femmes]… sont laides, de cette laideur particulière qu’on appelle la gentillesse parisienne… Elles ont l’agaçante voix, le glapissement déchiré des filles de portière, qui semblent s’être gargarisées de l’eau du ruisseau. […] Mais ce qui touche à l’épouvantable, c’est l’objet même que l’on emploie pour attirer la foule, c’est la femme nue. Je ne parle pas de l’horreur de l’âme devant cette prostitution, je parle de la simple horreur de l’œil. Le spectacle est plus affreux que malhonnête. Les ramassées que l’on y produit ne se contentent pas d’être laides de visage, la plupart jusqu’à l’abjection ; elles sont par dessus le marché généralement et diversement fort mal bâties : des cagneuses, des mafflues, des pansues, des voûtées, des osseuses, impudentes et gauches, ne sachant ni marcher ni se tenir. O effroyables déformations de la grue déplumée ! O grouillement abominable d’où s’échappent des odeurs de soupente ! » (p. 134-135.)

110Pour mieux condamner Paris-Sodome, notre malheureux journaliste déambule dans ses rues ou plutôt, ses cloaques : « Dans Paris, à travers la boue jaillissante, à travers l’infecte nuit, j’allais des fumées de la pipe aux vapeurs du gaz, des cafés aux théâtres. C’est là que le peuple s’amuse, c’est là qu’il s’instruit. » Le mal de la ville vient des auteurs parisiens qui ont perdu tout sens moral. Flaubert n’est qu’un producteur d’obscénités43 et le théâtre est pire : « Le théâtre, en France, s’applique, plus encore que la presse, à la destruction de la famille et de l’ordre social. Le concubinage et l’adultère y figurent carrément ; la plupart des héros, depuis quelques années, sont des bâtards et des filles-mères ; le mariage régulier est le sujet de toutes les dérisions […]. Tous les bons ménages de Paris y ont conduit leurs enfants, filles et garçons. » (p. 130.)

111Veuillot est à compter parmi les plus violents des urbaphobes, mais il est difficile de dire jusqu’à quel point il était suivi. Catholique passionné et ultra-montain convaincu, excessif, d’ordinaire haineux, il s’emportait facilement dans des articles prolixes. Peu estimé dans son propre camp (le comte de Falloux le méprisait et le détestait), il était puissant et largement lu, car il dirigeait l’un des grands journaux catholiques, l’Univers. Il fut à peu près le seul homme important, à cette époque, à reprendre toutes les anciennes attaques urbaphobes et à les lancer avec une rage passionnée.

Le comte de Falloux

112Le comte de Falloux eut une attitude fort différente (Falloux, 1885, 1888). Chef, avec Berryer, du parti catholique et royaliste, de la Monarchie de Juillet aux débuts de la III^e République, son orthodoxie et sa passion politique ne pouvaient être mises en doute. On ne trouve nulle part, cependant, dans ses mémoires, de critique de la grande ville. Certes, il redoutait et détestait les « socialistes » qu’il accusait d’anarchisme. Il savait bien qu’ils étaient plus fréquents dans les masses ouvrières peuplant les villes, mais il ne prit jamais le cadre urbain pour une cause de l’activité révolutionnaire. Comment expliquer cette curieuse indulgence d’un chef conservateur envers la grande ville si souvent révolutionnaire ? Avançons quelques hypothèses :

• le cosmopolitisme : en tant que noble, Falloux n’était pas xénophobe. Il voulait rétablir sur le trône le Comte de Chambord qui vivait depuis quarante ans en exil à l’étranger (Louis-Napoléon aussi avait grandi en exil et parlait français avec un accent germanique). Certains des royalistes autour de lui avaient servi dans l’armée russe au temps des guerres révolutionnaires et napoléoniennes.
• les intérêts auxquels il était lié : sans hostilité envers les orléanistes, il était ouvert au capitalisme et aux grandes entreprises.
• catholique fervent mais peu prêcheur, il s’intéressait peu à la grande ville en tant que « Babylone moderne ». Il fut l’ennemi de Louis Veuillot qui, au contraire, représentait le moralisme puritain ultra-montain et plutôt vulgaire.
• sensible au changement et aux transformations de la société, il proposa et fit voter des lois sociales pour réduire certains méfaits de la révolution industrielle. Il voulait changer le régime et établir une royauté « éclairée », constitutionnelle, assez moderne, comme le montra son désespoir quand le Comte de Chambord refusa le drapeau tricolore.
• il n’attachait pas au cadre de vie l’importance que lui donnèrent plus tard les géographes et les architectes. Pour lui, la ville ne déterminait pas les genres de vie ou les opinions ; elle n’était qu’une enveloppe où l’on pouvait trouver, certes, davantage d’« anarchistes » mais qui ne les produisait pas. Il ne croyait manifestement pas à la ville « criminogène », révolutionnaire ou stérile.
• Il ne parlait jamais du point de vue démographique.

