1Pourquoi ces « expériences vécues », cette « réalité quotidienne » du cadre de vie, faite de boîtes aux lettres cassées ou d’ascenseurs en panne, ne parviendraient-elles pas à pénétrer dans l’hémicycle ou plus largement dans le débat politique national ? Quelles seraient ces difficultés inhérentes à la parole politique à s’emparer du quotidien dont fait état le nouveau Premier ministre Michel Rocard, en juin 1988, dans un discours où il en appelle à un « retour aux sources de la démocratie » et à « l’apparition d’une démocratie de tous les jours » ?

2En ce qui concerne les « quartiers dégradés », pourtant, l’Assemblée n’apparaît pas seule en cause. Médias, sociologues ou anthropologues se font eux aussi l’écho de difficultés particulières à travailler sur ces terrains, souvent qualifiés de « minés » ou de « piégés ». D’un stage de formation spécifique au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes intitulé « L’actualité des banlieues2 » aux conseils prodigués par un guide de sciences sociales consacré à l’enquête de terrain3, et donc quel que soit le modèle de terrain envisagé – terrain comme simple visite ou terrain de l’ethnographe –, les exemples de mises en garde sont nombreux.

3Si, pour reprendre une des hypothèses de travail de Rémi Lefebvre4, la proximité est d’autant plus invoquée par les élus qu’elle semble se dérober, les terrains ici étudiés, situés dans un ailleurs géographique et social, doivent constituer un domaine de prédilection pour observer la diffusion de la rhétorique de la « proximité ». La présence dans cet ouvrage de deux autres contributions5 consacrées à ces mêmes espaces urbains est d’ailleurs là pour l’attester.

4Il faut d’emblée préciser que le terme de « proximité » n’est lui-même pas omniprésent et n’y a pas acquis le statut de mot totem, à l’inverse de celui de terrain. La proximité apparaît donc moins comme un terme répété à l’envi qu’un registre qui se déploie dans les discours politiques sur la ville et les banlieues sous diverses formes.

5Il s’agira dans un premier temps de mettre à jour ce registre avant de proposer des hypothèses pour tenter de rendre compte de cette présence.

6Le corpus privilégié ici est principalement constitué de l’ensemble des débats parlementaires consacrés de façon large à la politique de la ville : pour l’Assemblée nationale, sont notamment pris en compte le débat à l’issue de la déclaration sur la politique de la ville du 18 décembre 1990, premier du genre, la discussion du projet de loi d’orientation sur la ville fin mai 1991, le débat d’orientation sur la ville des 27 et 28 avril 1993, la discussion sur le pacte de relance pour la ville en juin 1996, les débats sur le projet de loi de solidarité et de renouvellement urbains en mars 2000 ainsi que ceux sur le projet de loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine en juillet 20036.

7Le choix de ce corpus, c’est-à-dire le choix de se centrer exclusivement sur la représentation nationale, constitue un premier filtre pour faire face à l’inflation de la thématique de la proximité au niveau local. Dans ce cycle politique de valorisation du local, il s’agit en effet de tenter d’aller au-delà du discours d’autolégitimation des élus et de célébration de la fonction mayorale7. De ce point de vue, la géographie infra-communale de la politique de la ville offre un angle d’approche intéressant à qui veut appréhender les tensions entre les modes de représentation politique des différentes échelles territoriales. La double appartenance des orateurs, représentants de la Nation, élus dans le cadre d’une circonscription territoriale et le plus souvent maires d’une commune de cette circonscription, rend ce niveau d’analyse particulièrement heuristique.

