1S’il existe un domaine où la proximité s’impose comme référent central, c’est bien celui de la démocratie participative. Quel que soit l’objectif qui lui est assigné – managérial, social ou politique1 – l’idéologie de la proximité y est omniprésente2. Il s’agit, en effet, dans les dispositifs participatifs de rapprocher les élus des citoyens, de réduire la distance entre les citoyens et la décision ou l’administration, de réconcilier les citoyens entre eux. La rhétorique de la proximité est devenue un registre obligé du lexique participatif.

2Rapportée à des logiques d’action, ce recours croissant à la proximité suppose, pour pouvoir fonctionner, la présence d’acteurs qui vont assurer sa promotion, valoriser ses vertus et la matérialiser. Dans ce processus, les élus jouent un rôle particulièrement décisif3, mais ils sont parfois obligés4 de faire appel à d’autres acteurs spécialisés dans la construction de cette proximité : les « professionnels de la participation ». Ces professionnels sont avant tout engagés pour leur capacité à produire de la médiation, à organiser le débat public et l’arbitrage entre les cultures de travail et les intérêts des différents acteurs de la ville : élus, techniciens et habitants. Ils se recrutent dans différents milieux, du travail social à celui de la communication, en passant par l’architecture, et se caractérisent par l’extrême hétérogénéité de leurs pratiques tant dans leurs conceptions de la participation que dans les outils et les dispositifs qu’ils conçoivent et animent. Parmi ces professionnels, certains d’entre eux se sont spécialisés dans la conception et l’animation d’ateliers de travaux urbains et de formations citoyennes dans lesquels habitants, élus et techniciens sont invités à discuter ensemble des opérations de renouvellement urbain. Ces ateliers reposent sur l’hypothèse qu’en participant à l’histoire du projet urbain au niveau local, les habitants s’en approprieront mieux le produit. Ils n’impliquent généralement pas plus d’une centaine de personnes mais ils nécessitent un investissement important de la part des participants5. Ils peuvent générer une grande variété de projets dans différents domaines de la vie locale qui se concentrent principalement sur des thématiques d’équipements du quartier : la réhabilitation d’une rue à Tourcoing, la requalification de logements collectifs ou d’une plaine en parc urbain, à Saint-Pol-sur-Mer.

3Au sein de ces ateliers, les animateurs jouent un rôle central. Ils sont chargés d’organiser la parole et de rappeler les conditions de la discussion. Il leur est également confié la conception d’outils pédagogiques facilitant l’échange des expériences et des pratiques et la construction d’un langage commun. À ce titre, ils peuvent être considérés comme de véritables entrepreneurs de la proximité.

4Comment ces animateurs s’y prennent-ils pour rapprocher des acteurs – habitants, élus, techniciens – aux statuts, aux langages et aux légitimités si différentes ? À quel type de proximité font-ils référence ? Dans quelle mesure ce recours à la proximité ne finit-il pas par contraindre leurs logiques d’action et les logiques de prises de parole au sein des ateliers ? À quelles nouvelles représentations du politique cet usage récurrent de la proximité donne-t-il lieu ? Si l’on peut constater derrière cette valorisation du discours proximitaire l’existence d’un basculement des hiérarchies symboliques en politique6 – la grandeur ne serait plus aujourd’hui rapportée à l’idée de distance, de détachement mais au contraire à celle du rapprochement, d’un ancrage visible sur le terrain – doit-on pour autant considérer ce mouvement comme irréversible ? C’est à ces questions que nous tenterons d’apporter des éléments de réponse en nous intéressant aux modalités de fonctionnement de certains de ces dispositifs dans la région Nord-Pas-de-Calais : les Ateliers de travaux urbains (ATU) d’Haubourdin, Saint-Pol-sur-Mer, Tourcoing et Grande-Synthe et deux cycles de formations citoyennes animées par le collectif d’architectes et d’urbanistes « Habitat et Développement » et la SARL « Arpenteurs » : la Formation-Action-Recherche sur la cogestion et la coproduction des espaces publics (1998-2002) et le réseau Capacitation Citoyenne : Étude-Action pour la formation des habitants à la gestion urbaine et sociale de la ville (2000-2002). En rendant compte de nos observations réalisées au sein de ces dispositifs participatifs, nous réfléchirons aux stratégies déployées par ces animateurs pour produire de la proximité et in fine organiser la rencontre entre les élus, les techniciens et les habitants autour de thèmes d’action et de réflexion liés à la production et à la gestion du cadre de vie. Nous montrerons ensuite comment, rapporté à des exigences d’action et donc à des contraintes de coordination, ce recours à la proximité peut devenir la source de tensions et d’injonctions pour le moins contradictoires avec lesquelles les animateurs essaient de composer.