113Du coup, dans ses deux volumes de Mémoires, il critiqua moins la Grande Ville que Rousseau ne l’avait fait en une page de l’Émile. Il faut donc se garder de confondre « catholique conservateur » et « urbaphobe ». L’affaire est plus complexe et conduit à distinguer le niveau social du critique : le journaliste Veuillot, après Rousseau, adoptait une vulgarité violente et populaire qui dégoûtait le comte de Falloux.

Edmond About

114Choisissons à l’autre extrémité du spectre idéologique un auteur fort connu à l’époque, agnostique proclamé et partisan du Progrès au point d’écrire un ouvrage portant ce nom. Edmond About (About, 1864) fit preuve d’une singulière lucidité et trancha nettement sur ses contemporains et même sur ses successeurs. Comme la plupart des observateurs de l’époque, il déplorait le malthusianisme de la bourgeoisie des villes qui limitait volontairement les naissances :

« À l’exception de quelques cas assez rares, toute femme de plaisir redoute la maternité comme une ruine de son corps, une faillite de son commerce. Il suit de là que la corruption de nos mœurs à Paris et dans les grandes villes réduit le chiffre de la population ou l’effectif de l’armée du Progrès. Il n’y aura jamais trop d’hommes sur la terre, il n’y en aura jamais assez. Toute existence est un bien par elle-même, puisque l’être et le bien sont identiques. » (p. 150.)

115Il regrettait aussi le charme de l’ancienne ville, avant que les migrations ne doublassent sa population et n’en altérassent la physionomie, mais il ne songeait à aucun moment à arrêter le Progrès : « Il est certain que Paris a bien changé en peu d’années. Du temps qu’il ne comptait pas un million d’habitants, c’était la ville la plus aimable et la plus spirituelle du monde, gouvernée par une centaine de femmes agréables et autant d’hommes distingués. […] Que les temps sont changés ! Je le dis sans amertume et sans tristesse. » (p. 186-188.) Le plus surprenant est sa louange de l’exode rural, que tant de politiciens et de géographes allaient regarder pendant un siècle comme l’un des grands fléaux de la nation. About était sensible à la misère des paysans et pensait que le seul moyen d’améliorer leur niveau de vie était de diminuer leur nombre et de les envoyer en ville où ils pourraient vivre mieux :

« L’espoir de profiter des chances de fortune […] a provoqué l’émigration des campagnes vers les villes. Paris surtout […] attire les paysans par milliers. Est-ce un mal ? Est-ce un bien ? Question grave. Le préjugé régnant et presque officiel assure que c’est un mal. [… Mais] La France ne sera riche et éclairée qu’à ce prix [l’exode rural]. Le domaine de l’industrie est infini ; le champ de l’agriculture nationale est limité par les frontières de la France. Il se passera bien des années avant que nos concitoyens aient autant de maisons, de navires, de voitures, […] et de souliers qu’il leur en faut pour vivre bien. […] Le programme de l’agriculture est beaucoup plus modeste : tirer de 55 millions d’hectares ce qu’ils peuvent produire annuellement sans s’épuiser. S’il était démontré que 6 millions d’individus suffisent à cette besogne, il serait non seulement inutile mais absurde d’y consacrer vingt millions de Français. Absurde n’est pas assez fort, c’est funeste qu’il fallait dire… » (p. 161-2.)