8La représentation nationale s’empare difficilement des problèmes urbains. La valorisation de l’expérience de l’homme de terrain ne s’adapte que difficilement aux exigences du travail parlementaire au sein de l’hémicycle ; les visites de terrain sont en effet bien éloignées des pratiques d’audition en commissions comme le fait d’ailleurs remarquer le député socialiste Jean Auroux dès le premier débat consacré à ces questions : il faut ici délaisser « les mocassins au profit des baskets8 ». L’attention portée au jeu des qualifications utilisées par les orateurs et leurs adversaires peut alors s’avérer féconde : le balancement, au gré des débats et de leurs enjeux, entre la figure du député et celle du maire, traduit les rapports difficiles entre territoire de la commune et périmètre de la zone concernée par le dispositif alors débattu. Hormis les débats sur les zones franches, spécifiques dans la mesure où est introduit un principe de discrimination positive fondé sur un critère territorial9, c’est le plus souvent, malgré tout, le maire qui parle. Pour continuer à citer le Premier ministre M. Rocard lors du premier débat du 18 décembre 1990 : « c’est parce que je suis maire dans l’une de ces banlieues bien que la situation de ma ville soit un peu moins catastrophique que celle de certaines de ses voisines à cause de son urbanisme pavillonnaire, que je ne peux pas accepter certains propos10 ». Si même la fonction de Premier ministre s’efface ici devant la fonction mayorale (« Je connais le problème en tant que maire11 »), cette dernière est aussi un point d’appui pour disqualifier à rebours l’adversaire politique : « M. Rossinot a dit de fort bonnes choses. Il en a aussi dit de moins bonnes. C’est bien normal. Pour les premières, c’est le maire qui parlait, et pour les secondes l’opposant12. »

9À la lumière de ces tensions entre mandat représentatif et attentes territoriales, la mobilisation d’un registre de la proximité prend alors un autre relief.

Les composantes d’un registre de la proximité

10Comme il a déjà été souligné, la caractérisation d’un tel registre passe dans notre cas par la saisie d’un ensemble argumentatif plus vaste déployé dans ces discours parlementaires, et articulé autour de quelques éléments très spécifiques : la forme « témoignage », la critique de l’expertise et de la technocratie, et le registre du cœur. Ces trois éléments semblent bien constituer des invariants des débats consacrés aux problèmes urbains.

Témoigner

11La forme « témoignage » tout d’abord : il s’agit pour les orateurs de faire état de témoignages le plus souvent en tant qu’élus locaux (c’est là l’inscription dans un territoire qui prévaut) et plus précisément élus en charge d’un des quartiers concernés par les dispositifs mais aussi parfois en tant qu’habitants ou pères de famille. Il faut avoir vu ou vécu personnellement pour pouvoir parler. Or, on le sait, le témoignage tient une place particulière dans les procédures d’argumentation. Comme le dit Philippe Lejeune : « Le témoignage informe, il fait vibrer indignation, pitié, révolte, il doit faire réfléchir. Mais son but n’est pas de proposer une solution, ni même une explication. Il doit créer un état de sensibilité, et non théoriser ou endoctriner13. » Parmi les témoignages auxquels fait ici référence Philippe Lejeune, à savoir des textes publiés sur les hôpitaux et les prisons, vus « de l’intérieur », ceux qui ont pu accéder à la grande diffusion des éditions de poche sont les plus « humanistes », et ceux qui laissent relativement ouvertes les responsabilités et les solutions en se contentant de décrire ce qui a été immédiatement vécu. Cet état de suspens théorique engendre la possibilité de lectures différentes. Les témoignages plus nettement engagés touchent un public limité et souvent déjà convaincu14. Il est net que, dans les débats parlementaires étudiés, le recours au témoignage participe largement à la neutralisation des oppositions partisanes. Pour reprendre les termes de Dominique Mehl s’interrogeant sur le statut du témoignage dans l’espace public, à partir d’un autre terrain (ce qu’elle nomme « la télévision de l’intimité »), « l’acte d’adhésion que sollicite le témoignage s’avère, en effet, tout à fait particulier. Le témoin ne peut être contredit qu’au terme d’une longue démarche de contre-enquête qui démasque le faux témoin. Mais, au premier contact, nul n’est en mesure d’objecter : “tu n’as pas vu”, “tu n’as pas vécu”, “tu n’as pas connu”. Un témoignage, ça ne se discute pas15 ».

