1Il serait facile de trouver des citations critiquant ou condamnant la ville, au Moyen âge et au début de l’époque moderne : elles apparaissaient d’ordinaire sous la plume de moralistes qui voyaient dans la grande ville une « Babylone moderne », lieu de débauche et d’hérésie. Ces anathèmes se multiplièrent, bien sur, pendant les guerres de religion du XVI^e siècle, chaque camp reprochant à l’autre de s’appuyer sur des villes dissolues. Aggrippa d’Aubigné, le grand poète protestant, tonnait contre Paris :

« Hierusalem meurtrière, révoltée
Hierusalem qui es Babel ensanglantée »

2et La satyre Ménippée, un peu plus tard, soulignait l’insécurité de la ville, attribuée, déjà, aux immigrés : « O Paris, qui n’es plus Paris, mais une spélunque de bêtes farouches, une citadelle d’Espagnols, Wallons et Napolitains, un asyle et sure retraite de voleurs, meurtriers et assassinateurs… »

3Pour l’entrée d’Henri II à Paris, en 1549, Jean Cousin le Père construisit, rue Saint-Denis, un arc triomphal où la ville de Paris était représentée en Pandore, légèrement vêtue en nymphe. Le spectacle devait être charmant mais il était aussi chargé d’urbaphobie : on sait que Pandore, par curiosité, ouvrit une boîte qui lui était confiée et qui contenait tous les maux qui pouvaient affliger l’humanité. En 1590, l’homme d’état italien Giovanni Botero, dans son livre Della ragion di stato, affirmait que la croissance des villes allait mettre en danger l’organisation de l’état et l’enseignement des bonnes mœurs1.

4Il faut faire la part de la mode qui conduisait de nombreux poètes à imiter les grands exemples de l’Antiquité (Virgile, Horace, Salluste). Ils ne semblent pas avoir voulu mener une critique politique de la grande ville, à la différence des poètes latins qui soutenaient la réconciliation nationale d’Auguste et le retour, après les guerres civiles, des soldats dans leurs terres. Racan dans ses Bergeries, écrivait en 1628 :

« Heureux qui vit en paix du lait de ses brebis…
Qui demeure chez lui comme en son élément
Sans connaître Paris que de nom seulement2… »

5La croyance que « Paris est nourri par les provinces », qui connaîtra tant de succès jusqu’à nos jours, apparaît au milieu du XVII^e, dans un ouvrage du Père Le Moyne3, un religieux qui oppose à la splendeur de la ville ses turpitudes et son avidité. C’est l’un des premiers poèmes consacrés entièrement à Paris et contre Paris. La vengeance divine, sans beaucoup d’indulgence, détruira Paris et bien sur, les belles Parisiennes :

« Mais quand le jour viendra que cette ville immense…
Brûlant du feu des Cieux, l’un dans l’autre meslés,
De son vaste débris fera sur la campagne,
de ruines couvertes, une ardente montagne
…
Le feu consumera jusqu’aux cendres des Belles.
Sous luy rentes et fonds iront en étincelles
Et les métaux fondus rouleront à ruisseaux. »

6Ces critiques violentes sont classiques chez les chrétiens, tout comme le reproche d’orgueil excessif de la ville, déjà adressé par la Bible à Babylone. Bossuet condamne la beauté audacieuse des Parisiennes, qui excitaient décidément la hargne des croyants : « O ville utilement renversée ! Paris, dont on ne peut abaisser l’orgueil,… quand te verrai-je renversée ? Quand est-ce que j’entendrai cette bienheureuse nouvelle : le règne du péché est renversé de fond en comble ; ses femmes ne s’arment plus contre la pudeur4… » et Boileau la friponnerie des Parisiens :

« Mais moi, vivre à Paris ! Eh ! Qu’y voudrais-je faire ?
Je ne sais ni tromper, ni feindre ni mentir5… »

7Fénelon, soucieux d’instruire son illustre pupille dans les mœurs antiques, condamnait la grande capitale en songeant peut-être à la chute de Rome. Il proposait une image qui devait faire fortune, encore, au XX^e siècle :

« Une grande ville fort peuplée d’artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d’un royaume pauvre et mal cultivé, ressemble à un monstre dont la tête est d’une grosseur énorme, et dont tout le corps exténué et privé de nourriture n’a aucune proportion avec cette tête6. »

8Le mépris de la province est général, au XVII^e : « Mon pauvre mérite, tout médiocre qu’il est, n’est pas encore réduit à se sauver en province comme les mauvais comédiens » écrit Madame de Sévigné. Malgré ces violences fort classiques, Pierre Citron7 juge que la critique de la grande ville ne tient pas grande place dans la littérature du XVII^e et de la première moitié du XVIII^e : « Le mythe de Paris ne naîtra qu’en 1830, mais sa conception date des environs de 1760 et elle est due à Rousseau » (Citron, 1961, vol. 1, p. 99), même si Montesquieu écrivait en 1740 : « Il n’y a en France que Paris et les provinces éloignées, parce Paris n’a pas eu le temps de les dévorer. » C’est à l’époque des Lumières, avec le développement de l’individualisme, qu’apparaît l’urbaphobie moderne sous l’influence des Physiocrates et de Rousseau.