1Les élites urbaines sont les premiers acteurs de la memoria en ville : elles ont les moyens de mettre en scène leur souvenir, et elles ont besoin de le faire pour s’affirmer. Aussi faut-il présenter le groupe dominant la cité de Ratisbonne à la fin du Moyen Âge, qui n’a fait l’objet que d’un nombre très limité de recherches, qui portent toutes sur le XIV^e et le début du XV^e siècle. Pour la seconde moitié du XV^e siècle, le terrain est en friche.

2On n’hésitera pas à appeler le groupe dominant « patriciat ». Si ce terme a été longtemps rejeté pour anachronisme, il est réutilisé en France depuis quelques années, et parmi les nombreuses justifications expliquant son retour en grâce, l’argument esthétique nous semble un des meilleurs1. D’autre part, Pierre Monnet propose de parler de patriciat lorsque l’on a affaire à un groupe présentant une forte identité, celle d’un état (Stand) réuni autour du « triptyque richesse-pouvoir-prestige2 », et d’une conscience de la domination3. Cela ne signifie pas pour autant que l’on croie à une « catégorie dominante exclusive », essentialisée et distinguée a priori des autres citadins et des autres aristocrates [ruraux]4. Au contraire, on ne partira pas ici d’un groupe prédéfini, ni de « couches » de la population, mais de modes de domination, et il s’agit de voir comment ceux-ci ont évolué à Ratisbonne à la fin du Moyen Âge.

3Comment les élites urbaines ratisbonnaises réagirent-elles au déclin économique de la ville ? Par certains côtés, on assiste à la naissance d’un groupe conscient de lui-même, prestigieux, qui prend les commandes de la cité. Si les activités et atouts des hommes à la tête de Ratisbonne changèrent beaucoup du début du XIV^e à la fin du XV^e siècle, les lignages au pouvoir au début de la période réussirent remarquablement à s’y maintenir. Cependant, le paradoxe ratisbonnais est que dans cette cité qu’il contrôlait tellement, le patriciat ne sut pas imposer comme ailleurs une mémoire qui lui fût propre.

Les élites urbaines du service de l’évêque au commerce puis à la rente

4Comme il faut un point de départ pour étudier les élites urbaines, on considérera d’abord l’appartenance au Conseil d’un homme ou d’une personne de sa famille ; on parlera alors, dans cet ouvrage, de patriciens pour des hommes siégeant eux ou un parent proche (père, frère) – et de patriciennes pour leurs épouses ou sœurs, d’hommes du « second cercle du pouvoir politique » pour des hommes attestés comme membres du Conseil des Quarante-Cinq, ou assesseurs des tribunaux, et de « simples bourgeois » pour les autres. Cette classification grossière n’est qu’un pis-aller et non une vérité ultime : un des objectifs de ce travail est d’étudier un autre mode de domination, par la memoria, pour voir s’il confirme, contredit, ou rend possible le pouvoir politique, et c’est pourquoi le travail porte sur tous les bourgeois : pour étudier une pratique et non un groupe. Partir de la position politique est ici le plus commode, puisque les travaux disponibles sur le patriciat de Ratisbonne – qui s’arrêtent au début du XV^e siècle, très marqués par la Verfassungsgeschichte, prennent d’abord, sinon exclusivement, la dimension politique en considération5.

5Du début de la période étudiée ici jusqu’à son terme, soit pendant les XIV^e et XV^e siècles, les conditions pour siéger au Conseil évoluent très fortement. En gros, trois phases peuvent être distinguées : jusqu’à 1334, de 1334 aux années 1430, et des années 1430 jusqu’à 1486. Depuis la moitié du XIII^e siècle et jusqu’à 1334, le Conseil était dominé par les lignages tirant leur influence d’abord du service de l’évêque (qualifiés de ministériaux ou encore Verwaltungspatrizier) et les grands marchands6. Parmi les premiers, au début du XIV^e siècle, les Auer détenaient notamment l’office de Propst, juge du tribunal épiscopal. Ils s’efforçaient de multiplier les charges conférées par l’évêque, mais aussi par les établissements ecclésiastiques dans la cité ainsi que par les Wittelsbach, et possédaient plusieurs châteaux et de nombreux domaines autour de la ville7. Les Löbel sont représentatifs du second type. Ils étaient actifs sur la route commerciale du Tyrol à la Bohême, et Rüger Löbel devint comte de la Hanse en 1326. La fortune de la famille lui ouvrit l’accès au Conseil de ville, où cinq Löbel siégèrent entre 1284 et 1330. Parallèlement, les Löbel augmentèrent leur fortune en prêtant de l’argent à de grands personnages, Henri de Carinthie ou surtout Frédéric le Beau [Habsbourg] d’Autriche, l’adversaire de Louis de Bavière. Mais on retrouve aussi Rüger Löbel au poste de camérier (Kämmerer) des chanoinesses de Niedermünster, tandis que Rüger acquiert en 1310 une douane de l’évêque. À cette combinaison typique de grand négoce et de prêt d’argent s’ajouta l’acquisition de biens fonciers à proximité de la cité8. L’exemple de cette famille, choisi à dessein, montre que la distinction entre « ministériaux » et marchands est trop radicale pour refléter vraiment la situation. Il n’en reste pas moins que deux groupes misant l’un avant tout sur le service des prélats et princes, et dont les membres sont qualifiés de « milites » dans les sources, l’autre s’appuyant surtout sur le commerce, s’affrontèrent dès la fin du XIII^e s, essayant de s’évincer l’un l’autre du Conseil. Le conflit s’accentua entre 1330 et 1334 avec le Aueraufstand déjà évoqué, qui se termina par le bannissement des Auer et de leurs alliés9.