12Si, en 1990, Michel Rocard a « vu personnellement », Jean-Pierre Foucher (UDC) préfère évoquer des « exemples concrets vécus sur le terrain16 ». Lors du débat d’orientation en 1993, Éric Raoult, en réponse à Simone Veil alors ministre en charge du dossier et adressant aux députés une « demande de témoignage », cadre ainsi les interventions de la nouvelle majorité, élue « à Poissy, à Mantes-la-Jolie, à Argenteuil, à Villeurbanne, ou dans les quartiers Nord de Marseille » :

« c’est dans cet esprit que le groupe RPR a souhaité répondre à cette invitation au débat. Plutôt que d’affirmer, nous avons préféré témoigner et proposer. Chaque député RPR ou UDF que vous entendrez sera porteur d’une préoccupation principale de vie quotidienne et d’une espérance des quartiers de sa circonscription. […] Ces priorités ne relèvent pas d’élus de tribune. Elles sont les priorités d’hommes et de femmes de terrain qui vont exprimer en direct la remontée des doléances du quotidien, de Montreuil, par exemple, Monsieur Brard17 !»

13Lorsque Françoise de Veyrinas (UDF), dans ce même débat, débute ainsi son propos : « Madame le ministre d’État, je n’ai pas voulu écrire mon discours pour essayer de laisser parler à travers moi ceux et celles qui habitent ces quartiers18 », c’est bien qu’elle tente de gommer ce que Renaud Dulong met au cœur de son analyse, à savoir le récit ou la mise en mots du témoignage, sa structure narrative, l’accomplissement verbal, sa réception. Elle tente bien justement de nous faire oublier qu’un témoin « est d’abord quelqu’un qui raconte19…».

Opposer la réalité du terrain aux « spécialistes »

14Ce recours au témoignage s’accompagne par ailleurs le plus souvent d’une défiance vis-à-vis de l’expertise et de la technocratie : l’État devient un « monstre froid » technocratique, producteur de statistiques et de rapports, et ses agents tantôt des « fonctionnaires en cordée », « montés à l’abordage des tours banlieusardes20 », tantôt des « jeunes énarques dépêchés dans les cages d’escalier ». Cette rhétorique est assez proche de celle dénonçant un État technocratique et centralisateur accablant des élus locaux démunis. Le propos de P. Devedjian, qui fait écho au discours de M. Rocard cité en exergue, lors du débat du 27 avril 1993, en est une bonne illustration.

« Cette nuit, La Grande Borne, dans l’Essonne a connu une agitation exceptionnelle. Mais c’est l’État qui a conçu et réalisé La Grande Borne, ce n’est pas un maire ! Les quartiers en difficulté ont été réalisés par des préfets. Les préfets passent, les maires restent. Les préfets, qu’ils soient bons ou mauvais, sont promus. Les maires, selon qu’ils sont bons ou mauvais, sont réélus ou battus. Cela fait une différence considérable.
Ce à quoi les villes aspirent aujourd’hui, c’est en quelque sorte – le mot est fort, j’en suis conscient, mais je crois qu’il traduit un sentiment profond – à être “décolonisées”. Elles veulent prendre en mains leurs propres problèmes. Les élus savent que la meilleure gestion est souvent celle qui est faite à proximité. La proximité, c’est le maître-mot. C’était très bien de la part de M. Rocard de se préoccuper des boîtes à lettres et des cages d’escalier, mais on ne peut régler de tels problèmes de l’hôtel Matignon, ni de la préfecture21 !»

15Cependant, ces deux rhétoriques, anti-technocratique et décentralisatrice, ne se recouvrent pas complètement : l’État n’est pas le seul incriminé, les experts, les « spécialistes », sont eux aussi dénoncés au nom d’une parole d’élu ou d’habitant, au nom de l’expérience de terrain opposée à des expertises lointaines. Le propos suivant de Julien Dray, député PS s’adressant, en mai 1994, à Simone Veil, alors ministre en charge de ces questions, en est l’archétype.

