La proximité en politique
| ,Deuxième partie. La proximité comme stratégie politique
7. Métier politique et ubiquité : l’art d’être là
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FranceTexte intégral
1La démocratie représentative construit entre gouvernants et gouvernés une relation complexe marquée par la tension entre deux logiques contraires : une logique de proximité qui oblige les premiers à demeurer au contact et à l’écoute des seconds, une logique de distanciation qui les invite au contraire à se maintenir éloignés des simples citoyens. Il en résulte une contrainte de rôle qui impose à tous les postulants au métier politique de puiser dans des registres de présentation de soi contradictoires : il leur faut à la fois mettre en scène le contact quotidien avec les électeurs et assumer la position élevée qui seule autorise à parler le langage de l’intérêt général, à entrevoir l’avenir, à incarner un groupe ou un État. La géométrie politique n’est pas euclidienne : elle invente la hauteur comme idéal permettant de demeurer en contact avec le plus grand nombre, elle conjugue mise en scène de la grandeur des élus et célébration de leur proximité avec chacun.
- 1 Voir Boureau (A.), 1986, « Le roi », in Nora (P.) (dir.), Les lieux de mémoire : les France, 3 – D (...)
- 2 Haroche (C.), 1991, « Les cérémonies et les rituels de cour : les instruments d’une politique de c (...)
- 3 Sabatier (G.), 1998, « Les voyages des rois en France », in Dereymez (J.-W.), IHL (O.), Sabatier ( (...)
- 4 Cornette (J.), 2000, Le roi de guerre, essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, P (...)
- 5 Ibidem, p. 223 sq.
2La tension entre distance et proximité se retrouve y compris dans les sociétés non démocratiques1. Norbert Elias a remarquablement montré comment, pour l’aristocratie de la société de cour, l’accessibilité de la personne du monarque sédentarisé (proximité) avait eu pour corollaire le raffinement d’une étiquette qui préservait de toute familiarité (distance). La promiscuité physique était neutralisée par la distance symbolique2. Pour les sujets ordinaires à qui la cour devenait au contraire inaccessible, la sédentarisation s’analyse à l’inverse comme une mise à distance que viendra adoucir, sinon neutraliser, une politique de diffusion systématique de l’image du roi (statues, portraits, monnaies…) : « À défaut d’une présence réelle, [on voit se développer] une présence symbolique3. » Ce sont par exemple les statues équestres venant orner les places royales, et à propos desquelles Joël Cornette note : « La géographie du roi de pierre et de bronze n’est pas indifférente », puisqu’elle correspond aux territoires « éloignés de la capitale […], longtemps rétifs à l’autorité centrale incarnée par le prince ». Coïncidant avec « l’abandon par le roi du vieux rituel des entrées royales », la diffusion de ces statues démontre que « le prince n’avait plus besoin de se montrer à ses sujets pour faire admettre son autorité4 ». L’auteur analyse dans les mêmes termes le rituel du Te Deum : « un puissant moyen de manifester la force du pouvoir royal dans toutes les paroisses du royaume, sans que le souverain fût présent […]. Le prêtre lisait souvent une lettre du souverain ». La « démultiplication de l’imprimé » rendait possible l’ubiquité5.
- 6 Apostolidès (J.-M.), 1981, Le roi-machine, spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Mi (...)
« Au parlement, dans les académies, au Louvre, à l’hôtel de ville de Paris, note de même Jean-Marie Apostolidès, il y a toujours un siège qui porte les insignes de la royauté, que le roi n’occupe jamais en personne mais devant quoi on s’incline. Comme Dieu, le monarque possède le don d’ubiquité. Il se trouve partout où est son image, c’est-à-dire nulle part6. »
- 7 Manin (B.), 1996, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion.
3Le suffrage universel, parce qu’il fait de la popularité des gouvernants auprès de l’opinion publique la condition de leur maintien au pouvoir, a incontestablement exacerbé la tension entre ces deux logiques. C’est lui qui garantit le contact entre gouvernés électeurs et gouvernants élus, les seconds ne pouvant durablement s’éloigner des premiers ; et c’est aussi lui qui confère aux élus la légitimité qui est au principe de leur grandeur, de leur hauteur. Il produit à la fois distance et proximité, en même temps qu’il surmonte la contradiction entre les deux : le gouvernant élu est simultanément attaché au groupe des électeurs par sa représentativité et détaché du fait de son incomparable légitimité. La tension entre distance et proximité resurgit pourtant à chaque fois que se pose concrètement la question du mode de fonctionnement de la démocratie représentative : elle nourrit par exemple les débats sur la durée du mandat des gouvernants, son caractère impératif, le nombre d’élus, le mode de scrutin, le choix des circonscriptions7… Elle resurgit également lorsqu’on analyse l’évolution de ce système : profil sociologique des gouvernants, professionnalisation, cumul des mandats…
- 8 À propos de Versailles, la proximité d’avec le monarque est finalement moins affaire de présence r (...)
