1Les autorités communales intervenaient dans tous les aspects de la memoria des bourgeois, elles la protégeaient, mais la limitaient et l’orientaient tout autant. Les relations entre memoria et cité ne se mesurent cependant pas seulement au rôle que le Conseil joue dans les pratiques mémorielles, mais aussi à l’expression par les bourgeois de leur attachement à la cité. Ceux-ci, dans leurs fondations pieuses, suivent une logique intimement liée à leur présence dans la ville, qu’il faut garder à l’esprit pour les analyser correctement. Autrement dit, une fondation pieuse est aussi, souvent, l’expression d’un rapport à la cité, d’une identité urbaine.

2Il est difficile d’appréhender l’identité urbaine, d’estimer dans quelle mesure le citadin du Moyen Âge pouvait bien considérer son appartenance à sa cité, plutôt qu’à sa rue, à son quartier ou sa paroisse comme constitutive de son identité. Dans des villes comme Nuremberg ou Francfort, des chroniques ou des livres de famille nous sont parvenus, dont les auteurs, le plus souvent membres de l’élite politique ou proches de ces cercles, expriment explicitement leur attachement à leur ville1. Ce n’est pas le cas à Ratisbonne.

3Il fallait pourtant bien que les bourgeois expriment leur appartenance, voire leur attachement, à la ville, d’une manière ou d’une autre. La memoria était tout à fait appropriée pour cela. Jacques Chiffoleau, dans son étude sur Avignon, soulignait que les manifestations de la religion flamboyante étaient les reflets de la crise sociale de la fin du Moyen Âge, en particulier du déracinement que vivaient les (néo-) urbains, qu’ils cherchaient à compenser par des funérailles et des fondations fastueuses2. Justement les pratiques mémorielles servaient à enraciner, à cimenter l’intégration dans la cité.

4Pierre Monnet appelait voici quelques années à une « enquête systématique […] consacrée à l’attachement au territoire et aux formes de patriotisme urbain dans les testaments », en pensant à ceux que la longueur et la forme rapprocheraient de témoignages autobiographiques, et dont il citait plusieurs exemples. Le plus connu d’entre eux, celui de l’échevin de Göttingen Hans von Oldendorp en 1491, est spectaculaire :

« Que les exécuteurs testamentaires placent trois pierres devant les trois portes de la ville, la première représentant le couronnement de Notre Seigneur avec les saints Jean et Jacques, la seconde avec la Flagellation en compagnie des saints Philippe et Nicolas, la troisième représentant la Sainte Trinité, afin que le Tout-Puissant et lesdits saints protègent la ville, ses habitants et mon âme tout ensemble et en écartent la disgrâce et les calamités. Que mes exécuteurs prélèvent pour ce faire sur les 80 marcs que me doit le Conseil3. »

5Ces quelques lignes témoignent de façon étonnante de la volonté de l’échevin d’intégrer toute la ville dans sa memoria, de sa responsabilité vis-à-vis de l’ensemble de sa population, mais aussi de son attachement au territoire (intra muros) de la cité. En même temps, il s’agit aussi d’imposer par la pierre son souvenir à toute la ville.

6Les pages qui suivent se proposent de rechercher identité urbaine et patriotisme urbain dans les pratiques mémorielles, en particulier testamentaires, des bourgeois de Ratisbonne, au-delà de la préférence manifeste pour les couvents de la ville, ou les hôpitaux proches du Conseil, que l’on a déjà traitée. Nous rechercherons les legs donnés à la ville elle-même, en tant que telle, comme contribution au Bien Commun, et d’autre part l’attachement au territoire urbain. Mais il faut commencer par souligner l’enjeu particulier que revêtait l’affirmation de l’identité urbaine pour les patriciens, car ils étaient les plus à même de s’identifier à la ville : elle était le cadre de leur réussite, et leur position dominante les obligeait à se soucier du bien de l’ensemble de la cité.

7Ratisbonne était, au moins après 1334, dirigée par les grands négociants, premiers bénéficiaires de la chute des Auer – même si nous avons vu que les camps en présence ne suivaient pas exactement les frontières des groupes marchand et ministérial. Or la situation des marchands plus encore que des ministériaux était liée à leur présence en ville. Leur propre destinée personnelle – c’est-à-dire leur position sociale, mais aussi par exemple leurs succès commerciaux – dépendait étroitement de celle de la cité. Forçons un peu le trait : c’est parce que la ville était libre qu’ils pouvaient la diriger selon leurs propres intérêts et donc continuer à prospérer, ainsi que continuer à vivre comme des seigneurs.

8Les patriciens se percevaient comme les représentants légitimes de l’ensemble de la commune, dont ils constituaient les « meilleurs ». Cette conscience de la domination pouvait conduire à l’assimilation par l’élite bourgeoise des intérêts de la cité avec les siens, mais elle créait aussi une responsabilité, celle de satisfaire aux attentes que son pouvoir suscitait chez les habitants4. Les grands lignages de la ville, qui contrôlaient le Conseil, se sentaient responsables du bien-être de tous les habitants de la cité, et par leurs fondations pieuses, les patriciens voulaient assumer leur part dans le salut de l’âme de chacun d’entre eux.

9Affirmation de la domination sur la ville et identification à la cité semblent donc aller de pair chez les patriciens d’une ville libre ou d’une ville d’Empire. Stefanie Rüther a récemment montré comment, selon elle, les membres du Conseil de Lübeck se distinguaient des autres marchands, parfois tout aussi riches, par leurs pratiques mémorielles, qui englobaient toute la cité. Les échevins de Lübeck insistaient par leurs fondations pieuses sur la communauté sacrale que constituait la ville ; en retour, c’est parce qu’ils se montraient ainsi promoteurs de l’unité de la cité et du Bien Commun qu’ils demeuraient légitimes à sa tête aux yeux du corps social de la ville5.

