Introduction

1La grande ville est apparue en Mésopotamie il y a près de quatre mille ans, en même temps que la civilisation et l’état. Dès cette époque, Babylone fut violemment critiquée dans la Bible, sous le nom de Babel. Les bases de la civilisation européenne sont à chercher dans les villes-palais d’Égypte et de Crête, ses débuts dans les « cités » grecques. La grandeur de Rome et la prospérité qu’elle établit dans le monde méditerranéen et sur l’Europe occidentale permirent la croissance de villes immenses. L’empire romain était principalement un réseau de villes autour de l’Urbs. Sous Trajan, Rome et Alexandrie, plus tard Constantinople comptèrent plus d’un million d’habitants et étaient mieux équipées que le Paris de Louis XV. Déjà, des esprits chagrins comme Juvénal reprochaient à ces agglomérations humaines leur pollution, leur immoralité et leur luxe ostentatoire.

2La chute de l’empire romain au cinquième siècle et l’établissement de la féodalité dans la majeure partie de l’Europe firent disparaître les grandes villes. Dans ce système social établi sur des rapports personnels de domination, il n’y avait plus de place pour elles et leurs activités : les nobles faisaient la guerre et vivaient dans des châteaux, les clercs priaient et habitaient des monastères ou se retiraient dans des ermitages, les paysans travaillaient la terre.

3Des villes grandirent à nouveau mais dans des conditions particulières, grâce au commerce maritime : les villes hanséatiques de la mer du nord ou encore les villes italiennes comme Venise, Pise ou Gêne. Le fait urbain restait exceptionnel, jusqu’à ce que le retour d’une relative prospérité, à partir du XII^e siècle, permit à nouveau une certaine croissance urbaine. La ville fut alors l’opposé de la féodalité, obtenant des seigneurs des « franchises » qui leur assuraient l’autonomie, accueillant dans leurs murs les paysans qui fuyaient le servage et qui au bout d’un an, s’ils survivaient, devenaient des hommes libres1.

4Les souverains utilisèrent la liberté et les richesses des villes contre les grands féodaux en leur accordant leur protection en échange de fortes taxes. Jusqu’à la Renaissance, cette alliance fut bénéfique aux deux camps, même si la puissance de certaines villes les avait rendu dangereuses à l’état, comme celle de Paris au temps d’Étienne Marcel. La Renaissance, avec l’essor des idées nouvelles et la ruine de la féodalité médiévale ouvrirent aux villes de grandes possibilités. Les premiers craquements datent des guerres de religion et plus clairement encore, du milieu du XVII^e siècle, quand Cromwell fit décapiter le roi d’Angleterre et quand le jeune Louis XIV dut fuir dans son château de Saint-Germain sa ville de Paris soulevée par la Fronde. La peur de la grande ville apparut alors clairement : Louis XIV s’installa à Versailles, à l’écart de la capitale dangereuse.

5Paris était déjà violemment critiqué, mais pour des raisons principalement morales et religieuses : on accusait sa population d’être trop remuante, trop riche, trop libre et trop ouverte aux influences hérétiques, trop immorale, trop avide d’or. On répétait les condamnations de Juvénal. Mais c’est au XVIII^e siècle que la critique de la ville devint stridente et répandue. D’une part, on confondit la Ville et la Cour et l’on reprocha à Paris l’hypocrisie, la fourberie, la malhonnêteté, l’arrivisme qu’à tort ou à raison, l’on prêtait aux courtisans. Cette critique demeurait encore morale, mais était renforcée par le retour à la Nature et à sa supposée pureté.

6Plus important encore, la révolution industrielle commença, dans la seconde moitié du XVIII^e siècle, à changer la société dans Paris et dans quelques autres grandes villes du royaume : le développement de l’artisanat, la naissance de l’industrie, le grand commerce maritime (à Nantes, à Bordeaux) donnèrent aux grandes villes un aspect et des contenus nouveaux. Les critiques portées par Jean-Jacques Rousseau en 1765 le montrent bien : c’est alors qu’apparut une forme nouvelle de haine de la ville. La Révolution, pendant laquelle Paris joua le rôle principal, accrut ce mélange de peur et d’hostilité.