- 9 Marc Abélès note le soin mis à délimiter « les lieux du politique » in Abélès (M.), 1997, « La mis (...)
- 10 Voir Dereymez (J.-W.), Ihl (O.), Sabatier (G.) (dir.), 1998, Un cérémonial politique : les voyages (...)
4Cette tension se retrouve à l’identique dans l’architecture mettant en scène les lieux de pouvoir8. Celle-ci mobilise le plus souvent une symbolique de la hauteur et de la coupure d’avec le reste du territoire9. Même si par ailleurs la centralité des lieux de pouvoir peut se lire comme concession à la symbolique de la proximité (les gouvernants ne sont pas loin, pas à l’écart), la balance penche clairement du côté de la différenciation et donc de la distance. En neutralisant la proximité physique par la différenciation symbolique, l’architecture des lieux de pouvoir mobilise un imaginaire de la centralité qui n’est pas synonyme de proximité. D’où l’obligation pour les gouvernants de quitter ces lieux pour aller au-devant des gouvernés. On sait que la pratique des voyages présidentiels, sans renouer avec la Cour itinérante, a historiquement permis de redonner à voir un chef d’État mobile et donc de solliciter des formes d’attachement fondées sur la présence réelle10, alors que l’immobilité (pour ne pas dire l’enfermement) au sein d’un bâtiment spécifié (palais, château, hôtel de ville) manifeste d’abord le souci de mettre le pouvoir à distance.
- 11 On prend la mesure de ces évolutions par exemple en lisant le travail de Claeys (A. -S.), 1998, « (...)
- 12 « Au moins trois jours par semaine sur le terrain », « installer huit jours durant le ministère da (...)
- 13 Dans ses mémoires, Robert Buron rappelle qu’il fut, en même temps que maire et conseiller général, (...)
5L’obligation faite aux gouvernants de paraître proches s’apparente à une contrainte de rôle qui s’exacerbe aujourd’hui. L’exigence de proximité se fait de plus en plus pressante, comme si la légitimité issue de la hauteur et de la grandeur s’essoufflait. Il est impensable aujourd’hui pour un politique de gouverner à distance, ou même d’en haut11. On en donnera deux indices empruntés à la vie politique récente. Le premier tient dans la récurrence du projet exprimé, par exemple, par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin d’obliger les ministres à quitter leur ministère pour se rendre sur le terrain12. Le second renvoie plus profondément à la transformation récente du rôle de maire : les élus de la fameuse « génération de terrain » se veulent maires et maires seulement, à temps plein et sur place, quand leurs devanciers des générations précédentes n’hésitaient pas à jouer du multipositionnement comme d’une ressource13. Significativement, les mairies d’antan, véritables forteresses dont la centralité spatiale était neutralisée par l’intimidante monumentalité, cèdent la place à des « maisons de verre » sollicitant tout au contraire la symbolique de la transparence, enrichies qui plus est de mairies de quartier qui démultiplient la présence des gouvernants municipaux.
- 14 On trouve une tentative pour construire scientifiquement la notion dans l’ouvrage de Bellet (M.), (...)
6Les gouvernants démocratiques ont donc, tout particulièrement depuis une décennie, ressenti le besoin d’apparaître comme proches de leurs concitoyens. Ils ont développé des stratégies d’auto-légitimation fondées sur l’invocation de la proximité. Ils ont, par analogie, sollicité toutes les variations sémantiques autour de la proximité : proximité politique ou idéologique, proximité sociale, proximité territoriale, etc. Ce faisant, les professionnels de la politique ont contribué à faire de la proximité une notion floue. Le mot se vide de tout sens discriminant, il renvoie à une multiplicité d’indicateurs possibles. Ces glissements sémantiques feraient presque oublier ce qui constitue originellement la proximité, à savoir la proximité physique14.
- 15 Cette problématique n’est pas sans lien avec les travaux prenant pour objet les corps des acteurs (...)
- 16 Selon un sondage paru dans Libération (26 août 2003), 55 % des personnes interrogées sont en accor (...)
7Nous voudrions ici plaider au contraire pour une observation du métier politique qui soit attentive à la présence physique dans son irréductible singularité. Tout laisse en effet penser (c’est notre hypothèse) que le surinvestissement des formes métaphoriques de proximité (idéologique, sociologique, sociale, politique, générationnelle, sexuelle…) n’était pas parvenu à faire oublier que les politiques se doivent aussi d’être là, physiquement accessibles, visibles, à portée de main15. L’épisode malheureux de la canicule de l’été 2003 est ainsi venu rappeler que l’obligation de présence physique constituait pour les gouvernants une contrainte de rôle très forte16.