« Voilà un an, madame le ministre d’État, que vous êtes chargée au sein du Gouvernement, du dossier de la ville, et peut-être avez-vous remarqué les deux langages qui cohabitent chez les différents acteurs intervenant dans ce dossier.
D’un côté, il y a le discours policé des rapports, les chiffres, les statistiques et autres études sociologiques. Les tenants de ce langage sont souvent optimistes, les chiffres s’améliorent et les statistiques confirment généralement leur point de vue.
Mais il y a aussi ceux qui vivent dans nos quartiers ou qui en ont la responsabilité quotidienne. Je sais que vous les avez rencontrés, et vous n’avez pas pu manquer de remarquer le fossé qui sépare les dossiers bien ficelés des spécialistes de la réalité du terrain22. »

En appeler au cœur

16Dernier élément constitutif d’une rhétorique de la proximité, c’est enfin un registre du cœur et des affects qui se déploie.

17À quel titre un député intervient-il dans le débat ? Rarement la fonction parlementaire ou le mandat de député ne sont avancés dans les débats ; le député n’endosse pas pour autant le rôle de spécialiste des questions urbaines et ne se réfère à aucune compétence en particulier. Serait-ce alors le maire ou l’habitant déjà évoqué qui parle ? Souvent. Mais, plus largement encore, c’est bien une parole profane que revendique le professionnel de la politique.

18Pour ne reprendre que le premier débat, déjà de nombreuses fois évoqué, et quelle que soit la place dans l’hémicycle, de Louis Pierna (PC) à Éric Raoult (RPR) en passant par Jean Auroux (PS) et Willy Dimeglio (UDF), c’est à la logique du sentiment et à l’écoute du cœur que s’en remettent les orateurs.

L. Pierna : « La banlieue a aussi ses richesses, et moi qui suis un banlieusard, comme nombre de travailleurs sociaux, d’administrateurs, de membres d’associations, je l’ai au cœur23. »
E. Raoult : « En fait, monsieur le Premier ministre, bien qu’élu de cette banlieue, vous en avez un peu peur. Vous ne la comprenez pas. Vous ne l’aimez pas vraiment24. »
J. Auroux : « La première [condition] est qu’il faut réhabiliter dans nos esprits et, j’ose le dire, dans nos cœurs, plus encore que dans nos procédures, les grands ensembles et leur population. Là vivent, non point des gens constituant un monde extérieur, des gens assignés à résidence, des gens exclus, voire rejetés de la cité noble, mais des femmes et des hommes qui sont membres de notre nation25. »
W. Dimeglio : « Monsieur le Premier ministre, je vous ai écouté avec intérêt. Vous avez prononcé un discours technique : quatre grands principes, quatre dimensions, vingt-sept mesures. Ceux qui, ce soir, dans leurs banlieues, dans leurs quartiers, dans les zones périphériques, vont vous écouter, seront déçus. Ils attendaient de vous un peu plus de chaleur, un peu plus de cœur, un peu plus de compréhension. Ce soir, c’est la désespérance qui va gagner un peu plus de terrain26. »

19La ressemblance semble grande entre cet ensemble argumentatif et la topique du sentiment développée par Luc Boltanski dans La Souffrance à distance. Pour le spectateur à distance de la souffrance qui n’a pas les moyens d’intervenir directement, c’est l’expression d’une parole qui permet de rendre acceptable cette souffrance ; trois formes seraient alors disponibles : la topique de la dénonciation, celle du sentiment et la topique esthétique. Dans ses dimensions indissociablement argumentative et affective, la topique du sentiment se déploie autour d’une logique de l’émotion qui ferait l’économie de la dénonciation, se détournerait de la recherche d’un persécuteur pour orienter l’attention vers la possibilité d’une bienfaisance accomplie par un bienfaiteur. « N’insistant pas sur l’accusation, la topique du sentiment n’est donc pas, à la différence de la topique de l’indignation, contrainte de dérouler un appareil de preuves matérielles, objectives27. » Une des figures principales dans lesquelles elle se manifeste est celle de l’urgence (« Pas un instant à perdre »). Elle s’appuie enfin sur une métaphysique de l’intériorité :

