L’esclavage subi, aboli, rétabli en Guyane de 1789 à 1809
p. 241-263
Texte intégral
1En une quinzaine d’années, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, les esclaves des colonies françaises ont vu leur sort basculer brutalement : de la servitude, ils sont passés au statut de libres, pour se retrouver quelques années plus tard à nouveau soumis à l’esclavage. Plusieurs études récentes1 ont paru sur les divers épisodes de cette période mouvementée en Guyane française, nous tentons ici d’en faire la synthèse. Mais aucun texte émanant des Noirs ne peut nous faire participer à leurs sentiments, bonheur, puis désespoir ; seul le farouche combat mené par quelques irréductibles nous permet d’imaginer quel fut alors leur état d’esprit.
Les esclaves guyanais à la fin du XVIIIe siècle
La condition servile
2À la veille de la Révolution française, les Antilles, et surtout Saint-Domingue, riches colonies, contribuent à la prospérité de la métropole. La Guyane, plus lointaine, demeure pauvre et peu peuplée, se remettant lentement de la dramatique expédition de Kourou. Pendant tout le siècle, les administrateurs ont rendu compte au ministre de la Marine du déficit permanent de la main-d’œuvre nécessaire à sa mise en valeur. Les essais tentés avec des Amérindiens ou des Européens se sont avérés décevants. Seuls les Noirs, esclaves, sont parvenus à défricher et à cultiver de 180 à 200 « habitations » le long de la côte, entre Sinnamary au nord, jusqu’à l’Oyapock au sud. À la fin du XVIIIe siècle, l’île de Cayenne, Roura et Macouria comprennent les deux tiers de la population et 60 % des propriétés importantes. Kourou, Mahury, la rivière de la Comté et l’Approuague s’établissent lentement ; des postes sont créés à Iracoubo et sur le Maroni, des élevages au sud de l’Oyapock, dans le territoire contesté entre le Portugal et la France.
3En 1788 suivant le dénombrement adressé au ministre de la Marine par les administrateurs locaux2, la Guyane compte 1 346 Blancs (non compris les militaires qui assurent sa défense), 483 Gens de couleur ou Noirs libres, et 10 563 Noirs esclaves formant une population de 12 392 personnes, à laquelle s’ajoutent environ 13 000 Amérindiens. Les Noirs esclaves (parmi lesquels sans doute quelques mulâtres) représentant 85 % de la population, se répartissent en 4 287 hommes, 3 747 femmes, 1 183 garçons, 1 213 filles ; de plus, 133 sont « marrons », parmi lesquels certains se sont enfuis depuis plusieurs années. D’après C. F. Cardoso, on compte environ 65 % d’actifs, auxquels s’ajoutent les enfants, les vieillards et les invalides.
4Les principales activités sont l’agriculture et l’élevage, qui représentent environ 88 % des emplois, l’artisanat et la domesticité composant le surplus. Les contemporains estiment qu’il n’y a pas suffisamment de « bras » employés dans les travaux agricoles, qui utilisent environ la moitié des esclaves. Les cultures comprennent la canne à sucre, moins développée qu’aux Antilles et en diminution dans le courant du XVIIIe siècle, ainsi que le café, le cacao, le coton, le rocou, l’indigo et les vivres ; la culture des plantes à épices s’introduit à la fin du siècle, à l’initiative du gouvernement français. Le rendement des esclaves, d’après les contemporains, est plus faible qu’aux Antilles et que dans la colonie voisine de Surinam : les navires négriers amènent leurs esclaves de préférence aux Îles du Vent et à Saint-Domingue, et n’apportent souvent à Cayenne que les moins recherchés, les moins robustes. Vingt-deux esclaves sont introduits en 1786, 420 l’année suivante, 372 en 1788, 294 en 1789, 20 en 17903.
5Sur les habitations, ils sont nourris de façon inégale, mal encadrés, à peine vêtus, mal soignés en cas de maladies et de blessures, certains maîtres sont brutaux. Les colons sont peu au courant des techniques agricoles en usage aux Antilles, et de la préparation des denrées pour leur exportation. Certains se sont installés, vers 1780, dans les « terres basses » ou noyées, à l’Approuague et à l’Oyapock, suivant les techniques hollandaises, sous la direction de l’ingénieur suisse Guisan qui les a expérimentées au Surinam. Ces tentatives, aidées par le gouvernement, sont abandonnées dans le courant de la Révolution : le drainage nécessite de gros travaux, et un délai de plusieurs années avant d’obtenir des résultats ; l’abolition de l’esclavage causera un manque de main-d’œuvre avant que Victor Hugues ne donne une nouvelle impulsion à cette mise en valeur. En 1790, 475 Noirs sont attachés aux habitations appartenant à l’État, La Gabrielle, La Motte-Aigron, Fiedmond.
6Les conditions de travail des Noirs sont identiques à celles des Antilles, avec de longues journées, du lever au coucher du soleil, seulement interrompues pour deux repas avant celui du soir, et parfois prolongées dans la soirée pour faire face à des travaux urgents. Sur la plupart des habitations, le samedi, et éventuellement le dimanche sont consacrés à la culture de leurs jardins, qui leur permettent de se nourrir, obligation à laquelle les maîtres peuvent ainsi se soustraire, étant donné les difficultés d’approvisionnement auxquelles est confrontée la Guyane.
Premières revendications révolutionnaires, 1790-1791
7Dès la fin de l’année 1789, des idées de liberté et d’égalité se répandent chez les esclaves, causant une certaine agitation ; en octobre, le gouverneur Jacques Martin de Bourgon porte l’heure du couvre-feu de 10 à 9 heures du soir. En fin décembre, à Roura et à Rémire, les esclaves réclament plus de liberté, pour se livrer à la danse, et menacent les colons, disant qu’en France on les a déclarés libres ; le gouverneur arme les Blancs dans les quartiers et renforce les postes militaires. Les esclaves, parlant créole, sont illettrés (à l’exception d’un seul), mais la fréquentation journalière des maîtres permet aux domestiques de comprendre les conversations en français, sans toutefois en saisir toutes les nuances. Certains Blancs, tels que les prêtres, peuvent aussi les entretenir des événements qui se déroulent en France. Pour eux l’aspiration à la liberté est encore plus vitale, plus impérieuse qu’elle ne l’est pour les Parisiens qui prennent la Bastille, et recouvre une réalité très concrète. En novembre 1790, sur l’habitation Du Bois-Berthelot, un Noir se révolte contre le géreur Méraud, qui l’a maltraité, et le blesse de plusieurs coups de couteau, ce qui lui vaut la peine de mort. Il faut remarquer que sur cette habitation, en raison de la dureté du maître, le marronnage était presque permanent de 1782 à 17864.
8Cependant, parmi les Blancs, des dissensions se produisent, les députés Jean-Baptiste Leblond et Nicolas Benoît Mathelin sont expulsés sans ménagement vers la Martinique, puis la France. Les colons s’opposent au gouverneur et à l’ordonnateur, et ceux-ci entre eux, les militaires également s’agitent. L’Assemblée coloniale prend des mesures hors de sa compétence. Elle envoie en métropole en septembre 1791 deux députés, A. Pomme et Bagot, qui représentent les colons. Le gouverneur Bourgon part en janvier 1791, laissant ses pouvoirs au commandant du bataillon Henri Benoist.
9Une insurrection des Noirs se développe à l’Approuague, en décembre 1790, le colon Saint-Marcel est tué, ainsi que les frères Léanville et deux autres Blancs. Les insurgés font prisonnières cinq femmes blanches et deux soldats, mais ne parviennent pas à soulever un autre atelier, qui les trahit. Les Blancs et quelques soldats résistent et reçoivent du renfort de Cayenne. Quarante révoltés s’enfuient dans les bois, et sont repris, sept d’entre eux sont jugés et exécutés en février 1791. D’après le témoignage de la veuve de Saint-Marcel, le nègre Bazile lui a déclaré : « N’avez-vous pas entendu parler de notre liberté ? Nous savons que le prêtre a un gros paquet de papiers qui est venu de France, que c’était une chose que le Bon Dieu lui avait promise depuis longtemps, et même qu’il l’avait entendu de la bouche des Blancs5. » L’Assemblée coloniale, constituée uniquement de Blancs, décide d’adjoindre aux magistrats deux colons d’Approuague, qui sont à la fois juges et parties. La liberté est accordée à deux esclaves qui ont dénoncé le complot, empêchant ainsi « que tous les Blancs soient assassinés », mais ils devront servir dans les compagnies de milice qui pourchassent les marrons. Le 5 avril 1791, la citoyenneté française est accordée par l’assemblée aux Indiens, mais non aux métis d’Indiens et de Noirs.
