1La memoria des Ratisbonnais était non seulement centrée sur la ville mais aussi de manière croissante sur la commune. L’horizon des différents acteurs des pratiques mémorielles, donateurs, bénéficiaires, contrôleurs, spectateurs était essentiellement urbain. Les bénéficiaires principaux de leurs legs, fondations ou donations, c’est-à-dire les parents, puis les établissements ecclésiastiques et charitables, ou les pauvres, se recrutaient d’abord en ville : les bourgeois de la cité cherchaient à entretenir leur memoria avant tout dans la cité. D’autre part, les exécuteurs testamentaires, contrôleurs de la memoria, étaient, selon le droit de la cité, des bourgeois de Ratisbonne, et les fondateurs choisissaient le plus souvent des institutions de la ville pour surveiller que leurs messes étaient bien célébrées. Enfin, le quatrième groupe d’acteurs de la memoria, que l’on pourrait nommer les spectateurs, correspondait d’abord et avant tout à la population de la ville, à qui les patriciens voulaient prouver qu’ils occupaient légitimement le devant de la scène et face à qui et pour qui ils déployaient leurs différentes stratégies de distinction sociale.

2Nous avons également vu que les institutions communales, en particulier le Conseil, contribuaient à restreindre cet horizon de la mémoire et à concentrer les échanges que celle-ci créait sur la ville, par exemple en légitimant ou rejetant l’appartenance de certaines personnes au cercle familial, ou en privilégiant nettement les légataires bourgeois par rapport aux « étrangers ». La commune assumait également sa part dans l’évolution du « marché de la piété » en ville, en prenant en charge la charité ou encore en favorisant les réformes des couvents mendiants.

3Mais l’intervention de la commune dans la memoria des bourgeois ne se réduisait pas à cela, loin s’en faut. L’historiographie allemande de la fin du XIX^e et du XX^e siècle a parlé pour la fin du Moyen Âge de communalisation de la vie religieuse. Elle a vu dans ce phénomène – par exemple dans l’investissement des bourgeois au sein de leur paroisse – les prémices de la Réforme ; cette idée s’est nourrie de la tendance à établir un lien direct entre la constitution politique d’une cité et le type de relations qu’elle entretenait avec la sphère religieuse : les villes d’Empire auraient été le fer de lance du mouvement1. Cette réflexion naissait de l’idée que la cité constituait une « communauté sacrale », où « la ville » et « l’Église » s’enchevêtraient jusqu’à constituer un ensemble politico-religieux uni – ce qui n’empêchait pas les conflits entre autorités urbaines et clergé2. Cette communauté sacrale était constituée de deux cercles concentriques, celui qui rassemblait les fidèles (communitas fidelium) et celui qui regroupait les bourgeois (communitas civium3). Le Conseil, à la tête de la communauté des bourgeois, se comprenait comme une autorité chrétienne, qui devait contribuer au Salut des habitants de la ville en menant une politique agréable à Dieu4.

4Dans une perspective et une tradition très différentes, André Vauchez a mis à l’honneur la notion de religion civique pour aborder ce thème de l’ingérence des institutions urbaines dans les affaires religieuses5. Il désigne par religion civique « l’appropriation de valeurs inhérentes à la vie religieuse par des pouvoirs urbains, à des fins de légitimation, de célébration et de salut public6 », mise en œuvre dans des pratiques qui accordent un rôle déterminant au pouvoir politique « tant au niveau de l’initiative que de la gestion du sacré7 ». A. Vauchez rejette l’idée de communalisation – a fortiori de sécularisation – de la sphère religieuse, qui impliquerait sinon un conflit, en tout cas une rivalité entre Église et commune, et préfère parler de « sursacralisation » du pouvoir urbain8.

5Les différents critères mis en avant dans cette conception de la religion civique – initiative et gestion par la commune, recherche de légitimation des pouvoirs urbains – ont conduit à s’intéresser prioritairement aux pratiques collectives, telles que le culte des saints patrons ou les processions, dans lesquelles la cité se réunissait. L’exaltation d’une mémoire collective, en particulier, était un moyen privilégié pour former une identité urbaine commune9.

6Ces recherches peuvent être prolongées en élargissant la notion de religion civique, pour porter l’attention non plus sur ses manifestations collectives, mais sur des pratiques individuelles. Les historiens de la memoria, s’ils insistent sur les liens créés entre ses différents acteurs, mettent l’accent sur le positionnement social, sur l’exaltation de la personne ou de la famille, et la comprennent in fine comme une entreprise de dynastisation. Mais nous avons vu qu’à Ratisbonne, la memoria des bourgeois concourait de plus en plus, au cours du XV^e siècle en particulier, à témoigner de leur intégration dans la cité. Ainsi la memoria individuelle contribuait à la construction d’une identité urbaine commune. Il s’agit maintenant, en s’appuyant sur les rares études qui abordent la question10, d’examiner comment cette tension inhérente à la memoria entre célébration de soi et expression d’un rapport à la ville se résolvait dans les commémorations des bourgeois, de saisir comment pouvaient naître des usages collectifs de ces entreprises individuelles.

7Nous nous intéresserons d’abord à l’influence que les autorités communales exerçaient sur les modalités de la mise en œuvre des fondations et donations pieuses, et sur les choix des bourgeois dans leurs œuvres pies, puis à l’attachement à la ville que l’on peut observer dans les testaments et fondations des bourgeois. Cette étude de la religion civique à Ratisbonne s’achèvera sur la construction d’une mémoire commune par les autorités urbaines. On ne devra pas perdre de vue l’évolution générale de la situation de la ville, passée durant les deux derniers siècles du Moyen Âge d’un formidable essor économique à une crise réelle, ni le fait que l’affirmation, par une personne ou un lignage, de sa grandeur, ou de son appartenance à la cité, ne pouvait avoir les mêmes enjeux dans l’un et l’autre contexte, ni pour ces personnes, ni pour la communauté civique.