1La memoria est un objet d’histoire sociale autant que d’histoire de la piété, et son étude peut s’insérer dans une recherche sur la reproduction des élites. Le parti pris méthodique du travail sur la société urbaine tardomédiévale qui s’achève ici relève de deux principes. Le premier est de ne pas étudier un groupe social pour soi et en soi, pour ne pas risquer de limiter dès le départ notre champ de vision. Nous n’avons donc pas pris pour objet le patriciat, mais un phénomène, la memoria, parce qu’il nous paraissait comporter des dimensions assez multiples et touchant à des aspects assez différents de la société urbaine pour que cette approche de la matière historique soit féconde. Le second est de ne pas se limiter aux sources habituelles de la memoria : la prise en considération du corpus testamentaire, certes cohérent et se prêtant bien aux statistiques, occulte des pans entiers des pratiques mémorielles bourgeoises à la fin du Moyen Âge, et les réduit à un seul moment : celui de l’acte de tester, qui est alors, à Ratisbonne en tout cas, souvent celui de l’agonie. Par une recherche prosopographique systématique, combinant tous les documents accessibles sur les testateurs, leur parentèle, mais aussi les familles du patriciat, et explorant tous les champs que ces documents ouvraient – non seulement la « piété », mais aussi l’exercice du pouvoir, ou la vie familiale –, nous avons tenté de faire jouer constamment les catégories d’analyse entre elles, de les mettre en question, de les ajuster, de les redéfinir.

2Ceci a été possible parce que nous étions face à un terrain, Ratisbonne à la fin du Moyen Âge, aux spécificités fortes. La ville fut en particulier confrontée à un grave déclin économique au XV^e siècle. D’autre part, son patriciat présentait des caractères originaux. Depuis le milieu du XIV^e siècle, amputé de ses composantes ministériales, il n’était pas ou plus considéré comme de rang égal à la noblesse du plat-pays, alors que dans de nombreuses villes de l’Empire la fermeture de la noblesse au patriciat urbain fut plus tardive et eut plutôt lieu au XV^e siècle. De leur côté, les familles de l’élite bourgeoise représentée au Conseil n’étaient pas aussi ouvertes qu’on l’a cru : l’examen de leur composition montre une tendance à l’oligarchisation au XV^e siècle. Enfin les sources, par leur présence ou par leur absence, invitent à concevoir les pratiques mémorielles autrement : à Ratisbonne, point de livres de famille, qu’on rencontre à Francfort, Cologne ou Nuremberg, point de sociétés patriciennes, alors qu’elles fleurissent à Lübeck ou Constance.

3Ce contexte particulier permet de voir sous un autre jour les résultats des travaux déjà effectués sur la memoria dans d’autres villes de l’Empire et d’ailleurs.

4L’étude de la circulation des biens dans les cercles de la mémoire autour du testateur, dans sa parenté, puis son milieu – ses amis – a montré que la distinction traditionnellement opérée entre legs pieux et legs profanes n’était pas pertinente pour la société urbaine de la fin du Moyen Âge. La religion habite tout le processus testamentaire et successoral, et tout legs consiste à impliquer le légataire dans la célébration de la mémoire du donateur. Dans un monde où les morts étaient très présents, où les vivants côtoyaient les défunts en permanence, le vivant se sentait redevable à ceux qui l’avaient fait profiter de leurs bienfaits, directement ou indirectement. Cela est particulièrement visible lorsque le fondateur d’une chapellenie demande qu’on englobe dans les commémorations pour le salut de son âme tous ceux dont les biens, parvenus jusqu’à lui, lui donnent les moyens de cette fondation. Aussi la succession comportait-elle toujours une part de memoria ; autrement dit, la circulation des biens matériels s’accompagnait d’une transmission symbolique, et la nature des legs importait autant que leur valeur financière. À cet égard, la circulation des possessions vient confirmer ce que le vocabulaire de la parenté dit d’autre part : vers la fin du XIV^e et le début du XV^e siècle, lorsque les mots désignant le lignage apparaissent dans la documentation ratisbonnaise, les fils recevaient le plus souvent la maison familiale, avec pour mission de la transmettre eux-mêmes à leurs propres enfants mâles. Cet effacement des frontières entre sacré et profane se manifeste également dans l’existence d’une catégorie de parents, les arme freunde, « parents pauvres ». Ces derniers, parents consanguins souvent trop éloignés du testateur pour revendiquer un statut d’héritiers, reçoivent cependant des dons en raison de leur pauvreté, mais réservés aux parents : ils se trouvent à la limite entre la position du pauvre, qu’il faut aider par miséricorde, et celle du parent, qui reçoit un legs pour réactiver la relation de parenté.

