1En organisant leur memoria, les hommes de la fin du Moyen Âge entendaient exalter ou créer un passé. Mais l’étude de la mémoire est toujours, en fait, celle d’un présent. À l’origine de notre travail se trouve la question de la domination sociale dans les villes de la fin du Moyen Âge. Ce thème fait actuellement l’objet d’un renouveau historiographique considérable. Il ne s’agit aujourd’hui plus tant de décrire les institutions et de dresser des hiérarchies que de mêler histoire sociale et histoire culturelle, et finalement d’écrire une anthropologie du pouvoir dans les siècles précédant l’époque moderne1.

2C’est la voie qui a été suivie ici aussi, en choisissant non pas d’étudier un groupe ou une catégorie sociale, mais des pratiques, ce que Christiane Klapisch-Zuber a nommé des « lieux anthropologiques », où interagissent « parenté et politique », et, ajoutera-t-on, religion, activité économique, bref, tous les éléments dont le croisement détermine l’identité des groupes sociaux2. La memoria est un de ces lieux anthropologiques. On entend par ce terme, qui a été introduit d’abord Outre-Rhin, la mémoire des morts, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques visant à assurer le souvenir d’une personne ou d’un groupe de personnes, en particulier sa commémoration liturgique3. La fondation d’une messe célébrée tous les ans à la date anniversaire du décès du fondateur pour le salut de son âme en est une des manifestations les plus typiques. Mais la signification du concept de memoria ne s’épuise pas dans l’entretien du souvenir liturgique : une distribution de repas à des pauvres, le financement d’une fontaine en mémoire d’un défunt relèvent également de la memoria, car ils perpétuent sa renommée.

3L’historiographie française a fait de l’étude des attitudes devant la mort et du souvenir liturgique un champ de l’histoire de la piété, notamment à travers de grandes études sur les testaments4 ; les évolutions des pratiques mémorielles y sont expliquées d’abord par les évolutions des croyances et la spécificité de la religion dans la vie sociale est mise en avant5. Au contraire, les auteurs allemands insistent sur la dimension sociale de la memoria, et la qualifient de « phénomène total », voire de « culture6 ». En effet elle est créatrice de lien social, car elle relie les vivants et les morts, mais aussi les vivants entre eux. Loin de se limiter à la simple réciprocité du do ut des, ces relations forment au contraire un « système d’échanges complexe » où interviennent les auteurs des fondations ou donations, leurs bénéficiaires, mais aussi, par exemple, les réseaux de personnes chargées de contrôler leur exécution, ou enfin les spectateurs de leurs actions7.

4La memoria se trouve à l’intersection du religieux, du social, de l’économique et du politique. Autrement dit, elle met à mal la pertinence de ces catégories d’analyse pour comprendre la société de la fin du Moyen Âge. Dans ce travail, nous voulons l’étudier en articulant trois concepts : la distinction sociale, l’intercession, la religion civique.

5Distinction sociale parce que la mémoire avait un coût – les fondations de commémorations liturgiques perpétuelles atteignaient des sommes considérables –, mais qu’elle avait aussi une rentabilité. En effet, la memoria était un des media privilégiés de la distinction, dans une « société de l’honneur » où afficher ancienneté, piété, et richesse conférait autant d’arguments pour légitimer une position sociale dominante8. Outre-Rhin, les travaux sur les fondations pieuses comme lieux et véhicules de la distinction se multiplient9. Pour autant la memoria ne peut se réduire à des fonctions que lui attribueraient, inconsciemment et, encore moins, consciemment, les acteurs sociaux : elle se déployait dans une société profondément religieuse, et avait aussi des ressorts spécifiquement religieux. Car la memoria naît d’abord de la conviction que le fidèle a besoin d’intercesseurs pour accéder au Salut ; c’est cette foi qui pousse les citadins de la fin du Moyen Âge à nouer des relations avec des saints, d’autres fidèles, des institutions pour assurer leur propre souvenir. Aussi l’intercession est-elle une pratique éminemment sociale10. Ce constat doit nous conduire à reconsidérer les distinctions que l’on opère habituellement entre « le religieux » et « le profane » dans les études sur la memoria, par exemple sur les testaments11. Pour dire les choses en une phrase : tout héritier, ou tout légataire, est un intercesseur.