7Pendant tout le XIX^e, Paris garda son rôle dirigeant sans rencontrer beaucoup d’obstacles, mais sa pré-éminence fut ébranlée en 1848, quand le suffrage universel donna le pouvoir aux masses paysannes ou plutôt, aux notables ruraux qui déterminaient leurs votes. Effrayés par les émeutes de juin 1848, ils firent élire un homme fort pour mater Paris : le prince Louis-Napoléon. Contrairement aux attentes, celui-ci s’intéressa aux populations ouvrières et modernisa considérablement la capitale, lui donnant un prestige inégalé. Puis vint Sedan et la Commune.

8C’est certainement de1870-1871 que l’on peut dater le véritable début de la grande haine envers Paris. On ne saurait exagérer l’importance de l’année terrible. La France, pour la première fois sans doute, prit conscience qu’elle était entrée en décadence. Habituée à dominer l’Europe depuis des siècles, elle avait vu sa langue et sa culture devenir universelles au siècle précédent et ses armées défiler du Portugal au Kremlin. Waterloo pouvait être excusé par l’épuisement de vingt ans de guerres et la coalition de toute l’Europe. Les quelques conflits menées par Louis-Philippe ou par le Second Empire avait été ou du moins avaient paru victorieux. Soudain, tout s’effondrait, la France était occupée, vaincue et Paris se soulevait en un conflit social sanglant. La famine, les combats, les incendies ruinaient une partie de la ville. On est frappé par la violence inouïe des accusations portées contre la capitale : elles mesurent l’affolement qui avait saisi le pays. Alors, pour toute une partie de l’opinion, Paris fut la cible à abattre pour de multiples raisons : religieuses, politiques, économiques, sociales. Leur combinaison explique la durée et la violence de ces accusations.

9Il devient nécessaire de créer un nouveau terme pour désigner cette haine de Paris. L’« anti-parisianisme » a une connotation plus particulièrement culturelle et ne recouvre pas l’ensemble du phénomène. J’utiliserai le terme d’« urbaphobie ». Ce barbarisme mi-latin, mi-grec, rend bien compte, à mon sens, de cette haine enracinée dans une peur en partie irrationnelle et nourrie par elle. Elle pose deux énigmes : sur quoi a été fondée une hostilité aussi durable, accompagnée de critiques répétées dans les mêmes termes, avec les mêmes arguments depuis au moins deux siècles comme si la France, et Paris, n’avaient pas changé ? Seconde énigme : comment une passion aussi forte, aussi constante et qui a eu des effets pratiques considérables a-t-elle pu passer à peu près inaperçue d’une opinion qui n’en a pas eu conscience et de spécialistes qui ne l’ont guère étudiée ? Là se trouve la base de ce livre.

10Le lecteur s’attend, au début de tout texte sérieux, à trouver une définition des termes et une délimitation du sujet. Il sera en partie déçu. Je n’essayerai pas de préciser ce qui est entendu par grande ville : indiquer un nombre d’habitants n’aurait pas de sens ou plutôt, ce sens a beaucoup changé au cours des temps et selon les auteurs. En 1800, le monde ne comptait que deux très grandes villes qui ébahissaient les visiteurs : Londres atteignait 600 000 habitants, Paris environ 550 000. Ce sont aujourd’hui les populations de Grenoble ou de Rouen, villes qui, malgré leurs mérites, n’ébahissent plus. Bien que l’urbaphobie ait visé toutes les villes importantes, elle s’est principalement attaquée, en France, à Paris : on pourrait parler de « Paris-phobie ». La dominance de la capitale dans tous les domaines a attiré toutes les condamnations. Les critiques traitent en général les 7 ou 8 autres grandes villes françaises de façon ambiguë : tantôt elles sont aussi condamnées, parce que ce sont des grandes villes, tantôt on s’apitoie sur leur sort, malheureuses victimes de l’hégémonie parisienne. Comme cette hostilité est principalement un mouvement politique et moral, une certaine duplicité ne messied pas. L’urbaphobie, plutôt que de fixer une limite en nombre d’habitants, détermine une direction où pointer ses flèches, Paris. Elle ajoute souvent, selon la passion de l’auteur et l’occasion, des agglomérations moins grandes.

