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La proximité en politique

 | 
Christian Le Bart
, 
Rémi Lefebvre

Quatrième partie. La construction médiatique de la proximité

13. La proximité dans les médias : retour sur une « loi »

Christiane Restier-Melleray

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Ce que souligne aussi, s’agissant de la multiplication des émissions d’infotainment, E. Neveu lors (...)
  • 2 Mais aussi de certains médias revendiquant ce label (on pense par exemple au Parisien).
  • 3 Je me permets de renvoyer en particulier aux éléments que j’ai pu mettre en évidence dans le cadre (...)

1Les débats soulevés à la fin de l’été 2003 par le projet de mise en place d’un dispositif de proximité médiatique (les émissions de politique-réalité par la chaîne TF1) attestent encore une fois du fait que la France découvre tardivement, avec un décalage d’une dizaine d’années, les modes de fonctionnement des médias américains et les transformations de leurs relations avec le champ politique1. Ce n’est là qu’une déclinaison d’un phénomène plus général de recherche de proximité qui a, de tout temps, été au cœur du phénomène communicationnel. En effet, la nécessité d’établissement d’un contact a toujours été déclinée par les médias, qu’il s’agisse du medium lui-même (à travers ce qu’on nomme les médias de proximité : presse, radio, télévision le plus souvent « locaux2 »), des genres dits « de proximité » fondés sur l’interactivité (courrier des lecteurs, interviews, portraits, micro-trottoirs, reality shows…) ou des multiples dispositifs de mise en proximité des énoncés journalistiques3.

  • 4 Voir C. Le Bart et R. Lefebvre dans cet ouvrage.

2C’est dire que ce que les organisateurs de ces journées d’étude considèrent comme un « objet prégnant et fuyant dont le contenu est diffus4 » semble avoir constamment constitué une catégorie pratique des professionnels de l’information. Mais l’impératif de proximité semble désormais érigé en impératif catégorique et il faut sans doute voir dans cette évolution la prégnance du medium télévisuel tant du point de vue de son importance sociétale que de l’effet d’entraînement qu’il impose dans le secteur concurrentiel de l’information. Il est en tout cas indéniable qu’on assiste aujourd’hui à une multiplication des stratégies de mise en proximité, ce dont attestent les manuels de formation au journalisme. Ce n’est pas cependant aux seuls dispositifs de mise en proximité du politique que cette contribution sera consacrée mais à l’exigence de proximité, envisagée d’un point de vue plus général en tant que contrainte du travail journalistique.

  • 5 Notion proposée par G. Lochard et J.-C. Soulages pour analyser l’évolution des émissions télévisée (...)

3Nous ne nous interrogerons ici ni sur les procédés de création d’« effets de réel » sur lesquels reposent ces dispositifs ni sur leur ancrage économique et les conditions de leur production. Nous désirons seulement tenter de cerner ce qu’on entend par recherche de la proximité. Quels sont les ressorts, les logiques de la mise en proximité médiatique ? Quelles représentations de l’acteur social, du lien social, du rapport au politique sont proposées aujourd’hui dans le cadre du journalisme mettant en œuvre l’objectif de proximité ? Aussi, nous proposons-nous d’aborder la question d’un point de vue général (autorisant toutes les déclinaisons tant en matière de medium que de genre ou de dispositif), en envisageant l’impératif de proximité en tant que pièce maîtresse d’un « imaginaire communicationnel5 ».

4Nous cernerons, dans un premier temps, cette question en précisant ce qu’enseigne un manuel lorsqu’il présente l’impératif de proximité comme une « loi » professionnelle et à quelle représentation particulière du public il fait référence.

5Si l’on peut poser pour hypothèse que de telles préconisations sont susceptibles d’avoir des effets sur les pratiques professionnelles des entrants dans le champ journalistique, nous nous garderons d’assimiler ces préconisations proposant la vulgarisation d’un savoir et d’un savoir-faire à un travail théorique sur la communication telle qu’elle pourrait se faire réellement. Aussi tenterons-nous, dans un second temps, de valider et d’approfondir cette première esquisse en mobilisant cette fois des analyses savantes consacrées aux mutations des médias envisagées sous l’angle des transformations du rapport de l’individu au social et au politique, critiques largement développées à l’occasion du débat sur la téléréalité. Après avoir dégagé les axes de réflexion qui en découlent, tant dans leur dimension descriptive que prescriptive, nous amorcerons, dans un troisième temps, une discussion sur les débats qu’ouvre la généralisation de la mise en œuvre de l’impératif de proximité.

La proximité, une loi

6Parler de proximité s’agissant du travail journalistique consiste à première vue à enfoncer des portes ouvertes tant la recherche de la proximité avec le lecteur/auditeur/récepteur semble aller de soi.

7Quelques illustrations en attestent.

  • C’est la « Loi journalistique par excellence » rappelle par exemple le Centre de liaison de l’enseignement et des moyens d’information (CLEMI) qui, dans le cadre de sa formation, propose aux enfants du primaire et du secondaire des exercices de mise en évidence et de retour réflexif sur cette approche.
  • Lorsque le livret de l’Agence France Presse, dans la présentation de ses « vocations et missions », édicte les cinq caractéristiques d’une dépêche (exacte, rapide, complète, intéressante, concise), il définit le quatrième critère (son caractère intéressant) de la façon suivante : « une agence n’écrit pas pour elle-même, elle s’adresse à un public. La valeur de l’information dépend en effet essentiellement de son impact sur le lecteur, de son actualité et de sa proximité ».
  • Le Manuel de journalisme d’Yves Agnès publié en 2002 (avec l’appui de l’ESJ de Lille), sous-titré « Écrire pour le lecteur » (dans lequel nous puiserons nombre d’illustrations), consacre de longs développements à cette loi.
  • Ajoutons que, du point de vue de son ancrage historique, cette loi s’intitule « loi Mc Lurg » du nom d’une rédactrice ayant proposé une échelle permettant de hiérarchiser les faits (accidents, catastrophes naturelles) en fonction de leur éloignement du lecteur. Ce qui induit aussi des classements tels que : « Un millier d’Arabes, cinquante grenouilles, un Britannique. Un Européen vaut vingt-huit Chinois et peut-être que deux mineurs gallois valent un million de Pakistanais6. »
  • 7 Voir Schlesinger (P.), 1997, « Le chaînon manquant. Le “professionnalisme” et le public », Réseaux (...)

8Précisons enfin que cette loi est généralement exposée sous forme de plaisanterie mais aussi présentée comme dictée par l’expérience7.

  • 8 Voir par exemple la présentation qu’en fait Tocsin : « […] C’est un vrai manuel d’apprentissage et (...)

9Nous essaierons donc simplement de rappeler, dans un premier temps, quel est le contenu de ce qui est enseigné comme une loi en reprenant en particulier la formulation très précise qui en est proposée par le manuel d’Yves Agnès, ancien rédacteur en chef du Monde, dont la publication a été unanimement saluée par la profession8, en évoquant les ressorts de cet argumentaire, et ce, en ayant à l’esprit que cette loi est enseignée aux journalistes de tous les médias.

  • 9 Alors même que, selon J.-M Charon, existe une « réticence des élèves à se consacrer à des enseigne (...)

10Précisons que si nous regrettons de n’avoir pu cerner les pratiques journalistiques, le fait de nous référer aux prescriptions d’un manuel rédigé par un professionnel intervenant tant en formation initiale qu’en formation continue, donc à un texte à visée opérationnelle, offre une opportunité de compréhension des savoirs mis en œuvre, tout particulièrement au moment où les écoles de journalisme sont marquées par un alourdissement des apprentissages techniques9. Rappelons que le manuel d’Yves Agnès, sur lequel nous nous appuierons très largement, est le fruit d’une longue expérience pédagogique.

11Qu’est-ce exactement que cette loi de proximité ? En quels termes est-elle présentée ? En quoi et pourquoi s’impose-t-elle ? Nous en examinerons tout d’abord le contenu avant d’évoquer brièvement les conditions de son énonciation.

Le contenu de la loi

12Parler d’exigence de proximité c’est envisager prioritairement le travail journalistique du point de vue de celui qui recevra le message (nous parlerons pour notre part indifféremment du récepteur, de l’audience, du public ou du lectorat, sans revenir sur les importantes distinctions qui en ont été proposées par les spécialistes de communication). Il s’agit donc d’« écrire pour des lecteurs » comme le revendique Yves Agnès, ce qui a des conséquences tant en ce qui concerne le fond des productions journalistiques que leur forme.

13Une telle perspective repose sur le postulat de l’existence d’attentes de la part de récepteurs dont il s’agit d’identifier les besoins et les préoccupations. Et si cette connaissance peut reposer sur des études quantitatives et qualitatives (dans le cadre d’investigations classiques de marketing), elle dépend aussi de la représentation de son lectorat potentiel par le producteur d’information.