La mise en scène de la proximité

5C’est avant tout pour ses capacités supposées à produire du lien social que le recours à la rhétorique de la proximité sert de clé de voûte aux Ateliers de travaux urbains7. Face à un corps social présenté comme atomisé, la proximité est envisagée, dans ces dispositifs, comme le terreau préalable à tout processus de participation mais également comme son aboutissement. Elle renvoie au mythe du local comme échelon pertinent d’une possible « reconquête citoyenne ». Pour mettre en scène cette proximité entre les différents acteurs de la ville, les techniques employées par les animateurs sont nombreuses.

Les protagonistes : le quartier et l’habitant

6Tout d’abord, il s’agit de garantir qu’au sein des Ateliers de travaux urbains, chaque acteur sera traité d’égal à égal. C’est pourquoi, les identités et les titres acquis en dehors de ces arènes de débat sont gommés au profit d’une identité construite pour l’occasion : celle d’habitant et plus précisément celle d’habitant du quartier. C’est cette référence au quartier qui va permettre de poser l’existence d’une proximité entre tous les participants. En effet, au sein du quartier, tous les individus sont des habitants et disposent tous de ce seul fait « d’un droit identique à faire entendre leur voix et à être prise en compte8 ». Le quartier va ainsi agir comme un lieu réservoir de sens dans lequel il est possible « de tenter de percevoir du collectif, de définir une collectivité9 ».

7Tout est alors entrepris dans ces dispositifs pour matérialiser cette proximité avec le quartier. Des outils d’animation, comme l’atelier d’histoire locale, sont conçus pour travailler le sentiment d’appartenance et renforcer l’identification des participants au territoire. Il s’agit dans ces lieux d’écrire « collectivement la biographie raisonnée du territoire à travers des récits et des témoignages visuels présentés par ses habitants10 ». Il est important dans ces dispositifs de « mettre en mot » le quartier, de le raconter, de le doter d’une identité spécifique en réactivant les mythes et les personnalités locales. Ainsi en 1996, à Haubourdin, chaque lundi pendant près de six mois, une vingtaine d’habitants de tous âges se sont réunis au local du contrat de ville, chez l’habitant ou sur l’espace public, pour contribuer à l’élaboration d’une version populaire de l’histoire de leur quartier.

8Mais c’est surtout pour les compétences qui y sont associées – ceux de vivre au quotidien son quartier, d’user de ses services – que la figure de l’habitant est convoitée. Comme le souligne l’animateur de l’ATU de Grande Synthe, « les habitants possèdent des ressources et des références pour évaluer un espace et en parler, notamment celle du registre du concret qui a trait au bon et au mauvais fonctionnement de l’aménagement de l’espace qui se développe à partir de l’usage de celui-ci ». La proximité avec le vécu du quartier devient ainsi source de savoirs et permet aux habitants de se voir reconnaître la qualité d’expert des usages de la ville11.

9Il s’agit donc par la construction de cette proximité de donner vie à l’existence d’un monde commun partagé par l’ensemble des acteurs – le quartier – tout en identifiant comme nœud essentiel des histoires de participation l’articulation entre trois acteurs : les élus, les habitants et les techniciens.