6Les conséquences de l’échec des Auer furent considérables, puisque leur éviction du pouvoir déplaça le centre de gravité du Conseil de manière définitive : après 1334, les lignages issus de la ministérialité se retirèrent pour la plupart dans les forteresses alentour et le Conseil était constitué presque exclusivement de marchands10.

7Cette deuxième phase, de domination forte des marchands sur la politique de la ville, dura jusqu’aux années 1430. L’examen des listes des Ratsherren montre que cette prépondérance fut constante11. La crise de la guerre de la Ligue des villes, qui toucha Ratisbonne entre 1379 – date où la ville refusa d’entrer dans la Ligue – et 1389 –, année où elle en sortit –, et dont on a déjà abordé rapidement les conséquences économiques, se fit certes ressentir dans la composition du Conseil. Après une tendance à l’ouverture à des familles enrichies récemment par le commerce, en particulier des années 1360 à la fin des années 1380, le choix d’une fraction établie depuis plus longtemps au sein du Conseil de faire la paix avec la Bavière, en 1389, aurait conduit à une éviction d’un grand nombre de celles-là12. Mais si les lignages représentés ont plus varié à cette époque qu’à d’autres, les nouveaux venus comme les exclus devaient en majorité leur puissance au commerce. Contrairement à ce que pensait Morré13, la guerre de la Ligue des villes ne bouleversa pas la composition sociale du Conseil. Certes, quelques familles, appauvries, en sortirent voire quittèrent la ville, mais les grands lignages marchands continuèrent à le dominer14. En 1429, neuf des seize Ratsherren sont encore principalement négociants, tandis que quatre autres continuent à faire du commerce à côté de leurs activités « administratives15 ».

8C’est seulement au milieu des années 1430 que les activités commerciales ne sont plus prépondérantes chez les conseillers16. En ce sens, cette date marque le début d’une troisième phase dans l’évolution des élites urbaines ratisbonnaises à la fin du Moyen Âge. En 1451, les officiers-rentiers représentent une forte majorité des membres du Conseil ; cette prédominance ne se dément plus jusqu’aux événements de 1486-1492 : en 1486, le commerce ne représente une activité importante que pour trois conseillers sur vingt17 ; tous les trois sont relativement nouveaux dans la ville, comme si les patriciens bien installés se détournaient tous du commerce18. L’explication de la plus faible prégnance du négoce dans la composition du Conseil réside sans doute dans les difficultés économiques qui rendaient l’activité commerciale moins intéressante. On a invoqué également la nécessaire disponibilité (Abkömmlichkeit) chère à Max Weber, c’est-à-dire l’oisiveté indispensable pour occuper des fonctions politiques, guère conciliable avec les déplacements des marchands19 ; mais une répartition des tâches à l’intérieur d’une même famille, qui avait cours jusque-là, aurait été possible20.

9L’épisode bavarois de 1486-1492 changea complètement la donne. Les membres du Conseil de 1486 furent accusés après l’échec final de l’annexion d’avoir livré la ville au Wittelsbach, d’avoir privilégié leur intérêt particulier plutôt que le Bien Commun, ils furent malmenés quand l’heure des règlements de compte fut venue, et plusieurs même torturés21. De nombreux membres du groupe dirigeant quittèrent la ville, soit dès 1486 parce qu’ils s’élevaient contre l’annexion, soit après 149222. Le Conseil s’ouvrit à de nouveaux individus, qui n’avaient jusqu’alors siégé qu’à l’assemblée des Quarante-Cinq tout au plus, et dont certains au moins étaient artisans ou petits commerçants23. Seules trois familles siégeant au Conseil avant 1486 s’y trouvaient encore en 1500 ; quelques années après, il n’en restait plus qu’une : « à Ratisbonne, contrairement à la plupart des villes, aucun chemin ne mène du patriciat médiéval au patriciat de l’époque moderne24 ». Une couche dirigeante totalement nouvelle se crée durant le XVI^e siècle, composée souvent de membres de familles récemment immigrées, qui entrent au service de la ville.

10Un élément manque dans l’analyse des fondements de la domination sociale des élites ratisbonnaises : le service du prince. À l’époque surtout où le commerce n’était plus une activité si attirante pour les patriciens, se sont-ils tournés vers les ducs Wittelsbach ou le roi ? À vrai dire, les sources essentiellement urbaines que nous avons exploitées pour cette étude n’en parlent guère, et la littérature sur la question est peu développée. Le silence d’un ouvrage récent traitant notamment des officiers du duché de Bavière-Landshut, où les Ratisbonnais sont pratiquement inexistants, confirme la thèse d’une faible participation des patriciens de la cité dans l’administration des différents duchés bavarois25, même si Hans Kastenmair, venu de Straubing, dut sans doute son entrée au Conseil en 1431 à sa carrière dans l’administration ducale, ou que Stefan Lausser, ancien Ratsherr, quitta la ville pour entrer au service du duc Wilhelm en 142826. Le service du roi, si on peut bien sûr trouver quelques exemples l’attestant, ne fut pas non plus une option utilisée fréquemment par les Ratisbonnais, d’après K. Fischer, qui l’explique par l’intérêt trop faible de Ratisbonne pour la royauté au XV^e siècle27.