La présence réelle et ses doubles
- 17 On n’ose évoquer cette forme-limite d’ubiquité du gouvernant qu’est le recours à des… sosies, dont (...)
8L’obligation persistante d’être là se heurte à un paradoxe : face à un corps social dispersé, les gouvernants ne peuvent être partout. L’ubiquité leur fait défaut, qui seule permettrait d’être auprès de chacun en même temps17. L’image du professionnel de la politique toujours bousculé, courant d’un lieu à l’autre, ou bien du candidat à une élection arpentant sa circonscription rue par rue, maison par maison, illustre assez bien ce paradoxe. Fort heureusement pour les politiques, la proximité peut être produite autrement que par la présence corporelle effective : les techniques de communication, la télévision notamment, permettent d’affronter et en partie de surmonter le paradoxe précédent. Avant elle, la radio mais surtout la grande presse ont joué le même rôle : permettre aux acteurs politique de démultiplier leur présence simultanée, de se dupliquer à l’infini jusque dans les villages.
- 18 Voir les travaux de Desrosière ou de Latour, celui-ci écrivant à propos de la science (mais l’anal (...)
- 19 Décrivant l’entrée dans Paris de Louis XIV en 1660, J.-M. Apostolidès écrit : « Dans une longue pr (...)
9On s’intéressera donc ici à quelques-uns des dispositifs de traduction qui permettent de disperser la personne du gouvernant pour la mettre en contact avec chaque citoyen. Il faudrait, pour être complet, évoquer le mouvement inverse de traduction du corps social en une totalité ramassée et transportable jusque dans les palais gouvernementaux : statistiques, enquêtes, sondages, cartographies, rapports, etc.18. Ainsi serait-on en mesure de mettre en parallèle les deux façons de fabriquer de la proximité politique : soit en dispersant la figure du gouvernant, soit en unifiant le corps social19, les deux procédés supposant d’ailleurs la transformation d’être humains en choses. S’agissant du premier d’entre eux, on évoquera quatre façons de reproduire la personne du gouvernant : le portrait, le discours, la télévision, le représentant.
- 20 Lecoq (A. -M.), 1986, « La symbolique de l’État : les images de la monarchie des premiers Valois à (...)
- 21 Kantorowicz (E.), 1989, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, (trad.), p. 303 sq.
- 22 L’image du « Roi Soleil » s’analyse aussi par référence à cette symbolique de l’omniprésence : « c (...)
- 23 Voir sur ce thème les remarques de Pierre Ansart : « La médaille, écrit-il, marque la distance ent (...)
10Les portraits des gouvernants constituent par exemple une technique ancienne de fabrication de la proximité. La monarchie française use volontiers de l’image du roi, habile moyen d’imposer en continu sa présence en plusieurs lieux. La reproduction ne sera évidemment pas banalisée : l’« image énigmatique » est recouverte d’un « voile symbolique » (à la fois religieux et mythologique) afin de lui conférer « quelque chose de cette obscurité mystérieuse qui est inséparable de tout ce qu’il y a de grand dans la nature et dans la politique20 ». Ernst Kantorowicz a montré comment la présence réelle du monarque s’imposait jusqu’après sa mort : d’où la pratique consistant, au XVIe siècle, à le remplacer par une effigie que la Maison du Roi servira « comme si le mannequin avait été le roi lui-même ». Ces « services rendus à une image » se développeront en une vaste politique de reproduction de l’image royale, rendue nécessaire comme on l’a dit par la sédentarisation du monarque. Ainsi « la coutume d’exposer l’image du souverain dans les salles de tribunal et les salles de conseil, indiquant par-là l’ubiquité du roi dans les prétoires21 ». La monarchie absolue systématisera, comme on sait, cette pratique22 que les médias modernes n’ont pas fait disparaître. Reproductibles aujourd’hui à l’infini, les portraits, comme hier les pièces de monnaie et les médailles23, peuvent symboliser une occupation continue de l’espace institutionnel (chef d’État français dans les mairies), de l’espace public (Saddam Hussein en Irak), voire de l’espace privé (Atatürk en Turquie). S’agissant du XIXe siècle français, Françoise Mélonio évoque la contribution de la peinture puis de la photographie à la symbolique égalitaire et démocratique :
- 24 Mélonio (F.), 2001, Naissance et affirmation d’une culture nationale, Paris, Seuil, coll. « Points (...)