  • 10 Les citations extraites de ce manuel seront présentées en italiques dans la recension des composan (...)

14C’est ce qu’Yves Agnès explicite (p. 42-4310) en évoquant non seulement les études marketing mais aussi les études de contenu de presse (permettant dit-il de mettre en relation de façon plus économique ce que l’on fait et les objectifs que l’on poursuit).

« Sans faire appel à ces moyens (assez coûteux) permettant de mesurer le degré de satisfaction et de proximité de lecteurs avec le journal, on peut, par l’analyse de presse, évaluer très finement le contenu et le mettre en regard des objectifs que l’on s’est fixé par rapport à son lectorat. L’analyse de presse efficace revient à quantifier (sinon on reste dans l’impression, le subjectif), sur un certain nombre de numéros, les domaines traités, les genres journalistiques utilisés, la nature des illustrations, les sources de l’information, le nombre de citations, etc., et à vérifier la conformité avec les buts poursuivis… » (p. 44).

15On trouve dans ce manuel une tentative d’appréhension comparative (dite scientifique) des contenus, qui repose sur une présentation quantitative des genres et illustrations des éditions de six quotidiens régionaux sur une semaine de 1997. Une telle récapitulation est censée permettre d’apprécier la diversité des politiques rédactionnelles.

16C’est ainsi qu’un premier tableau « répertorie les genres journalistiques des principaux papiers alors que le second tableau en comptabilise les illustrations » (p. 45).

17La tentative de catégorisation des rubriques est d’ailleurs intéressante pour notre questionnement et mériterait une réflexion plus approfondie.

18On y distingue les genres « personnalisés » (interviews, micro-trottoirs et combinos, portraits), les genres « terrain » (reportages, enquêtes, dossiers), les genres « traditionnels » (synthèses, comptes rendus, comptes rendus d’audience, récits de faits divers), et les « commentaires » (chroniques et critiques, billets, rubriques d’échos).

  • 11 Op. cit., p. 36 sq.

19Les composantes de la loi de proximité11 sont répertoriées et développées sous les intitulés suivants :

20– L’actualité

21Celle ci est déclinée par Yves Agnès selon plusieurs modalités (dont la seconde renvoie simplement à ce que les analystes nomment la « circularité circulaire » de l’information, la reprise des mêmes informations dans l’ensemble des médias).

– « On est plus réceptif à des faits, des événements, des situations qui se produisent ou sont présentés dans le moment présent… »
– « … Le lecteur s’intéresse davantage à un fait s’il a un rapport avec des événements dont les médias parlent au moment où il se produit… »
– « On s’intéresse à ce qui est nouveau, pas à ce qui dure… »

22– Les grands instincts

« Tout ce qui concerne l’être humain dans ses dimensions fondamentales attire l’intérêt : l’instinct vital, l’amour, le plaisir, la mort, la haine, la violence… »

23Ce sont des pulsions dont la prégnance est telle qu’il nous est dit que « rares sont les individus qui ne se passionnent pas (même s’ils ne veulent pas l’avouer…) pour les faits divers, notamment les accidents, les crimes et leurs épilogues judiciaires, les procès… ».

24– La géographie

  • 12 C’est nous qui soulignons.

« On est enraciné dans une ville, une région, à tout le moins on en est originaire… »
« Le lecteur s’intéresse donc12 à ce qui est géographiquement le plus proche de lui… Plus l’information est éloignée, moins il se sent concerné sauf s’il a des raisons de le faire : ses propres origines, des proches qui habitent dans cette autre région […] une résidence secondaire… »

25Et Yves Agnès souligne que si la combinaison grands instincts et géographie « donne ce que l’on appelle par dérision la “loi du mort kilomètre” », l’impératif de proximité géographique s’avère pourtant essentiel et ne saurait en aucun cas être considéré comme mécaniquement réservé au journalisme micro-local.

  • 13 Ibidem.

26« … Plus il y a de morts et plus l’événement se produit près de nous, plus les médias en parlent parce que13 le public est davantage concerné. »

27– Le groupe socio-professionnel

28Celui-ci suscite, selon Yves Agnès, intérêt mais aussi besoin d’information et besoin de services (on attend d’une presse professionnelle ou de rubriques spécialisées qu’elles vous apportent des renseignements utiles pour votre métier, votre carrière, votre vie).

29Enfin l’auteur discerne deux dernières composantes de la loi de proximité.

30– L’appartenance socioculturelle

31Qui va, selon lui, de l’appartenance religieuse ou politique aux « philatélistes, amateurs de peinture, fondus d’Internet, inconditionnels du Macintosh ».

32– La vie quotidienne

33L’impératif de recherche de proximité concerne aussi « … tout ce qui est en rapport avec les gestes et les préoccupations de chaque jour. De la cuisine à l’automobile, en passant par les études des enfants, les vêtements en solde et… la télévision… ».

  • 14 Ce dont atteste le succès de la presse magazine.

34Et Yves Agnès souligne à juste titre que tous les compartiments de cette vie quotidienne ont leur presse et que «… celle-ci se régale des modes qui apparaissent14… ».

35Il est clair qu’un tel repérage des composantes de la proximité ne repose en fait que sur la recension des multiples facettes de l’activité de tout un chacun : l’idée générale, qui sous-tend le propos, c’est que ce dont le lecteur a besoin, c’est qu’on lui parle de lui, ce qui est parfaitement mis en relief dans le graphique illustrant le propos du journaliste pédagogue.

36Le message est particulièrement clair : le journaliste doit s’adresser à Ego, Ego étant défini par des pulsions vitales élémentaires. Établir une relation de proximité avec le lecteur implique dès lors de mobiliser les affects d’un individu universel et intemporel.

  • 15 C’est d’ailleurs la préoccupation principale de l’auteur : fondées sur l’exigence de proximité, éc (...)
  • 16 P. 109 sq.
  • 17 P. 110. Édité pour la première fois dans les années quarante, The Classic Guide To BetterWriting d (...)

37Une telle exigence a pour corollaire une mise en forme particulière15 : il faut écrire des « textes humains ». « Il est clair – et démontré selon l’auteur – que l’attention du lecteur se porte en priorité vers des articles où on lui parle d’hommes et de femmes, concrètement16. » Ce qui doit se traduire par le recours à des mots et à des constructions ayant une résonance « personnelle ». Yves Agnès rappelle en détail qu’il est possible de mesurer « l’intérêt humain » grâce à la formule de lisibilité de Rudolf Flesh (c’est-à-dire à partir du pourcentage de motspersonnels relevés – pronoms, mots chargés d’affectivité – et du pourcentage de phrases personnelles en style direct prenant le lecteur à partie17).

Graphique extrait du Manuel de journalisme d’Yves Agnès, page 37

Graphique extrait du Manuel de journalisme d’Yves Agnès, page 37

L’énonciation de la loi

38On a pu percevoir à partir de la présentation du contenu de la loi de proximité les caractéristiques de l’argumentaire mobilisé par Yves Agnès mais il faut revenir rapidement sur la façon dont une telle loi s’impose.

39C’est sur une accumulation d’assertions définitives que repose le propos, ce qui se conçoit dans le contexte d’un manuel. Il faut cependant souligner le recours permanent à des affirmations sans appel : on parle tout d’abord de loi, les propos sont reliés par des conjonctions de coordination et de cause, et ces assertions sont répétées tout au long de l’ouvrage et ce sous différentes rubriques dans le cadre desquelles l’argument d’autorité est constamment mobilisé. Cela n’est pas surprenant en soi : un pédagogue fait appel à son expérience, expérience posée comme valant validation du propos, mais les assertions s’entretiennent les unes les autres et la tautologie est ici fréquente.

  • 18 On ne saurait parler de concepts construits puisqu’elles sont simplement constituées de l’agrégati (...)

40S’il n’est pas anodin de présenter un savoir professionnel en édictant des lois, il n’est pas anodin non plus de proposer des analyses qui reposent sur des recensions de caractéristiques, d’élaborer des notions trop sommaires18 pour constituer des outils de décryptage heuristiques alors même que la volonté de proposer un savoir « scientifique » est constamment réaffirmée (ce dont attestent la recherche de quantification, la mise en forme graphique et le renvoi à des travaux de sciences sociales).

41Enfin, il faut souligner qu’une telle présentation repose sur une conception bien particulière du social : l’approche psychologique de l’individu, un acteur social défini par des « besoins », thématique récurrente de la psychologie sociale des années soixante, voire de la recherche en termes d’Usages et gratifications (U & G) qui a un temps prévalu dans les approches communicationnelles.

42Tel est le savoir auquel est censé être formé aujourd’hui le jeune journaliste. Et ce savoir est désormais mis en œuvre dans l’ensemble des productions journalistiques.