11Pendant la plus grande partie du Moyen Âge tardif, les élites bourgeoises ratisbonnaises ont donc été essentiellement marchandes. La faction menée par les ministériaux ayant été largement éliminée vers le milieu du XIV^e siècle, les grands négociants ont dominé le Conseil de ville ; à partir du milieu du XV^e siècle et jusqu’à l’épisode de 1486-1492, les conseillers ne vivaient plus que rarement du grand commerce. Mais nous allons voir qu’ils étaient les descendants des négociants des générations précédentes : loin d’un passage d’un groupe à un autre, on assiste en fait au maintien au pouvoir des mêmes lignages, qui s’étaient transformés en oligarchie fondée désormais sur d’autres facteurs que le succès commercial28.

L’oligarchisation du patriciat ratisbonnais

12L’Empire du XV^e siècle finissant voit apparaître, dans certaines villes, un véritable Stand patricien. La restriction du cercle des élites urbaines à quelques familles s’explique par la valeur croissante accordée à l’ancienneté de l’origine familiale, mais aussi à l’honneur, au prestige, qui empêchent l’ascension sociale des nouveaux venus. Tout un système de procédés de vérification sociale se met alors en place, du blason aux tournois urbains, permettant aux membres du milieu patricien de se reconnaître comme tels et de rejeter les autres29.

13Toutes les villes n’ont pas connu cette évolution. Une étude de 1975 voulait distinguer trois degrés de fermeture des cercles dirigeants citadins : le premier aurait regroupé les villes dont les patriciats se constituèrent en société fermée, Ulm, Augsbourg, Nuremberg30. Le deuxième degré rassemble les cités comme Francfort, Lindau, Ravensburg ou Rottweil, dans lesquelles existaient des sociétés patriciennes fermées, mais qui accueillaient néanmoins de nouveaux membres, comme la société de l’Alt-Limpurg à Francfort31. Enfin un troisième type de villes ne connaissait pas de société patricienne, ainsi Breslau/Wrocław et Ratisbonne. Si ces jugements ont pu être réévalués pour certaines cités32, l’opinion d’un « patriciat ouvert » à Ratisbonne est communément admise et même étendue au XV^e siècle depuis cette étude, qui se fonde sur le travail de Franz Morré, alors que celui-ci traite du XIV^e siècle33. Pourtant l’oligarchisation du patriciat est très poussée dans la cité danubienne.

Élites bourgeoises et « noblesse »

14Au XV^e siècle, les élites bourgeoises de nombre de villes allemandes se fermèrent de manière plus ou moins marquée. On considère habituellement que la fin du Moyen Âge a vu la petite noblesse rurale se fermer aux apports de la bourgeoisie, selon le principe que le sang valait plus que l’argent, en partie parce qu’elle-même était en butte à des difficultés économiques qui l’éloignaient de la haute et moyenne noblesse. Par ricochet, le patriciat des villes se serait à son tour fermé, se fondant lui-même en Geburtsstand, « état » héréditaire34. Depuis quelques années, l’historiographie sur les relations entre villes et noblesse s’est totalement renouvelée en France, où on ne les voit plus seulement comme purement conflictuelles35. Outre-Rhin en revanche, cette perspective a été beaucoup plus précoce, puisqu’on parle depuis longtemps de « Stadtadel », « noblesse urbaine », d’ailleurs pour désigner autant les élites bourgeoises d’origine marchande que les chevaliers installés en ville36. La question des rapports entre aristocratie chevaleresque et élites urbaines est primordiale pour une étude consacrée à la memoria des bourgeois. En effet, le rôle de la noblesse dans le développement des pratiques mémorielles est indéniable ; et en même temps, si les modèles des « patriciens » sont nobles, ils n’entendent pas gouverner la ville comme des nobles37. Comment donc les élites urbaines ratisbonnaises se positionnaient-elles par rapport à l’aristocratie rurale environnante ?

15Aucune étude consacrée à Ratisbonne n’aborde cette question, et y répondre nécessiterait des recherches impossibles à réaliser dans le cadre de ce travail38. De plus, les sources que notre sujet nous a fait découvrir sont souvent émises dans, par et pour la ville : le danger est grand que les relations à la noblesse rurale y soient minimisées. Il faudra donc se contenter ici de quelques remarques qui ne prétendent pas être définitives, en s’en tenant à examiner quelques critères mis en avant récemment pour déterminer le degré d’acceptation des élites urbaines par la « noblesse39 » : les mariages avec des aristocrates ruraux (connubium), l’éligibilité dans les chapitres (Stiftsfähigkeit), l’accès aux fiefs (Lehnsfähigkeit) et la participation aux tournois (Turnierfähigkeit).