Le langage de la proximité

10La mise en scène de cette proximité physique et spatiale exige pour fonctionner d’être dans un registre de parole spécifique : celui de l’expérience. Les animateurs des ateliers donnent avant tout un droit de parole sur l’espace. Il s’agit de pousser les acteurs à relater leur vécu, à parler de la quotidienneté. De longs moments sont ainsi consacrés à la description des lieux et à la restitution de l’environnement immédiat sur la base d’une connaissance intime de la réalité du terrain. Chaque participant est sommé de savoir situer les rues, d’en connaître les moindres recoins et surtout les usages. Le recours aux témoignages sert à valoriser l’inter-connaissance, à créer une complicité entre les participants et in fine à activer le sentiment d’appartenir à une même communauté. Les habitants sont ainsi constamment invités à témoigner pour confirmer l’authenticité de leur proximité avec les problèmes du quartier. Il est plus important, dans ces ateliers, d’attester de sa capacité à parler « vrai » que de dire « le vrai ». D’une certaine manière, faire la preuve qu’on est un familier du quartier est vécu comme un acte d’intronisation dans ces ateliers.

11L’équipe d’animation veille également à ce que chaque participant s’exprime en son nom propre. Ce n’est pas tant l’appartenance à une structure institutionnelle, associative ou politique qui va légitimer le bien fondé des interventions des participants mais plutôt leur degré de connaissance du quartier. Dans ces dispositifs, la figure de l’habitant est valorisée au détriment de celle de l’acteur associatif. Comme si la catégorie « habitant » était devenue la seule identité sociale disponible et capable de générer une mobilisation.

12Il ne s’agit pas uniquement de rapprocher les usagers des services publics ou les habitants de leurs représentants, il est aussi nécessaire, dans ces ateliers, d’éviter tout ce qui peut opacifier le contact avec la réalité du terrain. Le refus du jargon politique et technique, de la défense des intérêts, de l’expression d’opinions, des décalages de la représentation et de la restitution conduit les animateurs des ateliers à accéder constamment à la réalité du territoire. Le débat est souvent associé à une procédure stérile, n’ayant jamais de fin. À cet égard, l’appellation de ces dispositifs est éloquente : il s’agit toujours de groupe de travail ou d’atelier. Les animateurs de ces ateliers, convaincus de l’inégalité des individus devant la prise de parole en public, manifestent une certaine critique vis-à-vis des dispositifs classiques de concertation, dont le seul support reste la réunion publique. Pour accéder à la réalité, il faut « mettre en scène le terrain » mais aussi « se mettre en scène sur le terrain ».

13Pour ce faire, la parole est constamment connectée à l’action. Il ne s’agit pas uniquement de mettre en scène une proximité territoriale, cette dernière doit également être temporelle. Il n’est plus question d’attendre la fin des projets en cours de réhabilitation sur le quartier pour confronter les habitants aux résultats, tout doit se faire dans l’immédiateté. Il faut donner la possibilité aux participants de toucher les matériaux. Les habitants sont fréquemment invités à « toucher du doigt » certaines réalisations du projet, voire même à participer occasionnellement à quelques chantiers (réalisation de fresques, plantations, chantiers divers, auto-construction, etc.). Il s’agit d’inventer des outils d’animation qui permettent à chacun de « combiner les registres de la communication visuelle et de l’expérience tactile, du concret et de l’abstrait » pour reprendre les termes de professionnels. Ces ateliers sont rythmés par de nombreuses phases d’activités. Ces dernières se présentent sous la forme de « visites de site », de « promenades critiques », de réalisation de plans, d’enquêtes, etc. dont la caractéristique principale consiste soit à déporter le dispositif en dehors de son arène de débat habituelle, soit à centrer le dispositif sur une production concrète et donc, ce faisant, à suspendre le débat pour confronter les participants à la réalité des choses.

14Ainsi, toute l’organisation de la prise de parole dans ces ateliers consiste, depuis le choix des thèmes jusqu’à la disqualification des porte-parole, à « faire exister » le terrain afin d’éviter toute politisation de ces instances. Si la rhétorique de la proximité convoque tout un ensemble de représentations, elle semble aussi suggérer des modes de coopération et de régulation des acteurs assez spécifiques – la valorisation du témoignage, le refus de la trop grande formalisation, la construction d’un référent commun, la nécessité de la co-présence des acteurs, la condamnation du recours à des porte-parole, la spontanéité des démarches, la transparence des débats, la jonction entre la parole et l’action – autant de contraintes d’action que l’équipe d’animation se doit de gérer et qui semblent être porteuses de nombreuses incertitudes.