La proximité mise en œuvre

43Nous ne prétendons aborder ni l’ensemble des conséquences susceptibles d’être induites par le respect d’une telle loi ni les contraintes formelles qu’implique sa mise en œuvre. Nous voudrions seulement insister sur le fait que l’exigence de proximité enserre la production journalistique dans un cadre dont il est important de rappeler les présupposés. Une telle loi consacre des vérités, présentées comme un état des savoirs professionnels pratiques mais aussi théoriques auxquels il faut se plier. Ce faisant, elle obéit à des représentations socialement aujourd’hui dominantes et elle les consacre.

44C’est ce mouvement de fond que nous voudrions évoquer.

Un impératif pratique réaliste : s’imposer sur un marché concurrentiel

45Il faut tout d’abord bien évidemment souligner que respecter la loi de proximité, c’est poser le primat du lecteur, du consommateur de produits médiatiques, ce qui est censé impliquer l’adaptation (scientifique de préférence) de l’offre à la demande, et consacre avec réalisme le fait que les productions médiatiques sont régies par une logique économique. On ne trouve rien de bien nouveau dans un tel constat qui fait autorité depuis l’existence de la presse à grand tirage. Il s’agit de se plier aux contraintes imposées par la production de masse. D’ailleurs, s’il est une catégorie professionnelle qui mobilise une telle approche par les besoins, attentes, demandes, c’est bien celle des producteurs. Ainsi en va-t-il des arguments mobilisés à l’heure actuelle par les producteurs de télévision pour justifier les émissions de type reality shows : tous s’inscrivent dans ce référent. La recherche de proximité peut donc être envisagée comme le fruit d’un constat réaliste de nécessaire adaptation des produits à un marché.

  • 19 Bernard Cathelat, concepteur des socio-styles, pouvait ainsi écrire sous l’intitulé Nature humaine (...)

46Bornons-nous donc à souligner, en quelques mots, le caractère rudimentaire d’une telle déclinaison du thème de la proximité en termes de marketing. Il y a longtemps que les praticiens de la publicité, tel Bernard Cathelat, impliqués au premier chef dans des stratégies d’offre de produits, ne s’en tiennent plus à une recension des « grands instincts » pour définir une offre susceptible de correspondre à une demande potentielle19. Ce que confirme V. Amiel en en soulignant le paradoxe :

  • 20 Amiel (V.), 1993, « Images publiques et consommation privée », Esprit, janvier, p. 51.
  • 21 Ibid., p. 10.

« … Voilà que l’approche, reprise aujourd’hui par les reality shows, qui consiste […] à afficher dans l’espace public ce qui n’est en définitive que consommation privée, est battue en brèche dans le discours publicitaire lui-même20 », la publicité imposant désormais un produit « […] au lieu de partir de la demande, comme le font les reality shows21 ».

Une représentation particulière de l’acteur social

47Cependant, et c’est sur cet état de fait que nous voudrions nous attarder plus longuement, on constate que cette loi consacre la prééminence de l’individu, un individu présenté comme décontextualisé et psychologisé.

48Une telle loi, mettant en exergue le récepteur, adopte la grille de lecture, aujourd’hui dominante, centrée sur l’individu. Ce qui comporte pour corollaire l’affirmation implicite selon laquelle la société est une agrégation d’individus (et conduit à lire l’action sociale sous l’angle des effets de composition).

  • 22 Ehrenberg (A.), 1995, L’individu incertain, Paris, Calmann-Levy et 1993, « La vie en direct ou les (...)
  • 23 Beaud (P.), 1984, La société de connivence, Paris, Aubier, p. 131 (voir l’ensemble du chapitre V i (...)
  • 24 Voir dans ce sens l’importance reconnue à la géographie et aux appartenances socioculturelles.

49On ne saurait citer les innombrables travaux (concernant l’ensemble des supports médiatiques) ayant porté sur cette thématique. Mais, en langue française, on doit penser plus spécialement aux débats suscités par les analyses d’Alain Ehrenberg, il y a une dizaine d’années22. Rappelons également, à ce stade de notre présentation, que recherche de la proximité et a-sociologisme vont de pair. Ainsi, évoquant l’école des U & G, Paul Beaud a-t-il souligné avec force que « […] plus les U & G feignent de se rapprocher de l’individu, plus en fait elles produisent un individu abstrait, désincarné, réduit à des caractéristiques psychologiques intemporelles, hors l’histoire23. » Encore faut-il préciser que, dans le cadre de la formulation d’Yves Agnès, le contexte n’est pas totalement occulté, il est éventuellement appréhendé mais à partir du centre du monde qu’est Ego24.

50Ce que nous voudrions ici souligner c’est que Ego est envisagé sous l’angle de la psychologie des pulsions élémentaires, avec pour postulat l’idée de l’universalité de la nature humaine. La proximité avec le lecteur ne serait accessible que grâce au caractère universel de ces pulsions fondamentales. Une telle schématisation rappelle celle du consommateur des économistes. Comme l’homo œconomicus de la psycho-économie libérale, tous les êtres humains sont censés avoir non seulement des besoins mais les mêmes besoins fondamentaux, et ceux-ci préexisteraient à l’offre d’information. On va dès lors partir de ces supposés besoins (parfois envisagés sous l’autre angle de l’échange, en tant que gratifications procurées aux consommateurs de médias), des besoins qu’il faut identifier pour proposer une offre correspondant à cette demande supposée.

  • 25 On pense à la prise en compte des dimensions culturelles de la réception ou à la tentative de bros (...)

51On retrouve ici le substrat de l’école des U & G, à savoir que, pour comprendre les médias, il faut se demander ce que les gens font des médias et non ce que les médias leur font. On sait cependant que cette perspective de recherche s’est révélée bien moins sommaire que les premières – et fastidieuses – recensions des simples besoins ne le laissaient supposer25 ; mais la loi de proximité est, quant à elle, loin d’être aussi complexe.

  • 26 Castel (R.), Lecerf (J.-F.), 1980, « Le phénomène psy et la société française », Le Débat, mai-aoû (...)

52On ne saurait, par contre, s’étonner de la mise en exergue d’une telle conception de l’acteur social dans le cadre d’une formation professionnelle, celle-ci ne faisant que se couler dans le mouvement plus général de lecture du social qui repose sur une « culture psychologique de masse caractérisée par la prépondérance des codes individualisants comme grilles d’interprétation de la réalité26… ». Seule la prise en compte de l’ensemble de ces éléments permet de saisir l’importance des médias dans le jeu d’une construction du social imposant une conception bien particulière de la proximité et donnant à voir, par la création de dispositifs spécifiques, les valeurs de cette proximité.

  • 27 Eco (U.), 1985, La guerre du faux, Paris, Grasset, p. 141.

53Ce qu’Umberto Eco nomme, certes trop rapidement, la « néo-télévision », pose bien le cadre de référence dans lequel s’inscrit cette recherche de proximité (et ce quel qu’en soit le medium) : celui d’une instance qui « parle d’abord d’elle-même et du contact qu’elle est en train d’établir avec son public27 ». Les médias dans leur ensemble, non seulement se soumettent aujourd’hui à cette exigence, mais la font exister.

Une société d’individus

54Force est de constater que la plupart des produits médiatiques obéissent à cet impératif de proximité en mettant en scène problèmes privés et gens ordinaires envisagés à partir de leurs pulsions et présentés comme inscrits dans un processus de réflexivité. Le phénomène semble faire consensus aujourd’hui. Ainsi, en 2003, le numéro de mars-avril d’Esprit a-t-il porté sur « La société des écrans et la télévision », celui de mai-août du Débat sur « Médias, identité personnelle, mémoire collective », alors qu’en septembre-octobre les Dossiers de l’audiovisuel consacrèrent un numéro à « Psy et médias sont-ils compatibles ? »

  • 28 Kaufmann (J.-C.), 2003, « Tout dire de soi, tout montrer », Le Débat, mai-août, p. 149.
  • 29 Ibid., p. 148.

55Décrivant le mouvement général d’individualisation de la société et de centration sur soi, J.-C. Kaufmann justifie la prééminence de l’impératif de proximité dans la mesure où il considère que l’individu est placé devant l’obligation de construire et reconstruire sans cesse sa cohérence. « […] Alors que le sens de la vie était imposé par le destin social, il convient au contraire aujourd’hui de se construire soi-même et si possible de s’inventer. » Et il ajoute que « plus l’individu est déstabilisé par divers questionnements, plus il se raccroche à cette idée d’une vérité pure et originelle enfouie dans les profondeurs de soi. L’intime renfermerait, dans ses secrets obscurs, la clé de la vérité biographique28 ». Ce qui conduit le sociologue à considérer, par exemple, que le fait de passer à la télévision, ou prendre la parole dans le journal, relève de l’expérience habituelle : « L’homme vit désormais cognitivement en miroir de sa propre vie29… »

  • 30 Un seul exemple, celui d’É. Macé qui ambitionne de mener une analyse sociologique du rapport à la (...)
  • 31 Il serait impossible de répertorier les travaux allant dans ce sens depuis la publication de La Ty (...)
  • 32 On peut en trouver la consécration dans la création du mensuel Tous en décembre 2003 : « […] Premi (...)