16On a déjà vu qu’avant l’épisode du gouvernement des Auer de 1330-1334, on ne pouvait guère distinguer les familles ministériales présentes au Conseil et les lignages chevaleresques du plat-pays. D’ailleurs, les alliances matrimoniales étaient fréquentes40. En revanche, passé le milieu du XIV^e siècle, après l’échec des Auer et leur expulsion, familles consulaires de la cité et aristocratie rurale sont nettement séparées. On ne trouve plus que quelques cas rares de patriciens ou bourgeois d’origine chevaleresque ; Gamerit von Sarching, à la fin du XIV^e siècle, était semble-t-il le seul rescapé des familles chevaleresques des premiers temps du Conseil de ville41. À la fin du XIV^e siècle, Heinrich Sintzenhofer, qui appartenait bien à la famille noble du Haut-Palatinat de ce nom, prit le droit de bourgeoisie à Ratisbonne ; mais ni lui ni personne de sa famille n’entra jamais au Conseil42.

17Certes, surtout au XIV^e siècle, les alliances entre bourgeois et nobles des villes d’Empire ne concernent pas seulement les patriciens d’origine ministériale, mais peut-être l’opposition aiguë entre Ratisbonne et la noblesse bavaroise, attisée par les menées vengeresses des Auer après leur chute, a-t-elle rendu plus difficiles des relations plus étroites. Seules quatre femmes d’origine noble, toutes du XIV^e siècle, figurent dans le catalogue de sceaux et armoiries des bourgeois et bourgeoises de Ratisbonne43. Quelques autres mariages entre membres de l’élite bourgeoise et nobles sont attestés à cette époque44. Au XV^e siècle, elles sont visiblement encore plus rares, mais par exemple les Sitauer contractent au moins deux alliances différentes dans la noblesse bavaroise45. Cependant, ils furent certainement des exceptions, car les testaments des bourgeois du XV^e siècle ignorent presque totalement les « nobles », pourtant identifiables facilement par les épithètes d’honneur qui leur sont réservées (comme vest, « fort ») ; seul Heinrich Sintzenhofer, dont des frères et cousins sont chevaliers, fait allusion à des parents nobles46. Le connubium avec des lignages de la noblesse rurale paraît donc avoir été limité dans le second XIV^e siècle et très rare au XV^e.

18L’accès aux chapitres réservés aux nobles était lui aussi tout à fait restreint, pour autant qu’on puisse connaître leur composition. Quant au chapitre cathédral, sa composition n’a pas vraiment été étudiée, mais on sait qu’il comptait 24 ou 25 canonicats à la fin du Moyen Âge47. En 1525, deux tiers de ses membres devaient prouver leur noblesse (quatre quartiers), un tiers pouvait venir de la bourgeoisie48. Pourtant, les attestations de chanoines issus de la bourgeoisie ratisbonnaise sont exceptionnelles aux XIV^e et XV^e siècles ; une liste établie au XVII^e siècle et complétée vers 1803 n’en compte qu’une petite dizaine, à laquelle on peut ajouter quelques noms49. Lors des rares années où la composition du chapitre est connue, aucun rejeton de lignage bourgeois n’y figure50. Parmi les élections de chanoines d’origine bourgeoise, plusieurs comme celle de Lienhart auf Donau Probst, qui fut même doyen, s’expliquent par des rapports étroits avec l’évêque (la famille auf Donau Probst détenait la charge de Propst) ou un passage préalable à l’université51.

19Le chapitre, moins prestigieux, de l’Alte Kapelle, était lui aussi composé en majorité de nobles. Mais à partir de la fin du XIV^e siècle, les études universitaires d’une part, le service du duc Wittelsbach d’autre part, constituaient deux moyens d’en forcer l’accès52. Il en va tout autrement des trois collèges de chanoinesses nobles de Ratisbonne, Obermünster, Niedermünster et St. Paul (ou Mittelmünster). Dans la première partie du XIV^e siècle, trois dames de Niedermünster venaient de familles implantées en ville, Auer, De Capella et Prager ; mais ces trois familles étaient d’origine ministériale, et comportaient des chevaliers dans leurs rangs53. À nouveau, il semble que la chute des Auer ait coupé une partie des contacts entre la bourgeoisie de la ville et les trois établissements, si l’on en croit une affaire du milieu du XIV^e siècle. En septembre 1352, le duc de Bavière Louis, fils de l’empereur Louis de Bavière, confirme à Niedermünster le droit de refuser les demandes d’admission de jeunes filles qui ne sont pas issues de familles de chevaliers ou écuyers nobles54. Cette démarche avait été motivée par le couvent à la suite de la tentative du Schultheiß de Ratisbonne Albrecht Zant, dont la famille était ancienne et prestigieuse, de faire accepter sa fille à Niedermünster55. Cette affaire consacre l’inégalité de rang entre élites bourgeoises ratisbonnaises et noblesse chevaleresque56.

20Quant à la possibilité ou non pour les bourgeois de la cité de détenir des fiefs, qui prouverait leur intégration dans l’aristocratie féodale, il faudrait dépouiller des sources très éloignées du sujet de cet ouvrage pour trancher la question. Dans les sources urbaines, quelques exemples existent, y compris pour le XV^e siècle. Mais le terme Lehen, « fief », désigne à la fois le domaine attribué en échange de services dans le cadre de relations féodo-vassaliques, et le domaine concédé en échange d’argent. Les bourgeois recevaient des « fiefs » des deux formes57. En revanche, nous ne savons pas s’ils pouvaient en conférer58.