116Annonçant curieusement la politique des agrogorods que voulut construire Trotsky pour éduquer les paysans, About écrit :

« En Russie, les hommes des champs font à peu près toute la nation. En France, ils en font la moitié. En Angleterre, c’était le quart en 1852 ; aujourd’hui, ce n’est peut-être plus que le cinquième. Commençons par rejoindre les Anglais. Mais j’espère fermement que nous ne nous arrêterons pas en si beau chemin. Il suffirait de trois ou quatre millions d’individus pour cultiver logiquement la France. […] Le village est la dernière forteresse de l’ignorance et de la misère… » (p. 173.)

117et il recommandait à un jeune paysan :

« On a vu plus d’un pauvre paysan faire fortune à la ville ; on n’a jamais conté qu’un pauvre citadin se fût enrichi au village. C’est pourquoi, fais ton paquet ! […] Je ne parle que pour mémoire de l’ignorance incurable où croupit le mercenaire des champs. […] Et voilà l’homme que certains moralistes persécutent de leurs sermons pour qu’il demeure au fond de son trou ! Ne les écoute pas, mon garçon ; mets tes meilleurs souliers, si tu en as, et prends le chemin de la ville. Là-bas, personne ne te jettera des pierres dans la rue sous prétexte que tu es pauvre. Tu y trouveras des écoles, […], des hôpitaux… » (p. 176.)

118Il ajoutait cette condamnation : « Nous comptons en France 2216682 journaliers mariés de l’un et de l’autre sexe. Et savez-vous combien de personnes à leur charge ? 2 723 273. […] Que direz-vous maintenant de ces sages conseillers, de ces moralistes charitables qui prêchent aux journaliers le séjour des champs, le jeûne et la faillite ? Sont-ils des philanthropes ou des meurtriers par imprudence ? » (Note en bas de p. 174.) D’une façon singulièrement prémonitoire, il annonçait même un retournement de la tendance à l’exode, ce qu’on appellera un siècle plus tard l’aménagement du territoire et la fuite vers le rural que l’on peut observer aujourd’hui :

« Désirez-vous vivre longtemps ? Vivez à la campagne. […] Lorsque Paris ne sera plus habité que par des gens d’affaire au travail et des viveurs en goguette […] l’esprit de la nation ne s’entassera plus dans un coin ; on le trouvera disséminé sur toute la surface du sol. […] On écrira n’importe où, on lira partout. En ce temps-là, il n’y aura plus de provinciaux, ou si l’on en découvre un par aventure, ce sera quelque pauvre diable ignorant, ahuri et mal élevé pour n’être jamais sorti de Paris. » (p. 193-4.)

119Edmond About était tellement en avance sur son temps que ses idées restèrent méconnues et ses arguments ignorés ou plutôt méprisés. Son texte montre cependant que l’hostilité envers la ville était loin d’être générale. L’opinion était divisée entre ceux qui, agnostiques d’ordinaire, croyaient au progrès et certains chrétiens passionnés qui voyaient la France s’effondrer avec la religion. Certaines œuvres, cependant, parmi les plus célèbres, continuaient à opposer la ville débilitante à la campagne régénératrice, surtout sous la plume de moralistes comme Alexandre Dumas Fils. Sa Dame aux camélias qu’il publia en 1848, reprenait tous les clichés anti-urbains. L’œuvre marqua d’autant plus son temps qu’il adapta lui-même ce récit au théâtre en 1852 et que Verdi, en 1853, en fit l’un de ses plus fameux opéras. Toute la pièce oppose amour profond à la campagne et plaisir coupable en ville. La pécheresse prise de remords, quitte Paris pour aller se « purifier » aux champs. Elle a des excuses cependant : elle « souffrait trop de la solitude effroyable de la grande ville », ce qui, pour une cocotte, est assez surprenant. Poussée au sacrifice par le père d’Alfredo, elle lui demande de l’embrasser « comme sa fille » : quittant le monde parisien de la débauche, elle entre par la souffrance dans une « vraie » famille. Alfredo est un « déraciné », ce qui explique sans doute sa mauvaise conduite : il a été arraché au sol natal, la Provence et y retourne pour retrouver la paix. Revenue dans la grande ville cruelle, elle meurt pendant le Carnaval ; l’on chante dans la rue : « Parisiens, faites place au Bœuf Gras. » Comme elle meurt, Alfredo lui promet : « Nous quitterons Paris,… nous passerons la vie unis… »