« Le 28 juillet 1831, un Parisien aurait exposé son portrait peint à côté de celui de Louis-Philippe avec cette légende : “Il n’est point de distance entre Philippe et moi, il est roi-citoyen, je suis citoyen-roi”. La photo va combler ce besoin d’égalité politique que le portrait peint, trop cher, ne remplissait que partiellement grâce aux miniatures. Napoléon III le sait bien qui se fait photographier avec des allures bourgeoises pour faciliter l’identification […]. En 1859 est mise en vente la carte de visite-portrait de Napoléon III, à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. La photographie est ainsi l’un des outils d’une démocratie directe dans laquelle l’autorité repose sur l’attachement affectif au souverain et non sur le mécanisme de la représentation24. »
- 25 Voir ci-après l’exemple de la statue du général de Gaulle inaugurée pour le trentième anniversaire (...)
11L’effet de présence risque pourtant d’être dérisoire, en particulier si le portrait, reproduit mécaniquement, banalise trop la figure du gouvernant. D’où des tentatives pour redonner au portrait une rareté, une authenticité, qui feront écho à celles de la personne même du gouvernant. Ainsi passe-t-on de la photographie standardisée au tableau original : la proximité politique se trouve alors indexée sur la singularité « artistique », voire sur la valeur économique25.
- 26 À la frontière des deux, la signature du leader politique reproduit à grande échelle une présence (...)
12Le portrait permet une présence durable mais cette durabilité même nuit à l’impression de proximité. La présence muette et inerte ne suffit pas à rapprocher le gouvernant. Une autre possibilité est alors de jouer sur l’infinie reproductibilité de la parole et du discours, via la presse, la radio, la télévision, l’édition… La mise en mots des gouvernants est complémentaire de la mise en chose accomplie par le portrait26. Et de même que le portrait politique (regard de face, pose explicite…) joue de la mise en scène pour créer une impression de proximité en s’efforçant de faire oublier qu’il n’est qu’une chose inerte, le discours politique cherche à masquer sa reproductibilité à l’infini en interpellant en direct chacun de ses destinataires comme personne singulière. Au-delà du lien de communication inhérent à tout échange verbal, le discours politique sollicite le registre phatique pour resserrer l’interaction. Désignation de l’interlocuteur (« cher compatriote », « Françaises, Français »…), appel à l’émotion (dramatisation), personnalisation (« Je »), détours métadiscursifs (« j’ai souhaité m’adresser à vous ce soir »), fusion communautaire (« nous », « comme vous, je… »)… Tous ces procédés de modalisation, authentiques marqueurs du genre « discours politique », visent à rapprocher le locuteur de son public pour abolir la distance politique, symbolique, sociale et physique qui les sépare. Les registres de proximité se superposent jusqu’à se confondre : proximité émotionnelle, proximité sociale, proximité politique, proximité d’intérêt…
- 27 Sur la télévision de l’intimité politique, voir Le Grignou (B.), Neveu (E.), 1993, « Intimités pol (...)
- 28 Mercier (A.), 1996, Le journal télévisé, Paris, Presses de Sciences Po, p. 168 et 178. Patrick Cha (...)
13La télévision s’ajuste tout particulièrement aux stratégies de rapprochement des politiques lorsqu’elle met en scène non pas seulement un discours mais plus largement une personne, un corps qui parle, une voix, un visage, une silhouette, un regard, une façon d’être… Au plan formel, le resserrement du cadrage redouble l’effet que produit, sur le fond, la montée en puissance des thématiques de l’intimité : les deux principaux obstacles à la proximité que constituent l’éloignement physique et la raideur institutionnelle des rôles se trouvent bousculés par la télévision politique d’aujourd’hui27. « La néo-télévision cherche à développer une relation de proximité » en jouant du « ton de la confidence », elle développe « une communication phatique qui privilégie l’impératif de branchement, de cohésion et de contact » : « Il ne s’agit plus de s’adresser à un public collectif, sur un ton neutre et distant, mais bien de tenter d’instaurer une relation d’intimité28. »
14La distance physique entre gouvernants et gouvernés peut enfin être adoucie, à défaut d’être annulée, par la médiation de représentants. On peut imaginer deux modèles : soit ce sont les gouvernés qui se dotent de représentants et de porte-parole en contact direct avec les gouvernants ; soit ce sont ces derniers qui se font représenter auprès des citoyens. La qualité de la représentation, dans les deux cas, conditionne étroitement l’impression de proximité. Cette alternative entre logique ascendante (décentralisation) et logique descendante (déconcentration) est bien connue des théoriciens de la représentation. Le modèle de la régulation croisée (Pierre Grémion) a montré comment la distance centre-périphérie avait pu être pour partie conjurée par la double médiation du notable et du préfet. De façon moins institutionnelle, il faudrait évoquer cette dimension essentielle du métier de gouvernant qu’est l’art de se démultiplier, de se faire représenter (par son ambassadeur, son premier adjoint, son ministre, son bras droit, son directeur de cabinet, son conjoint, son fils ou sa fille…).