6Enfin le concept de religion civique, qui désigne « l’appropriation de valeurs inhérentes à la vie religieuse par des pouvoirs urbains » (A. Vauchez), sera mobilisé pour étudier sous un nouveau jour les rapports entre memoria et ville12. Les études de la memoria – ou des fondations pieuses – dans les villes de l’Empire de la fin du Moyen Âge se sont multipliées depuis quelques décennies ; elles s’appuient le plus souvent sur l’examen des testaments, pratiqué plus tardivement en Allemagne qu’en France. Dans les vingt dernières années ont paru notamment plusieurs thèses de doctorat sur les testaments des bourgeois d’une ville donnée, comme Constance, Hambourg, Cologne, Stralsund, et surtout Lübeck13. Ces travaux prennent pour la plupart l’environnement urbain en considération, mais seulement comme cadre géographique : les spécificités citadines sont le plus souvent négligées14. Un autre mouvement historiographique, celui qui traite des rapports entre Église et ville ou Église et société urbaine, constitue le deuxième point de référence pour une étude de la memoria dans une ville de la fin du Moyen Âge15. On y trouve le plus souvent un chapitre sur les fondations et donations pieuses des bourgeois ou des autres habitants de la ville, mais pas d’examen du rôle de la commune dans le déploiement de la memoria des bourgeois16.

7C’est dans les années 1990 qu’une véritable réflexion s’est engagée sur les rapports entre memoria et ville. Après un article fondateur de Dietrich Poeck sur le Conseil et la memoria17, plusieurs travaux étudiant ces rapports ont paru ces toutes dernières années18. La « mémoire » y est appréhendée comme un élément essentiel de l’identité urbaine, et la volonté de prendre en considération les interactions entre mémoire individuelle et mémoire collective y est exprimée de manière explicite. Cependant, aucun travail n’a tenté d’examiner l’ensemble des pratiques mémorielles des habitants d’une ville dans cette perspective. C’est ce que nous voulons faire ici. La question qui nous anime ici n’est donc pas simplement celle du fonctionnement de la memoria à l’échelle d’une cité, qui considérerait cette dernière comme un simple cadre géographique. À une époque où les conseils urbains élargissaient leurs compétences, et où les élites bourgeoises renforçaient leur emprise sur la cité, celle-ci est aussi un acteur de la memoria de ses habitants. Le problème que nous nous poserons ici est donc de savoir comment la ville – comme communauté et comme institution – agissait sur la memoria des citadins et en influençait les formes. Inversement, il faudra se demander quel rôle jouait la memoria de la population dans la construction d’une identité urbaine, c’est-à-dire comment la memoria ressortissait à la religion civique.

8Le terrain d’étude de cette recherche est la cité de Ratisbonne. Sise au point le plus septentrional du cours du Danube, en Bavière, elle était au Moyen Âge un centre de transit de marchandises très important, le plus actif d’Allemagne du Sud-Est jusqu’au début du XV^e siècle, où elle comptait environ 10 000 habitants. Le paysage religieux de la cité, évêché dès 739, était exceptionnellement dense, avec notamment trois collégiales de dames chanoinesses et la vénérable abbaye bénédictine de St. Emmeram, qui étaient principautés immédiates d’Empire, des couvents des Ordres Mendiants, de très nombreux autres établissements ecclésiastiques, ainsi que de nombreuses chapelles publiques comme privées. Cette ville au passé prestigieux était également une ville libre depuis le milieu du XIII^e siècle et notamment un privilège octroyé par Frédéric II en 1245. Dès lors, elle était dirigée par un Conseil composé de bourgeois en grande partie négociants, qui devait toutefois composer avec l’évêque et le duc de Bavière, encore détenteurs de quelques pouvoirs notamment juridictionnels. La présence de ces élites bourgeoises, très conscientes d’elles-mêmes – les tours crénelées de leurs demeures le prouvent aujourd’hui encore –, mais qui devaient compenser leur manque d’ancienneté par des stratégies de distinction très raffinées, rend l’étude de la memoria dans cette ville particulièrement intéressante. Son statut politique faisait de Ratisbonne une enclave à l’intérieur du duché de Bavière : l’identité urbaine devait y être très forte. Même si la cité ne formait pas un monde clos, sa société était très cohérente et se prête donc bien à une étude à l’échelle de la ville. Le problème de la memoria y est d’autant plus aigu que la cité danubienne connut un déclin marqué, en particulier sur le plan économique, à partir de la fin du XIV^e siècle, qui affecta particulièrement ses élites – c’est-à-dire les citadins qui déployaient leur memoria avec le plus de faste. Or la memoria est généralement associée au succès, au point qu’elle peut être définie, si l’on insiste sur la distinction sociale qu’elle exprime, comme la construction de monuments dédiés à la réussite. Mais quelle distinction exprimer dans l’échec ?