21Enfin, les renseignements disponibles sur les tournois ne permettent pas de se faire une idée nette du rôle que les élites bourgeoises ratisbonnaises pouvaient y jouer. On considère généralement que la participation de membres des élites bourgeoises à des tournois où joutaient des nobles prouvait leur acceptation comme égaux par ces derniers59. Dans le courant du XV^e siècle, les bourgeois en furent cependant de plus en plus exclus ; ceci est explicite dans le règlement du tournoi de Heidelberg de 1481. Aussi, les patriciens se virent contraints d’organiser leurs propres joutes (Stechen)60. Il est difficile de dire si cette évolution, qui court de manière générale parallèlement à l’exclusion des chapitres et à la raréfaction des mariages entre bourgeois et nobles, se produisit bien à Ratisbonne. Deux grands tournois furent organisés dans la cité danubienne en 1393 puis 1408. Les membres de l’élite bourgeoise n’y participent qu’à la marge : ils sont chargés d’assurer le maintien de l’ordre. Cela leur offrait certes une occasion de mettre en scène leur pouvoir et leur considération dans la ville, puisque les plus prestigieux d’entre eux sont flanqués d’un nombre d’hommes en armure – à cheval ou à pieds selon le cas – relatif à leur position sociale, mais aucun ne joute contre les nobles qui participent au tournoi61. Il est possible que des fils des grandes familles bourgeoises de Ratisbonne aient participé au tournoi qui eut lieu à Augsbourg en 1416, qui réunissait nobles, chevaliers et écuyers, et bourgeois62 ; en 1487, en revanche, il est établi qu’aucun bourgeois de Ratisbonne ne participa au grand tournoi organisé dans la ville63.

22Aussi bien les rares alliances matrimoniales avec la noblesse rurale que la faible pénétration des lignages bourgeois ratisbonnais dans les chapitres nobles suggèrent qu’à Ratisbonne comme dans l’ensemble de l’Empire, les élites bourgeoises n’étaient pas sur un pied d’égalité avec la noblesse rurale qui se fermait à elles. Les rares indications que l’on a sur les tournois vont dans le même sens, avec des nuances. Tous ces indices montrent que l’acceptation sociale des bourgeois les plus éminents de Ratisbonne par la noblesse bavaroise était très limitée, ce qui n’est pas une surprise, mais aussi que cette situation fut plus précoce à Ratisbonne que dans d’autres villes dans l’Empire, puisque des signes en sont visibles dès le milieu du XIV^e siècle. À Nuremberg ou Francfort, la réaction des groupes dirigeants bourgeois fut une tendance à l’oligarchisation – on peut d’ailleurs présenter ce processus sans faire des rapports à la noblesse un de ses ressorts essentiels.

La fermeture de l’accès au Conseil

23Dès l’apparition du Conseil au XIII^e siècle, le cercle des familles qui y étaient représentées était très restreint, mais à aucun moment il n’y eut de définition juridique de l’accessibilité au gouvernement de la cité : le patriciat n’était pas fondé en droit64. L’origine sociale des Ratsherren était variée, les uns se trouvant au service de l’évêque, d’autres s’adonnant au commerce. Parmi ces derniers, certains étaient issus de familles immigrées, comme l’atteste leur surnom, Ingolsteter (Ingolstadt en Bavière), Graner (Gran/Esztergom en Hongrie) par exemple65. En revanche, l’ascension sociale de l’artisanat aux élites bourgeoises se rencontre rarement au XIV^e siècle et est quasiment inexistante au XV^e siècle66. Il est cependant difficile d’affirmer que les tâches artisanales étaient disqualifiantes pour l’entrée au Conseil, puisque de toute façon l’aisance financière indispensable ne pouvait être acquise par l’artisanat et nécessitait le passage au commerce.

24Les conseillers disposent tous d’une fortune raisonnable pour le moins ; cependant, comme dans d’autres villes dans l’Empire et ailleurs, ils ne sont pas forcément les plus riches bourgeois de la cité67. En 1383, quelques Ratsherren n’appartiennent pas au groupe de tête des contribuables de la ville ; en revanche, les plus gros payeurs sont quasiment tous représentés au Conseil, soit en personne, soit par un membre de leur famille68. En 1436 par exemple, la plupart des grands propriétaires immobiliers siègent au Conseil ; mais inversement, certains conseillers ne disposent que de très peu de biens en ville, et d’autres encore sont sans doute peu fortunés69. L’importance de la richesse pour la participation au pouvoir, si elle resta réelle au XV^e siècle, dut cependant diminuer en même temps que le grand commerce ne marquait plus autant la ville qu’au siècle précédent. Des bourgeois qui semblent fort riches en 1454 n’entrent pas au Conseil70, et on observe la même chose en 147171. Inversement, l’appauvrissement mettait en danger la position politique d’un homme ou d’une famille ; au XIV^e siècle, plusieurs cas de conseillers ruinés ou tombés dans un dénuement relatif et qui ne furent plus élus au Conseil sont attestés72. Mais il faut sans doute se garder d’exagérer leur signification, car on rencontre également des cas d’hommes appauvris se maintenant au Conseil, comme Christoph Sitauer. Ce rejeton d’une famille entrée en 1338 au Conseil siégea à partir de 145873. S’il ne semble pas avoir été très riche, il jouissait d’une grande considération : il fut par exemple choisi comme exécuteur testamentaire des deux Ratsherren Lienhart Ingolsteter et Haimeram Schneck74 ; une de ses sœurs était l’épouse du Erbmarschall de Basse-Bavière, Hans Nusperger75. À partir des années 1470, il dut hypothéquer ses biens, et demander un rééchelonnement du paiement de ses impôts en 148176. Pourtant, il continua de siéger jusqu’à sa mort en 1485. En revanche, ses fils n’entrèrent jamais au Conseil – mais la situation de la ville avait radicalement changé en 1486. Donc le prestige de la famille Sitauer avait pu compenser la pauvreté de Christoph. En effet, « la qualité de riche ne se perd pas avec la richesse », car le « lien entre niveau de fortune, position et estime sociale, est indirect77 ».