10On observe toutefois d’autres modèles de relation à la ville dans les pratiques mémorielles des élites urbaines, tant la tension entre affirmation de soi et intégration à la cité peut être forte. Le cas de Jakob Fugger le Riche, au début du XVI^e siècle, qui conduisit sa famille vers une richesse exceptionnelle et vers la noblesse, l’illustre de manière spectaculaire6. Ses grandes fondations à Augsbourg témoignent d’une relation complexe à sa cité : la chapelle funéraire Sainte-Anne, fondée en 1509 dans l’église des Carmes et maintenue comme chapelle catholique après que la ville eut embrassé le luthéranisme, exprime la volonté des Fugger de devenir de vrais nobles ; en effet la chapelle était réservée aux hommes de la famille, et participait du processus de sa dynastisation. Au contraire, la Fuggerei, véritable quartier de logements à loyer réduit pour les pauvres, dont la construction commença en 1521, consacrait pleinement l’insertion de la famille Fugger dans la ville et son engagement au service de la communauté. Les fondations des Fugger reflètent parfaitement leur statut très particulier dans la ville au début de l’ère moderne : devenus tellement puissants qu’ils pouvaient se permettre de poursuivre des intérêts divergents de ceux de la ville, ils ne s’en sentaient pourtant pas – à cette époque – complètement détachés.

11Revenons à Ratisbonne : il s’agit de voir ce que les pratiques mémorielles des bourgeois de la cité danubienne révélaient de leur relation à la ville, en tâchant de distinguer selon les statuts des bourgeois, patriciens ou non, mais aussi leur sexe, et en essayant de déceler des évolutions.

Les legs à la cité

12Les legs aux institutions contrôlées par la ville avaient crû de manière spectaculaire – en tout cas en proportion – au XV^e siècle. Doit-on considérer que cette nouvelle affectation des œuvres pies traduisait un patriotisme urbain renforcé ? Les legs adressés directement à la ville ou au Conseil suggèrent que oui.

13Quarante-quatre testateurs lèguent à la ville, dont 42 avant 1486. Certes, certains legs n’en sont pas vraiment : il ne faut pas compter trois testateurs qui ne font clairement que payer leurs impôts7, si bien que le nombre de bourgeois effectuant de véritables legs se réduit à 41 (39 avant 1486). Parmi eux, certains attendent une aide de la ville en contrepartie dans l’exécution de leurs dernières volontés, comme Heinrich Nördlinger, qui lègue dix livres pour que, dit-il, « [les conseillers] aident mes exécuteurs, de sorte que mon testament soit exécuté rapidement et sans problème8 ».

14Pour la plupart des testateurs, cependant, la donation relève du legs pieux et est parfois présentée comme tel9. Margret Reich lègue par exemple 30 livres « pour le profit commun des pauvres comme des riches », sans autre précision10. Mais les dons sont souvent destinés à des œuvres spécifiques, qu’on peut rassembler en deux groupes, les aumônes d’un côté, les travaux publics de l’autre. S’il est difficile d’imputer au patriotisme urbain les aumônes, par exemple les distributions de céréales aux pauvres que Lienhart Ingolsteter demande au Conseil d’effectuer11, le doute ne peut en revanche guère subsister dans le cas des legs directement offerts à la ville elle-même. Les sommes d’argent affectées par les donateurs à la construction de bâtiments publics, des murailles ou à l’entretien de la voirie manifestent explicitement l’attachement à la ville, ainsi lorsque Margret Peyl prévoit une donation de quatre livres « à [ses] gracieux seigneurs du Conseil pour les travaux qu’ils effectuent dans la ville de Ratisbonne », une somme fort importante pour cette veuve d’un maître-blanchisseur, qui ne lègue par ailleurs que 5 ½ livres à des établissements ecclésiastiques ou caritatifs12. D’autres testateurs encore donnent pour les « chemins et sentiers » (Wege und Stege)13. À Lübeck, les constructions engageaient des sommes si importantes que les dons zu Wegen und Stegen étaient en fait une taxe obligatoire, de montant variable selon la fortune du testateur14. Les sommes léguées par les Ratisbonnais, qui atteignent parfois plusieurs centaines de livres, suffisent à prouver qu’il s’agissait bien de grâces15.

15Les constructions engagées par la commune devaient stimuler le patriotisme urbain des bourgeois pour plusieurs raisons. L’entretien de la voirie, qui profitait à tous, « pauvres comme riches », relevait clairement du Bien Commun, si bien que l’écoutète Peter Mäller remet au Conseil les 20 livres de dettes que ce dernier lui devait pour le pavement16. La deuxième motivation avait trait à la défense de la ville : plusieurs testateurs donnent de l’argent pour renforcer les remparts, en particulier en 1413 et les années suivantes. En effet en octobre 1413, les ducs Heinrich, Ernst et Wilhelm de Bavière rassemblèrent leurs guerriers et vassaux ; comme leurs intentions n’étaient pas déclarées, le Conseil organisa la défense, engagea un capitaine des mercenaires (Söldnermeister) et réquisitionna tous les bourgeois17. C’est dans ce contexte qu’Ulrich auf Donau, le Probst (juge du tribunal de l’évêque) fit par testament un legs de 100 livres à la ville :

« Je lègue à la ville de Ratisbonne 100 livres de deniers de Ratisbonne, pour qu’avec cet argent l’on finance une tour vers le Preprunn [ouest de la ville], au milieu du Danube. L’argent devra être remis à sieur Albrecht Greymolt et sieur Hans Pfolnchofer, qui ne devront pas l’investir pour quelques autres travaux de la ville que ce soit, ni pour d’autres de ses besoins, mais seulement pour cette tour18. »

16Le Conseil réclama quinze mois plus tard les cent livres d’Ulrich auf Donau Probst, décédé entre-temps, non sans avoir prévu dans un codicille de léguer cent livres supplémentaires pour la construction de cette tour si un de ses deux fils Benedikt ou Markus mourait prématurément19. Un an plus tard, le Conseil réitérait sa demande, qui n’avait pas été satisfaite20. Deux autres testaments des années suivantes prévoient eux aussi des legs pour les fortifications. Si l’un des deux testateurs était une femme ratsfähig21, l’autre, Heinrich Sintzenhofer, n’appartenait pas à l’élite politique de la ville, mais à une famille de chevaliers de la région : il est remarquable qu’il ait voulu prouver son patriotisme en léguant, lui aussi, 100 florins (et le surplus de ses biens) pour la construction d’une tour « dans le Danube22 ».