5L’examen des fondations et donations des bourgeois de Ratisbonne ne permet pas d’y retrouver l’évolution de la piété tardo-médiévale mise en évidence pour la région d’Avignon, caractérisée par une accumulation des messes et un temps du deuil célébré de façon flamboyante, qui vient supplanter les actions liturgiques répétées année après année jusqu’au Jugement Dernier. À Ratisbonne, on assiste à une réduction du nombre d’intercessions. Les testateurs continuent, dans une proportion stable, durant toute la période que nous avons considérée à demander des messes-anniversaires, mais ils en demandent un moins grand nombre au XV^e siècle qu’au XIV^e, y compris les patriciens. En Avignon et dans d’autres régions de France à la même époque, les messes des morts sont commandées par milliers. On ne perçoit aucune augmentation de leur nombre dans la Ratisbonne tardo-médiévale ; au mieux, c’est à une stagnation qu’on a affaire, plus vraisemblablement à une baisse. Parallèlement à cette évolution, les testateurs rétrécissent l’horizon de leur piété : leurs donations à des couvents extérieurs à la ville se font plus rares, et en ville même ils se concentrent sur quelques lieux. Comment interpréter cette divergence ratisbonnaise par rapport aux tendances décelées ailleurs ? On pourrait y voir une manifestation de la crise économique, une conséquence de l’amoindrissement des ressources financières des Ratisbonnais. Mais la réduction des actions liturgiques affecte également les patriciens très riches, qui auraient les moyens de fonder des anniversaires dans toute la Bavière et de multiplier les requiems. Ne fautil pas alors considérer l’essor de la « comptabilité de l’au-delà » – qui n’a d’ailleurs pas été vérifié partout en dehors de Ratisbonne – non comme une évolution intrinsèque à la piété, ou aux croyances, mais comme le produit de la conjonction de facteurs religieux, sociaux, politiques relevant d’une situation particulière, bref, comme dépendant d’un contexte précis ?

6C’est pourquoi nous nous sommes efforcé dans notre propre travail d’inscrire la memoria dans un contexte social et une chronologie spécifiques, et, en comparant ses formes à celles qui prévalaient dans d’autres contextes et selon d’autres chronologies, de redéfinir un certain nombre de traits essentiels des pratiques mémorielles.

7Au cours de cette recherche, nous avons été amené à dissocier memoria et individualisation ou, comme nous l’avons nommée, dynastisation. Les pratiques mémorielles comptent certes parmi les moyens d’expression privilégiés de la distinction sociale. Au XIV^e siècle, les patriciens multiplient les fondations d’anniversaires, parfois jusqu’à plus de vingt, comme le Ratsherr Gumpprecht an der Haid. Ils font construire des chapelles domestiques, comme les frères Dürnsteter, dont trois sur quatre disposent d’une chapelle privée dans leur demeure. Leurs sépultures ad sanctos, dans le cloître de la cathédrale, où ils côtoient les chanoines et les nobles, deviennent de plus en plus belles. La memoria exalte l’unité et la grandeur de la famille. Souvent celle-ci choisit un point d’ancrage de sa mémoire dans un grand établissement ecclésiastique de la cité : les membres d’un même lignage patricien se retrouvent dans la nécropole commune, à la cathédrale ou dans les grands Stifte, St. Emmeram ou l’Alte Kapelle en particulier, rarement dans les couvents des frères mendiants. Les messes que fondent les hommes et les femmes gravitant autour du Conseil restreint sont célébrées devant les autels érigés par leurs parents ou grands-parents, et la famille conserve le droit de présentation du chapelain de père en fils. Les patriciens ont alors le vent en poupe, certains, comme Gottfried Reich, sont créanciers des ducs et des rois. Lorsqu’ils font sonner les cloches de toute la ville pour leurs funérailles ou font célébrer leur anniversaire par les huit confréries de saint Wolfgang de la cité, ils manifestent leur domination sur le territoire urbain, dont ils investissent symboliquement tous les lieux importants.