25L’argent était une condition nécessaire, mais non suffisante pour entrer au Conseil. Là encore, Ratisbonne ne fait pas exception, les élites bourgeoises n’aimant pas les parvenus78. Aussi l’acceptation sociale par le groupe dirigeant est-elle absolument indispensable ; elle se mesure notamment à la capacité à contracter des alliances matrimoniales avec les familles au pouvoir. Presque toutes les familles qui accédèrent au Conseil au XIV^e siècle s’étaient au préalable alliées à des lignages qui y étaient déjà présents79. Au XV^e siècle, la situation reste la même : plus que jamais un beau mariage précède la consécration politique, elle-même reflet de la position sociale. Un coup d’œil sur la liste des familles entrées au Conseil de 1401 à 1485 (c’est-à-dire avant l’annexion bavaroise) montre bien cela, puisque les premiers conseillers des nouvelles familles avaient pour la plupart d’abord contracté une union « consulaire » : sur 28, quatre seulement avaient épousé des femmes de familles non représentées au Conseil – pour sept autres, l’identité des épouses est inconnue80. Finalement, 17 sur 28 se sont alliés avec des familles ratsfähig, ce qui confirme parfaitement les suppositions des historiens de Ratisbonne81, mais aussi ce que l’on sait d’autres villes de l’Empire et d’ailleurs82.

26Ainsi la richesse ne suffisait-elle pas pour entrer au Conseil, et une stratégie matrimoniale bien menée – qui, il est vrai, supposait sûrement une certaine richesse – était aussi importante. On constate d’autre part qu’il était plus facile de devenir Ratsherr en venant de l’extérieur, après un beau mariage, qu’en gravissant les échelons de la société urbaine – on a vu que l’entrée au Conseil de gens issus des métiers était très rare : Peter Trenbeck, Hans Kastenmair, Hermann Zeller venaient de la ville voisine de Straubing, Jörg Frickinger d’Ulm, le père de Wolfgang Liskircher de Passau, Wilhelm Franck de Sulzbach ; une partie d’entre eux appartenaient aux grandes familles de leur ville d’origine84. Ce phénomène d’ouverture plus grande aux élites bourgeoises d’autres cités qu’aux couches inférieures de la société autochtone – qui est finalement un signe de fermeture sociale – s’observe aussi à Nuremberg et ailleurs85.

27Dans bien des cas, l’élection revenait à confirmer dans leur fonction l’ensemble ou presque du Conseil sortant. Pour donner deux exemples, de 1401 à 1410, en vingt élections de seize conseillers, il ne se produisit que vingt-neuf mouvements, dont seuls dix-sept sont des nouvelles entrées – les autres étant des retours, souvent un homme remplaçant son frère qui avait lui-même pris sa place ; du solstice d’été 1464 à celui de 1476, seuls quatre changements eurent lieu en tout et pour tout : trois conseillers moururent, et le dernier fut élu écoutète, ce qui lui interdisait d’être simultanément membre du Conseil86. La stabilité personnelle était donc très forte, ce qui empêchait de grands changements. Lorsqu’un conseiller mourait, on s’efforçait le plus souvent de sauvegarder l’équilibre du Stadtrat en le remplaçant par un membre de sa famille : en 1447, Hans Gumpprecht succéda à son père Leupold, et Lienhart Ingolsteter à son oncle (vetter) Lukas, mort trois ans plus tôt sans enfant87.

28Aussi le nombre de familles nouvellement accueillies au sein du Conseil est étonnamment peu élevé. Au XIV^e siècle, 66 familles y étaient entrées88 ; de 1401 à 1485 – avant les bouleversements de 1486 –, 28 nouveaux noms seulement apparurent (en comptant Albrecht Sterner, issu d’un lignage qui avait quitté le Conseil depuis 60 ans lorsqu’il y entra), dont tout juste neuf après 1450. 17 (18 avec Sterner) de ces familles ne furent représentées que par un seul de leurs membres au Conseil, même quand des héritiers mâles, qui auraient pu reprendre le flambeau, existaient, comme si la fondation d’un nouveau lignage patricien avait échoué. En tout cas, quand un homo novus n’avait pas de fils, la Ratsfähigkeit ne passait pas aux autres hommes de sa famille, ni agnats, ni cognats89. Sans doute faut-il parler pour ces hommes d’une honorabilité incomplète, à laquelle manquait l’ancienneté ; ils semblent n’avoir eu de légitimité que par l’intermédiaire du lignage de leur épouse, comme Albrecht Sterner, conjoint d’une Ingolsteter, une des familles les plus prestigieuses de la cité90. À Nuremberg, dans la deuxième moitié du XV^e siècle, période de fermeture du patriciat, on observe également que l’ouverture hésitante à de nouveaux noms s’arrête à une personne, qui obtient un siège pour elle-même, mais sans que sa famille soit considérée dans son ensemble comme ratsfähig91.