17Il semble en fait que les bourgeois n’aient pas établi de différence nette entre les dons pour des travaux urbanistiques et ceux qu’ils faisaient aux fabriques des églises. Konrad Häkenhofer donne « à [ses] seigneurs [du Conseil] de Ratisbonne » une livre « pour une construction d’intérêt commun, là où [ses exécuteurs] pensent que cela sera le plus profitable à [son] âme23 » : cela ressemble tellement à un don pour une fabrique ecclésiastique que l’on ne saurait être sûr qu’il n’en est pas question en fait, la ville pouvant bien financer la réfection ou l’embellissement des églises. Ulrich auf Donau Probst, quand il lègue 100 livres pour l’érection d’une tour de défense dans le Danube, dit même que si les Ratsherren voulaient faire autre chose de son argent, il ne faudrait pas l’accepter, mais au contraire remettre la somme à la fabrique de la cathédrale. Le parallèle ne pourrait être plus clair : constructions communales et fabriques ecclésiastiques se rejoignent parfaitement, comme si la fonction sacrée du Conseil était devenue évidente24. On constate d’autre part que les bourgeois étaient prêts à léguer des sommes importantes ou des immeubles à la ville quand ils n’avaient pas d’héritiers directs, comme Konrad Schwäbel qui lègue la dîme qu’il possède à Barbing « pour le Bien Commun et les besoins de la ville », si tous ses enfants et parents meurent25. Cette propension à léguer des biens au Conseil lorsque l’on est dépourvu de descendance appelle le parallèle avec les établissements ecclésiastiques étudiés plus haut : les testateurs sans enfants léguaient plus à l’Église que les autres, puisqu’ils étaient dans l’obligation de chercher d’autres moyens de perpétuer leur souvenir. Le Conseil était une option équivalente.

18Nous touchons avec les travaux publics à une troisième raison de léguer pour les travaux dans la ville : le prestige que confèrent à une cité de belles constructions ou de grands travaux. Les monuments ou grandes réalisations urbanistiques représentaient des media de choix pour proposer une identité commune aux habitants de la ville, et les Conseils urbains réalisaient de véritables programmes monumentaux pour marquer les esprits. On pense en particulier aux hôtels de ville ou à des constructions de prestige, telles que la statue de Roland à Brême ou l’ensemble formé par une fontaine monumentale et l’hôtel de ville à Brunswick26. À Ratisbonne, c’est seulement au milieu du XVI^e siècle qu’un programme complexe d’installation de fontaines fut réalisé27, et nous avons cherché en vain d’autres entreprises de communication de la même envergure pendant la période qui nous intéresse, à l’exception des remparts, qui revêtaient une signification toute particulière pour l’image qu’une ville avait de soi et exprimait aux autres. Dans la continuation ratisbonnaise des Annales de Hermann de Niederalteich, ce sont, à côté de la construction de la cathédrale, celle de l’enceinte de 1284 et le détournement du Danube – qui s’était décalé vers le nord – dans son ancien lit en 1304 qui sont mis en avant pour célébrer la grandeur de la ville28. Il reste cependant à savoir qui se sentait concerné par l’embellissement de la ville, la réfection ou le renforcement des fortifications, et plus généralement par les dons à la ville.

19Or toutes les couches sociales représentées parmi les testateurs et testatrices participaient au mouvement de dons pour les travaux ou plus généralement pour le Bien Commun : dix-sept étaient de simples bourgeois, cinq membres des Quarante-Cinq ou Genannte, cinq de familles ratsfähig, et quatorze membres ou anciens du Conseil restreint. À peu de chose près, on retrouve autant de bourgeois sans responsabilité politique dans ces dons à la ville (41,46 %) que dans l’ensemble du corpus (46,6 %). D’autre part, les femmes (quatorze, soit 34 %) sont également tout aussi présentes ici que dans l’ensemble des testaments conservés (37 %). Il faut donc bien conclure que non seulement les patriciens, mais aussi des citadins beaucoup plus modestes adhéraient assez à la ville et à ses intérêts pour lui faire des dons, selon leurs possibilités : la cité formait bien une communauté de référence pour les bourgeois de toutes conditions – si l’on considère que les testateurs les représentent.

20Cependant l’appartenance à la cité n’émergea pas tout de suite comme élément identitaire chez les bourgeois. Sept seulement des 41 bourgeois couchant la ville sur leur testament rédigèrent leurs dernières volontés avant 1401, les deux premiers le faisant en 135729. De 1401 à 1450, 25 des 68 testateurs pensèrent à la ville dans leur testament, dont 18 sur 46 jusqu’à 1420 ; par la suite dix des 57 testateurs bourgeois firent de même. Ainsi d’une part, l’identité communale chez les bourgeois ne progressa qu’au rythme des compétences du Conseil, c’est-à-dire surtout au XV^e siècle, lorsqu’il se chargea de manière accrue des pauvres ou encore de la surveillance de la memoria des habitants. D’autre part, la conscience du danger – nous avons parlé de la crainte d’une attaque des ducs Wittelsbach en 1413 – souda visiblement la communauté des bourgeois, dix des 17 testaments conservés entre novembre 1413 et décembre 1420 faisant un don à la ville ; mais il est vrai qu’ils ont pu être conservés justement pour cette raison.