8Au XV^e siècle, en revanche, la scène de la mémoire s’est rétrécie et le personnage principal a changé : les patriciens n’imposent plus leur mémoire à la ville et sa population, mais se coulent dans la mémoire de la ville. Ils n’exaltent guère plus que les autres bourgeois l’unité du territoire de la cité en y disséminant leur souvenir : c’est le rôle de la procession de la Fête-Dieu, certes fondée par un riche Ratsherr, mais bientôt organisée par les institutions communales. La fondation du Bruderhaus par le camérier Stefan Notangst, en 1419-1423, symbolise le tournant en combinant des aspects des deux formes de memoria. Notangst fonde un hospice pour douze vieux artisans que leur âge empêche de travailler ; il en confie l’administration, après la disparition de son lignage – qu’il doit savoir proche –, au Conseil de la ville. En même temps, il installe l’hospice dans une maison mitoyenne à la sienne, prévoit les célébrations religieuses des frères dans sa chapelle domestique, et demande que les frères aillent prier pour le salut de son âme sur sa tombe. Après lui, Hans Kastenmair et Hans Liskircher, deux immigrés fortunés, préfèrent à la manifestation de leur puissance marquer leur intégration dans la cité par des fondations bénéficiant à la communauté civique : le premier en finançant des dots réservées aux filles de bourgeois, le second en mettant en place, à l’imitation de Nuremberg et Augsbourg, une distribution régulière de repas pour les pauvres, la Riche Aumône (Reiches Almosen).

9Parallèlement à cette intégration de la mémoire patricienne dans celle de la ville, la commune intervient de plus en plus activement dans la memoria. La ville constitue d’abord de plus en plus le cadre naturel de la memoria. Au XIV^e siècle, toutes les catégories de bourgeois privilégiaient déjà les couvents et églises de la cité dans leurs donations et fondations, mais l’élite faisait aussi des dons à des abbayes lointaines, dans lesquelles elle comptait parfois des enfants, et à des hôpitaux dans toute la Bavière. Au XV^e siècle, les horizons de la piété des Ratisbonnais se sont rétrécis, et même les couvents des alentours de la ville sont négligés par les testateurs. À l’intérieur de l’enceinte de la cité danubienne, les dons des bourgeois se concentrent de plus en plus dans quelques institutions : les chapitres des dames chanoinesses nobles, qui tournent le dos à la ville et sur qui la commune n’a pas de prise, ne sont guère l’objet de leurs largesses ; en revanche, les hôpitaux, St. Lazarus, géré par la commune, ou St. Katharina, administré conjointement par le Conseil et le chapitre cathédral, les couvents des ordres mendiants, proches de la communauté civique, ou la chapelle du Conseil continuent à bénéficier de legs, voire en obtiennent en plus grand nombre.

10L’examen des documents de l’exécution testamentaire et des sources émanant du Conseil montre surtout que la ville intervient activement dans la memoria individuelle de ses bourgeois, qu’elle porte et discipline tout à la fois, au point d’en devenir un acteur majeur. En effet, la mémoire des bourgeois est négociée avec la commune : les tabellions qui notent les dernières volontés des mourants sont encouragés à leur rappeler de laisser leur surplus aux œuvres de miséricorde, et le Conseil, qui s’érige en exécuteur testamentaire de tous ses bourgeois, sait orienter les donations vers les institutions qu’il contrôle. Enfin le Conseil contribue à construire une identité civique commune et à renforcer la cohésion de la communauté urbaine par des manifestations censées impliquer toute la ville – sous son autorité –, comme la commémoration de la trahison avortée de Konrad Frumolt en 1337 ou la circumambulation escortée par la milice urbaine lors de la Fête-Dieu.