Ponson du Terrail

120La meilleure manière, peut-être, d’évaluer l’importance de l’urbaphobie dans la population française sous le Second Empire est de considérer un écrivain extrêmement populaire qui remplaçait le talent par la prolixité et publia entre 1853 et 1870, plusieurs milliers de pages d’aventures « rocambolesques ». Le vicomte Pierre Alexis Ponson du Terrail n’était peut-être pas noble, mais prétendait descendre du chevalier Bayard (Ponson du Terrail, 1860). Viveur, dandy, il fut l’un des premiers auteurs français à vivre largement de sa plume. Très parisien, habitué de Tortoni et des autres cafés du Boulevard au point qu’on l’appelait lui et ses amis, les Tortoniens, il publiait en feuilleton des histoires invraisemblables mais passionnantes qui lui acquirent une grande notoriété. Son œuvre, qui tournait autour du personnage de Rocambole, peut servir de bon baromètre : par sa popularité, elle contribuait à modeler l’opinion tout en la reflétant.

121Ces aventures sont tellement embrouillées et font intervenir un si grand nombre de personnages différents, riches et pauvres, nobles ou roturiers, dévotes ou « pécheresses », que la grande ville en est le cadre inévitable. Les héros de Ponson sont, par nécessité, des habitants de Paris, sinon toujours des Parisiens. La grande ville apparaît à chaque page. L’auteur nous indique de façon détaillée le trajet de ses personnages : on peut les suivre le long des rues. Cependant, la grande ville ne joue aucun rôle particulier : elle n’est qu’un cadre où les individus se damnent ou se sacrifient de manière très touchante, où les intriguent se nouent, où l’on aime et où l’on tue, où les vierges le sont encore et où les méchants paraissent vraiment affreux. Mais nulle part, Ponson n’attribue le mal, le crime ou le péché que l’on peut hélas, déplorer à chaque page, à l’influence du milieu urbain. On ne trouve pas, chez cet écrivain si moraliste sinon moral, la moindre condamnation de la ville, alors qu’elles fourmillent chez Rousseau.

122Voici une des rares allusions au genre de vie parisien que l’on peut trouver en plus de 500 pages, avec un sarcasme assez apparent sous la plume d’un fêtard, grand habitué du Boulevard : « Il y avait cinq jours que Madame de Beaupréau et sa fille étaient arrivées aux Genêts, et trois que le chef de bureau les y avait rejointes. Les habitudes étaient déjà prises, et ces deux femmes qui vivaient si retirées à Paris, n’avaient eu aucune peine à se faire à cette bonne et simple existence de province, si calme et si noble en sa monotonie. » (L’héritage mystérieux, p. 304.)

123On pourrait donc penser que l’urbaphobie était plus limitée sous le Second Empire, sans doute parce que les possédants et les ruraux, rassurés par la brutalité du gouvernement impérial, ne craignaient plus les insurrections urbaines. Le régime avait prudemment établi un strict contrôle sur les villes et surtout sur Paris. L’Empereur désignait tous les maires de France, mais en outre, il nommait les conseillers municipaux dans le département de la Seine (Loi du 5 mai 185544). C’était plutôt aux écrivains de gauche, austères et moralisateurs, de critiquer le luxe des grandes villes : « Paris et son gouvernement, ses Administrations, ses Compagnies, ses Monopoles, ses plaisirs, son parasitisme, Paris devenu l’auberge de l’Europe, absorbe et dévore la France45. »

Le baron Haussmann

124L’autre raison, aussi forte sans doute, tient aux transformations que le baron Haussmann effectua à partir de 1852 dans les grandes villes, à Paris sous son administration, dans les autres villes françaises par son exemple. Certes, la gauche tonna contre les malversations qu’entraînaient inévitablement des travaux aussi importants, surtout dans un régime déjà connu pour sa corruption. Zola s’en fit l’interprète (Zola, 1877). Mais à aucun moment, même sous la plume acerbe de Jules Favre46, on ne mit en doute la probité personnelle du préfet. Atténuées soigneusement par la presse gouvernementale, ces accusations ne semblent pas avoir beaucoup inquiété la province, plus soucieuse du traité de libre-échange avec la Grande Bretagne et des menaces pesant sur le patrimoine de Saint-Pierre.