Proximité et mise en danger

Quand la proximité éloigne…

15C’est avant tout dans sa dimension spatiale que la rhétorique de la proximité est convoquée dans ces ateliers : l’intervention sur le quartier va permettre de rapprocher les différents acteurs de la ville, d’amorcer la participation et in fine de (re) créer du lien social. Ce recours au local comme support préalable à toute démarche participative s’est avéré dans bien des cas efficace. Que ce soit à Saint-Pol-sur-Mer, à Grande-Synthe ou Haubourdin, il semble que l’utilisation du territoire comme support de communication ait constitué une étape intermédiaire nécessaire à l’investissement des habitants. C’est la reconnaissance de leur expertise d’usager du quartier qui semble leur avoir permis de prendre une place de plus en plus importante dans l’appui à la programmation et dans le suivi des opérations d’aménagement d’espaces et d’équipements. En participant à la constitution d’enquêtes, de plans, les habitants se sont peu à peu constitués en force de proposition et d’opposition vis-à-vis du réseau de techniciens habituellement consultés par les élus locaux. À Haubourdin, par exemple, les habitants ont eux-mêmes décidé d’élaborer et de diffuser un questionnaire auprès des locataires d’un ensemble de logements collectifs d’habitat social afin de schématiser leurs attentes sur un plan avant même l’arrivée des techniciens. À Saint-Pol-sur-Mer, les habitants ont non seulement fait des propositions, concernant le réaménagement des cœurs d’îlots des logements HLM de la plaine Bayard sous la forme de jardins privatifs de pieds d’immeuble, mais aussi réalisé eux-mêmes ces plantations dans le cadre d’un chantier école financé par le Conseil général du Nord et l’OPAC. Les habitants ont ainsi progressivement participé à l’élaboration de leurs propres outils de gestion et d’animation urbaine. La création de l’association « Le P’tit Belgique Initiatives12 », à Haubourdin, au terme d’une année de gestation en est certainement le résultat le plus significatif.

16Cependant, si le quartier constitue, à première vue, un bon support pour susciter la participation des habitants, cela ne signifie pas pour autant que l’engagement dans la proximité ne génère aucun problème. Il peut aboutir dans certains cas à la production d’une citoyenneté pour le moins duale, réduite à la seule appartenance territoriale et risquant d’accélérer le processus de stigmatisation des populations de ces quartiers. Comme nous y invite Pierre Mazet, on peut se demander comment il est possible de parler d’une réelle dynamique citoyenne quand celle-ci repose sur un « handicap social et une insertion géographique13 ».Le choix du terme habitant pour nommer les membres de l’atelier et non de celui de citoyen est d’ailleurs révélateur à cet égard. L’habitant est avant tout celui qui réside sur un territoire donné avant d’appartenir à une communauté. En substituant le terme habitant à celui de citoyen, ces ateliers, comme la plupart des autres dispositifs mis en œuvre dans le cadre de la politique de la ville, tendent à cristalliser l’ancrage territorial de la citoyenneté. Se développe une tension dans ces ateliers entre la volonté de promouvoir la figure d’habitant et le quartier comme le lieu de la reconquête citoyenne et celle de conjurer toute tentation « nymbiste ». Comme l’a souligné Claudette Lafaye, à propos de l’ATU de Grande-Synthe, « l’engagement dans la proximité conduit les habitants à rentrer en tension avec la figure du citoyen14 », à être condamnés à n’intervenir que sur des micro-projets, à se prononcer uniquement sur des aspects de la vie quotidienne et à accepter leur statut de simple « plaignants » ou « témoins ».