21Les non-bourgeois, résidents, nobles ou clercs, se sentaient-ils concernés par les tâches du Conseil ? Comme partie intégrante non de la communauté des citoyens, mais de celle des fidèles, ils devraient l’être. Nous avons vu que le prévôt du chapitre cathédral, Konrad Künhofer, n’avait pas hésité à compléter le Bruderhaus en y faisant installer quatre pauvres prêtres, acceptant d’intégrer sa fondation dans une institution éminemment liée au Conseil. Mais il semble malgré tout que l’identification à la cité, si elle était effective, ne soit alors pas passée par le Conseil. Sur les quelques testaments de nobles qui nous restent, faits selon le droit de Ratisbonne, aucun ne contient de legs au Conseil. Quant aux clercs, la question de leur appartenance ou non à la communauté urbaine est classique30. À Ratisbonne, les testaments de clercs sont trop rares pour se permettre un tableau précis. Seul Konrad, chapelain à la cathédrale, semble parfaitement intégré dans la ville, puisqu’il commence son testament en léguant 52 livres à « [ses] seigneurs de la ville de Ratisbonne, pour qu’ils soient dépensés dans des fondations au profit des pauvres et des riches31 ».

22Les legs à la ville comme institution demeurent rares à Ratisbonne lors des deux derniers siècles du Moyen Âge. Sans doute une partie des dons aux chapelles ou aux hôpitaux ou autres grandes fondations charitables du Conseil pourrait-elle être interprétée aussi comme des preuves de l’attachement à la ville ou de la confiance dans le Conseil, mais il nous a semblé plus prudent de nous limiter aux legs adressés directement à la ville ou à ses organes politiques, signes explicites du patriotisme urbain. Ils montrent que la tendance à considérer le Conseil comme responsable du bien-être des habitants et comme incarnation de la cité tout entière s’accentua au XV^e siècle. Tous les types de citoyens, artisans ou grands négociants, membres du Conseil ou simples bourgeois, étaient prêts à effectuer des donations à la ville, pour le Bien Commun ou pour des travaux publics. Cela traduit certainement à la fin du Moyen Âge une conscience accrue de l’identité commune, qui transcendait les différences de statut social.

L’inscription territoriale de la memoria

23L’échevin Hans von Oldendorp avait demandé dans ses dernières volontés l’intercession des saints pour protéger l’espace urbain, mais en commandant de placer trois statues devant les trois portes de la ville, il encerclait aussi le territoire de son souvenir, qu’il imposait à toute la ville. Avant de voir si de telles pratiques avaient cours à Ratisbonne, il faut s’interroger sur la notion de territoire, qui correspond à plusieurs définitions. On peut mettre l’accent sur les aspects militaires, ou juridiques : le territoire sera l’espace sur lequel un groupe – ici les habitants d’une ville – impose par les armes son pouvoir ou sur lequel il a une compétence juridictionnelle reconnue. Si l’on met en avant les considérations économiques, on nommera territoire le hinterland de la ville, l’espace pour lequel la ville sert de marché ou dont elle est le client principal. Mais tout aussi importante est la domination symbolique, et c’est d’elle qu’il sera question ici. Le géographe Marcel Roncayolo a montré que le territoire est d’abord lié à l’identité, à l’appartenance. Il nomme « sentiment territorial » ou « sentiment de territorialité » la relation à l’espace auquel l’individu se sent lié32.

24La question du contrôle du territoire se posait donc avec une acuité toute particulière dans le cas de la Ratisbonne tardo-médiévale, puisque la ville n’avait jamais pu se constituer de hinterland digne de son importance économique, et qu’elle était enclavée dans le duché de Bavière. « Libre » mais enclavé, son territoire était par ailleurs amputé de larges domaines appartenant aux grands établissements ecclésiastiques et bénéficiant de l’immunité : en plus du district épiscopal, St. Emmeram, mais aussi les collèges de dames chanoinesses étaient principautés immédiates d’Empire, et formaient, juridiquement au moins, des corps étrangers dans l’espace urbain33. Nous venons de voir comment Ratisbonne, comme toutes les villes, tentait d’empêcher l’expansion des immunités.

25Pour renforcer le contrôle qu’elle exerçait sur son territoire, la ville utilisait des moyens militaires – politique castrale, fortifications – ou juridiques – mainmise sur les tribunaux – mais aussi symboliques, dont la memoria. Pour cela, le Conseil agissait en tant que tel, mais aussi à travers ses membres. Aussi allons-nous étudier les conduites territoriales que les bourgeois laissent transparaître dans leurs pratiques mémorielles, en portant l’attention sur les variations selon la position sociale des individus. En effet les conduites territoriales expriment le statut, les ambitions et la conscience de soi de l’individu, de la famille ou du groupe, qui entend marquer l’espace qu’il considère comme sien34.

26Le Conseil faisait son possible pour empêcher les donations immobilières ou foncières à l’Église ; mais le rapport entre fondations pieuses et contrôle du territoire urbain peut être examiné dans une perspective différente, celle de l’appropriation symbolique de l’espace urbain par la memoria. Deux modes sont possibles : souligner l’unité du territoire par les fondations, comme Hans von Oldendorp, ou sélectionner des lieux représentant l’ensemble du territoire, dans la mesure où « le groupe social […] affirme son autorité par son emprise sur un espace total qu’il marque en des lieux choisis35 ». Nous verrons d’abord comment les bourgeois, en particulier les patriciens, agissant sinon pour le compte du Conseil, du moins conformément à ses intérêts, marquèrent leur revendication sur certains endroits stratégiques de l’espace urbain, puis comment l’unité du territoire de la cité était exaltée par les cérémonies de la confrérie de saint Wolfgang d’une part, par les donations des bourgeois dans toutes les églises de la ville d’autre part.