15Il est particulièrement intéressant de se pencher sur les situations où un gouvernant, sollicité par deux événements contradictoires entre lesquels il n’ose arbitrer, se partage entre l’un et l’autre par l’intermédiaire de porte-parole autorisés.
16C’est ainsi que le président Chirac et le premier ministre Jean-Pierre Raffarin s’efforcent de maintenir une représentation égale, par ministres interposés, aux sommets de Davos et de Porto Alegre (Le Monde, 24 janvier 2003).
- 29 C’est nous qui soulignons. Référée au vieux clivage faits-qui-comptent vs paroles-qui-s’envolent, (...)
« Le souci du chef de l’État de rééquilibrer les délégations qui doivent se rendre à Porto Alegre et à Davos […] apparaît nettement. Et ce, afin de traduire dans les faits29 “l’équilibre” annoncé par le Premier ministre. Prônant la fin des “vieux clivages idéologiques”, monsieur Raffarin avait en effet indiqué mardi 21 janvier que le gouvernement [participerait] aussi bien au forum de Davos qu’à Porto Alegre » […]. « Las ! La liste des ministres pressentis pour se rendre à l’un et à l’autre des deux forums faisait nettement pencher la balance du côté de le neige au détriment du soleil […]. À trois contre deux, la “feuille de match” paraît plus équilibrée. »
- 30 L’expression bras droit est de ce point de vue assez significative… Il faudrait la rapprocher de c (...)
- 31 On a pu observer les mêmes logiques à l’œuvre dans un univers social a priori très éloigné de celu (...)
- 32 Coulomb-Gully (M.), 2003, « Rhétorique télévisuelle et esthétisation politique… », art. cité, p. 9 (...)
17Toutes ces technologies permettent de reproduire à grande échelle la figure du gouvernant, mais cette démultiplication s’effectue au prix d’une réduction. Le gouvernant parvient certes à s’étendre bien au-delà de sa seule personne, son corps se démultiplie et se disperse30, mais en même temps ce corps est réduit à une chose (portrait), à des mots (discours), à une image (télévisée) ou à celui d’une autre personne (médiateur). La frustration accompagne nécessairement cette démultiplication, la présence partagée ne pouvant être qu’une présence partielle31. Il est donc difficile pour les gouvernants de se contenter d’une proximité médiatisée. Il faut aussi se montrer sur le terrain, quitte à… médiatiser la pratique de terrain. Les membres du gouvernement Raffarin jouent particulièrement de ce registre : ils se déplacent en province, ils descendent dans la rue… Le paradoxe est évidemment que ce souci de proximité fait l’objet d’une mise en scène elle-même médiatisée, car les témoins réels de la présence effective de l’acteur politique ne sont qu’un petit nombre. Les journalistes commentent à distance, et pour un public physiquement éclaté, la présence réelle d’un politique sur le terrain, c’est-à-dire de fait hors des lieux de pouvoirs. L’effet de présence (l’expression est de Marlène Coulomb-Gully32) s’en trouve nécessairement affecté.
- 33 Une des causes de cet oubli est sans douter liée aux méthodes d’investigation en sociologie politi (...)
- 34 On peut ici emprunter aux Méditations pascaliennes de Pierre Bourdieu l’opposition (elle-même empr (...)
18La possibilité technique d’élargir la présence des gouvernants n’a donc pas supprimé l’obligation qui leur est faite d’être vraiment là, en chair et en os. La présence réelle est valorisée parce qu’elle est rare : elle exprime le choix d’être ici plutôt qu’ailleurs, elle construit la proximité par excellence, celle qui ne s’encombre d’aucun artifice, celle qui traduit un arbitrage clair en faveur des uns et donc forcément aux dépens de tous les autres. Une telle interprétation n’échappe pas aux gouvernants, si l’on en croit leur souci pérenne d’occuper vraiment le terrain, d’être physiquement là. N’a-t-elle pas un peu échappé aux chercheurs ? Les sociologues de la politique ont énormément travaillé ces dernières décennies sur les stratégies de communication des gouvernants. Peut-être a-t-on négligé cette dimension résiduelle d’un métier politique que la médiatisation n’épuise pas : faire acte de présence, faire le déplacement33… Peut-être a-t-on trop centré l’analyse sur le discours et l’image au motif que l’un et l’autre se jouent des distances territoriales. Et peut-être a-t-on négligé ce qui n’est ni transportable, ni reproductible, ni traduisible, la présence physique réelle, d’autant plus valorisée qu’elle est par définition unique et éphémère. Le paradoxe de la société de communication tient en partie à ce décalage entre l’inflation de la présence médiatique et la rareté persistante de la présence réelle34.