56Si le constat du procès d’individuation n’a rien de bien nouveau, il faut ajouter qu’il est régulièrement présenté comme s’inscrivant dans le contexte d’une représentation dominante fondée sur la rupture du lien social : c’est sur fonds de carte d’anomie que s’inscrivent donc les analyses dédiées aux médias30, consacrant la thèse désormais largement développée du brouillage de la frontière public/privé31. Les médias sont, dès lors, fréquemment envisagés comme les vecteurs privilégiés du social, le lieu d’expression d’acteurs désormais ordinaires, dans un rapport apparent de proximité immédiate (i. e. non médiatisée) avec les destinataires de leurs messages, un processus s’inscrivant alors dans un échange transparent consacrant la disparition des médiateurs traditionnels (hommes politiques mais aussi experts de toutes spécialités32).

  • 33 Cette citation est mise en exergue de l’ouvrage de Michel Meyer, fondateur de France Info, intitul (...)
  • 34 Dossiers de l’audiovisuel, 2003, n° 111, septembre-octobre, p. 28.

57Dans cette filiation, s’inscrit ce que l’on nomme le public journalism ou civic journalism, dont une déclinaison est éclairante, celle du consequence journalism. Il s’agit, en effet, dans ce cadre, de centrer reportages et analyses sur ceux qui subissent les décisions, donc sur des gens ordinaires qui sont amenés à juger les mesures dont ils sont les destinataires : celui qui subit est présenté comme étant seul apte à formuler un jugement. Dit autrement, le témoignage vaut expertise et prévaut sur les connaissances savantes. Si le phénomène concerne, au premier chef, les émissions de télé-réalité, il vaut depuis fort longtemps pour la radio : « ce n’est plus vous qui écoutez la radio, c’est la radio qui vous écoute » proclamait il y a plus d’une dizaine d’années le présentateur Claude Villers33. S’agissant des émissions de télé-réalité, Dominique Mehl y voit la consécration du « témoin, ce nouveau héros », mais elle estime que le phénomène doit être envisagé dans sa logique globale. « Ces émissions mettent en scène une autre conception du débat et de la délibération publics, qui prend source dans une radicale transformation du rapport des citoyens contemporains à l’univers des valeurs et des normes. Ces spectacles sont une maquette où se projettent des phénomènes de société qui orientent les modes de discussion, d’évaluation, de repérage et de construction des identités, modelant un espace public où le privé et le public se retrouvent étroitement imbriqués34. »

  • 35 Toujours dans ce même numéro, François Jost affirme que la parole scientifique ne l’emporte jamais (...)
  • 36 Benabent (J.), 2003, « Petits malheurs. Gros profits », Télérama, n° 2811, 26 novembre (Dossier : (...)

58On ne saurait d’ailleurs trop souligner le vocabulaire des spécialistes amenés éventuellement à intervenir dans ce type d’émissions : ils se présentent tous comme de simples « passeurs35 » et, du côté des producteurs, la chose semble entendue. « Cette prise de parole des anonymes n’est pas une mode », estime Vincent Mesplet de France 3, « mais une rupture durable par rapport à la prédominance des experts, des stars, des politiques. » Méfiant envers institutions et spécialistes, le quidam « n’a plus de perspective religieuse ni idéologique », estime Pascal Josèphe, patron d’IMCA, société de conseil aux chaînes. « L’individu est enfermé dans des préoccupations à court terme, l’emploi ou la sécurité. La télévision accompagne cet hyperpragmatisme : les problématiques se resserrent sur le couple, la famille, l’argent, la santé36. »

59De telles analyses, aujourd’hui démultipliées, reprennent des débats amorcés, il y a une dizaine d’années, dans les écrits d’A. Ehrenberg.

  • 37 Esprit, 1993, « Un nouvel âge télévisuel ? », janvier, p. 8.

60Référons-nous au numéro de janvier 1993 de la revue Esprit titré « Un nouvel âge télévisuel ? », dans lequel il s’agissait de discerner les tendances lourdes de l’évolution du medium télévisuel, en général, mais à partir de l’introduction des reality shows. Présentant ce fascicule, P. Chambat et A. Ehrenberg voyaient dans ces nouveaux dispositifs l’aboutissement de tendances télévisuelles amorcées dès le début des années quatre-vingt et l’expression d’une évolution sociétale. Ils se proposaient de replacer le phénomène dans son contexte : « […] Aux deux niveaux, imaginaire et institutionnel : la crise d’efficacité de la politique et son ancrage dans la sensibilité individualiste ». Pour eux, « Les reality shows condensent ce triple déplacement de la masse à l’individu, de la passivité à l’activité et de l’aliénation à la réalisation de soi37. »

  • 38 « La télé-vérité parle aux démunis des compétences culturelles et des ressources sociales qui leur (...)

61La contribution d’Alain Ehrenberg est titrée « La vie en direct ou les shows de l’authenticité ». Suivons sa démonstration : « Dans le cas des reality shows, l’observateur attentif peut voir comment la télévision prend en charge, de manière spécifique, des aspects centraux des mutations de la société française et leurs effets sur le quotidien » (p. 14). L’auteur estime en particulier que la transcription d’histoires ayant pour référence le téléspectateur réel « exprime une dimension de ré-appropriation par les gens de leur existence » (p. 15). Il considère que « le déplacement de la vraisemblance à l’authenticité marque une […] réduction de l’altérité » (p. 16) et parle même de « solidarité assistée par téléviseur38 ». Plus loin il écrit :

« Avec la télé-vérité, nous sommes entrés dans une télévision où n’importe qui peut accéder à la scène pour jouer un rôle – le sien – et non plus pour faire la claque ; une télévision qui communique avec son public, en faisant communiquer les individus avec les individus. Cette mise en forme – à la fois mise en scène et mise en sens – de l’individu, cette émancipation à l’égard du statut étroit de téléspectateur, est construite par trois traits que l’on retrouve peu ou prou dans la télé-vérité : la valeur de l’exemple comme style, l’héroïsation du quelconque comme principe imaginaire, l’entreprise de services relationnels comme contenu » (p. 22).

62Définitive est sa conclusion. « Ce que les utopies de l’après-68 ont été incapables de réaliser dans le registre politique (la parole au peuple, l’autogestion et la démocratie directe, la révolution de la vie quotidienne), la télévision est en train de l’accomplir en modifiant les formes du spectacle qu’elle offre : non plus la distance entre la scène et le public ni la séparation des spectateurs les uns des autres, mais leur rapprochement par des mises en scène qui se donnent pour rôle de faire parler, faire savoir et faire agir… » (p. 30). La télé-vérité intégrerait dès lors non seulement une forme de « culture thérapeutique » mais elle participerait « d’une association pour l’action qui fait l’économie de l’action politique » (p. 33).

  • 39 Voir Bonnafous (S.), Jost (F.), 2000, « Analyse de discours, sémiologie et tournant communicationn (...)

63Il est intéressant de citer ces longs extraits lorsqu’on se souvient combien ce texte a reçu un accueil majoritairement critique il y a dix ans. Car désormais, même si son ton prophétique suscite toujours quelque irritation, il faut bien convenir que les principaux points de cet argumentaire sont largement repris ; quand bien même ils seraient contestés39, ils sont considérés comme méritant discussion.

  • 40 On pense à l’opposition démocratisation de la presse vs massification, aux analyses divergentes du (...)

64De fait, la question de la mise en proximité médiatique soulève un ensemble de débats constamment revisités et de polémiques mobilisant fréquemment les mêmes référents historiques40, opposant raison à émotion et holisme à individualisme. Ces controverses reprennent la thématique largement développée de l’assimilation du social au psychologique, voire la question de l’uni-dimensionnalité des individus dans la société de masse, thème récurrent depuis les analyses de l’École de Francfort. Mais l’insistance mise aujourd’hui sur un impératif de proximité impliquant une lecture psychologique de l’individu présenté sous l’angle de pulsions universelles ne sanctionne-t-elle pas la mise à l’écart de la connaissance sociologique des acteurs sociaux ?

  • 41 Agnès (Y.), 2002, Manuel de journalisme, Paris, La Découverte, p. 33.

65C’est, sans doute, l’acceptation implicite d’une telle rupture qui sous-tend la formulation paradoxale des propos d’Yves Agnès : celui-ci parvient en effet à présenter simultanément la loi de proximité sous le sceau de l’universalité de la nature humaine mais aussi de la mutation de la production journalistique. Ce qu’il énonce, d’ailleurs, comme relevant d’un simple constat de bon sens : « Le lecteur n’est plus cet Homo politicus passionné des hauts faits qui agitent les sphères d’en haut, il veut qu’on lui parle de lui, qu’on s’intéresse à lui dans toutes ses dimensions41. » L’acceptation de l’approche aujourd’hui dominante du social ne saurait être exprimée plus clairement. C’est dire que la loi qui nous est proposée n’est rien moins qu’historiquement située, donc contextuelle et relative.