29L’ouverture des élites bourgeoises de Ratisbonne à la fin du Moyen Âge doit donc être relativisée : certes, l’accès au Conseil n’était pas verrouillé, mais il était fortement restreint. Plus encore que la richesse, l’ancienneté et le prestige familiaux étaient les fondements de ce qui était véritablement devenu un groupe patricien, une oligarchie. Dans le paysage urbain, la distinction de ce groupe se manifeste de façon spectaculaire par les « tours patriciennes ». Une vingtaine de ces tours, maisons à donjon crénelé, subsistent encore aujourd’hui et dominent l’horizon ratisbonnais92 ; certaines sont dotées d’une chapelle domestique, dont plusieurs, profanées à la Réforme, sont toujours visibles de nos jours. Avec ces châteaux urbains, l’impression d’une élite sûre d’elle-même, qui préside aux destinées de la ville tout entière, s’impose. Pourtant, dans sa communication symbolique, ce groupe ne sut pas s’afficher comme dans les autres villes de l’Empire.

Les trous de mémoire du patriciat ratisbonnais

30La culture du souvenir (Erinnerungskultur) comme célébration et de l’ancienneté et de la distinction sociale des élites urbaines s’exprime dans de nombreuses villes à travers les « sociétés patriciennes » (Patriziergesellschaften), ou les « poêles » (Trinkstuben), auxquels de nombreux travaux sont consacrés93. Les sociétés patriciennes associaient aux activités conviviales, banquets et fêtes, l’affirmation d’une distinction sociale, et des fonctions politiques ; les rejetons des familles les plus prestigieuses s’y retrouvaient, et la liste des membres correspondait souvent bien à celle des lignages ayant accès au Conseil urbain94. Enfin ces sociétés célébraient le souvenir de leurs membres, liturgique par des messes-anniversaires ou d’autres fondations, et profane dans la mesure où l’accès était réservé aux seuls descendants (ou les époux des descendantes) des défunts sociétaires. La Zirkelgesellschaft de Lübeck disposait de sa propre chapelle dans l’église des Franciscains, où ses membres pouvaient se faire enterrer ; ils plaçaient au-dessus des tombes un écu mortuaire (Totenschild) où figurait leur blason ; un obituaire consignait les messes-anniversaires à célébrer pour les défunts95.

31À Ratisbonne, aucune société « exclusive » de ce genre n’a existé. Il a bien existé un poêle des conseillers (Herrenstube), dont on connaît l’emplacement et qui apparaît dans les comptes de la ville, mais il ne semble pas qu’il ait joué un quelconque rôle dans l’affirmation d’une distinction sociale, ou dans la constitution de la mémoire d’un groupe qui serait le patriciat96. Parmi les éléments qui sont parvenus jusqu’à nous, on apprend que l’évêque et le Conseil y prenaient au moins la première partie d’un repas commun à l’occasion du carnaval, la suite se déroulant à la cour de l’évêque et à St-Emmeram97.

32Le deuxième élément frappant est l’absence de production historiographique, aussi bien urbaine que familiale. Si les élites bourgeoises se constituent en « état », en Stand conscient de lui-même, c’est bien par l’écriture de leur histoire, la célébration de leur ancienneté, de leur distinction, ou de leur unité98. C’est également par l’écriture de l’histoire de leur ville que ces élites de villes libres ou impériales affirment leur position particulière, car « immédiate », par rapport à l’Empire99. Ainsi les deux grandes voisines et concurrentes de Ratisbonne, Nuremberg et Augsbourg, regorgent de chroniques urbaines comme familiales100. Ce n’est pas le cas à Ratisbonne. À la fin du Moyen Âge, l’historiographie urbaine existe certes : le Libellus de fundacione ecclesie consecrati Petri, qui raconte la légende de la fondation par Charlemagne du monastère Weihsanktpeter à Ratisbonne, date du milieu du XIII^e siècle101. Le chanoine du chapitre cathédral Konrad von Megenberg hériter dans une ville en déclin écrivit un Tractatus de limitibus parochiarum, dont plusieurs chapitres sont consacrés à l’histoire de la ville, en particulier à la fondation des différents établissements ecclésiastiques102. Surtout, André de Ratisbonne, chanoine augustin à St. Mang, dans le faubourg de Stadtamhof, accorde une certaine place à la ville dans ses œuvres103. Au tournant des XV^e et XVI^e siècles, Jérôme (Hieronymus) Streitl, du couvent des Ermites Augustins de Ratisbonne, rédigea une chronique, perdue, de la ville104. Enfin, dans le premier XVI^e siècle, le prêtre Leonhard Widmann, vicaire à l’Alte Kapelle (Vieille Chapelle), écrivit une chronique en langue vulgaire, qui couvre les périodes 1511-1543 et 1552-1555. Mais il n’existe pas, à Ratisbonne, de « chronique de l’importance de celles d’Augsbourg et Nuremberg105 ».