10Georges Jeannet-Oudin, commissaire civil, arrive à Cayenne en avril 1793, avec des instructions de Monge, alors ministre de la Marine, en faveur de l’amélioration du sort des esclaves. Lui-même est d’ailleurs favorable à l’idée d’abolition, de même que l’ordonnateur Corio. Le blocus anglais rend difficile le ravitaillement de la Guyane, Jeannet doit armer une goélette pour éloigner les corsaires qui menacent une colonie à la défense bien insuffisante.
L’abolition du 16 pluviôse an II
Mise en application par Jeannet-Oudin, les contrats de travail, 1794
11Le 13 juin 1794 arrive un convoi de vaisseaux de guerre français, sous la direction de Polony, commandant L’Oiseau : il apporte le décret d’abolition de l’esclavage du 16 pluviôse an II (4 février 1794), mais sans instructions pour son exécution, malgré l’obligation imposée par la Convention au Comité de salut public de préciser les modalités d’application. Le 14 juin, Jeannet proclame le décret de l’abolition immédiate dans toute la Guyane. Les colons ne manifestent pas d’opposition à cet événement capital mais certains quittent la colonie. C’est le bataillon de la Guyane qui s’oppose au Commissaire civil, qui renvoie en France le commandant, ainsi que quelques officiers et soldats.
12Dès le 16 juin, Jeannet prescrit diverses mesures : obligation à tous les « nouveaux libres » de se déclarer aux municipalités, en indiquant leur résidence et leurs activités et d’être incorporés dans la garde nationale ; droit de retour accordé aux marrons ; nécessité de planter des vivres, en raison de l’interruption des relations maritimes avec la France ; accueil par l’habitation de la République des infirmes et orphelins isolés. Il insiste sur la nécessité de remplacer la besogne imposée à l’esclave par la libre acceptation d’un travail consenti entre les « nouveaux libres », et les propriétaires d’habitations. Un contrat sera passé entre les parties, sous la surveillance de commissaires délégués dans les divers quartiers de la colonie. Ce système doit permettre de continuer la production des denrées coloniales, indispensables à la vie économique de la Guyane.
13L’Assemblée coloniale publie une Adresse à ses nouveaux Frères6 dès le 18 messidor an II (6 juillet 1794).
« Citoyens frères et amis, Longtemps opprimés sous le joug de la tyrannie, vous avez été réintégrés dans la jouissance de tous vos droits. Ces droits sont la liberté, l’égalité, la sûreté, la propriété ; leur garantie repose sur ce principe sacré : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ; du développement de cette maxime, doit résulter le bonheur commun. Chacun doit y concourir de toutes ses facultés, en confondant son intérêt particulier dans l’intérêt général. Or vous ne parviendrez à cet heureux résultat, et par conséquent vous ne vous maintiendrez dans la possession de votre liberté, que par votre soumission à la loi, que par votre respect pour les autorités qui en sont les organes, et que par l’acquittement des obligations que vous aurez librement contractées [...].
La Nation, en brisant vos fers, vous a appris à faire des sacrifices ; combien ne lui en coûte-t-il pas dans cette lutte pénible de la liberté contre la tyrannie ! Vous vous montrerez aussi généreux qu’elle. Vous lui donnerez le fruit de vos travaux et de vos sueurs en alimentant son commerce et son industrie. Vous respecterez les propriétés et vous les porterez par votre activité, à ce haut degré de valeur où elles doivent atteindre, afin que la Métropole y puisse trouver un dédommagement solide. Tenez donc à vos obligations, celles que vous avez librement contractées ; la justice et la probité vous en font un devoir. Votre propre intérêt se mêle avec ces puissants motifs. Si les relations commerciales entre la Colonie et la France venaient à cesser, et elles cesseraient si vous refusiez vos bras à la culture, la liberté périrait, misérablement, sous le glaive de tous les tyrans étrangers coalisés contre nous [...]. »
14Les nouveaux libres sont désormais des citoyens, égaux aux Blancs et disposant du droit de vote. Jeannet dissout donc l’Assemblée coloniale, pour organiser de nouvelles élections. Le suffrage censitaire ayant été supprimé depuis le 10 août 1792, tous les Noirs sont appelés à voter pour élire la nouvelle assemblée : deux métis y sont élus, de même qu’un ancien esclave, Hector Ménénius, le seul Noir sachant lire et écrire. Une correspondance de l’Assemblée coloniale adressée à la Convention fait état de la joie des Nouveaux libres qui célèbrent pendant 15 jours par des danses leur liberté toute neuve. Les Blancs ne semblent pas trop s’en offusquer ; une fête de la fédération a lieu à Cayenne le 14 juillet. L’ordonnateur Corio indique dans une lettre du 23 juillet (5 thermidor) que certains Noirs ont été envoyés dans les ateliers pour inciter leurs camarades « à ne point abandonner la culture, presque tous ont contracté volontairement avec leurs anciens maîtres par-devant les municipalités ; tous y ont prêté serment de vivre libres ou mourir ».
15Le sort des nouveaux citoyens se concrétise par l’établissement de contrats de travail conclus avec leurs anciens maîtres, soit par un système de participation, soit par le salariat. Les Noirs préfèrent la deuxième solution, assez difficile à établir en Guyane où le numéraire fait défaut. D’après Y. Bénot, un contrat type établi pour l’habitation de la République La Gabrielle, comprenant 84 cultivateurs, prévoit un salaire qu’il évalue à 40 sous pour les hommes, 30 pour les femmes, ce que Corio estime excessif. Notre propre calcul donne des chiffres moindres, mais cependant élevés : selon la classe de travailleurs, 500, 400 ou 300 livres par an, soit par jour travaillé approximativement 35, 28 et 21 sous, sur environ 287 jours ouvrés, les dimanches et un samedi sur deux étant chômés. Les horaires sont modifiés : de 6 à 8 heures, de 9 heures à midi et de 14 à 18 heures, soit en général les trois quarts de l’ancien horaire de la période de l’esclavage. Les cultivateurs conservent leurs abattis personnels pour se procurer « des douceurs », suppléments à la nourriture fournie par l’employeur. Ils peuvent élever des porcs à condition de les parquer. Un « coup de tafia » récompense ceux qui font de gros travaux d’abattage de bois ou de transport. Mais tous ont obligation d’être en permanence présents, sauf sur autorisation. Des amendes sont prévues pour les absences ou retards injustifiés, pouvant conduire à la rupture de l’engagement.
16Un autre contrat, passé par le régisseur de l’habitation Sainte-Péray, appartenant à Noyer, indique que le propriétaire se réserve les 3/4 des revenus, car il fournit à toutes les dépenses. Les cultivateurs sont également répartis en trois classes (32 travailleurs) se partageant le quart restant, à raison de : une part pour la première, 4/5e pour la seconde, 3/5e pour la troisième7. Le salaire modulé entre les hommes, les femmes, les adolescents est jusqu’à nos jours en usage en France dans l’agriculture, en proportion de la force et du rendement de chacun. De grandes disparités devaient exister d’une habitation à l’autre, les salariés recevant généralement le tiers des revenus. Une adresse des habitants du 20 messidor an V (8 juillet 1797)8 indique que certains ateliers auraient exigé la moitié en 1795, mais c’était sans doute exceptionnel. Jeannet-Oudin fait allusion à la « rapacité » des propriétaires. On comprend qu’il y ait eu beaucoup de tension entre employeurs et cultivateurs.