La proximité en débats

66Nous voudrions, enfin, évoquer rapidement quelques thématiques des débats – professionnels et savants – induits par la mise en œuvre de la loi de proximité pour tenter d’en apprécier la portée.

  • 42 On a redécouvert, ces dernières années, Ménie Grégoire et Françoise Dolto, mais on ne saurait oubl (...)
  • 43 Ainsi, déjà en 1962, les producteurs de télévision prétendaient « faire sortir le citoyen de sa pa (...)
  • 44 Simple exemple ayant valeur de symbole : lorsque G. Balandier présente La Misère du Monde dans Le (...)

67Rappelons, encore une fois, qu’un tel impératif n’a rien de radicalement nouveau ; l’interactivité a toujours été au cœur des préoccupations journalistiques : depuis longtemps à la radio42 ou dans la presse écrite (qu’on songe aux feuilletons populaires ou au courrier des lecteurs), mais aussi dès les débuts de la télévision43. C’est donc le caractère systématique de la référence à cet objectif qui pose question aujourd’hui. Or la référence elle-même, il faut le répéter, ne concerne pas le seul champ médiatique, sa prégnance est générale à commencer dans le champ académique avec, en particulier, la redécouverte de l’importance des études de terrain44.

68L’objectif de proximité se décline à plusieurs niveaux et se caractérise (rait) par plusieurs innovations. Tentons d’en rappeler les points forts :

  • l’irruption de nouveaux acteurs sociaux (les gens ordinaires) dans l’espace public et l’ouverture de la parole publique,
  • la mise en place de nouvelles arènes de débat public,
  • l’affirmation de l’égal accès de tous à cette parole publique et de la possibilité d’une parole directe, non médiatisée, avec pour corollaire, la disparition de l’expert et des médiateurs institutionnels,
  • la consécration de valeurs allant jusqu’à l’affirmation de l’égalité ou tout au moins la mise en exergue du partage d’une même universalité humaine.
  • 45 Voir les travaux d’Erik Neveu, en particulier, « Des questions jamais entendues », in Crise et ren (...)

69À l’actif de cette approche, certains se félicitent de pouvoir découvrir des gens ordinaires, la recherche de proximité étant considérée comme susceptible d’engendrer une rupture avec l’élitisme culturel, les gens de peu devenant des héros du quotidien (on sait combien le journalisme français a mis longtemps avant de se préoccuper des petites gens). Cette voie offre la possibilité de rompre avec la stérilité d’une approche théorique refermée sur la critique systématique, d’accepter l’hypothèse de l’ouverture de l’espace public à la parole profane45 et donc de renouveler l’approche des productions culturelles contemporaines.

  • 46 Le téléspectateur émancipé étant « devenu un professionnel de sa propre vie », précité, p. 25.

70On l’a vu, le débat est lancé depuis quelque temps, mais il prend aujourd’hui une acuité certaine même s’il semble difficile de suivre Alain Ehrenberg au point de voir dans la mise en scène d’individus quelconques une des conséquences des mutations de l’imaginaire égalitaire qui désormais permettrait de se projeter sur des figures ordinaires46.

71C’est pourtant l’idée de poursuite d’un idéal sinon égalitaire tout au moins égalitariste, qui caractérise, pour Cyril Lemieux, nombre de productions journalistiques.

  • 47 Lemieux (C.), 2001, « Les formats de l’égalitarisme. Transformations et limites de la figure du jo (...)

« […] Tous ces genres de reportages se sont développés […] autour de l’“intérêt humain” que représentent les “personnes ordinaires”, notamment lorsqu’elles sont en position de souffrance ou de faiblesse. Ici encore, c’est d’abord un accroissement des sentiments égalitaires qui justifie, aux yeux des journalistes concernés, d’appliquer à des gens “sans qualité” le même type d’attention et de traitement journalistique que ceux réservés jusqu’alors aux individus dotés d’un statut et d’une notoriété élevés – via le portrait, la découverte de l’intimité et du mode d’existence, les “tranches de vie”, etc.47. »

  • 48 Monde diplomatique, 1992, « Télévision, politique et société aux États-Unis. Les séries américaine (...)

72Et l’on pourrait même trouver jusque chez Serge Halimi, dans les années quatre-vingt-dix du Monde diplomatique, des arguments corroborant la thèse d’une ouverture de l’espace public lorsqu’il écrit que : « […] la télévision (américaine) sert de miroir et de porte-voix à des catégories sociales que les deux grands partis, anémiés et corrompus par leur concubinage avec les privilégiés, ont depuis longtemps abandonnées48 ».

  • 49 C’est d’ailleurs aussi vers la revendication d’une plus grande ouverture au terrain, au micro, à « (...)

73À l’appui de cet éclairage, il faut bien reconnaître qu’un renouvellement des questionnements a précisément été induit par l’ouverture de la parole à des groupes sociaux jusqu’alors exclus ; on pense en particulier aux femmes et aux groupes minoritaires ou/et dominés dans les travaux des cultural studies49.

74Peut-on, pour autant, voir dans la mise en œuvre d’un journalisme de proximité un possible traitement du social dans la mesure où l’accent mis sur les pulsions élémentaires de l’acteur, un individu qu’il faut « toucher » et qui est envisagé sous l’angle des affects, permettrait de tisser du lien social ?

75L’investissement populaire dans nombre de dispositifs de ce type s’avère incontestable, c’est ce que met par exemple en évidence Éric Macé, s’agissant des jeux télévisés. Dans le cas des émissions sur la vie privée, tout cela ne serait cependant qu’illusion d’universalité et de partage d’une expérience commune, selon le psychiatre Serge Tisseron, qui confirme que ces émissions sont largement regardées

  • 50 Télérama, 2003, « La ruée vers l’intime. Vécu à la télé », 2811, 26 novembre.

« parce qu’elles font intervenir des personnes “ordinaires” c’est-à-dire proches des téléspectateurs non seulement dans leurs désirs et leurs souffrances, mais aussi dans leur mode de vie. Le téléspectateur opère alors facilement un va-et-vient mental qui l’attache à son écran […] De façon générale la machine médiatique a constamment besoin de recréer de la proximité entre ses “héros” et ceux qui les regardent50 ».

  • 51 Dossiers de l’audiovisuel, précité, p. 44.

76Mais, pour lui, « le fait que les conseils psy soient donnés de façon générale laisse imaginer que chacun a la possibilité de les appliquer ou non, et cela est inséparable d’un arrière fond idéologique, l’idée d’une communauté d’intérêts et de préoccupations partagées par tous au-delà de toutes leurs différences51 ».

  • 52 Dans le même sens, le verdict sans appel d’Hugo Cassavetti : « […] Le changement crucial au fil de (...)

77Que ce soit un psychologue, et non un sociologue, qui mette en avant la différence des conditions sociales et l’importance que revêt la prise en compte du contexte, n’en a que plus de poids dans la démystification de ce qui est présenté comme une communauté d’expérience d’individus universels52.

  • 53 Titre du n° 118 de la revue Réseaux, précitée.
  • 54 On renverra plus spécialement à l’échange de la revue Réseaux (2003, « La politique saisie par le (...)

78Quant au changement de perspective, cette fois proprement politique, opéré par un tel cadrage, les débats sont aujourd’hui largement ouverts dans le champ académique français depuis les études pionnières portant sur le thème de la transformation de la frontière public/privé sous l’impulsion, on l’a vu, de Dominique Mehl. Mais, outre les travaux déjà évoqués, les réflexions portent aujourd’hui sur la question de l’infotainment, « la politique saisie par le divertissement53 ». Ces débats restent ouverts, mais il faut noter qu’on enregistre un indéniable retour sur les thèses de l’orthodoxie critique54. L’heure est cependant toujours à la nécessité de confrontation de résultats empiriques et fiables.

  • 55 Herz (R.), 2003, « Un juge à la télé. le cas des émissions judiciaires allemandes », Esprit, mars- (...)
  • 56 Voir le texte de 1954 d’Adorno, où il invoque l’exemple d’une dramatique télévisée sur un chef fas (...)

79L’expérience de transmission d’émissions judiciaires allemandes55 à la télévision amène à envisager la pertinence de la thèse de l’ouverture du champ politico-administratif. Peut-on tirer les mêmes conclusions s’agissant de la présentation psychologisante du jeu politique et de son décryptage sous un tel angle ? Depuis longtemps déjà Adorno a dénoncé avec vigueur les écueils de l’interprétation de la réalité en termes de transferts psychologiques56, l’argument semble difficilement réfutable.

  • 57 En dépit du développement de la « souffrance à distance ». En ce sens, le Groupe médias d’Attac co (...)
  • 58 Voir par exemple le compte rendu d’un tel débat dans Télérama, 9 juillet 2003 : « Aux USA, les inf (...)