Investir des lieux symboliques

27Les fondations pieuses des bourgeois à une église ou un couvent donné assuraient certainement à la ville, en tant qu’institution réunissant tous les bourgeois, un pouvoir, sinon fondé en droit, du moins symbolique sur l’établissement en question. Dietrich Poeck a ainsi montré comment l’évêque de Lübeck et son chapitre cathédral s’inquiétaient de la multiplication des chapellenies fondées dans la Marienkirche par les échevins de la ville, parce qu’ils craignaient qu’elles ne vident de sa substance leur droit de patronage36.

28Le pont enjambant le Danube, qui était à la fois porte et frontière du territoire urbain, ainsi que symbole de la prospérité économique de la ville, qui reposait essentiellement sur le transit de marchandises, était certainement un des lieux qu’il était nécessaire d’investir symboliquement. C’est tout naturellement qu’on le trouve au centre de la gravure fameuse de Ratisbonne par Michael Wolgemut, qui illustrait la chronique universelle de Hartmann Schedel en 1493 (illustration 4), avec ses deux portes fortifiées ornées des armes de la ville libre, les deux clés entrecroisées.

Illustration 4. – Gravure de Ratisbonne par Michael Wolgemut dans la Weltchronik de Hartmann Schedel (1493)37.

29Les legs aux œuvres des ponts étaient fréquents et parfois de très grande valeur. Ces œuvres, attestées en nombre dès le XII^e siècle dans certaines régions, visaient d’abord à secourir les voyageurs, en particulier les pèlerins. L’étonnement émerveillé devant ces réalisations techniques extraordinaires jouait également dans l’engouement des donateurs pour les ponts, mais leur place dans l’identité urbaine poussait aussi les citadins à leur accorder des dons : le pont était à la fois « œuvre pie et enjeu de pouvoir38 ». Au XV^e siècle, 20 % des Avignonnais font un don à l’œuvre du pont Saint-Bénézet, parce qu’il est l’emblème de la ville39. Les choses se passaient différemment à Ratisbonne. Le Conseil s’efforça d’abord de mettre la main sur la chapelle St. Margret (Sainte-Marguerite) « au pied du pont » (in pede pontis)40. En 1357, il adressa au pape Innocent VI et à un cardinal deux lettres de recommandation pour un prêtre qui devait défendre l’implication de la ville dans cette chapelle41. Finalement, Conseil et chapitre cathédral se mirent d’accord pour présenter alternativement le chapelain de St. Margret42. Cent ans plus tard, l’alternance était toujours respectée43. Une messe perpétuelle quotidienne, peut-être fondée par le péager du pont, Friedrich Zollner, et dotée d’une rente acquise, comme il se doit, auprès du Conseil pour 100 livres, est attestée dès 135744. Quant à l’autre chapelle située près du pont, St. Georg in der Wiedfeng ou auf Donau, nous avons vu dans un autre contexte que le Conseil en avait acheté le droit de patronage à Jakob Prunnhofer, au grand dam des patrons précédents, les Portner.

30L’œuvre du pont ne reçut pas directement de fondations ou donations qui nous soient restées. En revanche, cette institution stable, riche (elle possédait plusieurs immeubles en ville) et contrôlée par le Conseil se voyait assez régulièrement confier la charge de surveiller l’exécution de messes perpétuelles, avec la promesse d’obtenir les dotations en cas de négligence45. À sa mort, le bourgeois Otto Sauerkauf attribua même le droit de patronage de sa chapelle privée au maître des travaux du pont (Brückenbaumeister)46.

31Une évolution semblable s’observe avec l’Ahakirche, une chapelle située près de l’hôtel de ville. Celle-ci était d’abord placée sous le patronage de l’abbaye de St. Emmeram. Mais après la fondation de plusieurs messes perpétuelles par des bourgeois de la ville, financées par des rentes achetées au Conseil, ce dernier parvint à acquérir les droits de présentation et de patronage sur la chapelle en 1430. En effet, le Conseil était chargé de distribuer année après année les rentes à l’Ahakirche, après avoir vérifié que les messes avaient bien été dites. En ayant la haute main sur le financement des actions liturgiques célébrées dans l’Ahakirche, la ville s’arrogeait de fait un contrôle important sur la chapelle – exactement comme dans le cas de la Marienkirche de Lübeck – que l’acquisition du droit de patronage ne fit que consacrer officiellement47. Comme l’Ahakirche était proche de l’hôtel de ville, en plein cœur de la cité, il était important de contrôler ce lieu qui jouait peut-être dès avant 1430 le rôle de chapelle du Conseil, où les Ratsherren assistaient à la messe avant les réunions48.