« Pour s’attendrir des souffrances du malheureux, le spectateur ne doit pas seulement leur faire face, les voir de l’extérieur, il doit aussi, d’un même mouvement, faire retour sur lui-même, aller vers l’intériorité, s’ouvrir à l’écoute de son propre cœur28. »

20Agir politiquement pour ces parlementaires, c’est faire preuve de compréhension et de sympathie au sens fort du terme, c’est faire appel aux « bonnes volontés » dans une situation d’urgence où le discours technique ne semble plus de mise. Dans la première tentative parlementaire de définir les contours d’une politique de la ville, le Premier ministre lui-même souligne cette difficulté : « cette politique est d’abord une politique de relations, de prise en charge des détresses, d’accompagnement de souffrances, d’accompagnement d’étrangetés29 ». Difficile après une telle énumération de cerner la nature de la politique de la ville.

21Pour comprendre les recours à ce registre de la proximité ainsi caractérisé, trois séries d’hypothèses30 seront successivement testées : celles-ci ne sont en rien incompatibles mais tentent d’apporter des éclairages différents sur un même objet. Elles sont ici présentées des moins spécifiques aux plus spécifiques au domaine concerné.

Hypothèses

Une parole politique confrontée à des formes concurrentes de discours

22Cette présence hors norme d’un tel registre peut tout d’abord être lue comme la conséquence d’un bouleversement de l’économie de l’espace public sous l’influence des médias. On observe en effet dans cette arène de débat des réorientations de la parole publique déjà mises en lumière dans d’autres lieux et notamment pour de nouvelles formes de débat social mises en scène par la télévision31. Ce sont avant tout les analyses destalk-show et de certains reality-show, des émissions de confession ou de télé-forums qui permettent de décrire la montée en puissance du registre du témoignage et des affects. Pour partie d’entre eux, ces travaux insistent en outre sur le processus de privatisation des modes de médiatisation du personnel politique, processus qui se serait largement amplifié depuis la fin des années 1980. C’est le constat que dresse par exemple Erik Neveu à partir de trois terrains32 : la multiplication des biographies et autobiographies d’élus ; la diffusion de modes d’intervention télévisés où le personnel politique se trouve sollicité de valoriser des ressources qui ne relèvent pas directement des compétences traditionnellement associées au métier politique ; la mise en scène de la vie privée.

23Ces différents travaux sur les réorientations de la parole publique et sur l’inflexion de la vie politique sous l’effet de la médiatisation ont porté l’attention essentiellement sur la scène médiatique et, plus précisément, télévisuelle. Or l’analyse des débats parlementaires permet de constater en retour une forme de perméabilité de l’arène parlementaire, désormais sensible à des formes concurrentes de discours. Cette perméabilité semble ici d’autant plus grande que ces débats se caractérisent par une faible technicité et une place peu élevée dans la hiérarchie des débats parlementaires, mesurée à l’aune de la « grandeur » des intervenants33. Cette première grille de lecture permet donc d’établir le lien entre le déploiement d’un registre de la proximité et certaines formes de déstabilisation de la parole politique mise en concurrence avec d’autres types de discours.