80Enfin, et sans pour autant conclure en termes d’« effets », il est bien difficile de ne pas constater que la loi de proximité, sous prétexte d’ouverture à l’universel, peut aussi aller de pair avec une fermeture au monde. C’est ici qu’il faudrait évoquer les conclusions pessimistes de nombreux analystes mettant en relief le nombrilisme de l’information induit par la recherche de proximité avec le lecteur57. On sait combien les travaux de science politique américains déploraient régulièrement le paradoxe que présente le manque de connaissances, en matière internationale, du public américain dans un contexte d’ouverture des frontières économiques. Ces diagnostics sont largement confirmés et démultipliés depuis les attentats du 11 septembre et la guerre d’Irak58.

  • 59 Ce que confirme explicitement la profession de foi du professionnel qu’est D. Schneiderman : « […] (...)
  • 60 Roman (J.), 2003, « Privé et public : le brouillage télévisuel », Esprit, n° 293, p. 49.

81Ne peut-on enfin suggérer, plus globalement, que la mise en proximité, évoquant la possibilité d’une communion entre le lecteur et l’auteur ne serait qu’un avatar du bovarysme59, l’expression d’un « répertoire d’egos60 » laissant croire à la transparence du social et évacuant purement et simplement la séquence historique qui a permis la théorisation du collectif et l’émergence de la sociologie, en particulier durkheimienne ?

  • 61 À notre connaissance, donc sous bénéfice d’inventaire, non cité dans la littérature.
  • 62 Nordicom Review, 2000, n° 2.

82Dans l’incapacité de conclure sur cette question, nous nous bornerons à verser à ce dossier en débat les résultats d’un travail empirique récent61, effectué au Danemark. Il s’agit d’une monographie, mais celle-ci correspond à une expérimentation grandeur nature de la mise en œuvre de l’impératif de proximité relatée par Stig Hjarvard dans un article titré « Proximity. The name of the Ratings Game62 ».

  • 63 Celle-ci doit obéir à des obligations de service public alors que le marché s’est depuis ouvert au (...)
  • 64 Selon le rédacteur en chef de l’information : « Le concept de proximité, qui est devenu très moder (...)

83C’est un cas d’école dont nous évoquerons seulement quelques-uns des développements. L’auteur y analyse les contenus et l’évolution des émissions de deux chaînes de télévision danoises dont la seconde (TV263) est née avec la fin du monopole télévisuel en 1988. Or, cette chaîne a prétendu lancer une télévision de proximité64 et a, depuis, conquis le leadership en matière d’audience, en particulier, s’agissant de son journal du soir, TV2’s Nyederne.

  • 65 La traduction des citations qui suivent relève de notre responsabilité.

84Sous les auspices d’un journalisme conçu comme incarnant la « voix des gens ordinaires65 »,

« […] la recherche de proximité, l’un des critères classiques de la fabrication des nouvelles, n’avait rien de nouveau. Si ce n’est, dans le cas de Nyederne, l’importance qui était assignée au concept. L’impératif de proximité a non seulement constitué un critère de sélection des nouvelles, mais il en a aussi guidé la construction tant en matière de choix du cadrage que de la mise en récit. La proximité a en effet été mise en œuvre s’agissant du contenu (l’impératif impliquant la prédilection pour certains thèmes) mais aussi des caractéristiques du récit (en matière d’ancrage, de recours à un vocabulaire familier et d’utilisation de procédés impliquant les spectateurs dans l’histoire) » (p. 65).

  • 66 Avec en particulier la tabloïdisation de la presse.
  • 67 Ainsi que l’indique un guide de 1997, les objectifs de la chaîne sont : « Quête de sens et proximi (...)

85Il est important de souligner que c’est par opposition au journalisme de la chaîne publique que la nouvelle chaîne s’est définie, prétendant passer d’une télévision fondée sur un modèle descendant (Information to the People about Society) à un mouvement contraire ancré dans la proximité et partant de la base (Information to Society about the People). Ce qui était présenté comme une innovation s’inscrivait pourtant dans une tendance de fond66 à laquelle même la chaîne publique avait tenté, mais sans succès, de se plier, en mettant en place des expériences de consequence journalism. C’est donc le caractère systématique de la démarche qui en fit l’originalité67.

  • 68 Précité, p. 69.

86L’analyse comparée des contenus d’un échantillon d’informations de 1997, mais aussi des années quatre-vingt-dix et des années antérieures, permet de mettre en évidence une évolution qui est une tendance lourde et a affecté l’ensemble des chaînes. Dans le cadre de l’information dite de proximité, il s’agit, nous dit l’auteur, de jouer sur les affects plutôt que d’expliquer, de centrer sur le témoignage plutôt que sur les statistiques et les rapports documentaires contrairement à la chaîne publique, de privilégier le divertissement, les sources d’intérêt humain mais aussi les faits divers judiciaires et criminels. Le bilan atteste du déclin des informations internationales au bénéfice des soft news68 et il montre que la mise en forme privilégie la dramatisation et l’appel aux affects. Quant aux politiques publiques, « elles tendent à ne pas être discutées en tant qu’enjeux politiques, mais plutôt sous l’angle éthique, ne suscitant pas des controverses politiques ou idéologiques mais jouant sur l’indignation morale » (p. 77). L’action publique est envisagée du côté de ceux qui la subissent, ce qui conduit les journalistes à partir de l’expérience de l’homme de la rue et à en négliger les contraintes proprement politiques et la dimension idéologique.

  • 69 La chaîne est elle-même localisée sur l’île de Fyn.
  • 70 Il s’agit d’une véritable « culture d’entreprise »; ainsi, selon les mots d’un responsable de l’in (...)

87Ce que cette étude de cas met en relief, s’agissant de cette chaîne de télévision danoise, c’est aussi la montée d’un discours que l’auteur qualifie de « populiste », inscrit dans l’opposition de la périphérie au centre, prenant pour appui la dénonciation de la capitale (Copenhague siège de l’établissement) et la mise en exergue des provinces69 présentées comme de nouveaux lieux de la modernité. Ce discours développe une « conception polarisée de la société : nous contre eux, le peuple étant représenté comme éclairé par le bon sens et le sens pratique70 ».

88Un retour sur le titre de cet article permet de boucler la boucle des arguments régulièrement mobilisés lorsqu’on traite de proximité journalistique : il reprend le thème de la recherche de profit, impératif de proximité étant synonyme d’impératif d’audience. On retrouve l’idée que de tels dispositifs sont largement tributaires du rendement qui en est attendu, tablant sur des produits plus proches, plus humains, mais surtout susceptibles de rencontrer l’audience d’un vaste public en mobilisant prioritairement ses affects et en cultivant son nombrilisme.

  • 71 Ce qu’avait souligné avec vigueur Brune (F)., 1996, Les médias pensent comme moi. Fragments du dis (...)

89Le principal paradoxe de la loi de proximité réside certainement en son affirmation de l’universalité des besoins du lecteur, alors même qu’elle se propose d’entériner simultanément une révision des pratiques journalistiques. Ce faisant, elle se borne à reproduire la représentation hégémonique du social, qui prévaut aujourd’hui, le présupposé d’un délitement du lien social et politique, la fin du collectif et la consécration d’Ego71. Ses présupposés idéologiques sont d’autant plus redoutables à cerner qu’ils revêtent aujourd’hui un caractère d’évidence.

Notes

1 Ce que souligne aussi, s’agissant de la multiplication des émissions d’infotainment, E. Neveu lorsqu’il présente le n° 118, 2003 de la revue Réseaux consacré à « La politique saisie par le divertissement ».

2 Mais aussi de certains médias revendiquant ce label (on pense par exemple au Parisien).

3 Je me permets de renvoyer en particulier aux éléments que j’ai pu mettre en évidence dans le cadre de mon étude sur la mise en proximité du politique à partir de l’examen des Carnets de campagne du Monde du printemps 2001 dont j’ai souligné les ambiguïtés et les paradoxes, cf. Restier-Melleray (C.), 2005, « La mise en proximité du politique dans les Carnets de campagne du Monde, 19 mars-2 juin 2002 », Mots, n° 77.

4 Voir C. Le Bart et R. Lefebvre dans cet ouvrage.

5 Notion proposée par G. Lochard et J.-C. Soulages pour analyser l’évolution des émissions télévisées et prolongeant le concept d’« imaginaire linguistique » formulé par Houdebine (A.-M.), 1977, « Les imaginaires de la parole télévisuelle. Permanences, glissements et conflits », Paris, Réseaux Reader, CNET, p. 650-651.

6 Galtung (J.), Ruge (M.-H.), 1970, Media Sociolog : a Reader, Tunstall (ed.), Londres, Constable, p. 259-298. Les auteurs ajoutant : « plus l’échelon auquel se situe la nation est bas, plus les informations en provenance de cette nation seront reçues négativement ».