17Certains Noirs quittent la plantation pour s’établir à leur compte en cultivant des terrains abandonnés, parfois stériles et en élevant des volailles ou des porcs pour les revendre. Ils s’adonnent aussi au coton. Ces exploitations individuelles sont interdites par les administrateurs et détruites à plusieurs reprises, mais subsisteront malgré leur illégalité jusqu’à leur destruction complète par Victor Hugues à partir de 1800 : elles correspondent au vœu des Noirs d’être indépendants et de vivre de leur propre industrie. Elles permettent aussi de compléter l’approvisionnement insuffisant de la Guyane.
18Rapidement, la situation évolue : le rendement des habitations fléchit nettement, par la diminution de l’horaire de travail, et par le départ de ceux des nouveaux libres qui changent de plantation ou s’installent à leur compte. Jeannet doit réquisitionner tous les cultivateurs pour la récolte du coton, par un décret du 7 octobre 1794. L’Assemblée coloniale s’adresse à plusieurs reprises à la Convention, déplorant l’inactivité des Noirs, et réclamant une réglementation fondée « sur la liberté et l’égalité », mais rappelant aux nouveaux libres « leurs véritables obligations ». Jeannet quitte la Guyane le 9 octobre (18 vendémiaire an III) pour demander des secours en métropole, en laissant ses pouvoirs au commandant du bataillon, François Maurice Cointet, un jacobin.
Obligations imposées aux Noirs par les règlements de l’agriculture institués par Cointet, 1795
19Le bruit se répand périodiquement dans la colonie d’un retour à l’Ancien Régime et donc à l’esclavage, inquiétant les cultivateurs noirs, et de menaces portugaises dans le quartier de l’Oyapock, peut-être approuvées par certains colons qui y voient un moyen de rétablir l’ordre ancien. Cointet appelle les Noirs au calme, interdisant les attroupements tumultueux. Il conseille aux Blancs de les rassurer, au lieu de répandre subrepticement des nouvelles alarmistes. Yves Bénot a posé la question de savoir quelles étaient les tendances qui agitaient les ateliers, comment ils communiquaient entre eux, quels conseillers pouvaient les influencer, les sorciers, des Blancs, peut-être l’abbé Jacquemin, l’abbé Pecqueur ? Il est impossible de le savoir. Malgré l’opposition de l’Assemblée, Cointet crée un bataillon noir, dirigé par un capitaine blanc et formé de nouveaux libres, qui reçoivent un début d’alphabétisation (7 avril 1795, 18 germinal an III).
20Les problèmes économiques demeurent, Cointet s’efforce d’y remédier, en préparant et faisant voter par l’Assemblée le règlement du 19 pluviôse an III (7 février 1795) sur la répression du vagabondage et de l’oisiveté : tout cultivateur doit être titulaire d’un emploi fixe, justifié par un contrat de travail. Les Noirs établis sur des terrains individuels doivent s’engager auprès d’un propriétaire blanc ; les sorciers sont interdits. Dans chaque canton seront établis des conseils d’agriculture pour veiller à l’établissement et au respect des engagements, mesure non suivie d’effet ; des conseils de discipline sont prévus. Les propriétaires blancs sont tenus de résider sur leurs habitations. Les cultivateurs peuvent quitter les maîtres trop autoritaires, ceux-ci peuvent renvoyer les mauvais ouvriers. Les exploitations individuelles sont à nouveau interdites. Ce règlement est peu respecté.
21Le 12 messidor an III (30 juin 1795) est arrivée une petite escadre sous l’autorité de Polony, amenant Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, anciens membres du Comité de Salut public, cette flotte demeure à Cayenne jusqu’en fin septembre 1795. La présence des deux déportés aura une influence sur Cointet qui décide la séquestration des propriétés des habitants absents et les réunit aux habitations de la République, atteignant un total de 47. Autres conséquences de la présence de la flotte, les officiers encouragent les colons à protester, le coût de la vie augmente, les marins fournissent de la poudre à des Noirs, moyennant des vivres frais. Le 28 frimaire an IV (19 décembre 1795), Cointet adresse à la population une énergique proclamation, reprochant aux Blancs la mauvaise régie des habitations, aux Noirs leur paresse, et institue un nouveau règlement plus contraignant, réquisitionnant tous les travailleurs9. Sur les habitations nationales ceux-ci sont divisés en trois classes, hommes valides de 15 à 55 ans, payés 20 sous par jour, femmes de 13 à 50 ans, 15 sous, enfants de 8 à 13 ans (filles) ou à 15 ans (garçons), 10 sous. Les conducteurs de travaux reçoivent 30 sous, les ouvriers de métier, une paye proportionnée à leur travail. Tous seront nourris par la République en vivres du pays et denrées étrangères dont le gouvernement facilitera l’échange. Des gratifications ou des punitions seront données aux bons ou aux mauvais travailleurs. La police des ateliers est confiée aux militaires.
Les variations de la démographie. En 1795, le manque de vivre causa-t-il une mortalité ?
22Dans le courant de 1795, la Guyane a été soumise à la disette. Cointet doit demander à Victor Hugues des secours en vivres et en argent, provenant de la Guadeloupe. On a parlé de famine ayant causé des morts parmi les « nouveaux libres ». En étudiant le tableau des recensements de la population entre 1788 et 1807, on constate d’importantes modifications10 : les Blancs, en 1788, totalisaient 1 346 personnes, ce chiffre ne comprenant pas les militaires (environ 400 personnes). Ils sont 873 en 1796, un certain nombre de colons ont émigré avec leurs familles après l’annonce de l’abolition de l’esclavage ; de 896 en 1798, ils passent à 969 en 1807.
23Les esclaves noirs, élément de la population le plus important, étaient 10563 en 1788, en y comprenant 133 marrons. Le nombre des hommes, 4287, était assez significativement supérieur à celui des femmes. Leur chiffre total a nettement diminué en 1796 : 9 798, et surtout en 1798 : 8894, avec une forte baisse de la population masculine, qui n’est plus que de 2305 têtes. Depuis l’abolition de l’esclavage en juin 1794, certains hommes semblent avoir pris le parti de vivre en pleine liberté et ne se sont pas fait recenser. Le tableau comparatif de la population en l’an III et l’an IV, dressé le 9 thermidor an IV (27 juillet 1796) précise : « depuis la proclamation de la liberté, vers la fin de l’an III, il n’a plus été fait de différence dans les différentes classes qui composent la colonie. Depuis cette époque il y a eu une infinité de mouvements qui ont porté beaucoup d’obstacles à la régularité des recensements, la diminution paraît être de 2 220 personnes, mais il est raisonnable d’en déduire 500 noirs tirés pour le bataillon national et environ 60 émigrés », ce qui constitue une diminution de 1 500 personnes environ, les chiffres de la population totale étant passés de 12 674 à 1045411. C’est d’ailleurs ce chiffre de 1500 personnes que donne Jeannet dans un rapport du 16 messidor an IV (4 juillet 1796) adressé à l’Administration départementale de la Guyane, mais en désignant ainsi à la fois ceux qui sont décédés, et ceux qui sont devenus invalides12. Il considère principalement la main-d’œuvre, qu’il évalue à environ 4000 travailleurs, sur 9500 ex-esclaves, dont il estime le nombre à 11000 à l’époque de l’abolition, deux ans auparavant. Il attribue le déficit à la disette et au manque de soins apportés aux malades. Comme nous l’avons vu, en 1788-1789 les travailleurs agricoles formaient environ la moitié de la population servile.
24Notons toutefois que le recensement de frimaire an V (décembre 1796) donne des chiffres différents : les Noirs libres sont 9 798 au lieu de 9 694 en messidor an IV (juin 1796), auxquels s’ajoutent 574 « gens de couleur », soit un total de 10 372 non-Blancs, ce qui montre l’incertitude de ces recensements. Un commentaire du tableau de frimaire an V, envoyé le 17 nivôse (6 janvier 1797) par l’administration départementale, mentionne : « Le déficit de 326 individus qui se trouve dans la population provient des mortalités survenues parmi les gens de toutes les couleurs et du vagabondage de nombre de cultivateurs réfugiés dans des lieux où la police ne peut les atteindre13. » En thermidor an VI (août 1798), à 8 894 Noirs s’ajoutent 680Gens de couleur, soit un total de 9 574 personnes. Le nombre des Libres de couleur, Noirs ou Métis s’est accru progressivement, avec des disparités : les hommes, de 184 en 1788, passent à 92 en 1796 ; les différentes catégories, anciens esclaves et anciens libres, Noirs et Métissés, s’interpénétraient.
