1Qui confie à qui quelle mémoire en organisant sa succession ? Voici la question à trois inconnues qui traversera la première partie de notre travail.

2Qui confie sa mémoire ? À quel niveau, personnel, familial, social, doit-on considérer les tentatives de perpétuation du souvenir, visant à continuer l’œuvre d’une personne au-delà de la mort ? Si toute personne se meut dans un environnement social et n’est pas seule face à d’autres personnes isolées, il paraît pourtant naturel de considérer la memoria d’abord sous l’angle personnel, puisqu’il s’agit pour l’individu d’assurer le salut de son âme dans l’au-delà et d’assurer une postérité à sa vie ici-bas. Mais depuis Maurice Halbwachs au moins, qui a insisté sur la dimension collective de la mémoire, on sait que celle-ci compte plusieurs pôles1. Entre le pôle de la mémoire individuelle et celui de la mémoire collective, Paul Ricœur propose un plan de référence intermédiaire, celui de la « relation aux proches »2. Cette « triple attribution de la mémoire : à soi, aux proches, aux autres3 » se donne à voir dans les pratiques mémorielles des Ratisbonnais de la fin du Moyen Âge, entre la personne, la famille – les « proches » – et les autres, qui sont ici le groupe social, ou le milieu, mais aussi toute la population de la ville.

3Qui les testateurs font-ils participer à leur succession ? Quels groupes de personnes apparaissent dans les testaments des Ratisbonnais à la fin du Moyen Âge ? On considérera ici les différents cercles concentriques autour du testateur, constitués par ses héritiers ou ses légataires, qu’il fait entrer dans l’entretien de son souvenir. On ne parlera ici que des personnes de chair, parents ou amis – c’est-à-dire ce que l’on appelle souvent les « legs profanes » à l’exclusion en particulier des églises, dont il sera question plus tard. Mais l’enjeu sera justement de montrer que ces legs et les donations à des établissements religieux ne sont pas de nature différente, que succession ou transmission d’une part, et memoria d’autre part sont indissociables, et que la distinction entre legs profanes et legs pieux n’est pas pertinente, les mêmes logiques étant à l’œuvre dans les deux cas.

4Quelle mémoire ? Transmettre un bien, c’est aussi transmettre un souvenir, si bien que la succession participe de la memoria. Les testateurs léguant leurs possessions s’insèrent dans la succession des propriétaires antérieurs et associent ces derniers à leurs legs. Ils considèrent que tous doivent bénéficier des contre-dons – notamment des prières – qu’ils entendent recevoir eux-mêmes en échange de leur don. D’autre part, de nombreux legs n’ont de valeur que parce qu’ils sont porteurs d’une mémoire, personnelle ou familiale. C’est le cas de certains bijoux – les bagues d’alliance – ou de certains vêtements. Nous analyserons donc la circulation des biens comme circulation de la mémoire.

5Un phénomène total comme la memoria ne s’étudie que dans un contexte, ici Ratisbonne à la fin du Moyen Âge. L’historiographie consacrée à cette cité souligne depuis longtemps sa prospérité, assurée par sa position privilégiée sur les grands axes de communication et de transit, et qui aurait connu son apogée au XIV^e siècle, auquel aurait succédé une phase de crise aiguë, souvent qualifiée de « déclin4 ». Nous présenterons d’abord dans un bref premier chapitre la ville en nous penchant sur la réalité de son déclin, car il existe une tension entre le déclin et la mémoire, dans la mesure où cette dernière est toujours souvenir d’une réussite ou, rappelant des difficultés, exalte un succès passé. Dans quelles conditions la memoria put-elle se déployer à Ratisbonne, cité en plein essor au XIV^e siècle, mais plongée dans le marasme au siècle suivant ? Nous nous intéresserons ensuite aux élites urbaines face à ce déclin, en examinant leur composition et les facteurs de leur domination, ainsi que leur évolution, car elles permettent justement de dégager les conditions originales dans lesquelles la memoria était mise en œuvre à Ratisbonne par rapport à d’autres villes. Une étude assez précise des familles appartenant à l’élite bourgeoise sera nécessaire, d’une part parce qu’elles forment le groupe social le plus susceptible d’accorder une grande importance à sa memoria ou, en tout cas, d’avoir les moyens de la célébrer, et d’autre part parce c’est sur ces élites que les sources sont les plus abondantes et permettent le mieux de connaître les relations de parenté et d’alliance, essentielles pour étudier héritage et memoria.

6On pourra alors s’intéresser au premier cercle de la mémoire autour du testateur, la parenté, en traitant d’abord de sa délimitation, qui est un enjeu important pour la mémoire, ne serait-ce que par la place éminente que les parentés occupent dans les successions ; il faudra examiner comment elle apparaît dans les pratiques sociales et comment le discours des contemporains la présente – là encore, il sera surtout question du patriciat, parce que les sources le veulent ainsi. Un quatrième chapitre sera consacré à l’étude de la circulation des biens à l’intérieur de la parenté. Enfin l’attention sera portée sur le « milieu », c’est à dire le groupe social, des testateurs, plus vaste que la famille, qu’ils mettent en valeur dans leur testament.

7Dans toute cette partie, nous entreprendrons de faire affleurer la memoria présente dans la transmission ou succession. Elle se cache dans les marges de liberté de la personne organisant son héritage ; on la découvrira aussi en passant de la statistique à l’étude de cas, ou en dégageant la valeur spécifique que revêtait la nature des legs. On verra enfin se profiler de plus en plus nettement la cité, comme institution, dans des processus où on ne l’attend pas.