17De plus, au fur et à mesure que se développe l’interconnaissance entre les acteurs, ces ateliers et formations citoyennes ont eu tendance à se transformer en un espace approprié par le groupe des seuls habitués. Le recours aux registres de l’expérience et du vécu peut aboutir rapidement à un processus de fermeture du dispositif où l’engagement dans la proximité finit par contraindre les logiques de prises de parole. Dans un premier temps, la « proximité » créée entre les participants des ateliers peut s’avérer efficace pour permettre l’investissement d’habitants dont les compétences et le capital socioculturel hypothèquent, a priori, toutes velléités d’engagement dans ce genre de structures. Elle permet de surmonter pour partie les difficultés à s’exprimer en public, la peur de se confronter à d’autres légitimités, l’incompréhension face à l’utilisation d’un langage technique… Mais elle peut vite devenir un facteur d’exclusion, pour ceux qui ne seront pas capables d’opérer le détachement nécessaire pour monter en généralité ou, a contrario, pour ceux qui ne partagent pas la proximité avec la réalité du quartier15. La référence au vécu, au quartier, délimite tout un champ de questions légitimes, cantonnées au seul registre technique et finit par agir comme un filtre étouffant toute parole politique. L’habitant est « dépouillé de toute sensibilité militante » et finit par se dissoudre dans la figure du technicien16.

Les injonctions contradictoires de la proximité

18L’histoire des ATU peut être résumée, à l’invite de l’un des animateurs, comme « celle d’un équilibre instable et mouvant entre les trois partenaires régi par une négociation permanente afin d’éviter que tel ou tel récupère la démarche à son propre compte17 ». Ce jeu « d’élastique de forces interagissantes » qu’il faut sans cesse entretenir et en même temps stabiliser place l’animateur dans un rôle d’indispensable. Il est ainsi à la fois « celui qui énonce, qui représente le débat, qui le rend visible et le ré-énonce quand il y a un choix à faire, qui le répète, qui situe et intègre toutes les positions afin qu’il ne soit pas stérile ». Il est également le seul à être réellement capable de « sortir du jeu », celui qui a « le pouvoir de donner la parole, d’organiser son temps et sa traduction ». Or, cette fonction d’« intermédiaires-traducteurs » semble difficile à endosser tant elle contraste avec l’exigence de face à face que suppose leur attachement à la proximité. Comme ils aiment à le souligner, il s’agit, dans ces ateliers, d’établir « un dialogue (trilogue) direct, sans le décalage supplémentaire que produisent la restitution, la représentation18 ». La place centrale, qu’ils occupent au sein de leurs dispositifs, semble pour le moins entrer en contradiction avec cet idéal. Et cela d’autant plus qu’ils sont fréquemment obligés de se substituer momentanément aux acteurs qui n’ont pu se rendre aux réunions et de « gérer la chaise vide19 » (ce qui les conduit à endosser, de fait, le statut pourtant dénoncé de porte-parole). Comme un de ces animateurs le souligne,

« il y a quelque chose que nous devons gérer continuellement dans la conduite de ces processus, c’est l’absence, la disparition […] Moi, je me suis retrouvé quelquefois, et puis j’en vois d’autres qui le sont régulièrement s’ils veulent tenir leur rôle d’animateur d’un espace public de débats et s’ils veulent être la caution de celui-là, y compris à un moment donné, dans la position de prendre la place du maire, d’avoir la parole du maire20 ».

19Enfin, n’oublions pas que, si ces professionnels de la participation sont recrutés pour leur capacité à « mettre en scène » le terrain, leur aptitude à produire de la proximité, ils le sont également pour leur position d’extériorité vis-à-vis du champ politique local, pour leur capacité à savoir s’en extraire. C’est parce qu’ils sont extérieurs au système d’acteurs initial qu’ils peuvent se prévaloir d’enclencher ce type de procédure participative. Là où les chefs de projet de la politique de la ville ont fini par être « assimilés à l’action de la municipalité, à ses intérêts, à sa logique d’intervention21 », les animateurs des ateliers revendiquent leur indépendance. On imagine bien comment ces injonctions contradictoires peuvent conduire à des situations problématiques voire conflictuelles dont ces animateurs ne peuvent que difficilement se sortir.