32Un autre exemple atteste que la domination symbolique conférée par les fondations pieuses sur un lieu pouvait conduire à un pouvoir officiellement reconnu. L’hôpital St. Katharina, installé sur la rive gauche du Danube, à l’extrémité du pont de pierre qui enjambait le fleuve, était né au début du XIII^e siècle de la fusion de deux hôpitaux préalables. Bien que n’étant pas situé sur le territoire de la ville, sise sur la rive droite, il était administré – quasiment depuis son origine, jusqu’à la fin du Moyen Âge et même au-delà – de façon conjointe par l’évêque, le chapitre cathédral, et la commune de Ratisbonne. On vient de voir que cette dernière accordait une importance capitale au contrôle des accès du pont de pierre, lieu éminemment stratégique pour une ville dont l’économie reposait avant tout sur le transit de marchandises. En 1436, sept des dix-sept immeubles qu’elle possédait intra muros se situaient juste devant le pont, sur la rive droite. À cet endroit, les deux seules maisons lui échappant appartenaient aux Trainer, une famille patricienne représentée au Conseil, si bien qu’elle les contrôlait indirectement49. En face, de l’autre côté du fleuve, se trouvait l’hôpital qui formait la tête de pont ; le contrôle total du pont de pierre impliquait donc la domination sur l’hôpital. Le Conseil en était un des curateurs ; mais par l’intermédiaire des bourgeois, la commune parvint à lier plus fortement l’hôpital à elle : en effet, seules les fondations pieuses des bourgeois, notamment leurs legs testamentaires, pouvaient garantir la bonne marche de l’institution. Or dans la deuxième moitié du XIV^e siècle, lorsque l’hôpital Sainte-Catherine eut à faire face à une grave crise économique, des patriciens lui consentirent des prêts50, mais surtout les donations des bourgeois de la ville augmentèrent spectaculairement51. La memoria des bourgeois créait ainsi une dépendance financière forte. Cette situation était assez généralement reconnue pour qu’à la fin du XV^e siècle, lors du réaménagement des frontières de Ratisbonne, l’hôpital fût intégré au territoire de la ville. Il semble que l’on puisse comparer ce processus d’appropriation de l’institution et du terrain – stratégique – qu’elle occupait avec les observations faites à propos de l’Ahakirche52. Dans les deux cas, la domination financière, contribuant à la domination symbolique, compensait dans une certaine mesure le manque de pouvoir juridique, et des bourgeois renforçaient le contrôle du territoire urbain par le biais de leurs pratiques mémorielles ; en servant leurs intérêts propres, le salut de leur âme, ils faisaient le jeu de la commune.

33Peut-être est-il possible de mettre en parallèle cette appropriation par domination symbolique des bourgeois avec la politique castrale des patriciens évoquée dans la première partie de cette étude : là aussi des initiatives individuelles, l’acquisition de châteaux aux alentours de la ville, avaient pour effet secondaire – et éventuellement déjà comme motivation seconde – de renforcer l’assise territoriale de la ville, en l’occurrence en créant un glacis fortifié pour pallier l’absence de hinterland de la commune. Ceci n’était possible que pour autant que les intérêts des familles patriciennes convergeaient avec l’intérêt général de la ville ou, autrement dit, parce que les patriciens s’identifiaient à la ville tout entière.

34Il semble bien que cela était le cas. Les célébrations de la confrérie de saint Wolfgang illustrent bien cette identification, avec une interpénétration dans la memoria de l’affirmation de soi et de l’exaltation de l’unité de l’espace urbain.

Les anniversaires de la confrérie de saint Wolfgang entre affirmation de soi et exaltation de l’unité de l’espace urbain

35On se souvient que la confrérie de saint Wolfgang était divisée en huit « sous-confréries53 ». Dans le traité de Schirlinger du milieu du XIV^e siècle, on lit que les confréries de saint Wolfgang étaient installées dans toutes les églises de la ville – on a donc bien l’idée qu’elles couvraient tout le territoire (intra muros) de la cité – avant que leur fondateur légendaire et saint patron, évêque de Ratisbonne au X^e siècle, ne les limitât aux églises collégiales de la ville54. Ainsi l’organisation de la confrérie n’est-elle pas calquée sur le réseau paroissial de la ville.

36Paul Mai suggère que cette subdivision en huit pôles pourrait bien être liée à la structure politique et militaire de la ville, divisée en huit Wachten (districts de défense), même si leur localisation à la fin du Moyen Âge ne lui correspondait plus55. La carte 13 représente les huit églises où étaient installées les confréries de saint Wolfgang, ainsi que les limites des Wachten. Il est possible que la confrérie des Chuderwanner ait été d’abord établie à St. Jakob et non à St. Ulrich56. D’autre part, la Paulswacht, « Wacht de St. Paul », englobait certainement la collégiale St. Paul à l’origine. Mais même si l’on prend en considération ces deux éléments, on constate que la localisation des autres confréries ne se calquait pas sur les Wachten ; il n’est cependant pas impossible que les différents Stifte aient pris en charge les confrères d’une Wacht donnée, ou que la localisation des confréries ait fait l’objet d’une négociation entre les bourgeois et les Stifte – comme le reste du fonctionnement des confréries de saint Wolfgang57.

37Les listes des anniversaires célébrés dans les huit confréries comptaient des clercs et des nobles, mais aussi de riches bourgeois : en effet, les confrères les plus riches et les plus soucieux d’une memoria qui soit mise en scène dans toute la ville avaient la possibilité, en payant 20 livres de Ratisbonne, une très forte somme, de bénéficier des prières non seulement des membres de la confrérie à laquelle ils appartenaient, mais également de ceux des sept autres. Les cloches des huit églises sonnaient pour annoncer leurs funérailles ou anniversaires ; les autres membres se contentaient d’une célébration dans leur propre filiale58.

Carte 13. – La localisation des confréries de saint Wolfgang.

38Un document du début du XVI^e siècle montre très bien comment la ville comme entité sacrale était célébrée dans la memoria individuelle (cf. illustration 5)59. Ce dessin, qui suit directement le grand calendrier de la confrérie, date approximativement des années 1524 à 1530. Il représente la disposition des cierges des huit confréries autour du catafalque lors de la célébration de messes-anniversaires dans la cathédrale, d’où le titre « ordo stacionis candelarum in anniuersarys cum apposicione elemosine panum60 ». En tête du catafalque qui figurait le défunt était placé un panier de pain (protkurben), et aux pieds un récipient plein de vin (weinkübel) ; ils étaient destinés aux pauvres qui assistaient à la célébration. Des deux côtés du catafalque brûlaient les cierges des confréries. Cette représentation figurée met en relief la dimension spatiale de la memoria de manière saisissante : si l’on se souvient que les différentes confréries réunies sous le nom de saint Wolfgang étaient censées embrasser l’ensemble de la ville, c’est bien ici toute la cité qui se rassemble autour du défunt. Lui-même était représenté deux fois, par le catafalque, et par le cierge qui brûlait sur sa tombe pendant l’anniversaire, comme si celle-ci devenait pour un instant le centre de la ville61.