7 Voir Schlesinger (P.), 1997, « Le chaînon manquant. Le “professionnalisme” et le public », Réseaux Reader, Paris, CNET, p. 699. « Un chef d’édition du jour expliquait succinctement la logique sous-tendue par la loi Mc Lurg : “C’est une question d’impact sur les gens. L’autre jour, en Inde, un wagon s’est renversé et soixante ou soixante-dix personnes ont été noyées. J’ai ignoré la nouvelle. Toujours en Inde, un accident aérien aurait valu le coup…” ».

8 Voir par exemple la présentation qu’en fait Tocsin : « […] C’est un vrai manuel d’apprentissage et de remise à niveau, et [il] n’aura pas le temps de prendre la poussière de l’étagère où on a l’habitude de ranger pieusement les divers manuels d’aide au journalisme. Car il fourmille autant de conseils que d’exemples, de repères que de pistes de réflexion, tout en restant ancré dans le concret de la presse française […] Intemporel, ce livre est sorti durant l’été 2002. Les exemples choisis émanent de quatre ans de travail, de recueil et de découpage. L’actualité se renouvelant constamment, ils sont aussi valables aujourd’hui que demain ! » On renverra dans le même sens à la biographie de l’auteur proposée par L’Actu des Médias. «Après des études de physique, Yves Agnès débute sa carrière de journaliste, en 1964, dans un petit hebdomadaire de ville. Trois ans plus tard, il entre à Ouest France et lorsqu’il quitte le journal il est déjà chef de rédaction. En 1970, il écrit dans les colonnes du Monde où il reste 23 ans. Éducation, jeunesse, communication ou Monde Dimanche, Yves Agnès touche à tout et devient rédacteur en chef. Il est chargé en 1989 de refaire la formule du Monde. Enseignant à l’ESJ et à l’IUT de Bordeaux, il dirigera le Centre de perfectionnement des journalistes pendant de nombreuses années. Il est l’auteur de Lire pour le journal […] et de L’entreprise sous presse […] ».

9 Alors même que, selon J.-M Charon, existe une « réticence des élèves à se consacrer à des enseignements autres que professionnels (“la fac, ça suffit !”) » in Charon (J.-M.), 1996, « Journalisme et sciences sociales », Politix, n° 36, p. 24.

10 Les citations extraites de ce manuel seront présentées en italiques dans la recension des composantes de la loi énumérées ci-après.

11 Op. cit., p. 36 sq.

12 C’est nous qui soulignons.

13 Ibidem.

14 Ce dont atteste le succès de la presse magazine.

15 C’est d’ailleurs la préoccupation principale de l’auteur : fondées sur l’exigence de proximité, écriture et mise en forme doivent être efficaces, concrètes, accessibles immédiatement à l’imagination, bref, parler aux tripes (un chapitre se clôt d’ailleurs sur l’« éloge des chiens écrasés », où l’on peut lire que « ceux qui affectent d’être “au-dessus de ça” seront surpris en train de dévorer une belle histoire de meurtre passionnel, le récit d’un drame… »).

16 P. 109 sq.

17 P. 110. Édité pour la première fois dans les années quarante, The Classic Guide To BetterWriting de Rudolf Flesh a été constamment réédité depuis lors.

18 On ne saurait parler de concepts construits puisqu’elles sont simplement constituées de l’agrégation de propriétés individuelles.

19 Bernard Cathelat, concepteur des socio-styles, pouvait ainsi écrire sous l’intitulé Nature humaine, personnalités ou styles de vie ? : « Devant l’impossibilité de différencier les appels en fonction des personnalités individuelles, les publicitaires en viennent, pratiquement, à considérer tous les consommateurs comme identiques. L’argument qui est bon pour l’individu, devient arbitrairement bon pour la masse ; l’hétérogénéité de l’audience perd peu à peu de son relief et à travers le “grand public” mythique, on voit poindre la conception essentielle de l’anthropos. Si, du seul point de vue de l’efficacité, l’une et l’autre positions s’avèrent intenables, il semble qu’une stratégie idéale implique un compromis se situant quelque part entre l’Humanité universelle et l’Individualité irréductible » in Cathelat (B.), 1992, Publicité et société, Paris, Payot, p. 147.

20 Amiel (V.), 1993, « Images publiques et consommation privée », Esprit, janvier, p. 51.

21 Ibid., p. 10.

22 Ehrenberg (A.), 1995, L’individu incertain, Paris, Calmann-Levy et 1993, « La vie en direct ou les shows de l’authenticité », Esprit, janvier.

23 Beaud (P.), 1984, La société de connivence, Paris, Aubier, p. 131 (voir l’ensemble du chapitre V intitulé « Du bon usage des besoins »).

24 Voir dans ce sens l’importance reconnue à la géographie et aux appartenances socioculturelles.

25 On pense à la prise en compte des dimensions culturelles de la réception ou à la tentative de brosser des « grandes personnalités de base ».

26 Castel (R.), Lecerf (J.-F.), 1980, « Le phénomène psy et la société française », Le Débat, mai-août.

27 Eco (U.), 1985, La guerre du faux, Paris, Grasset, p. 141.

28 Kaufmann (J.-C.), 2003, « Tout dire de soi, tout montrer », Le Débat, mai-août, p. 149.

29 Ibid., p. 148.

30 Un seul exemple, celui d’É. Macé qui ambitionne de mener une analyse sociologique du rapport à la télévision en ne naturalisant pas les classes populaires. Il se propose « […] de mettre en relation un rapport proprement social qu’est l’exclusion et la non-participation sociale, avec la relation particulière qu’est le rapport à la télévision » in Macé (É.), 1992, « La télévision du pauvre. Sociologie du “public participant” : une relation “enchantée” à la télévision », Hermès, 11-12, p. 162.

31 Il serait impossible de répertorier les travaux allant dans ce sens depuis la publication de La Tyrannie de l’intimité de Richard Sennett. Bornons-nous à renvoyer aux travaux de Dominique Mehl qui portaient initialement sur la télévision in Mehl (D.), 1996, La télévision de l’intimité, Paris, Seuil, et s’élargissent à l’heure actuelle à d’autres supports – la presse magazine in Mehl (D.), 2003, La bonne parole, Paris La Martinière. Voir également l’ensemble des communications au colloque La vie privée à l’heure des médias, in Baudry (P.), Sorbets (C.), Vitalis (A.) (dir.), 2002, La vie privée à l’heure des médias, Bordeaux, PUB.

32 On peut en trouver la consécration dans la création du mensuel Tous en décembre 2003 : « […] Premier magazine qui ne parle que des gens “normaux” […] Plutôt que de parler des gens via la plume de spécialistes, nous préférons laisser les gens parler eux-mêmes ».

33 Cette citation est mise en exergue de l’ouvrage de Michel Meyer, fondateur de France Info, intitulé Paroles d’auditeurs, réflexion critique d’un professionnel sur la recherche de proximité qui constate qu’« on ne jure plus que par l’interactivité et la proximité, que celle-ci soit affective, géographique ou intellectuelle » in Meyer (M.), 2003, Paroles d’auditeurs, Paris, Syrtes, p. 16.

34 Dossiers de l’audiovisuel, 2003, n° 111, septembre-octobre, p. 28.

35 Toujours dans ce même numéro, François Jost affirme que la parole scientifique ne l’emporte jamais sur les témoignages les plus extravagants et que « le psy est un passeur vers l’intimité » in Jost (F.), 2003, « De psyshow à Loft Story », Dossiers de l’audiovisuel, n° 111, précité.

36 Benabent (J.), 2003, « Petits malheurs. Gros profits », Télérama, n° 2811, 26 novembre (Dossier : « La ruée vers l’intime. Vécu à la télé »).

37 Esprit, 1993, « Un nouvel âge télévisuel ? », janvier, p. 8.

38 « La télé-vérité parle aux démunis des compétences culturelles et des ressources sociales qui leur permettent de vivre leur vie en individus. La variété était la culture du pauvre, la télé-vérité est la thérapie de l’exclu… »

39 Voir Bonnafous (S.), Jost (F.), 2000, « Analyse de discours, sémiologie et tournant communicationnel », Réseaux, n° 100, p. 537.

40 On pense à l’opposition démocratisation de la presse vs massification, aux analyses divergentes du sens des feuilletons populaires et de leurs conséquences sur l’action politique et ce depuis les analyses consacrées par Marx au sujet.

41 Agnès (Y.), 2002, Manuel de journalisme, Paris, La Découverte, p. 33.

42 On a redécouvert, ces dernières années, Ménie Grégoire et Françoise Dolto, mais on ne saurait oublier, par exemple, les émissions de Clara Candiani ou d’Anne Gaillard.