Les animateurs et l’art du contournement

20Rapprocher les participants, les mettre en contact avec la réalité du terrain, joindre la parole et l’action et finalement rétablir la confiance entre les différents acteurs de la ville : ces divers objectifs posent de redoutables difficultés. L’engagement dans la proximité peut s’avérer périlleux et générer de nombreuses tensions que l’équipe d’animation se doit de dépasser ou tout du moins d’atténuer. Pour cela, les animateurs ont recours à plusieurs stratégies que l’on voudrait ici décoder.

Coproduire plutôt que décider

21Tout d’abord, l’instabilité générée par le recours constant à la notion de proximité conduit l’équipe d’animation à redéfinir le statut et la nature de la notion de décision dans les ateliers. L’utilisation du terme de « coproduction » ou de « co élaboration » en remplacement de celui de décision traduit, dans l’ordre lexical, cette transformation. Dans ces ateliers, tout est organisé pour refuser ou, du moins, contourner, la question de la décision. En proposant aux participants de centrer leur participation au sein de l’atelier sur une simple perspective d’action, les animateurs adoptent un positionnement très particulier : ne pas faire de la décision l’objectif principal et final.

22Pour ce faire, l’équipe d’animation en charge de l’atelier tente d’atténuer la « dramaturgie » associée à la décision en la réintégrant dans le cours de l’action. La règle énoncée dans ces ateliers « est que chacun conserve un rôle spécifique : les élus décident (en conseil municipal), les techniciens assurent leurs compétences de concepteurs, de réalisateurs, de gestionnaires, les habitants apportent leurs compétences d’habitants “usagers” de la ville22 ». Comme l’affirme l’animateur de l’atelier de Grande Synthe, « tant que tous les gens autour de la table ne sont pas considérés comme porteurs d’une compétence, la parole n’existe pas ». Mais si chacun possède des savoirs particuliers, il est indispensable de souligner qu’aucune de ces compétences n’est supérieure à une autre dans la réalisation du projet. C’est seulement à ces conditions que la décision n’apparaît plus, pour l’équipe d’animation, comme un acte de pouvoir venant court-circuiter la pureté des échanges et des émotions partagées entre les participants des ateliers. Elle n’est plus qu’une validation du projet porté par le dispositif et ne renvoie plus à un processus politique d’imputation des responsabilités. Tout est alors entrepris pour montrer aux habitants que les solutions ne sont pas figées, que « le scénario n’est pas écrit à l’avance » et qu’il est finalement plus important d’avoir participé à son écriture que d’avoir à le signer. Il est ainsi possible d’imaginer sur quelle vision spécifique de la démocratie, les animateurs construisent leurs dispositifs. Une démocratie, dans laquelle il n’y aurait pas d’acteurs omniscients et certainement pas les acteurs politiques, caractérisée par la valorisation du partage des savoirs, la nécessaire transparence des choix publics, l’égalité des citoyens. Derrière cette vision se précise l’hypothèse énoncée dans l’introduction de cet ouvrage d’un basculement d’une symbolique de la grandeur fondée sur l’idée de distance, de hauteur, vers une symbolique qui réfère au contraire la grandeur à la proximité. Dans ces dispositifs participatifs, les compétences valorisées sont avant tout celles qui permettront de rapprocher les citoyens, de construire les bases d’un langage commun entre les différents acteurs de la ville.

23En définitive, il n’est pas crucial, dans ces ateliers, de trouver une réponse aux questions suivantes : qui va décider et qu’est-ce qui va être décidé ? Mais plutôt : comment tout cela va être décidé ? Pour les animateurs, l’essentiel n’est pas que les participants s’accordent mais plutôt de faire en sorte que chacun ait sa place dans le projet. Leurs missions consistent avant tout à « inventer la forme qui permet à chacun de se situer, ni en accord ou en désaccord, mais en conscience de lui, et en conscience des autres23 ». Ainsi, si ces ateliers et formations citoyennes peuvent être considérés, a priori, comme de simples dispositifs visant à expérimenter de nouvelles formes institutionnelles d’aide à la décision publique concernant des opérations de renouvellement urbain, ils n’en demeurent pas moins également des dispositifs de lutte contre l’exclusion, censés aider les groupes les plus démunis à s’exprimer et se faire entendre. La participation dans ces dispositifs est avant tout une des modalités opératoires du Développement social urbain. C’est pourquoi, la participation, pour les animateurs de ces ateliers, ne doit plus être un simple outil de gestion urbaine, un « outil pour gérer la paix sociale dans les quartiers », mais devenir le projet en lui-même.