L’action publique face à la complexité

24La deuxième série d’hypothèses a trait à la nature même de ce domaine d’action publique. La politique de la ville constitue en effet un domaine où règne une grande variabilité des grilles de description et d’analyse des problèmes et donc une grande variabilité des diagnostics et solutions proposées. Les difficultés à nommer le problème et à établir des chaînes de causalité traduisent plus largement une forme de « déstabilisation des descriptions du monde social34 ». On comprend alors le succès qu’a pu rencontrer la grille de lecture économique proposée par le Pacte de relance et la mise en place de zones franches, grille qui présentait le double avantage de démêler l’écheveau des causes structurelles au profit d’attributions causales simples (la proposition de créer des zones franches devait a priori permettre de stabiliser une grille de description des problèmes autour d’un principe d’explication causale simple, le chômage35).

25Le constat d’une réalité complexe sied mal à l’action politique : si les députés sont nombreux à s’accorder sur le fait qu’il n’y a pas un diagnostic unique36, il s’agit malgré tout d’exhiber des capacités d’action politique et, comme le rappelle, lors du débat sur le pacte de relance, Jean-Claude Gaudin, alors ministre de l’Aménagement du territoire, de la Ville et de l’Intégration, reprenant ainsi les termes du Premier ministre, Alain Juppé, en visite à Marseille, « le problème n’est plus d’analyser ce qui ne va pas37 ».

26Dès lors, le recours au registre de la proximité, en particulier le rejet de certaines formes d’expertise, trouve une explication : la présence sur le terrain devient un substitut légitime à des expertises à distance qui mettent en avant la complexité des phénomènes et manient en outre la quantification et les modes de totalisation. Pour reprendre les termes de J. Dray, aux statistiques et autres « études sociologiques », d’ailleurs étrangement présentées comme étant absentes du terrain, est opposée une réalité quotidienne appréhendée par les seuls véritables acteurs de terrain, en particulier les élus.

27Cette opposition entre acteurs de terrain et spécialistes permet d’éclairer à son tour le constat de la non-expression de clivages politiques, si caractéristique des débats sur la politique de la ville. S’il a déjà été souligné que le recours au témoignage rendait difficile la mise à jour de lignes de fracture idéologiques majeures, la valorisation de la rhétorique de la proximité, comme l’a montré Christian Le Bart pour les maires38, suppose elle aussi la neutralisation des idéologies partisanes puisqu’elle renvoie l’élu à son inscription dans un territoire (et non, ici, à son groupe parlementaire). Cette neutralisation est d’ailleurs encore plus nette quand il s’agit, comme lors du débat sur le pacte de relance ou de celui de juillet 2003 portant lui aussi sur la création de 41 nouvelles Zones Franches Urbaines, d’accueillir ces dispositifs dérogatoires. Les témoignages et la valorisation de l’action de terrain des élus permettent enfin d’insister sur la diversité des situations, peu à même de permettre une montée en généralité partisane.

L’élu face à l’habitant

28Les élus ne sont pas les seuls « acteurs de terrain » : toujours dans son propos, J. Dray soulignait la présence, entre les « spécialistes » et les élus locaux, d’un troisième terme, les habitants (« ceux qui vivent dans nos quartiers »). C’est cette référence à l’habitant qu’il s’agit maintenant d’interroger afin de proposer une dernière série d’hypothèses.

29Il est vrai que la référence à l’habitant (et non au concitoyen) permet avant tout le déploiement beaucoup plus aisé d’une rhétorique du sentiment et la substitution de la proximité du cœur au lien qui unit le représentant au représenté, le député à l’électeur. Elle traduit ensuite la difficulté des élus à évoquer des espaces infra-communaux (cette échelle du quartier analysée par Philippe Genestier39) et souligne l’incapacité de la politique de la ville à s’inscrire dans les cadres de la représentation politique des territoires.