11Concentration de population, d’activités et de richesses, difficultés de transport et de logement, une certaine pollution de l’air, une vie extrêmement active, une très grande productivité, de perpétuelles innovations dans tous les domaines, une grande liberté des hommes et des femmes permettant à l’individualisme de s’épanouir, un effondrement des croyances religieuses, un cosmopolitisme qui nourrit la pensée et l’art : c’est tout cela qui caractérise la grande ville. La critique est plus qualitative que quantitative.

12Comme la grande ville est complexe, ses ennemis ont attaqué tantôt tel aspect, tantôt tel autre : au XVIII^e siècle, on visait sa stérilité et sa frivolité ; au XIX^e, non point tant la misère urbaine, à laquelle les urbaphobes ne furent guère sensibles, que des mœurs débauchées qui provoquaient l’indignation en faisant rêver bien des provinciaux et des étrangers, ainsi qu’une propension aux révolutions qui terrifiait bourgeois et paysans ; au XX^e, la ville et surtout ses banlieues, ont été considérées comme des corps étrangers et dangereux dans un pays par ailleurs sain, comme une construction artificielle au moment où l’on revenait à la Nature, comme l’expression du Progrès quand on commençait à n’y plus croire. L’urbaphobie a ainsi changé, mais la cible et curieusement les arguments sont restés les mêmes. Une politique anti-urbaine aussi constante et aussi passionnée a eu de grands effets pratiques, mais il semble que la population avait si profondément accepté cette urbaphobie que peu se sont rendu compte de ses effets.

13Ainsi, l’étude de l’urbaphobie relève à la fois de l’histoire, de l’urbanisme, de la politique, de l’économie, de la planification. Comment déterminer le corpus sur quoi fonder l’étude ? J’ai considéré les meilleurs textes des principaux écrivains urbaphobes, les déclarations des politiciens, les films après la Grande Guerre, certaines publicités récemment. Je ne prétends pas avoir cité tous les textes critiquant Paris, mais je ne pense pas avoir omis les plus importants. Outre l’énormité du corpus de textes à consulter, je me suis heurté à trois difficultés principales : d’abord, essayer de présenter une opinion que je réprouve. Le lecteur s’en apercevra, bien sur, mais j’ai fait de mon mieux pour le laisser juger sur pièces. Ainsi, j’ai utilisé de nombreuses citations, parce que les auteurs expriment mieux leur propre pensée que ne le feraient mes paraphrases, parce que certaines opinions sont si bizarres que le lecteur aurait pu, à juste titre, douter qu’une personne connue ait pu exprimer de pareilles idées, enfin, par simple honnêteté.

14La deuxième question est classique et ne comporte pas de réponse simple : quelle portion des Français représentent les opinions décrites ici ? Je n’ai guère utilisé que des politiciens qui ont joué un rôle important ou des auteurs connus, confirmés, sinon dans leur talent, du moins dans leur notoriété, par de grands tirages et par des prix littéraires, parfois membres de l’Académie Française, ce qui est tout dire. Selon les époques, l’urbaphobie a certainement été l’opinion de plus de la moitié, probablement d’une importante majorité de la population française, mais je ne peux mieux préciser.

15La troisième difficulté m’a inquiété davantage : dans un ouvrage balancé, il faudrait présenter les deux camps, les urbaphiles à côté des urbaphobes. Si ceux-ci ont été légion pendant deux siècles, je n’ai pour ainsi dire pas trouvé de texte à la gloire de la ville, surtout après 1871. Cela m’a été reproché dans des conférences où j’ai présenté quelques-unes des idées qui forment ce livre. J’étais bien conscient du piège où l’on me faisait tomber. J’ai tenté de m’en sortir en demandant à mes contradicteurs de me citer les opinions que j’aurais pu négliger car je souhaitais vivement rétablir l’équilibre. J’ai été fort déçu : les critiques étaient virulents mais incapables de citer une seule référence autre que Georges Pérec. J’ai relu les textes de cet écrivain et je n’y ai pas trouvé beaucoup d’éléments qui défendent la grande ville. à vrai dire, le seul auteur que l’on puisse opposer à l’urbaphobie est Edmond About. Certes, la plupart des écrivains placent leur action dans la ville, souvent dans une grande ville ou à Paris. Mais s’ils décrivent et utilisent le cadre urbain avec faveur, souvent avec tendresse, ils n’écrivent pas pour défendre la grande ville, ce qui est tout autre chose. Les plus grands, Balzac, Flaubert, Baudelaire, Proust comme bien d’autres, ont publié des textes admirables sur la ville mais non pas en faveur de la ville. Si Proust évoque admirablement les « cris de Paris » dans un morceau célèbre, il chante avec le même génie les aubépines en fleur de Combray ou la plage de Balbec. Il ne s’agit que de cadres. Ce sont les écrivains de deuxième ou troisième rang qui ont surtout tonné contre la grande ville, mais ce sont d’ordinaire les plus lus. Ainsi, le déséquilibre que le lecteur pourrait déplorer dans cette étude n’est pas l’effet de l’aveuglement mais d’une absence de texte urbaphile.