39Cette dissémination de la mémoire de soi mise en œuvre lors des anniversaires célébrés par la confrérie de saint Wolfgang était réservée aux riches habitants de la ville. Mais la richesse ne représentait pas le facteur dominant pour expliquer le sentiment territorial des bourgeois de Ratisbonne. L’examen de leurs testaments permet une lecture plus fine du lien entre memoria et espace urbain en laissant apparaître des variations importantes selon la position sociale et politique des individus, mais aussi une évolution chronologique nette.

Illustration 5 – La célébration des anniversaires de la confrérie de saint Wolfgang (BZAR ADK 32 fol. 8 r°).

Le sentiment territorial dans les testaments des bourgeois

40L’attachement au territoire de la ville s’exprime de manière très nette dans les testaments des membres de son élite politique. Ce sentiment territorial étendu à l’ensemble du territoire urbain se reflète par exemple dans les dernières volontés de Leutwein auf Tunau, membre du Conseil restreint, en 1371 :

« Je lègue à chaque curé de Ratisbonne, et à chacun des trois ordres des Prêcheurs, des Franciscains et des Augustins à chacun 60 deniers, pour que chacun d’entre eux m’inscrive dans son livre des âmes et prie pour moi, et lègue dix livres de Ratisbonne à tous les reclus et recluses dans la ville de Ratisbonne et dans un rayon d’une lieue autour de la ville62. »

41Les paroisses – Leutwein auf Tunau parle des curés, mais d’autres testaments mentionnent les paroisses en tant que telles63 – sont des marques importantes du territoire. Même si, à Ratisbonne, l’espace urbain n’était pas subdivisé en paroisses aux districts clairement définis64, symboliquement, faire un don à toutes les paroisses de la cité, c’est intégrer tout le territoire de la ville – intra muros – dans sa memoria. Dans les testaments ratisbonnais, la formule employée est « toutes les paroisses/églises/chapelles ici dans la ville65 ».

42Une étude sur Lübeck a montré que la plupart des conseillers procédaient à ces dons à toutes les paroisses de la ville dans leurs dernières volontés et conclut à une perception de la ville dans son ensemble par ce groupe social – mais sans comparer leur cas avec celui des autres bourgeois de la ville66. Un autre travail sur la même ville affirme plutôt que plus les testateurs sont riches, plus ils tendent à faire des donations dans toutes les paroisses – mais cette fois sans prendre en considération l’appartenance à l’élite sociopolitique67. Qu’en est-il à Ratisbonne ?

43Dans la cité danubienne, de 1308 à 1512, sur les 206 testaments de bourgeois(es) de notre corpus, dont on retranche 10 testaments où les clauses pieuses ne sont pas détaillées, 36 lèguent soit à toutes les paroisses, soit à toutes les églises de la ville, éventuellement toutes les chapelles (Plenkirchen) : ils ne considèrent donc pas leur paroisse seule comme le cadre de leur vie religieuse ou sociale, mais bien la ville dans son ensemble. Ajoutons que le chiffre de 36 ne signifie bien sûr pas que la pratique de donations dans l’ensemble du territoire urbain ne soit pas plus fréquente : dans de nombreux cas, seule une partie des legs est couchée sur le parchemin, le reste ayant été au préalable discuté oralement avec les exécuteurs testamentaires.

44Cette pratique consistant à faire des legs à toutes les paroisses ou toutes les églises, qui concerne 18 % des testateurs, dépend très fortement d’une part de l’époque du testament à l’intérieur de ces deux siècles entre 1308 et 1512, et d’autre part de la position sociale et politique des testateurs ou testatrices.

45Un regard sur la chronologie révèle que parmi les 36 personnes qui font des fondations pieuses partout dans la ville – à toutes les paroisses ou à toutes les églises de la cité –, seules 10 rédigent leur testament après 1400 ; sur 73 testateurs avant 1401, 26 lèguent à toutes les églises ou toutes les paroisses de la ville ; après 1400, ce comportement ne concerne que 10 testateurs sur 123. Donc cette façon d’affirmer l’unité sacrale de la ville est plutôt un phénomène du XIV^e siècle.

46L’examen de l’appartenance sociopolitique de ces testateurs d’avant 1401 révèle également de grandes disparités (graphique 6).

Graphique 6. – Le sentiment territorial dans les testaments des bourgeois(es) de Ratisbonne (1308-1400).

47Sur les 19 hommes parmi les 26 personnes susdites, neuf sont membres du Conseil, deux appartiennent à des familles représentées au Conseil de ville (« ratsfähig »), et sept sont membres du conseil élargi ou du conseil de la Hanse, c’est-à-dire appartiennent au deuxième cercle de l’élite politique bourgeoise. Des sept femmes faisant des legs à toutes les paroisses, églises ou chapelles, six viennent de familles de conseillers.

48Autrement dit, jusque 1400, neuf des quinze conseillers lèguent quelque chose à toutes les paroisses ou églises de la ville, de même que deux des six testateurs de familles éligibles au Conseil, et les sept hommes appartenant au deuxième cercle de l’élite politique. Jusque 1400, six des seize testatrices de familles représentées au Conseil en font autant. À l’autre bout de l’échelle sociale, sur 17 testateurs simples bourgeois, un seul fait un don à toutes les églises ou paroisses de la ville, de même qu’une femme sur neuf.