30Mais cette référence aux habitants traduit aussi la force du paradigme écologique (à savoir le maintien d’un raisonnement sur les conditions de milieu), paradigme structurant de l’histoire des grands ensembles. Véritables laboratoires à ciel ouvert, les grands ensembles ont été, dès leur construction à partir de la fin des années cinquante, érigés en objet d’enquête. Si ce sont avant tout les disciplines médicales qui s’en sont emparées à la recherche d’une psychopathologie spécifique aux grands ensembles, les sciences sociales n’ont pas été en reste et ont déployé une intense activité autour de ces nouveaux chantiers entre 1960 et le début des années soixante-dix40. D’articles programmatiques en programmes de recherche concernant des équipes numériquement importantes, les grands ensembles se sont imposés très rapidement, c’est-à-dire dès l’achèvement des premiers chantiers, aux sociologues, géographes et démographes, comme objets de recherche. Mais, dans cette période de seconde institutionnalisation des disciplines41, c’est la démographie, discipline alors en pleine expansion, qui est parvenue à imposer durablement son mode de construction de l’objet aux sciences sociales. L’enquête de l’INED publiée par Paul Clerc en 196742, qui se présentait comme une « description moyenne des grands ensembles de banlieue », acquit très rapidement le statut d’enquête canonique : par la masse de données produites pour la première fois sur ces nouvelles opérations d’urbanisme, elle devient un point d’appui incontournable ; il n’est pas un article où elle n’est citée ; il n’est pas un chiffre exhibé dans une argumentation qui n’y trouve sa source. Cette référence obligée apparaît a posteriori comme un vecteur puissant de diffusion d’un modèle d’enquête démographique sur les grands ensembles. Surtout elle impose un objet nouveau : la « population des grands ensembles ». Les enquêtes des démographes favorisent en effet l’émergence d’une entité spécifique, la « population des grands ensembles », dotée de caractéristiques communes, et permettent à une structuration de la population par âges de prendre le pas sur une structuration socioprofessionnelle. La mise en évidence d’une structure démographique atypique, rendue très visible par la pyramide des âges, facilite très largement cette représentation. Cet agrégat ne manquera pas d’être contesté par les sociologues – c’est d’ailleurs le sens de l’étude de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire43 dont le compte rendu paraît dans la Revue française de sociologie en 1970 –, mais, dans cette tension entre sociologues et démographes, les enquêtes de satisfaction vont constituer un appui de poids pour imposer le modèle démographique. Dans le procès intenté contre les grands ensembles, la satisfaction des habitants est un argument maintes fois avancé par la défense. Dans ce cadre, le recours au sondage fonctionne en quelque sorte comme un élément de clôture du débat : l’habitant satisfait a le dernier mot pour mettre un terme aux critiques. La diffusion de ce nouvel outil a trouvé dans le domaine de l’urbanisme un terrain privilégié. Les enquêtes d’après-guerre de l’INED sur les attitudes de la population française ont d’ailleurs contribué, comme l’a montré Loïc Blondiaux44, à définir un usage légitime du sondage d’opinion.

31Pourquoi ce détour par des débats qui peuvent apparaître à bien des égards bien lointains ? Parce qu’il permet de rappeler combien, dès la fin des années cinquante, les grands ensembles furent sous observation, objets d’enquêtes multiples, qu’elles furent journalistiques, démographiques, sociologiques ou médicales. Les témoignages se multiplient, les enquêtes d’opinion, nouvelles venues, tentent d’évaluer la satisfaction des premiers habitants. L’attention portée à ces différents récits d’enquêtes permet de montrer comment se construit, dès les premières années d’existence des grands ensembles, une nouvelle matrice cognitive de la banlieue contemporaine. Or c’est bien cette matrice qui structure en partie les débats ici étudiés.

32Dès ces années-là, à la légitimité des entreprises de totalisation, notamment démographique, sera vigoureusement opposée la légitimité du témoignage de l’habitant.

33En mettant en regard quelques-uns de ces récits, en quelque sorte pionniers, il est possible d’éclairer le jeu des mises en accusation croisées et de la concurrence entre des légitimités différentes : qui a le droit de parler, au nom de quelle compétence ou expérience ? Il s’agit de montrer les tensions autour de la parole légitime sur le grand ensemble. Il semble que, de ce point de vue, dès le début des années soixante, le grand ensemble apparaît comme un terrain différent des autres. Ce détour historique permet de montrer combien sur ce terrain, comme sur celui de la banlieue dans ses formes contemporaines, l’expérience vécue s’avère une instance de légitimation du discours irremplaçable.