33Surtout, aucune de ces œuvres des XIV^e et XV^e siècles n’est issue de milieux proches du Conseil de ville, alors qu’ailleurs ces cercles étaient les principaux promoteurs de la production historiographique sur les villes, mêlant souvent mémoire de la ville et mémoire familiale patricienne106. L’intérêt de l’élite bourgeoise pour l’histoire de la cité existait pourtant bien, puisqu’en 1471, le Stadtkämmerer Erasmus Trainer commanda à Leonhard Heff, un universitaire au service du Conseil, une traduction en langue vulgaire de la Chronique des papes et des empereurs romains d’André de Ratisbonne107. Mais cela reste peu de chose, et à la fin du XV^e siècle, lorsque l’empereur et le duc de Bavière-Munich se disputaient Ratisbonne, en utilisant notamment des arguments historiques, tout se passe comme si les élites urbaines n’avaient rien eu à proposer de leur côté108.

34De même, aucun livre de famille médiéval ne nous est parvenu, et peut-être aucun n’a-t-il été écrit, car il n’existe pas de traces de telles œuvres. À Ratisbonne, si l’on excepte deux ouvrages de l’époque moderne, mal connus109, seul le « manuel » (en fait un livre de comptes) que Wilhelm Runtinger puis son fils Matheus, grands marchands et Ratsherren tinrent de 1383 à la mort du second en 1407, présente certaines caractéristiques d’une entreprise de mémoire, puisqu’il consigne en dehors de la comptabilité de la compagnie de commerce quelques souvenirs familiaux110. Matheus mentionne par exemple la mort de sa fille Klara, épouse de Hans Graner111. Mais de tels passages sont rares.

35Inexistence de sociétés patriciennes, manque de chroniques véritablement urbaines, absence de livres de famille : trois des modes d’expression principaux de la mémoire des élites bourgeoises font défaut à Ratisbonne. Si on considère que la memoria tient une place essentielle dans la légitimation du pouvoir, comment interpréter ces manques d’autant plus criants quand on déplace son regard vers les voisines Nuremberg ou Augsbourg ? La première hypothèse est celle de l’absence d’un « groupe » au pouvoir, conscient et de sa domination sur la ville, et de la responsabilité qui pesait sur lui pour assurer la prospérité de la communauté urbaine. On sait qu’un groupe se forge une identité, voire une unité par la solidarité face au danger, quitte à en créer un quand il en est dépourvu112. La conscience d’une menace et d’une concurrence extérieures est nécessaire à la solidarité d’une élite, et d’autant plus à la célébration de la memoria du groupe113. Or à Ratisbonne, la domination des grands lignages bourgeois ne fut jamais sérieusement mise en cause, comme le prouvent l’absence de conflits intraurbains – exception faite de l’épisode des Auer et des événements de 1486-1492 – et la faiblesse des métiers. Ceci explique peut-être qu’aucune société patricienne n’ait été fondée114, et que le besoin de fixer la mémoire du groupe – des familles qui le composaient – ne se soit pas fait ressentir aussi fortement que dans d’autres lieux.

36Mais une autre possibilité existe : que la memoria ne soit pas forcément une entreprise de dynastisation, l’affirmation d’une domination, la célébration de soi, de l’ancienneté de sa famille, et finalement de son succès, et qu’elle puisse se développer selon d’autres modes. En particulier l’évolution de la relation des élites bourgeoises à la ville est peut-être déterminante. On a déjà parlé du déclin économique de Ratisbonne au XV^e siècle, époque où justement historiographie urbaine et sociétés patriciennes se développent fortement ailleurs. Il ne serait pas illogique que la memoria des bourgeois ratisbonnais, en particulier des élites, ne se soit pas exprimée de la même façon que dans les cités concurrentes directes qui, elles, avaient le vent en poupe.

37Le groupe dominant à la tête de la cité de Ratisbonne à la fin du Moyen Âge, le patriciat, changea fortement de visage entre 1300 et 1500. À un patriciat constitué de ministériaux et grands marchands au sein du Conseil succéda, après la période du gouvernement de la famille Auer entre 1330 et 1334, une très nette prédominance de lignages vivant d’abord du grand commerce, qui n’étaient plus considérés comme des égaux par les chevaliers du plat-pays. Ils furent petit à petit supplantés par les rentiers dans le courant du XV^e siècle. Après 1334, cette évolution se produisit sans heurts majeurs, par quelques remplacements de familles appauvries, ayant quitté la ville ou éteintes, par des hommes s’étant au préalable rapprochés du patriciat, par exemple à la faveur d’une union matrimoniale judicieuse. L’ouverture du patriciat au XV^e siècle fut donc beaucoup plus limitée qu’on ne l’a parfois affirmé.

38Nous avons essayé de dessiner les contours du patriciat d’après un certain nombre de critères d’appartenance. Pourtant, non seulement aucun de ces critères pris seul, participation au pouvoir politique, richesse, connubium avec les nobles, etc., ne suffit à caractériser le groupe dominant, mais même leur association n’y réussit qu’imparfaitement, si bien qu’on arrive vite aux limites de cette méthode consistant à faire un portrait de groupe par touches successives. C’est pour ses pratiques mémorielles riches et nombreuses que le patriciat nous importait ici. Or justement, l’étude d’un phénomène comme la memoria, doit nous permettre, en l’atteignant par la bande, d’enrichir notre connaissance du patriciat. En effet la memoria touche aux croyances, à la distinction sociale, à l’identité familiale, à des stratégies de légitimation de la domination, bref, constitue ce que nous avons appelé après Christiane Klapisch-Zuber un « lieu anthropologique ».