9Les pratiques mémorielles de Ratisbonne à la fin du Moyen Âge ont très peu été étudiées. Pour une part, ce manque correspond au déficit généralisé de la production historiographique sur cette ville jusqu’aux dernières décennies19. Mais la difficulté de l’accès aux sources spécifiques de la memoria explique aussi l’absence de travaux, rien ou presque n’ayant été édité. Ainsi les éditeurs de l’Urkundenbuch de la ville, qui porte jusque 1378, ont-ils choisi en leur temps de ne pas intégrer les chartes des monastères et collégiales qui se réfèrent à la ville et à ses bourgeois20. Les testaments publiés dans l’Urkundenbuch ont fait l’objet de quelques travaux de modeste ampleur depuis la fin des années 1980 ; aucun ne s’intéresse aux conditions que la ville de Ratisbonne offrait à ses habitants pour célébrer leur memoria à la fin du Moyen Âge21.

10Quant aux sources, le point de départ qui s’impose est le fond des testaments de la cité. 206 testaments de bourgeois de la ville sont conservés depuis 1308, pour le premier, à 1512, date d’une réforme du droit testamentaire dans la ville22. La décision de ne retenir que les bourgeois dans notre étude s’explique par la perspective choisie, celle de l’identité urbaine : leur rapport à la cité, formalisé par le droit de bourgeoisie, est relativement clair ; il l’est beaucoup moins pour les clercs ou les nobles résidant dans la cité, même si, bien sûr, on ne les considère plus comme des corps étrangers dans la ville. Le chiffre de 206 testaments, ridicule pour la France ou l’Italie, mais déjà appréciable pour l’Empire23, ne permet certes pas d’atteindre une représentativité statistique satisfaisante, d’autant que la répartition chronologique, mais aussi sociale, n’est pas homogène24. Mais les conditions de conservation de ces testaments permettent de les éclairer. Dans cette région, les testaments n’étaient enregistrés nulle part, et les chartes n’étaient pas gardées après l’exécution des dispositions qu’elles contenaient. Aussi les testaments qui nous sont parvenus ont-ils souvent été conservés à cause de problèmes que leur exécution posait – conflits de succession, procès, fraude fiscale, fondation pieuse particulièrement coûteuse –, si bien qu’ils sont accompagnés de nombreux documents annexes, quittances des légataires, actes des procès, ou notices dans les registres du Conseil. Les dimensions et la nature du fonds obligent l’historien, autant qu’elles le lui permettent, à le soumettre à des questions très différentes de celles des études qui recensent quelques variables sur des corpus infiniment plus nombreux, de l’ordre de plusieurs milliers de documents. On a pu ici faire des recherches prosopographiques sur tous les testateurs et les membres de leurs familles, et donc croiser les testaments avec d’autres sources, en considérant que la situation familiale, la position politique, la fortune, l’âge des fidèles, bref, ce qui a priori ne semble pas relever de leur piété, peut influer sur leurs pratiques mémorielles.