25On peut remarquer aussi un accroissement important du nombre des enfants noirs entre 1788 et 1796-1798 : de 2 396 en 1788, ils passent ensuite à 3 185 et 3 195. L’espoir d’une vie meilleure, dans la liberté, a sans doute encouragé les parents à donner le jour à un plus grand nombre d’enfants, ce qu’ils refusaient dans l’esclavage14.
26Il est difficile, étant donné ces différences d’une année et même d’un mois à l’autre, de tirer des conclusions : plutôt qu’une famine ayant fait disparaître les anciens esclaves, il apparaît qu’un certain nombre d’entre eux ont choisi de profiter de leur liberté loin des Blancs, en créant de petites exploitations individuelles, ce que les anciens maîtres réprouvent avec indignation, car elles les privent de la main-d’œuvre indispensable. Ils les taxent de paresse, goût du vagabondage, imprévoyance, « indépendance », dans les correspondances ou rapports de l’Administration départementale et dans les mémoires de Couturier Saint-Clair, représentant des colons à Paris. Les administrateurs successifs interdisent ces exploitations particulières, et les détruisent, faisant obligation aux Noirs d’avoir un emploi salarié, tant comme cultivateurs, que comme gens de métiers. La famine tant redoutée, annoncée par Cointet dans un rapport alarmiste adressé au ministre de la Marine et dans un appel au secours auprès de Victor Hugues, fut en définitive évitée, comme l’indique « l’Adresse des habitants » du 20 messidor an V ; ce document très critique envers la politique de Cointet mentionne un nombre important de nouveaux libres « ayant préféré au travail une vie errante et indépendante dans les vastes forêts de la Guyane ».
27Mais le souvenir de cette période inquiétante a perduré, entretenu par les propriétaires furieux des conséquences de l’abolition et souhaitant le rétablissement de l’esclavage. Pour eux en effet, la loi du 14 pluviôse an II a complètement bouleversé le fonctionnement des habitations tel qu’il existait depuis le courant du XVIIe siècle. Ils ont perdu la toute-puissance qu’ils avaient sur leurs esclaves, ils sont dans l’obligation de leur verser un salaire, ce qui déséquilibre les finances de leurs exploitations, déjà endettées. La dispersion des cultivateurs sur diverses habitations, ou pire, leur abandon de ce travail imposé et détesté les mettent en grande difficulté pour faire leurs plantages et leurs récoltes.
28Les salaires en diminution, payés avec retard, les difficultés d’approvisionnement, la cherté de la vie, les mesures prises par Cointet pour maintenir les cultivateurs dans leurs ateliers sous la surveillance des militaires noirs et blancs, l’inquiétude toujours latente d’un possible retour à l’esclavage, tout cela sans doute suscite le mécontentement des Noirs. Un complot contre les Blancs est déjoué : Cointet annonce la répression d’une insurrection prévue pour le 9 pluviôse an IV, avec prise du fort et du magasin à poudre, des incendies à Cayenne, la rébellion sur l’ensemble des habitations, la proscription contre le gouverneur, le commandant, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois. Les bataillons blanc et noir et la garde nationale viennent à bout de l’attaque de différents postes, quelques soldats sont blessés, un chef noir est tué. L’ensemble de la population ne participe pas à ce soulèvement, dans lequel quelques Blancs sont impliqués. Dix-neuf condamnations à mort sont prononcées, dont quatre par contumace, le chef noir Hector Ménénius, membre de l’Assemblée coloniale et treize autres Noirs, ainsi qu’un Blanc, l’armurier Dubart, sont exécutés par pendaison, la guillotine n’ayant jamais été installée en Guyane. Quatre Blancs, membres de l’Assemblée coloniale, sont condamnés à la déportation. Yves Bénot relève que les auteurs de cette tentative auraient visé à l’indépendance de la Guyane qui serait passée aux mains des Noirs. L’exemple de Saint-Domingue a-t-il inspiré les organisateurs ?
29Y. Bénot souligne les efforts de Cointet pour remettre au travail les cultivateurs peu enclins à des efforts synonymes pour eux d’esclavage, malgré ses souhaits de voir distribuer des terrains aux Noirs, ce qui leur permettrait d’être enfin libres, et accorder une indemnité aux colons qui quitteraient la Guyane, et dont les habitations seraient « nationalisées » dirait-on de nos jours. Ces projets audacieux n’ont pu se réaliser, devant la dure réalité de la situation guyanaise.
Nouvelle réglementation de la production agricole par Jeannet-Oudin, 1796
30Mais Cointet est rappelé en France, et Jeannet débarque à nouveau à Cayenne en avril 1796, muni d’instructions du ministre Truguet, favorable à la cause des Noirs, recommandant l’ouverture d’écoles primaires pour leurs enfants, et la création d’une gendarmerie composée de Noirs et Gens de couleur. Après l’émotion causée par le complot de Pluviôse et les 15 exécutions, Jeannet semble apporter à la Guyane une période de tranquillité qui tranche avec la « terreur » que les habitants ont reprochée à Cointet, considéré comme ayant abusé de son autorité. L’agent du Directoire dès son arrivée adresse aux citoyens de la Guyane une proclamation, déclarant aux agriculteurs : « vos ateliers, voilà pour vous le champ d’honneur [...]. Ce n’est pas seulement comme ressource financière que le travail vous est imposé. Nouveaux-nés à la liberté, le travail est pour vous le premier pas à la propriété, à la civilisation, à l’agrandissement de votre existence, à l’égalité de fait » ; et aux colons : « plus instruits que les Noirs, soyez leurs instituteurs. Soyez avec eux bons et francs pour qu’ils le soient avec vous. Vous trouverez alors qu’on peut aussi arriver à la fortune par le chemin de la justice15. » Il confirme les décisions de son prédécesseur par un nouveau règlement de culture, du 1er messidor an IV (19 juin 1796)16, qui fixe les salaires des cultivateurs à 6, 5 et 3 sous par jour suivant les catégories, hommes, femmes, enfants de moins de 13 ou 15 ans, bien au-dessous des tarifs de juillet 1794, d’autant plus que la vie a beaucoup renchéri ! Dans le rapport cité plus haut, il indique que le travail des cultivateurs s’effectue sur 293 jours par an, les nonidis et décadis sont consacrés au repos et aux travaux personnels, les Noirs ayant conservé leurs abattis.
31Le médecin-naturaliste Jean-Baptiste Leblond, propriétaire d’une habitation, nous donne, dans un texte sur la culture du rocouyer, des détails sur le travail « à la tâche » : « Le chef, qui conduit le travail, sait qu’entre deux arbres espacés de 18 à 20 pieds, il faut trois personnes pour la largeur du rang, et que 33 arbres de hauteur donnent la tâche ordinaire d’environ 100 toises [200 m]. » Sarclage à la houe : « la tâche d’un Noir est de cent jusqu’à 120 toises, suivant la difficulté du travail, sur une de largeur ». Sarclage à la machette : « cette tâche est de 150 toises [...]. La grande tâche à couper le rocou [...], est de 8 gabares par jour ; on appelle gabares de grands et larges paniers ayant chacun la capacité d’un baril de farine ; la tâche est de six gabares lorsque les arbres sont moins chargés, et de trois, lorsque la récolte est peu abondante. » L’épluchage est confié de préférence aux femmes et aux enfants, travail « qui n’est à proprement parler qu’un amusement auquel ils consacrent leurs veillées ». La préparation du rocou nécessite ensuite diverses opérations longues, pénibles et malsaines pour les Noirs, Leblond propose une autre méthode17. Il déclare à propos du travail à la tâche que les travailleurs les plus diligents peuvent finir à midi ; Jeannet indique, à une heure après-midi. Le contrat de travail de 1794 pour les travailleurs de l’habitation La Gabrielle donne aussi des précisions sur le travail à la tâche : cerclage de 20 ou 24 pieds de girofle suivant la difficulté des emplacements ; 96 ou 80 toises pour d’autres travaux, mesurés en présence du géreur par les « capitaines » choisis par les travailleurs et chargés de les encadrer.