16Il faut en effet distinguer deux types de critiques de la ville : beaucoup reprochent à Paris et aux grandes villes leur pollution, leurs encombrements (depuis Horace…), les foules écrasantes, la cherté des logements, etc. Ces critiques sont justifiées mais elles ne portent pas contre Paris mais plutôt contre le manque d’investissements, les mauvais choix politiques, la médiocrité de la gestion municipale. On peut lutter contre ces tares, espérer les diminuer ou les supprimer. L’urbaphobie telle qu’elle est étudiée ici est toute différente : il s’agit d’une hostilité envers la grande ville en tant que telle, bien ou mal gérée. On lui reproche sa taille, sa richesse, son influence, ses libertés, ses innovations, son cosmopolitisme. Fondamentalement, la grande ville est le lieu du changement et c’est, en un mot, la raison pour laquelle elle fait peur et excite la haine.

17Cette étude commence à peu près au milieu du XVIII^e siècle, avec les Physiocrates et Jean-Jacques Rousseau. Ce choix n’est pas arbitraire : c’est l’époque des Lumières, quand se forment toutes les idées du monde moderne, que l’homme se libère et se prend comme mesure de toutes choses, que se préparent les révolutions, industrielle, politique, démographique, sociale, que vont réapparaître, après mille ans d’oubli, les grandes villes bientôt millionnaires. Pendant un siècle, Paris attire et repousse également : la capitale fascine et fait peur : c’est la première période urbaphobe, encore relativement balancée. Après le désastre de 1870 et la Commune, la France prend conscience à la fois de la terrible gravité de la question sociale dans les villes et de son propre déclin. Le discours sur la ville devient à peu près uniquement négatif : Paris représente tout ce que les conservateurs détestent et redoutent. Les masses urbaines elles-mêmes, pour des raisons qui demeurent peu claires, en viennent à admirer la campagne. Après la 1^re guerre mondiale, une propagande régionaliste, des mouvements violemment xénophobes, l’angoisse due à la grande Crise de1929-31, tout pousse l’opinion à un retour à la Nature, loin de l’œuvre « artificielle » des hommes : cette seconde période est non seulement violemment opposée à la grande ville mais marque un retour, au delà d’un christianisme qui s’affaisse, vers une sorte de paganisme et un culte presque religieux de la Nature et de la Paysannerie. Cette évolution culmine avec le Régime de Vichy, mais elle change de forme : jusque là, l’urbaphobie, sauf quelques exceptions, avait été affaire de discours, de romans, de pamphlets. Avec Pétain, l’hostilité envers Paris et les grandes villes devient pratique et forme la base de politiques publiques, en particulier d’aménagement, qui ont duré jusqu’à la fin du XX^e siècle.

18La première partie de cette étude traite de la période du discours, de Rousseau à Pétain. La seconde, de la période de l’action contre la ville, de Pétain à nos jours. La troisième essaye de démonter les mécanismes de cette urbaphobie, ses mythes et ses idéologies, en mettant en évidence les postulats philosophiques qui en forment la base et en ont assuré la durée.

19Je remercie vivement les professeurs Dieter Frick, Klaus Künkel et Marc Cluet ainsi que Mademoiselle Patricia Marmignon, qui m’ont aidé de leurs conseils

20Paris, novembre 2008.