19Nous voudrions dans la suite de cette contribution analyser les stratégies de production d’effets de proximité fondées sur la présence réelle. D’abord en essayant de cerner l’univers des interprétations possibles de la présence d’un acteur politique (à l’occasion d’un événement quelconque). Ces interprétations sont multiples mais toujours elles expriment une forme d’attachement à l’événement et aux personnes rencontrées. Or, on l’a dit, la proximité est affaire de juste milieu : nous étudierons donc dans un second temps les procédés utilisés par les politiques pour maintenir une certaine distance à l’égard de l’événement qu’ils honorent de leur présence. C’est ce que nous appellerons les stratégies de retrait ou de demi-présence.
20Le matériau que nous avons utilisé, un ensemble d’articles de presse empruntés au Monde ou à Libération, n’a pas la solidité d’un corpus clos et rigoureux, il n’en revendiquera donc pas la légitimité. Nous avons cherché à illustrer plus qu’à démontrer. Les références que nous mobilisons appartiennent toutes à l’actualité politique des dernières années. Toutes illustrent la récurrence du paradigme de la proximité ou de la présence physique des gouvernants dans la mise en récit journalistique du politique.
21Un rapide coup d’œil sur un quotidien ordinaire (Libération, 22 mai 2003) permet de s’en assurer. Dans un contexte de grèves dans la fonction publique, ce journal commente ainsi le départ du Premier ministre pour le Canada : « Raffarin, déterminé même à distance » (p. 2) ; en pages « politiques », il est annoncé que « Sarkozy reporte sa visite en Corse, il évite ainsi de croiser des nationalistes »; quant aux Verts, ils s’interrogent, suite à une interview accordée par Dominique Voynet, sur l’opportunité de participer au Mans à un séminaire entre leaders de gauche. « Il n’est pas exclu que le parti décide de boycotter le rendez-vous sarthois » ; « De son côté, Noël Mamère assure qu’il sera bien présent au Mans : “Il faut rouvrir le dialogue avec l’ensemble de la gauche”. »
- 35 La presse quotidienne régionale souscrit largement à l’idéologie de la proximité, selon laquelle « (...)
- 36 Voir supra l’imposition, dans un sondage, de la notion d’« absence » pour évaluer le comportement (...)
22Les journalistes politiques (et les politiques eux-mêmes) utilisent très souvent cette grille de lecture pour analyser, interpréter, décoder les comportements politiques35. Ils jugent la présence (ou l’absence) parlante, significative, ils la font en tous cas parler et s’efforcent de lui conférer un sens36. Qu’elle fasse l’objet de commentaires par les politiques eux-mêmes ou (a fortiori) qu’elle soit muette, la présence appelle une expertise journalistique qui valorise le commentateur qui saura la décrypter. Elle est donc (aussi) une dimension essentielle de la prétention des journalistes à produire un discours expert sur le politique.
23Ainsi les journalistes de Libération (26 octobre 2003) interprètent-ils le déplacement de Jean-Pierre Raffarin en « province profonde » comme stratégie politique (« Cela faisait plus de deux mois qu’il n’avait pas fait de déplacement de ce type ») visant à permettre au Premier ministre de « reprendre l’offensive » alors qu’il est « en chute libre dans les sondages ». La « proximité » devient « contrepoison à ses soucis ».
24Autre illustration à partir d’un article du quotidien Libération (31 mai 2003) analysant, à l’occasion du G8 d’Evian et du contre-sommet d’Annemasse, la relation entre le PS et les mouvements anti-mondialisation. Deux sortes de matériaux sont mobilisés par les journalistes pour évaluer cette relation : d’une part, bien sûr les discours tenus par les acteurs mais, d’autre part, et là la marge d’interprétation est plus grande pour les journalistes, les comportements de présence et d’absence. « Harlem Désir […] sera samedi à Annemasse. À un jet de pierre des villages altermondialistes »; « 2000 militants socialistes devraient défiler aux côtés de tous les anti-G8 »; certains altermondialistes « participent […] au forum du PS »…
Interprétations et implications de la présence
25Il y a souvent consensus au sein du champ politique non seulement pour donner sens à la présence, mais aussi sur le contenu de la signification qu’il convient de lui accorder. La présence peut alors s’analyser comme comportement dépourvu d’ambiguïté, ainsi la présence dans une manifestation comme adhésion pleine et entière à celle-ci. Mais comme toute expression politique (c’est aussi vrai du discours), elle peut se charger d’ambiguïtés et appeler le commentaire, politique ou journalistique. Contre une représentation abrupte de la présence qui serait simplement le contraire de l’absence, il faut évoquer l’art subtil d’être physiquement là tout en restant en retrait, corollaire à l’art déjà évoqué d’être un peu là en se faisant représenter, en faisant lire un message…
26Que signifie, de la part d’un politique, être là ? Grossièrement la présence s’analyse comme adhésion, implication, approbation. Si on dépasse toutefois cette approximation, force est de reconnaître que les commentateurs (journalistes et acteurs politiques) peuvent, pour lui conférer un sens, puiser dans plusieurs registres qui, s’ils s’appellent les uns les autres par glissements successifs, n’équivalent pas strictement. Il y a donc place pour des conflits d’interprétation.