32Malgré le nouveau règlement de culture établi par Jeannet, la production reste moyenne, les colons se plaignent régulièrement de la faible activité des Noirs, qui cependant permet certaines exportations, comme le remarque Y. Bénot. L’agent du Directoire réduit le nombre des habitations nationales à 21, au lieu de 47, conservant uniquement celles dont l’exploitation est rentable. En application de la Constitution de l’an III, l’assemblée coloniale est remplacée par une administration départementale qui aura les mêmes revendications, étant formée des mêmes membres ; leurs demandes sont relayées en France par les députés Pomme, Bagot et le représentant des colons, Couturier Saint-Clair, les uns et les autres soucieux d’accroître la productivité agricole, qui ne peut s’obtenir à leurs yeux que par la contrainte imposée aux Noirs.
33Mais la tranquillité de la colonie va être troublée par l’arrivée à Cayenne le 11 novembre 1797 de la corvette La Vaillante, amenant les déportés de Fructidor, que Jeannet installe à Sinnamary. En août 1798 arrivent des prêtres déportés, qu’il envoie à Conamama. Ceux-ci tentent de survivre, mais la moitié d’entre eux périront. Plusieurs des déportés de Fructidor vont s’évader en juin 1798 et octobre 1799, mais ceux qui demeurent ne manquent pas d’établir des relations avec les colons, qu’ils soutiennent dans leurs visées esclavagistes et leur opposition à Jeannet, et bientôt à son successeur.
Difficultés rencontrées par Burnel : le Surinam, les Noirs, les Mulâtres, les Blancs, 1798-1799
34Étienne Laurent Pierre Burnel remplace Jeannet en brumaire an VII (novembre 1798). Il transfère les prêtres à Sinnamary, ramène à Cayenne Barbé-Marbois et Laffon de Ladébat, qui intriguaient contre lui. Comme Cointet et Jeannet, il entretient des rapports difficiles avec le gouverneur hollandais du Surinam, où les évadés français trouvent refuge, et d’où s’enfuient des esclaves noirs qui, en Guyane, peuvent jouir de la liberté. Des bateaux hollandais sont intervenus à Iracoubo contre un corsaire français ayant capturé un navire américain : la « quasi-guerre » franco-américaine se poursuit jusqu’en Guyane, au détriment du commerce indispensable à la colonie. Les Hollandais accueillent aussi des navires anglais, qui capturent un détachement français aux îles du Salut. Les prises faites par des navires et corsaires français amènent en Guyane des captifs noirs, permettant ainsi une notable augmentation de la population. C. F. Cardoso en recense 585 en 1797-1798, 1 210 en 1800 et 1801.
35À son arrivée, Burnel, membre de la Société des Amis des Noirs, considéré comme « négrophile », publie une proclamation qui cause chez les cultivateurs un soulèvement assez vite apaisé : le bruit a couru qu’il allait rétablir l’esclavage, puis qu’il allait chasser les Blancs, partager les terres, supprimer les règlements de culture. Il morigène les agitateurs, se proclame ami des Noirs. Il poursuit le vagabondage qui se généralise et les séditions locales. Les Blancs le considèrent comme manquant de rigueur, le soulèvement de brumaire n’ayant été suivi d’aucune exécution. Mais il durcit la réquisition des cultivateurs, interdisant de venir en ville le nonidi, de vendre des denrées sans l’autorisation du propriétaire, il étend même la réquisition aux domestiques de la ville et de la campagne.
36En frimaire an VII (décembre 1798) se prépare une mutinerie, qui avorte, de soldats et sous-officiers mulâtres, prétextée par le refus de les admettre au rang d’officier. Quatre condamnations à mort et d’autres sentences sont commuées par Burnel en peines de prison et déportation au poste de Vincent Pinçon, dans le territoire contesté au Sud de la Guyane. Le chef du complot, Ferrère, membre de la Société des Amis des Noirs, condamné à mort, est gracié ; un autre Blanc, Brutus Maignier, suspecté d’avoir participé au projet, est renvoyé en France, sans jugement18.
37Burnel est souvent contradictoire dans ses déclarations et ses actes. Il fait arrêter et renvoyer en France Desvieux, le commandant de la place. Par l’interdiction du commerce avec les États-Unis, il mécontente les colons, qui, de même que les déportés, accepteraient d’être livrés aux Anglais. Pour défendre la colonie toujours menacée, il décide de lever un second bataillon noir, de nombreux candidats convergent vers Cayenne dans l’espoir d’y être incorporés. Les Blancs inquiets s’y opposent vivement et, le 18 brumaire an VIII, a lieu une sorte de coup d’état : les colons, auxquels se joignent les déportés et les officiers blancs, imposent à Burnel le retrait de son projet de création d’un second bataillon, ainsi que de diverses mesures concernant la défense et l’administration de la colonie, lui reprochant de dresser les Noirs contre eux. Ils dispersent ceux-ci sans intervention du bataillon noir, prêt à défendre Burnel mais qui, suivant ses ordres, reste dans la légalité. Les Blancs obtiennent le départ du chef de la colonie, qu’ils embarquent sur la corvette La Bonne Aventure, afin de se justifier devant le Directoire des accusations portées contre lui. Remarquons que déjà le 9 août 1790, les habitants de Cayenne avaient arrêté et renvoyé en France leurs deux députés Leblond et Mathelin. C’est le commissaire du Directoire exécutif local Étienne Franconie qui est chargé de l’intérim en attendant l’arrivée d’un nouvel agent.
Le rétablissement de l’esclavage
Victor Hugues et le ministre Decrès préparent le retour à l’esclavage, 1800-1802
38Le Consulat confirme l’envoi à Cayenne, décidé par le Directoire, d’un homme réputé pour son énergie, pour ne pas dire sa brutalité, Victor Hugues, qui arrive à Cayenne le 16 nivôse an VIII (6 janvier 1800). Il s’emploie à y rétablir l’autorité, à remettre de l’ordre dans les finances, toujours déficitaires, et réclame auprès du gouvernement des subsides qui se font attendre.
39Le ministre de la Marine Decrès lui adresse en juin 1802 la loi du 30 floréal an X (20 mai 1802), qui rétablit l’esclavage dans les colonies restituées à la France en vertu du traité d’Amiens, avec ce commentaire :
« Le Corps législatif n’a pu reconnaître en principe l’achat et la vente des noirs comme nécessaire à la culture et à la prospérité des colonies, sans avoir en même temps légitimé l’application à toutes, mais surtout à ceux de nos établissements qui ont le plus besoin d’encouragements, tels que la colonie que vous administrez. Or la vente constitue la propriété et en cette matière la propriété constitue l’esclavage. Il ne faut donc pas douter que tout ce qui sera introduit de Noirs à Cayenne ne le soit et n’y existe au même titre qu’en 1789. C’est ce qu’il importe que vous fassiez connaître à l’habitant, pour l’exciter à acheter, comme j’en donne de mon côté l’assurance dans nos ports pour exciter à porter et à vendre dans les vôtres [...]. La liberté indirectement donnée par le fatal décret du 16 pluviôse an II est tacitement révoquée. »
40Il conclut à l’impossibilité de maintenir dans les mêmes ateliers des libres et des esclaves19.
41Victor Hugues, entièrement favorable à ce point de vue, réglemente à nouveau les cultures, pour ramener les cultivateurs au travail ; il établit dans les quartiers des commissaires chargés d’y veiller « infligeant des punitions proportionnées aux fautes ». Il supprime les salaires de 4 à 6 sous par jour versés par les propriétaires, qui doivent donner aux travailleurs « en remplacement une ou deux rechanges [de vêtements] par année ainsi que le prescrivent les anciennes ordonnances ». Il ne considère que l’intérêt des colons, sans se soucier de la violation des droits des Noirs à un salaire rémunéré (d’ailleurs très bas), et à la perte d’autonomie qui leur est ainsi infligée.