49Ces chiffres bruts appellent quelques précisions. D’abord, la seule fortune des testateurs ne peut expliquer les pratiques mémorielles dans les églises de l’ensemble du territoire urbain. Il arrive que les simples bourgeois soient tout aussi riches que bien des Ratsherren, et au sein de ce dernier groupe, de riches testateurs ne font pas de legs à toute la ville. D’ailleurs, les dons à toutes les paroisses ou églises sont souvent modestes ; la plupart du temps, le testateur donne 60 deniers à chaque paroisse, comme Leutwein auf Tunau68. D’autre part, ces donations à toutes les paroisses ou toutes les églises de la ville relevaient du choix du testateur – certes guidé par l’habitus de son milieu – et non pas d’une coutume imposée, puisque celle-ci souffrirait alors trop d’exceptions69. Enfin, les non-bourgeois, soit laïcs, soit clercs, entretiennent leur souvenir d’une manière complètement différente : la ville comme ensemble des bourgeois et entité sacrale ne les intéresse pas, à l’exception de Peters von Au, la femme d’un noble des environs, qui lègue une petite somme à toutes les paroisses de la ville ; mais elle est la fille d’un membre du Conseil de la cité, et la famille de son mari était originaire de la ville70.

50Ainsi, on voit nettement que la participation au pouvoir politique change la relation aux églises de l’ensemble de la ville. Une étude récente affirme que l’église paroissiale servait de point d’orientation pour les habitants des villes médiévales, la paroisse, moins étendue que la ville, étant plus susceptible d’éveiller chez eux un sentiment d’appartenance – exception faite des membres du Conseil de ville, qui « pensaient en d’autres dimensions spatiales71 ». Les chiffres de Ratisbonne vont tout à fait dans ce sens : les clauses pieuses des testaments de l’élite urbaine expriment un sentiment territorial étendu à toute la ville, alors que les simples bourgeois ne font qu’exceptionnellement preuve de cela. On peut même voir dans ces formes religieuses individuelles du patriotisme urbain des manifestations de la religion civique, dans la mesure où des individus proches des autorités urbaines célèbrent à travers des pratiques religieuses l’unité de leur commune.

Graphique 7. – Le sentiment territorial dans les testaments des bourgeois(es) de Ratisbonne (1401-1512).

51Malheureusement, les sources ne sont pas assez abondantes pour que l’on puisse étudier l’impact de la tradition familiale – élément essentiel de la memoria – en ce domaine. Les Dürnsteter, les vor Bruck, dont on a plusieurs testaments, semblent bien tous être attachés à cette memoria panurbaine, mais ce n’est pas le cas des Mäller72.

52Après 1400, le paysage des fondations pieuses change du tout au tout (graphique 7). De 1401 à 1512, sur 123 testaments, seuls cinq hommes et cinq femmes donnent à toutes les églises, dont la moitié avant 142073. Deux Ratsherren seulement, un seul homme proche du 2^e cercle politique sur treize font des legs à toutes les paroisses ou toutes les églises de la ville ; chez les femmes, les chiffres sont également très modestes. La memoria étendue à toute la cité est tombée à 8 % des testaments, et en particulier les conseillers la suivent beaucoup moins qu’au siècle précédent74.

53Le déclin des dons à l’ensemble des paroisses ou des églises de la cité fait écho à ce qui avait été mis en évidence plus haut sur la distinction sociale par les pratiques mémorielles. Il semble qu’au XV^e siècle les patriciens et les bourgeois qui se sentaient proches du Conseil cherchèrent à concentrer leurs legs pieux – et favorisèrent les liens que créaient de tels legs – dans des institutions contrôlées par la commune ou fonctionnant selon ses vœux. On ne trouve plus guère de bourgeois réclamant dans leurs dernières volontés que l’on fasse sonner les cloches de toutes les églises de la ville pour leurs funérailles, bien que le coût soit très modeste75. En revanche, nous avions constaté un léger détournement des legs pieux vers des institutions peut-être considérées comme plus représentatives de l’identité urbaine que les paroisses ou les diverses chapelles : les hôpitaux, ou la Ahakirche. Mais une donation à cette dernière, par exemple, n’exprime pas l’attachement au territoire urbain.

54L’attachement des bourgeois de Ratisbonne à leur cité s’exprimait sur plusieurs modes : les legs à la commune ou à l’autorité qui la représentait, c’est-à-dire le Conseil restreint, d’une part, et les donations adressées à toutes les paroisses ou toutes les églises de l’espace urbain intra muros, qui témoignaient d’un sentiment territorial panurbain, d’autre part. L’identification à la ville proposée par ces deux manières d’exprimer un patriotisme urbain n’était pas de même nature : dans le premier cas, c’est par le truchement du Conseil que l’on fondait son souvenir dans la ville, alors que dans le second, on imposait sa mémoire sur l’espace urbain. Aussi l’évolution de ces deux modes est-elle opposée : les legs à la commune ne se généralisèrent qu’à partir de 1400, car ils impliquaient des autorités aux compétences vastes, pouvant revendiquer une légitimité fondée sur un large consensus de la communitas civium. Tous les bourgeois étaient susceptibles de procéder à ces donations pour le Bien Commun de la ville ou pour ses grands travaux. Au contraire, c’est au début du XV^e siècle, en particulier une fois écoulées ses deux premières décennies, que la pratique des donations irriguant toute la ville se tarit. Cette pratique était typiquement patricienne : les hommes et femmes manifestant la volonté de mettre en scène leur memoria dans l’ensemble de la cité étaient presque tous proches du Conseil. Ils marquaient ainsi symboliquement la domination des grandes familles sur l’espace urbain, comme le faisaient, sur un autre registre, leurs tours crénelées. Au XV^e siècle, la position des grandes familles avait radicalement changé : elles savaient que la meilleure carte à jouer pour conserver le pouvoir était l’intégration dans cette cité au passé si prestigieux.