34Cette grille de lecture permet alors de voir comment un sondage comme celui d’IPSOS réalisé en décembre 1998 pour le compte de la Caisse des Dépôts et Consignations45 se situe dans la lignée des enquêtes de satisfaction précédemment évoquées : il oppose l’opinion de plus de cinq cents experts, urbanistes, élus, architectes, membres d’associations ou responsables d’organismes HLM à celle de deux échantillons de la population, le premier était constitué de citoyens « ordinaires », citadins vivant dans des agglomérations de plus de vingt mille habitants, le second d’habitants de sept quartiers concernés par la politique de la ville.

35L’analyse des compétences avancées par les députés dans les débats ici étudiés, montre qu’au-delà de la parole profane opposée à la parole experte, au-delà de l’appartenance territoriale des élus, il s’agit si possible de faire référence à cette expérience d’habitant. On citera pour exemple cet échange lors du débat de 1990. À W. Dimeglio qui déclare : « Je ne parle pas en théoricien, car j’ai eu le privilège de vivre dans ce que l’on appelle un grand ensemble », M.-N. Lienemann réplique : « Il n’y a pas que vous ! »

36On retrouve bien ici une caractéristique de la structuration des débats autour de la question des banlieues : le recours à l’habitant, figure par excellence du registre de la proximité, apparaît bien comme une instance de légitimation politique dans un domaine où il existe, comme le rappelle Daniel Béhar, une « légitimité a priori des opinions sur la politique de la ville » dès lors que cette opinion est fondée sur l’expérience vécue de l’intérieur46. Dans la pluralité de ces opinions, seule la parole « habitante » devient légitime. C’est à l’habitant, seul acteur doté des compétences requises, qu’il faut s’en remettre : pour reprendre les termes de Gilles de Robien, « il existe des gens imaginatifs dévoués, innovants, des bonnes volontés et des volontés, des gens qui connaissent leurs besoins et ceux du voisin. Il faut les écouter et savoir les écouter. Il faut faire confiance et déléguer, leur donner les moyens de résoudre leurs problèmes, pas les résoudre pour eux47 ».

37Le parti pris de ce travail collectif sur la proximité en politique était de prendre au sérieux cette rhétorique de la proximité et de ne pas la réduire à un nouveau lieu commun politique ou un simple artefact communicationnel. De ce point de vue, l’examen attentif des débats parlementaires sur les banlieues et la politique de la ville permet de mettre à jour une véritable topique organisée autour de trois éléments structurants : le recours au témoignage, la critique de l’expertise et le registre du cœur.

38S’il n’est pas question de nier l’ancienneté de la rhétorique de la proximité puisque cette dernière est constitutive de l’idéologie professionnelle traditionnelle des élus locaux, et en particulier des maires, l’attention portée à l’arène parlementaire permet malgré tout de déceler des formes contemporaines de cette rhétorique : au-delà de la seule valorisation du local, le registre de la proximité se déploie plus aisément là où se manifeste une crise des langages de description et des modes de catégorisation du monde social (et notamment en termes de classes sociales) ainsi que des modalités de l’action publique.

39Le fait de montrer que cette topique puise en partie ses racines dans la période de construction des grands ensembles, et en dehors du champ politique, permet enfin de ne pas restreindre l’analyse à ce dernier. La référence centrale à l’habitant indique néanmoins que le registre de la proximité ici décrit renvoie moins à « l’espace politique local » qu’au « milieu de vie » et qu’il traduit bien la difficulté de rendre compte, dans les catégories politiques, de l’espace physique du cadre de vie et donc, finalement, de prendre en charge politiquement les « boîtes aux lettres cassées ».