« J’ai fixé les Noirs sur les habitations qu’ils exploitaient [...]. J’ai fait rentrer sur ces mêmes habitations deux ou trois mille individus errants, vagabonds, et vivant de désordre ou de libertinage [...]. Je me suis principalement attaché à rétablir la discipline et l’obéissance la plus parfaite dans les ateliers ; cet état de choses n’a été amené ni par des proclamations, ni par des arrêtés généraux, mais par des mesures partielles, successivement, insensiblement, sans trouble et sans commotion »,
42dit-il dans une lettre confidentielle au ministre de la Marine, le 12 octobre 1802 (20 vendémiaire an XI)20.
« L’esclavage et la traite des Noirs sont nécessaires dans la colonie ; cet état de chose se justifie par des considérations politiques et par l’expérience du passé. La situation de ces malheureux est-elle donc plus heureuse en Afrique, ne se sont-ils pas déchirés, dévorés eux-mêmes dans l’usage fatal qu’ils ont fait de leur liberté ; leur imprévoyance et leur éloignement naturel pour le travail n’ont-ils pas amené la famine ? un grand nombre d’entre eux n’est-il pas mort de faim sur une terre avide de produire ? »
43Cette famine nous l’avons vu, semble n’avoir jamais existé, mais son évocation était commode pour les partisans de l’esclavage. Hugues la mentionnera à nouveau, des années plus tard, dans un « Mémoire sur la Guyane », de mars 1822, déclarant que « plusieurs centaines de ces malheureux Africains, abandonnant l’habitation de leurs anciens propriétaires, allèrent mourir de faim et de maladie21 ». Dans ce même texte, il prétend aussi que les esclaves revinrent « avec plaisir » chez leurs anciens maîtres en 1803.
44Il propose aussi au ministre, devant l’apathie des colons guyanais, de vendre en Europe les terres de la Guyane, à l’instar du gouvernement anglais à Trinidad et Saint-Vincent. Il prône aussi le développement de la traite des Noirs, par des subventions que le gouvernement accorderait à quatre négociants sérieux, qui s’engageraient à armer chacun deux bâtiments par an. Si les Français abandonnent la traite, Anglais et Hollandais la poursuivront.
45En janvier 1803 (lettre du 18 nivôse an XI)22 il déclare au ministre qu’il a rétabli l’esclavage « sans acte ostensible et sans proclamation », qu’il a détruit des bandes de marrons des quartiers d’Approuague, Roura, Kourou, Sinnamary qui s’y trouvaient depuis 12 à 20 ans. Ce sont 173 d’entre eux qui ont été pris ou qui se sont rendus ; la plupart ont été remis à leurs anciens maîtres avec ordre de les mettre à la chaîne et de leur confier les travaux les plus durs.
46Decrès, sans doute impressionné par la situation dramatique de Saint-Domingue, expose en frimaire an XI dans un projet d’arrêté :
« Si le décret du 16 Pluviôse an II qui accorda la liberté aux Noirs dans les colonies fut dicté par l’espoir de l’adoucissement de leur sort, une affligeante expérience fatale pour eux-mêmes a détruit l’illusion de ce sentiment trompeur, les effets en ont été désastreux ; non seulement ils ont été marqués par toutes les horreurs de la cruauté, du massacre, de l’incendie, du soulèvement contre l’autorité légitime, du renversement de l’ordre social, de l’abandon du travail et des cultures, de la ruine du commerce, de l’industrie et des propriétés, mais ils ont encore opéré dans la classe des Nègres ou Gens de couleur la rivalité, les haines, les vengeances, les fureurs, les excès de tout genre, le délaissement, le besoin, la misère enfin et jusqu’à l’extinction rapide de leur propre existence. La colonie de Cayenne et de la Guyane française offre en particulier le contraste frappant de ce qu’elle était dans les premières années du délire de l’affranchissement et de ce qu’elle est redevenue depuis que par le fait elle a été rendue à son ancienne discipline, la véritable humanité y a repris la place d’une philanthropie égarée, les Noirs y sont mieux que libres, ils y sont heureux de cette sorte de bonheur qui appartient à leur condition, à leurs idées, à leurs habitudes, à leurs mœurs, ils sont rentrés sous la domination et la protection paternelle des maîtres. Chaque jour ils cicatrisent les plaies d’une liberté meurtrière et mensongère. »
47Il remarque que les propositions de Victor Hugues « n’altèrent en rien le droit de propriété du maître, soit ancien, soit nouveau, puisque le maître ancien retrouve le prix de sa chose dans les compensations qui lui sont allouées, et que le maître nouveau n’est point gêné dans l’exercice de son pouvoir sur le Noir [...] ».
Rétablissement de l’esclavage par Victor Hugues, 1803
48Se basant sur le rapport de Victor Hugues du 20 vendémiaire, le ministre propose aux Consuls un arrêté, approuvé par eux le 16 frimaire an XI (7 décembre 1802) rétablissant l’esclavage en Guyane, alors que la loi du 30 floréal an X ne la mentionnait pas. Le projet prévoit que les anciens esclaves affranchis en Pluviôse an II seront « conscrits » ou « attachés à la glèbe ». D’autres Noirs, arrivés « comme esclaves » dans la colonie postérieurement à l’abolition de l’an II, seront soumis aux dispositions du Code noir de 1685. Autorisé à faire les règlements de police nécessaires, Hugues reçoit du Premier consul carte blanche pour rétablir en Guyane la législation pré-révolutionnaire23.
49C’est la négation de l’égalité proclamée par la Déclaration des Droits de 1789, confirmée par la Constitution de 1791, de la liberté accordée aux esclaves le 16 pluviôse an II, affirmée par la Constitution de l’an III et surtout par la loi du 12 nivôse an VI (1er janvier 1798) qui établit la continuité territoriale entre métropole et colonies, et donne la citoyenneté aux anciens esclaves. La Constitution de l’an VIII est revenue sur ces dispositions, prononçant que le régime des colonies françaises est déterminé par des lois spéciales ; la loi de rétablissement de l’esclavage du 30 floréal an X confirme cet article, soumettant le régime des colonies « nonobstant toutes les lois antérieures » pendant dix ans, aux règlements qui seront faits par le gouvernement.
50Hugues va rétablir l’esclavage pour les deux catégories distinguées dans l’arrêté du 16 frimaire, annonçant d’abord dans une proclamation du 2 germinal an XI (23 mars 1803) que par ce texte « les cultivateurs qui existaient dans la colonie à l’époque du 26 prairial an II [application du décret d’abolition du 16 pluviôse] sont et demeurent irrévocablement attachés au sol sur lequel ils travaillent actuellement », ce sont les « conscrits ». Puis dans une circulaire du 9 prairial (29 mai 1803)24 il déclare :
« Le gouvernement m’a donné le droit par ses instructions, de modifier et même de changer celles des dispositions de son arrêté que je jugerais pouvoir s’opposer à son but, la prospérité de la colonie. Investi de ce témoignage de l’extrême confiance du gouvernement, et voulant seconder ses vues bienfaisantes, j’ai décidé que la classe des conscrits sera fondue dans celle des esclaves. Et que tous les individus qui les composent pourront être vendus, à compter du 1er Messidor an XII, par ceux qui justifieront en avoir payé la valeur.
Art. 4e. Les Noirs ou Hommes de couleur non libres en 1789, et qui ne justifieront pas de leur liberté acquise conformément aux dispositions de l’article 2 [lois antérieures à 1789] et qui seraient devenus depuis cette époque acquéreurs de propriétés, seront tenus de rembourser à leurs anciens propriétaires le prix de leur liberté, sur le pied de l’estimation qui sera faite de leur valeur personnelle [...], faute de quoi ils seront rendus à leurs derniers propriétaires, ainsi que la propriété qu’ils auraient acquise. »
51Donc, après avoir été libérés en l’an II, ces Noirs devront racheter leur liberté à leurs anciens propriétaires ! Dans l’impossibilité de s’acquitter de ce rachat, ils perdront même les biens qu’ils ont pu acquérir.