- 37 Goffman (E.), 1974, Les rites d’interaction, (trad.), Paris, Minuit, p. 101 sq.
27Le premier registre interprétatif, et celui-là fait consensus, consiste à prêter à l’acteur politique faisant acte de présence la volonté de témoigner de son intérêt pour le groupe ou l’événement honoré. Il faut revenir sur cette donnée centrale du métier politique qu’est la tension entre l’impossibilité d’être physiquement à plusieurs endroits en même temps et l’obligation de faire face à une multitude de sollicitations. Un maire, un conseiller général, un ministre, à plus forte raison un premier ministre ou un président de la République, doivent en permanence filtrer les demandes de rendez-vous, arbitrer entre plusieurs réunions concomitantes, choisir entre présence ici ou présence ailleurs. Si ces dimensions du métier politique sont à prendre au sérieux, c’est parce que les politiques expriment toujours par leur présence un choix, un arbitrage. Au-delà de la rhétorique prévisible du j’ai-tenu-à-être-là, la présence même silencieuse témoigne d’un intérêt porté à l’événement. Les politiques sont supposés maîtres de leur agenda, choisir d’être là équivaut donc à souligner l’importance de la relation qui les unit à ceux auprès de qui ils se sont déplacés. Selon la terminologie de Goffman, on peut dire que la participation volontaire à une interaction est toujours une forme d’engagement37.
28La présence peut à elle seule faire événement, comme dans les cas des voyages des chefs d’État, en province ou à l’étranger. L’arrière-pensée stratégique est toujours la même : témoigner l’intérêt qu’on porte à un groupe (communauté ethnique ou religieuse, ville ou région, victimes d’une catastrophe, pays ami), en entretenant l’espoir qu’en retour le groupe sera reconnaissant à celui qui l’a visité. Les journalistes n’hésitent pas à confirmer ce registre interprétatif :
« Le ministre de l’Intérieur effectue, de vendredi à dimanche, son premier déplacement sur l’île où il interviendra à l’Assemblée territoriale. En Corse, tous les ministres de la République le savent, les signes comptent autant que les mots. » (Le Monde, 26 juillet 2002.)
29Le fait que ce soit le politique qui se déplace, que donc la rencontre ait lieu sur le terrain, produit un effet de proximité singulier, bien supérieur évidemment à ce qu’il est lorsque ce sont les interlocuteurs des gouvernants qui font le chemin inverse. Consentir à recevoir n’est pasaller au-devant. Lorsque c’est le chef d’État qui se transporte sur le terrain, les habitants ont tout lieu de considérer comme particulièrement flatteur de se voir ainsi gratifier d’un bien symbolique par hypothèse rarissime, la présence réelle du plus haut personnage de l’État. Ce don peut alors s’analyser comme appel au contre-don électoral.
« Jacques Chirac veut restaurer, sur le terrain, une image dégradée […]. Le président de la République a effectué, jeudi 5 octobre, un déplacement dans le Cher. Durant cette première sortie en province depuis le référendum sur le quinquennat et l’“affaire Méry”, il s’est employé à afficher sa sérénité […]. Le président s’est lancé […] dans un de ces petits voyages en province censés montrer la “proximité” qu’il continue d’entretenir avec ce que ses conseillers en communication appellent le “pays réel”. C’était sa première sortie en région depuis les “affaires”. Jeudi, c’est le Cher qui avait été choisi, pays du Sancerre et du crottin de Chavignol, “qui fut déclaré AOC lorsque j’étais ministre de l’Agriculture”, aime à expliquer Jacques Chirac […]. À Bourges, puis à La Borne, au sud du département, le président n’a ensuite jamais manqué de serrer chaque main qui se tendait, saluant même de sa voiture un marcheur sur une route de campagne, un conducteur de tracteur, une famille prenant le frais… » (Le Monde, 7 octobre 2000.)
30Le temps des campagnes électorales, comme chacun sait, est l’occasion de multiples mises en scène attestant la proximité des candidats avec tel ou tel groupe d’électeurs. Ainsi le Salon de l’Agriculture voit-il défiler, en février 2002, la plupart des candidats à l’élection présidentielle désireux de s’attirer le vote agricole (Le Monde, 26 février 2002).