11Comment les clercs réagissent-ils à la présence forte des autorités urbaines dans la memoria des bourgeois ? Certains se cabrent contre les mesures de limitations des commémorations liturgiques, d’autres au contraire demandent l’aide du Conseil pour faire respecter les dernières volontés d’un fondateur d’anniversaire : il n’y avait pas, à Ratisbonne comme ailleurs, une Église monolithique, qui aurait adopté une attitude unanime. À vrai dire, on voit peu les clercs dans cette étude, bien qu’ils soient, évidemment, des acteurs essentiels de la memoria et même de la vie sociale urbaine. Cette discrétion était imposée par la perspective choisie, qui fait la part belle aux sources issues de la ville ; elle l’était aussi par l’état des fonds documentaires ratisbonnais : leurs manques et l’inachèvement de leur inventarisation ne permettent que difficilement, surtout pour le XV^e siècle, d’appréhender le dialogue entre les institutions ecclésiastiques – en particulier les différents établissements monastiques, si puissants à Ratisbonne – ou leurs membres et les citadins. Sans doute des recherches futures devront-elles aller dans cette direction1.

12L’intégration de la mémoire des patriciens dans la ville plutôt que la glorification de leur propre grandeur doit refléter le rapport de force entre la commune et le patriciat. En effet, on ne peut que mettre en relation l’intégration de la mémoire patricienne dans celle de la ville et le rôle croissant en parallèle que joue la commune dans la gestion de la memoria des bourgeois : ce sont les mêmes personnes qui siègent au Conseil restreint et qui se font enterrer dans la nécropole familiale à St. Emmeram ou l’Alte Kapelle, qui pourraient choisir de marquer leurs différences par la célébration de leur souvenir plutôt que de financer des grandes fondations caritatives communales. Ce sont les mêmes qui limitent par des règlements somptuaires les fastes de la memoria alors qu’elles seraient les mieux à même d’en tirer parti : tout se passe comme si les élites bourgeoises avaient incorporé l’idéal du Bien Commun.

13À Augsbourg, Jakob Fugger le Riche fonde la Fuggerei pour sa mémoire et pour la ville, mais il érige une nécropole familiale dans l’église des Carmes, et ses héritiers peuvent se permettre de la maintenir comme monument du catholicisme lorsque la ville passe à la foi luthérienne : on voit à cet exemple que toute distinction exprimée devant un milieu porte en soi une distanciation par rapport à lui. Dans le patriciat de Ratisbonne, elle ne se produit pas de cette façon-là.

14Au XV^e siècle, les patriciens savaient très bien qu’ils n’étaient plus assez puissants pour s’élever au-dessus de la ville ; certains d’entre eux tiraient même leurs revenus de leurs offices au service de la cité. Cette situation conduisit l’élite bourgeoise de Ratisbonne à utiliser d’une manière spécifique son répertoire de pratiques mémorielles. Par répertoire, on entend la palette des possibilités d’action qui s’offrent à un individu. Celui-ci n’est pas complètement libre, mais déterminé dans ses options, l’éventail des possibles étant tout à la fois constitué et restreint par les choix antécédents – ceux des générations précédentes notamment –, ainsi que par le contexte global de l’époque. Le patriciat de Ratisbonne disposait du même répertoire que celui de Lübeck, Francfort, Augsbourg, mais il n’en usa pas de la même façon : il préféra jouer la carte de la ville. Cela lui réussit presque tout au long du XV^e siècle, puisqu’il conserva le pouvoir sans crise majeure jusqu’à 1486. Paradoxalement, dans cette ville qui n’était plus aussi riche que cent ans auparavant, c’est parce que le patriciat était faible que la commune parvint à se consolider et élargir ses compétences.