52Ciro Flamarion Cardoso a étudié les dossiers de rachat conservés aux Archives départementales de la Guyane, ayant obtenu une suite positive25. Il en recense 218, pour la période 1803-1804, Victor Hugues ayant ensuite interrompu cette procédure jusqu’en 1806, devant le grand nombre de demandes. La valeur de l’esclave était estimée par un colon et par un représentant de l’administration ; une taxe devait en outre être versée au Domaine, allant jusqu’à 300 ou 500 francs, somme élevée. Quelque 357 personnes sont concernées, avec peut-être quelques enfants non précisés. De ces dossiers, 68 sont dus à l’initiative de maîtres, anciens ou nouveaux, et s’appliquent à 98 personnes, soit 32 hommes, 49 femmes et des enfants, souvent concubines et enfants naturels des maîtres ; 150 autres sont le fait des anciens esclaves eux-mêmes (123) ou de leurs familles (27) et concernent 259 personnes, soit 118 femmes, 94 hommes, et des enfants. C. F. Cardoso déclare que beaucoup d’anciens esclaves purent ainsi profiter de la liberté après le rétablissement de l’esclavage. Mais nous observons que c’est très peu, sur un chiffre total de 12 000 à 13 000 personnes. Le chiffre des Gens de couleur ou Noirs libres qui était de 680 en août 1798, est passé à 1 040 en 1807, ce qui correspond à peu près au rachat de 357 personnes, et ne représente qu’un bien faible accroissement.
53Les Noirs dénombrés officiellement sont 8 894 dans le recensement d’août 1798 (thermidor an VI) et 13 474 en 1807 ; Victor Hugues mentionne le chiffre de 14 000 en 1803. De 1797 à 1801, 1 795 Noirs provenant de prises de guerre ont été introduits ; la reprise de la traite en amène 1 311 de 1803 à 1808 (854 pour la seule année 1806)26. En 1807 on note chez les esclaves une forte supériorité numérique des hommes par rapport aux femmes, 6 769 contre 2 303 ; s’y ajoutent 946 sexagénaires, et 3 456 enfants. Ces derniers, par comparaison avec 1788, sont passés de 22 à 26 % de la population noire.
54En 1803, la grande majorité des Noirs se trouve à nouveau en servitude, avec le risque d’être vendus suivant le gré de leurs maîtres. Victor Hugues complète les dispositions qu’il a édictées par un Règlement de culture encore plus draconien que ceux de ses prédécesseurs, assorti d’interdictions imposées aux Gens de couleur libres et aux esclaves, de « vaguer », de louer des logements en ville, de colporter des marchandises, de porter les noms des Blancs, de prendre les titres de citoyen ou de monsieur, de composer ou vendre des remèdes ; aux esclaves de porter de gros bâtons, de s’attrouper, le tout sous peines diverses27. Il institue aussi un tribunal spécial à la Guyane, jugeant militairement les esclaves récalcitrants. Devenu commissaire de l’Empereur, il promulgue le 1er vendémiaire an XIV (23 septembre 1805) une ordonnance sur l’application du Code civil en Guyane, n’hésitant pas à en modifier plusieurs paragraphes : « Les dispositions de l’Édit de 1685 [Code noir] qui déterminent les cas où les esclaves sont déclarés meubles ou immeubles seront exécutés selon leur forme et teneur ». Les mariages ne peuvent être contractés que par les Blancs entre eux ou les Gens de couleur entre eux ; la reconnaissance d’un enfant, l’adoption, les donations sont également l’objet de dispositions particulières, en fonction de la couleur des intervenants.
55Dans les faits, les « nouveaux libres » de l’an II avaient vu leur liberté de plus en plus limitée par les règlements successifs pris par les chefs de la colonie depuis Jeannet-Oudin. Hugues se targue en juin 1803 (24 prairial an XI) d’avoir réalisé l’exécution « pleine et entière » de l’arrêté du 16 frimaire28.
« Un ordre de choses fixe, définitif, irrévocable, et dont l’influence salutaire se fait déjà sentir de toutes parts, a été établi sans secousse, sans mouvements, je dirai même sans avoir occasionné aucun mécontentement réel : tout le monde est satisfait, on bénit les mesures adoptées par le gouvernement, et la situation de la colonie est telle qu’il n’est plus au pouvoir de qui que ce soit, de changer l’ordre établi, ni de troubler en aucune manière la tranquillité dont nous jouissons. »
56Les mesures prises en Guyane à la suite du décret de Pluviôse an II tenaient compte de l’égalité entre les Blancs et les « nouveaux libres », qui étaient informés de leurs droits, et parallèlement de leurs devoirs envers la collectivité. Les Noirs ont désormais perdu tous leurs droits fondamentaux.
La longue lutte des Noirs marrons, 1803-1830
57S’il ne se produisit ni soulèvements, ni violences envers les Blancs, il y eut beaucoup de résistances, qu’a étudiées Serge Mam Lam Fouck, montrant qu’en dépit des dires de Hugues, la population noire s’opposa vivement aux nouvelles mesures. La majorité se soumit à l’excès de contraintes, mais une minorité y opposa la riposte la plus instinctive, la fuite. Un « grand marronnage » – désertion supérieure à un mois – s’ensuivit, qui perdura de longues années, se continuant jusqu’en 1820-1829, sous l’administration des gouverneurs de Laussat et Milius et accompagné d’un petit marronnage épisodique. C. F. Cardoso, d’après différents historiens, indique que vers 1803 deux ou trois mille esclaves se seraient enfuis, mais ce chiffre n’est pas attesté. Suivant S. Mam Lam Fouck, il faudrait le ramener à quelques centaines : Alfred de Saint-Quentin mentionne 1 200 marrons, Sévère Hérault, membre de la milice blanche, en évoque 200 en 180929. Leurs groupes étaient périodiquement décimés par les troupes lancées à leur poursuite, principalement sapeurs et gendarmes noirs, mais se reconstituaient rapidement.
58En mai 1803, Victor Hugues fait état d’un bagne, dépense nouvelle, « occasionnée par l’effet des circonstances, et pour l’entretien de nègres qui ont été marrons, ou qui ont commis ou commettent quelques fautes graves dans le passage à l’esclavage. On les attache à la chaîne pour trois mois ou six mois, ou une année, et cette mesure est préférable à leur traduction devant les tribunaux. Elle a déjà produit de très bons effets30 ».
59Les fugitifs étaient établis sur le haut des rivières, Approuague, Comté, Macouria, Sinnamary, Tonnégrande, sous le commandement des chefs Magonne, Simon Frossard, Berthier, Léveillé-Terrasson, Paulin. Plusieurs d’entre eux Georges, Adôme, Charlemagne, Evariste, Cupidon succombèrent lors des combats contre les troupes de Hugues. Ces chefs courageux étaient considérés par les Blancs comme intrépides, mais féroces, et désignés comme des scélérats, des criminels rebelles à l’ordre de la civilisation blanche, considérée comme la seule valable, alors qu’ils n’y participaient aucunement. Ils étaient, lors de leur capture, parfois tués brutalement, tel en 1808 Simon Frossard à coups de sabre ; sa tête fut exposée longtemps à Cayenne « aux regards de tous les nègres comme un épouvantail » ; il aurait passé plus de cinquante ans en marronnage. Certains vécurent ainsi de nombreuses années : Pompée, capturé en 1822, âgé de 51 ans, aurait séjourné 20 ans sur la haute Comté, avec sept personnes, ayant créé à Maripa une sorte de village formé d’une dizaine de cases et carbets ; un abattis leur fournissait coton, igname, riz. Condamné à mort à Cayenne, il fut gracié en raison de son âge et de l’ancienneté de sa désertion. Les refuges étaient situés à distance des zones habitées par les Blancs, mais toutefois une certaine proximité permettait aux marrons de faire des razzias sur les habitations pour s’y procurer des vivres et garder le contact avec les esclaves qui s’y maintenaient.
60Aux chefs de la première rébellion succédèrent leurs lieutenants, entre autres Linval et Attention, dirigeant des groupes installés dans les quartiers de Kaw et de l’Approuague, dans les années 1820-1830. S. Mam Lam Fouck note que le souvenir de ces combattants de la liberté demeure de nos jours encore vivant dans la mémoire guyanaise, par leur réincarnation pendant le carnaval dans les personnages de « nègres marrons », noircis de charbon, jouant à susciter l’effroi chez les spectateurs.