125L’une des principales conséquences de ces grands travaux fut de chasser hors de la ville une grande partie de la classe populaire et de faire naître « la banlieue ». On a montré ailleurs (Marchand, 1993) que ce nom avait un sens très différent de celui de faubourg (hors-le-bourg) que l’on utilisait jusqu’alors. Le Littré donne l’étymologie suivante : « Ban et lieue, lieue du ban, c’est-à-dire distance à laquelle s’étendait le ban seigneurial. » Le ban désignait la « Convocation des vassaux directs du roi pour le service militaire. » puis par extension, cet ensemble de vassaux. Ainsi, la banlieue est marquée comme un lieu soumis à un autre pouvoir, à la dépendance de la ville voisine. C’est aussi l’endroit où l’on bannit, où l’on chasse certaines personnes.

126En démolissant des milliers de bâtiments vétustes et insalubres, Haussmann avait certainement amélioré Paris, mais comme les prix immobiliers augmentaient beaucoup, il avait en même temps chassé les pauvres hors de leur ville. Il est difficile de savoir si ces migrations furent voulues. Quoi qu’il en soit, toute une partie des Parisiens fut « bannie ». Plus tard, les romans et les chansons évoquant les « titis » ou les Gavroches leur prêteront, pour la couleur locale, un accent « faubourien », marque du véritable enfant de Paris. On ne saurait trop exagérer l’importance de ces migrations. Outre les souffrances qu’elles entraînèrent, elles produisirent une séparation radicale entre la ville proprement dite et sa périphérie. Désormais, les bourgeois riches du centre allaient vivre dans l’inquiétude, entourés par une ceinture ouvrière qui, devenue, après la Grande Guerre, la fameuse « ceinture rouge », plus peuplée que Paris même, rendit à nouveau la grande agglomération menaçante pour toute la Province.

127Mais à la fin du Second Empire, l’œuvre d’Haussmann rassura et connut un grand succès. Les expositions internationales organisées à Paris renforcèrent son rôle de capitale européenne et accrurent son prestige. Celle de 1855 occupait 10 ha ; la seconde, ouverte d’avril à novembre 1867 fut cinq fois plus grande : 50 ha sur lesquels se réunirent 33 000 exposants dont 11 600 Français. Victor Hugo écrivait dans son Paris Guide : « La nation aura Paris comme capitale et on ne l’appellera plus la France, mais bien l’Europe. » Mais en même temps, le régime déclinait et les grandes villes, comme si souvent, s’opposaient à l’état : aux élections de mai 1863, tous les députés de Paris furent des opposants. À partir de 1865 et de la fin calamiteuse de la guerre du Mexique, la gauche républicaine comme la droite monarchiste critiquèrent de plus en plus audacieusement le régime. Aux élections de mai 1869, les candidats du gouvernement obtinrent 4,4 millions de voix et l’opposition 3,4, gagnant 1,3 millions de suffrages. Les campagnes demeuraient bonapartistes, mais les villes passaient à l’opposition. Dans la Seine, celle-ci obtint 234 000 voix et le gouvernement seulement 77 000.

128Pour essayer de regagner la popularité perdue, Napoléon III prit lui-même la plume en 1868 pour publier dans des journaux gouvernementaux une sorte de feuilleton : il imaginait qu’un Monsieur Benoît, Français émigré aux États-Unis depuis vingt ans, revenait en France et découvrait le nouveau Paris impérial. Monsieur Benoît était ravi, charmé, émerveillé. Il est caractéristique que Louis-Napoléon ait choisi, pour justifier son règne, son œuvre parisienne. La grande ville n’était plus alors un objet de haine et de critique, mais une source de fierté, voire un modèle. L’Empire cependant s’affaiblissait à mesure que la santé de l’empereur déclinait. Eugénie de Montijo, pour sauver le trône de son fils, lança un régime branlant dans un conflit terrible : le 15 juillet 1870, la France déclara la guerre à la Prusse.