24L’importance accordée à la notion de « projet » et de « coproduction » ne signifie pas pour autant qu’aucune décision ne soit prise dans ces ateliers. Les animateurs veillent à ce que se produise de l’accord afin d’éviter une remise en cause incessante du projet urbain mais aussi de retomber dans des généralités. Pour ce faire, ils fractionnent le projet global en multiples (micro) décisions sur lesquelles non seulement le consensus est plus facile à atteindre mais surtout avec lesquelles la confrontation avec le terrain est toujours possible. En effet, sur le terrain, les échanges ne peuvent se réaliser sans prendre en considération les contraintes techniques, financières mais aussi politiques pesant sur le projet, ce qui oblige les participants à faire des choix et à reconnaître, in fine, le droit aux animateurs de fixer des « stades d’irréversibilités ». Dans ces ateliers, il s’agit finalement plus de réduire des zones d’incertitudes et d’avancer concrètement sur des thèmes précis, en se confrontant notamment à la question de la « faisabilité » de l’action, que de permettre réellement aux habitants de discuter du contenu des politiques publiques.

25Afin de désamorcer les critiques sur les éventuelles dérives « localistes » ou « intégristes » de leurs dispositifs, les animateurs s’évertuent à valoriser la dimension pédagogique, et la mise en réseau des acteurs, inhérente à leurs dispositifs. Selon eux, ce qu’il convient d’éviter, c’est d’abord l’apathie des populations concernées par la politique de la ville et ensuite l’emprise idéologique d’un système délégataire. Ils insistent ainsi plus sur les vertus « thérapeutiques » de leurs actions que sur leur réelle efficacité. Il s’agit avant tout, dans leurs dispositifs, de transformer les « mentalités », les représentations de la ville. Pour l’équipe d’animation, les processus d’apprentissages ne peuvent être réellement évalués sur le court terme. Ils veillent également à organiser, en parallèle à leurs ateliers de travaux urbains, des cycles de formation, des journées d’échanges d’expériences avec d’autres sites, d’autres dispositifs participatifs au niveau local et national. Comme l’affirme l’un des animateurs, « la mise en réseau et l’échange sont les moteurs de l’évolution des processus de participation ; la mise en réseau apparaît comme une mise à distance ». Il s’agit avant tout dans ces formations citoyennes d’initier des savoir-faire favorisant localement le développement de « chaîne d’animation ».