Développement de l’économie guyanaise. La conquête portugaise, 1800-1809
61Le Premier Consul et son entourage, de même que Victor Hugues, ont complètement renié les idéaux égalitaires et universalistes des années révolutionnaires. Au mépris de l’humanité et de la dignité des Noirs, considérés comme de simples machines à produire, les questions économiques sont désormais privilégiées ; il s’agit avant tout, au détriment des droits de toute une population, de donner à la Guyane des possibilités de développement, pour le bénéfice de quelques colons et de négociants et armateurs métropolitains.
62Victor Hugues en effet, avec ses méthodes brutales, réussit à développer l’agriculture : en 1809, 234 habitations, chiffre jamais atteint jusqu’alors, possèdent au moins 10 esclaves ; il fait remettre en culture les « terres basses », abandonnées depuis le début de la Révolution. Il a lui-même créé une importante habitation sur le canal de Torcy qu’il a fait creuser pour relier Cayenne au quartier de l’Approuague. De nombreux esclaves ont été introduits dans la colonie, leur nombre s’élève à 13 474 en 1807. La production s’accroît en conséquence, d’autant plus que les Noirs sont astreints à un travail intensif : de 1 063 949 francs entre 1796 et 1801, la valeur totale des exportations passe à 2 455 958 entre 1802 et 1807, et à 1 510 000 pour la seule année 180931. Mais ces résultats sont le fruit d’une dure oppression de la population noire au profit d’une minorité de colons et de métropolitains, à laquelle s’ajoute une répression féroce contre les tentatives de libération de quelques courageux résistants.
63En décembre 1808, 50 Anglais et 450 Portugais (dont 150 Indiens) sous le commandement du capitaine de vaisseau anglais Yeo et du lieutenant-colonel portugais Marquès, attaquent le sud de la Guyane, à l’Oyapock et au Mahury, où se trouve la belle habitation personnelle de Victor Hugues et menacent Cayenne. Le chef de la colonie décide d’incorporer dans les troupes cinq cents esclaves, ceux-ci passent du côté des assaillants qui leur promettent la liberté. Seuls quelques faibles postes isolés tentent de résister, la citadelle de Cayenne est abandonnée, des esclaves peuvent prendre des armes dans des caisses laissées ouvertes. Le 12 janvier 1809, Hugues signe une capitulation et s’embarque pour la France avec 600 militaires, sans avoir combattu. Il est traduit devant un conseil de guerre, accusé d’avoir cédé devant l’ennemi pour protéger ses intérêts personnels. Malgré des témoignages accablants, le procès se solde par un acquittement et une simple mise à l’écart32. En 1815, il retourne en Guyane, où il passe ses dernières années à Cayenne, puis sur son habitation ; il décède en 1826.
64Pendant l’occupation portugaise, le sort des esclaves reste inchangé. En dépit de ses promesses d’affranchissement, le chevalier Marquès, nommé gouverneur de la Guyane pour le prince régent du Brésil, leur enjoint dès le 16 janvier 1809 de rejoindre leurs habitations, sous peine de représailles33. Les conditions de l’esclavage, après la restitution de la colonie à la France en 1817 ne s’améliorent quelque peu que dans les années 1830, en attendant l’abolition de 1848 : fort peu de « nouveaux libres » de 1794 sont encore présents pour vivre cette nouvelle libération, désormais irrévocable.
Recensements

Notes de bas de page
1 Bénot Yves, La Guyane sous la Révolution ou l’impasse de la Révolution pacifique, Kourou, Ibis rouge, 1997, 222 p. Cardoso Ciro Flamarion, La Guyane française (1715-1817), aspects économiques et sociaux, Petit-Bourg, Ibis rouge, 1999, 424 p. Mam Lam Fouck Serge, « La résistance au rétablissement de l’esclavage en Guyane française : traces et regards, 1802-1822 », Yves Bénot et Marcel Dorigny (dir.), Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, colloque de Paris, juin 2002, Paris, 2003, p. 251-268.
2 Centre des Archives d’Outre-mer (CAOM) : col. C14 62, f° 67. Cf. tableau p. 259.
3 Cardoso Ciro Flamarion, op. cit., p. 283.
4 CAOM : col. C14 60. L’abbé Jacquemin, préfet apostolique était intervenu pour ramener les fugitifs, le gouverneur de Bessner avait atténué la rigueur des mesures prises par le maître ; certains des nègres ramenés sur l’habitation avaient dû être vendus à Tabago.
5 Bénot Yves, op. cit., p. 50.
6 CAOM: col. C14 72, f° 275.
7 CAOM : col. C14 77, f° 231 v°, contrat de l’habitation La Gabrielle, 22 thermidor an II ; f° 225 v°, contrat de l’habitation Sainte-Peray, s.d.
8 CAOM: col. C14 75, f° 183.
9 CAOM : col. C14 73, f° 69 et f° 76.
10 Voir le tableau p. 259. Références : 1788 : CAOM : col. C14 62, f° 187. 1794 : C14 75, f° 253. Juin 1796 : C14 75, f° 346. Juill. 1796 : C14 74, f° 253. Déc. 1796 : C14 75, f° 346. 1798 : C14 76, f° 196. 1807 : C14 85, f° 66.
11 L’examen des registres d’état civil n’est pas concluant, les Noirs n’ayant sans doute pas été tous déclarés, d’autant plus que ceux qui s’étaient éloignés des agglomérations ne s’y trouvent évidemment pas portés.
12 CAOM : col. C14 74, f° 129.
13 CAOM : col. C14 75, f° 161.
14 Gautier Arlette, « La double descendance de Solitude », Yves Bénot et Marcel Dorigny (dir.), op. cit., p. 310.
15 CAOM : col. C14 74, f° 161. Proclamation du 25 germinal an IV.
16 Ibid., f° 168.
17 Leblond Jean-Baptiste, « Mémoire sur la culture du rocouyer à la Guyane française », Mémoires de la Société d’agriculture de la Seine, 1804, t. 6.
18 Bénot Yves, op. cit., p. 169.
19 Hervieu Jean-Paul, « Vieux papiers », documents en vente chez Alde, le 15 février 2007, Généalogie et histoire de la Caraïbe, no 201, mars 2007, p. 6135.
20 CAOM : col. C14 80, f° 124. Victor Hugues au ministre, 20 vendémiaire an XI. « pour lui seul », (sans numéro) et f° 11, même date, no 187.
21 Publié par Thésée Françoise, Revue française d’histoire d’Outre-mer, 1970, no 209, p. 409-502.
22 CAOM : col. C14 82, f° 30.
23 CAOM : col. C14 80, f° 33 et 42, projets d’arrêté. C14 82, f° 19, instructions ministérielles, nivôse an XI.
24 CAOM: col. C14 82, f° 149, 2 germinal an XI; f° 91, 9 prairial an XI.
25 Cardoso Ciro Flamarion, op. cit., p. 394-398.
26 Voir le tableau p. 259. Le registre des naissances de Cayenne de l’an VII contient 20 présentations d’Africains de 8 à 48 ans, hommes, femmes, enfants, nés « à la Côte de Guinée », « venant nouvellement d’Afrique ». Chacun d’eux est parrainé par deux témoins, un homme et une femme, qui leur donnent leur prénom, sorte de baptême laïc ; de même pendant la période de l’esclavage, les « bossales », Noirs nouvellement arrivés, étaient confiés à des esclaves créoles chargés de les aider à s’adapter à l’esclavage.
27 CAOM : col. C14 82, f° 57.
28 CAOM : col. C14 82, f° 93.
29 Saint-Quentin Alfred de, Introduction à l’histoire de Cayenne, 1872, rééd. Comité de la culture, de l’éducation et de l’environnement, Région Guyane, 1989, 205 p. Cité par Serge Mam Lam Fouck.
30 CAOM : col. C14 82, f° 118, analyse de la lettre no 264 du 25 floréal an XI (15 mai 1803).
31 Cardoso Ciro Flamarion, op. cit., p. 214 et 283. L’auteur se base sur les données de Moreau de jonnès Alexandre, Essai statistique sur la Guyane française, Paris, 1817, en observant que ces indications ne peuvent être créditées que d’une relative exactitude.
32 CAOM : col. C14 86 et 87.
33 CAOM : col. C14 86, f° 96.
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