43 Ainsi, déjà en 1962, les producteurs de télévision prétendaient « faire sortir le citoyen de sa passivité » en mettant en scène des citoyens ordinaires dans leurs activités de tous les jours, rappelle Jost (F.), 1999, Introduction à l’analyse de la télévision, Paris, Ellipses, p. 140. La mise en place de dispositifs d’interactivité a donné lieu à des travaux aux conclusions très variées. Le dispositif en soi présente des modalités en constante évolution, correspondant à de multiples versions du traditionnel Courrier des lecteurs (radios libres, systématisation de l’interactivité radiophonique, télé réalité, jeux… voire confection d’un journal par son public, c’est le cas de l’émission de France 3 Mon Kanar destinée au public « jeune »).

44 Simple exemple ayant valeur de symbole : lorsque G. Balandier présente La Misère du Monde dans Le Monde du 26 février 1993, il intitule son article « Sociétés. Vues d’en bas » et, constatant que « le paysage social a changé », il réaffirme que « les politiques le savent… Ils sont régulièrement invités à être présents sur le “terrain”, à accueillir la “parole de ceux qu’ils représentent”, à être attentifs à ce qui se voit d’en bas », et ajoute : « Les sociologues ne peuvent ignorer cet appel qui les concerne aussi en les incitant à briser la clôture du métier et à réduire la distance que leur impose l’exigence scientifique… »

45 Voir les travaux d’Erik Neveu, en particulier, « Des questions jamais entendues », in Crise et renouvellement du journalisme politique à la télévision, 1997, Politix, n° 37 ; et 2000, « De quelques effets des processus de médiatisation sur les démocraties contemporaines », Réseaux, n° 100 ; Neveu (E.), Le Grignou (B.), 1991, « Émettre la réception », Réseaux, Hors-Série ; Le Grignou (B.), 2003, Du côté du public, Paris, Economica ; Cardon (D.), 1995, « Comment se faire entendre ? »,Politix, 31 ; et 1995, « Chère Ménie… », Réseaux, 70. Voir aussi Darras (E.), Charpentier (I.) (dir.), 1998, La politique ailleurs, Curapp ; et François (B.), Neveu (E.) (dir.), 1999, Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Rennes, PUR.

46 Le téléspectateur émancipé étant « devenu un professionnel de sa propre vie », précité, p. 25.

47 Lemieux (C.), 2001, « Les formats de l’égalitarisme. Transformations et limites de la figure du journaliste justicier dans la France contemporaine », Quaderni, n° 45, p. 62-63.

48 Monde diplomatique, 1992, « Télévision, politique et société aux États-Unis. Les séries américaines dépriment M. Bush », août.

49 C’est d’ailleurs aussi vers la revendication d’une plus grande ouverture au terrain, au micro, à « M. et Mme Tout le monde » que se concluent nombre de travaux académiques portant sur le public féminin. Voir dans ce sens, Debras (S.), 2003, Lectrices au quotidien, Paris, L’Harmattan et aussi Neveu (E.), 2000, « Le genre du journalisme. Des ambivalences d’une féminisation de la profession », Politix, n° 51.

50 Télérama, 2003, « La ruée vers l’intime. Vécu à la télé », 2811, 26 novembre.

51 Dossiers de l’audiovisuel, précité, p. 44.

52 Dans le même sens, le verdict sans appel d’Hugo Cassavetti : « […] Le changement crucial au fil des saisons c’est qu’il n’y a plus rien à comprendre […] La loi est celle de l’abattage […] On atteint aujourd’hui les limites de cette télé qui s’affirme ’’ au service des vrais gens qui parlent de la vraie vie’’, mais ne s’intéresse guère aux motivations profondes des individus qui se mettent ainsi à nu. Toute situation est formatée pour n’offrir qu’une illusion de sens et capter par n’importe quel moyen une connivence factice… » (Télérama, n° 2811, précité).

53 Titre du n° 118 de la revue Réseaux, précitée.

54 On renverra plus spécialement à l’échange de la revue Réseaux (2003, « La politique saisie par le divertissement », n° 118) dans lequel KeesBrants, dans la lignée de Mc Nair et P. Norris, remet en question l’orthodoxie critique largement développée par Jay G. Blumler ; Neveu (E.), « De l’art (et du coût) d’éviter la politique. La démocratie du talk show version française (Ardisson, Drucker, Fogiel) » ; Brants (K.), « De l’art de rendre la politique populaire… Ou qui a peur de l’infotainment ?» ; Neveu (E.), « Le chercheur et l’infotainment : sans peur mais pas sans reproche. Quelques objections à la critique d’une imaginaire orthodoxie critique »; Brants (K.), « N’ayez pas peur ! », Une réponse à Erik Neveu de Kees Brants.

55 Herz (R.), 2003, « Un juge à la télé. le cas des émissions judiciaires allemandes », Esprit, mars-avril.

56 Voir le texte de 1954 d’Adorno, où il invoque l’exemple d’une dramatique télévisée sur un chef fasciste dans le cadre de laquelle l’interprétation étant uniquement possible « à un niveau privé », « l’expédient standard est celui de la fausse personnalisation des réalités objectives » cf. Adorno (T.-L.-W.), 1997, « La télévision et les patterns de la culture de masse », inBeaud (P.) et al., Sociologie de la communication, Paris, Réseaux/CNET.

57 En dépit du développement de la « souffrance à distance ». En ce sens, le Groupe médias d’Attac considère que : « Les grands médias sont un outil d’acclimatation idéologique d’autant plus puissant que la façon même de produire de l’information et de naturaliser certaines “contraintes” dites “professionnelles” (faire court, faire imagé, faire de l’audience, faire plus vite que la “concurrence”) conduit à conforter une vision du monde conservatrice […] une “politique de la dépolitisation” ». Et les auteurs estiment que « Les grands médias entretiennent le culte de l’individu au détriment des mouvements collectifs : ils entretiennent le culte de l’individu, même pour rendre compte des mouvements qui luttent contre la logique individualiste », ajoutant que « la tendance à la délégation de parole dans les organisations du mouvement social est alors amplifiée par le comportement des journalistes ».

58 Voir par exemple le compte rendu d’un tel débat dans Télérama, 9 juillet 2003 : « Aux USA, les infos internationales disparaissent peu à peu des écrans. C’est où le Congo ? » S’agissant de la France, la question est tout autant d’actualité. On peut l’illustrer par la polémique, suscitée dans Le Monde en juin 2002, entre D. Schneiderman, le directeur de l’information de TF1, R. Namias, et des journalistes, dans laquelle Schneiderman a dénoncé des faits passés sous silence – la suppression de postes de correspondants à l’étranger pour la première chaîne de télévision.

59 Ce que confirme explicitement la profession de foi du professionnel qu’est D. Schneiderman : « […] Pas d’autre moyen d’exercer ce métier que de croire son lecteur, ou son téléspectateur, intéressé par les mêmes sujets que soi-même, disposant du même niveau de culture, vibrant aux mêmes sujets de révolte, et démangé par le même prurit voyeuriste que soi-même. Ni ange ni bête, ange et bête à la fois : mon lecteur, c’est moi. »in Schneiderman (D.), 1999, Du journalisme après Bourdieu, Paris, Fayard, p. 61-62.

60 Roman (J.), 2003, « Privé et public : le brouillage télévisuel », Esprit, n° 293, p. 49.

61 À notre connaissance, donc sous bénéfice d’inventaire, non cité dans la littérature.

62 Nordicom Review, 2000, n° 2.

63 Celle-ci doit obéir à des obligations de service public alors que le marché s’est depuis ouvert au privé pur.

64 Selon le rédacteur en chef de l’information : « Le concept de proximité, qui est devenu très moderne dans tous les reportages, c’est quelque chose avec quoi nous sommes nés ».

65 La traduction des citations qui suivent relève de notre responsabilité.

66 Avec en particulier la tabloïdisation de la presse.

67 Ainsi que l’indique un guide de 1997, les objectifs de la chaîne sont : « Quête de sens et proximité (les deux termes étant inséparables), se concentrer sur les individus, aller du bas vers le haut, rechercher un angle différent et étonnant, être le medium des Danois, non des autorités. »

68 Précité, p. 69.

69 La chaîne est elle-même localisée sur l’île de Fyn.

70 Il s’agit d’une véritable « culture d’entreprise »; ainsi, selon les mots d’un responsable de l’information : « c’est inhérent à l’ensemble de TV2. Je veux dire : nous, nous sommes ici, eux ils sont là-bas. Nous à Odense, eux à Copenhague […] Nous ne faisons pas la même chose qu’eux […] Nous disposons d’un monopole virtuel ou potentiel sur ce que pensent et font les gens, les vrais gens » (p. 76).

71 Ce qu’avait souligné avec vigueur Brune (F)., 1996, Les médias pensent comme moi. Fragments du discours anonyme, Paris, L’Harmattan.

Table des illustrations

Titre Graphique extrait du Manuel de journalisme d’Yves Agnès, page 37
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/9715/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 184k

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