Le culte de la polyvalence

26Afin de contourner les instabilités générées par la position centrale qu’occupent les animateurs au sein de leur dispositif qui les conduit trop souvent à occuper des fonctions d’intermédiaires et de porte-parole jugées suspectes ou dangereuses, l’équipe d’animation cultive l’art du mouvement. Les animateurs veillent tout particulièrement à opérer des rotations constantes concernant la définition de leurs statuts et de leurs fonctions au sein des ateliers et formations citoyennes. Nous ne pouvons d’ailleurs être que frappés par l’extrême plasticité de leur rôle et le caractère pour le moins insaisissable de leurs activités. Caractère insaisissable renforcé par le flou et l’absence de missions clairement définies qui entourent les contrats rédigés par les collectivités locales. Comme le souligne l’animateur de l’atelier de Grande-Synthe, le défi de leur mission consiste à « construire leur inutilité » tout en étant indispensable. Pour ce faire, ils se définissent à la fois comme des « facilitateurs », « accompagnateurs », « conseillers », « traducteurs », « développeurs », « experts », « animateurs », « médiateurs ». Constamment en mouvement, ils cultivent l’art de l’ambiguïté afin de rendre difficile leur identification et la désignation de leur intérêt24. Il s’agit pour eux de n’être le porte-parole de personne (ou plutôt faudrait-il dire, comme l’un de nos interlocuteurs, « être le porte-parole de personnes25 »). Les animateurs sont ainsi tour à tour les porte-parole des habitants mais aussi des techniciens et des élus en fonction des contextes et des situations. Ils évoluent dans plusieurs arènes de négociation en même temps.Par exemple, à Haubourdin, une photographie instantanée réalisée à différents moments de leurs interventions sur le terrain nous amène à les définir à la fois comme des « conseillers » auprès du maire et de ses élus, dans les phases préparatoires de la mise en œuvre de l’atelier d’urbanisme participatif, comme « formateurs », lorsque, au Conseil régional Nord-Pas-de-Calais, ils organisent des séminaires auprès des équipes de Maîtrise d’œuvre urbaine et sociale, comme « animateurs » lorsqu’ils ont mis en place l’atelier d’histoire locale, comme « consultants », lorsqu’ils ont rédigé, une fois l’expérience lancée, les documents d’évaluation de leurs dispositifs, comme « experts » ou « chercheurs », lorsqu’ils ont été amenés à présenter les résultats de leurs expériences dans des colloques ministériels ou à rédiger des articles pour des revues spécialisées. Cette plasticité leur permet de ne pas incarner un seul et unique rôle qui les entraînerait à être figé soit dans la figure du porte-parole, ou dans celle plus dangereuse encore du « chef ». Leur « inutilité » semble se construire avant tout sur leur capacité à se rendre « invisibles » ou du moins difficilement identifiables par les différents acteurs.

27L’analyse des modalités de fonctionnement de ces ateliers et formations citoyennes montre à quel point la mise en scène de la proximité, trop souvent associée à l’idée de spontanéité, de rupture avec le formalisme, ne va pas de soi. Au contraire, l’étude des méthodes d’animation de ces ateliers précise l’importance du travail préparatoire, le caractère laborieux de toute démarche participative. Mais surtout, elle souligne les tensions inhérentes à toute politique de proximité. Les jeux de miroirs entre proximité et distance semblent en effet beaucoup trop complexes à maîtriser pour pouvoir penser l’hypothèse du basculement des hiérarchies symboliques en politique comme un processus irréversible.

28Au contraire, on peut même se demander dans quelle mesure l’importance accordée aujourd’hui à la notion de proximité ne conduit pas à relégitimer ou tout du moins à redéfinir, la notion de distance. Comme le soulignait Pierre Bourdieu, « on peut se servir des distances objectives de manière à avoir les avantages de la proximité et les avantages de la distance, c’est-à-dire la distance et la reconnaissance de la distance qu’assure la dénégation symbolique de la distance26 ». Si les élus doivent aujourd’hui savoir composer avec les registres de la proximité, ils n’en continuent pas moins à travailler dans les dispositifs participatifs une « identité séparative27 », à prendre de la hauteur28. Et comme nous l’avons souligné, si les animateurs des ateliers de travaux urbains sont engagés pour leur capacité à rapprocher les gens, leurs savoir-faire se légitiment avant tout par leur position d’extériorité, leur aptitude à savoir sortir du jeu. La grandeur des personnes semble ainsi avant tout s’évaluer au regard de leur capacité à savoir jouer de ce basculement, à être proches tout en étant lointains, à se mettre en scène sur le terrain tout en sachant s’en détacher.

29Enfin, dans un contexte de fragmentation croissante de l’expertise, nous pouvons nous demander si la mise en place de ces dispositifs participatifs, tout en permettant aux habitants-usagers de prendre part aux opérations d’aménagement, n’a pas aussi pour vocation de redynamiser et de réassurer l’expertise de ces animateurs en leur permettant de se repositionner dans l’économie des rapports entre élus, habitants et techniciens29. Nous pourrions alors nous demander dans quelle mesure les univers de sens de la proximité, notamment la valorisation de l’expertise d’usage qu’elle sous-entend, ne finissent par donner une certaine forme de pouvoir à ces nouveaux experts de la participation, par diluer le politique dans le seul registre technique et accélérer, par-là, les processus en cours de dépolitisation de la scène locale ?