11Ce croisement était méthodologiquement indispensable, étant donné les manques du testament comme source. En effet, l’impression qu’il pourrait refléter fidèlement, et même résumer, la piété du testateur, voire « les attitudes devant la mort », est illusoire : les fidèles n’attendent pas de tester pour penser à leur memoria, et de très nombreuses fondations sont faites bien avant le testament, ou parallèlement à lui, et n’y figurent pas25. Deuxièmement, grisés par l’abondance de détails, les historiens oublient souvent que le texte du testament ne préjuge pas de son exécution. Or s’appuyer sur les seuls testaments pour décrire la piété d’une population donnée revient à retenir uniquement les statuts de métiers pour étudier la vie des artisans. Les testaments sont des déclarations d’intention ; comme les textes normatifs que sont les statuts de métiers, leur mise en pratique, c’est-à-dire leur exécution, connaît des difficultés, fait l’objet d’intenses négociations, avec les autorités, les héritiers, ou entre les différents légataires, d’autant que le testateur n’a pas forcément les moyens de ses ambitions. C’est pourquoi on a suivi ici le mouvement initié depuis peu par Michael Borgolte et ses recherches sur les « réalités des fondations » (Stiftungswirklichkeiten)26, en portant notre attention non seulement sur les testaments, mais aussi les conditions de leur rédaction, en amont, ainsi que leur exécution, en aval, enfin en recherchant toutes les fondations et donations effectuées hors des testaments ainsi que les autres manifestations de la memoria : plus de 900 chartes de fondations, des obituaires, des livres de confréries, mais aussi les registres de la ville (Stadtbücher), les comptes rendus de séances du Conseil. Pour les sources monumentales, plusieurs dizaines de pierres tombales de bourgeois, voire des chapelles privées sont accessibles. En revanche, l’iconographie se limite à des vitraux et quelques rares tableaux, qui ne sont pas, pour ce sujet, d’un grand apport. D’autre part, autre inconvénient de taille, les sources des grandes abbayes et collégiales de la cité, dont une petite partie seulement est bien cataloguée, sont très difficiles à exploiter27.

12Quelle période chronologique fallait-il retenir ? Le début est imposé par les sources disponibles. Les documents ne commencent à être conservés en nombre suffisant qu’à partir de la seconde moitié du XIII^e siècle, et surtout du début du XIV^e siècle, avec les premiers testaments (1308). C’est donc cette date qui marque le début de cette étude. Son terme pose davantage de problèmes. Le travail aurait pu être mené jusqu’à la Réforme, introduite officiellement en 1542 à Ratisbonne ; mais pour le sujet retenu ici, deux dates sont plus pertinentes. Du point de vue documentaire d’abord, le début du XVI^e siècle marque une césure fondamentale : une nouvelle réglementation introduisit en 1512-1514 l’obligation du dépôt des testaments auprès du Conseil, et le nombre d’actes conservés augmente sensiblement, sans être enrichi par des documents issus de leur exécution : le corpus change de nature28. Mais surtout, la société ratisbonnaise n’avait au début du XVI^e siècle plus grand-chose à voir avec celle des décennies précédentes. En effet, en 1486, la Bavière annexa Ratisbonne ; elle dut à nouveau l’abandonner quatre ans plus tard, mais les élites urbaines d’avant 1486 ne revinrent pas au pouvoir, et le visage de la cité changea complètement29. Comme c’est la société urbaine qui nous intéresse ici, nous avons retenu la période 1486-1512 comme terme de l’étude – pour certaines questions, le changement politico-social de 1486-1492 sera plus pertinent, pour d’autres, il est possible de pousser jusqu’à 1512, les bourgeois testant jusqu’à cette date ayant encore largement vécu dans l’ancien monde.

13En résumé, notre méthode sera la suivante : une sélection de bourgeois aussi large que le permettent les sources de la cité, et, en tout cas, ne se limitant pas à telle ou telle catégorie pré-construite, et une étude de leur memoria selon une approche prosopographique, sans se restreindre aux testaments ni aux seuls actes dont on pense a priori qu’ils relèvent des pratiques mémorielles.

14Nous examinerons ce problème en trois temps principaux. Nous décrirons d’abord les conditions de l’héritage – de la succession – à Ratisbonne. Il faudra présenter la ville, s’interroger sur la réalité de son déclin. Les patriciens étant les premiers acteurs de la memoria, on en fera un court portrait, pour mettre au jour les paradoxes d’une ville à la fois prestigieuse et en déclin, ouverte sur l’Empire et les marchés européens, mais qui se replie sur elle-même. Cette situation détermine la définition des « cercles de la mémoire », le choix des légataires et les mécanismes de la reproduction sociale. Les fondations pieuses seront l’objet du deuxième temps de notre projet : nous les examinerons dans leurs différents horizons, soit les croyances religieuses, la topographie de la mémoire, et la distinction sociale, tous étant centrés sur la ville. Enfin, nous étudierons la memoria dans la perspective de la religion civique, en nous interrogeant sur les rapports entre le gouvernement de la cité et les formes des pratiques mémorielles des bourgeois, entre attachement à la cité et contrôle communal sur la mémoire des citadins.