- 38 Autre exemple de résistance à un rapprochement : « Les nationalistes corses boudent le quatrième v (...)
31La visite s’apparente selon le journaliste à un « protocole » avec ses points de passages « quasi inévitables », par exemple le stand de la FNSEA. Les candidats développent des stratégies de distinction pour renforcer l’effet de présence et de proximité à l’égard du monde agricole : Jacques Chirac « inaugure » lors « d’une visite record de 5h30 »; Lionel Jospin lui emboîte le pas ; François Bayrou distribue « un tract rappelant ses origines paysannes »; Jean Saint-Josse « aura accompli un marathon de trois jours »; Bertrand Delanoë clôture… Ces stratégies de rapprochement peuvent se heurter à la résistance du milieu visité qui s’acharne au contraire à multiplier les prises de distance : jets d’œufs et injures ont respectivement accueilli Lionel Jospin et Dominique Voynet en 2001. Selon le propos d’un responsable syndical, « les candidats ne doivent pas venir simplement pour la photo38 ».
32La relation d’implication peut être plus profonde que la simple affinité et par exemple suggérer une forte connivence entre gouvernants et groupé visité. Le choix d’un lieu peut alors valoir message politique précis.
33En campagne électorale en 2002, le président sortant choisit méticuleusement les lieux de ses déplacements sur le terrain : il privilégie les villes dont le maire est RPR (Mantes-la-Jolie), et choisit par exemple de se rendre à Montauban pour la « Journée de la femme », car le maire est précisément une femme, « l’une de ces figures montantes de la “génération terrain” que M. Chirac entend mettre en avant » (Le Monde, 4 mars 2002).
34Ces exemples montrent que la présence ne produit d’effet de proximité qu’à condition d’être imputable à l’acteur. Si celui-ci obéit à une stricte obligation prescrite par son rôle (ainsi la visite au Salon de l’Agriculture pour un candidat en campagne), le bénéfice politique de la proximité physique sera faible. Idéalement, la motivation qui justifie la présence doit apparaître comme sincère, personnelle, liée au titulaire du rôle autant qu’au rôle lui-même. Lorsque c’est la personne toute entière (rôle institutionnel compris) qui fait acte de présence, celle-ci s’analyse comme légitimation du groupe visité ou de l’événement honoré. À l’occasion, les politiques sauront transformer en choix personnel ce qui relève en réalité de la contrainte de rôle. S’il est banal qu’un président inaugure le Salon de l’Agriculture, il l’est moins qu’il s’y attarde cinq heures… S’il est banal qu’un Premier ministre se rende en Corse (c’est une figure obligée du rôle), il l’est moins qu’il bouleverse son emploi du temps pour sauter dans un avion rejoindre son ministre de l’Intérieur.
« Pour une surprise, c’est une surprise. Elle s’appelle Jean-Pierre Raffarin, invité très spécial de Nicolas Sarkozy, en déplacement en Corse […]. La mise en scène très secrète a été préparée de concert avec Matignon. » (Le Monde, 28 juillet 2002.)
35Le choix d’être ici plutôt qu’ailleurs n’apparaît jamais aussi personnel que lorsqu’il est évident que l’intéressé aurait pu ne pas être là ou, mieux, que d’autres lieux auraient pu tout aussi bien justifier sa présence. La connivence entre visiteur et visités devient éclatante dès lors qu’elle s’exprime aux dépens d’un groupe concurrent délaissé. Ainsi lorsqu’il est évident que par son comportement « le premier ministre a préféré les maires aux députés pour s’exprimer sur la décentralisation ». « Alors que l’Assemblée Nationale commençait à examiner le projet de loi constitutionnelle, déjà adopté en première lecture par le Sénat, monsieur Raffarin a délibérément préféré s’exprimer dans le cadre du Congrès de l’AMF (Association des maires de France). » (Le Monde, 21 novembre 2002.)
36L’effet de proximité est certes encore plus grand lorsqu’un acteur va jusqu’à sortir du rôle pour se rendre disponible (« à titre personnel »). Mais sa valeur politique est affaiblie, l’acteur n’ayant représenté que lui-même. Une présence « à titre personnel » est une présence dépourvue de poids social et institutionnel.
37Lorsqu’il déclare se rendre à Porto Alegre « à titre personnel » (Le Monde, 21 janvier 2003), Jean-Luc Mélanchon fait ainsi la démonstration de ses convictions personnelles en se libérant de la responsabilité (et en perdant le bénéfice) d’engager, par son comportement, tous ce (et tous ceux) au nom de quoi il est habituellement habilité à parler : le PS, et en son sein le courant Nouveau Monde par exemple.
- 39 Même lecture (Libération, 22 décembre 2003) lorsque le président Chirac vient inaugurer aux côtés (...)
38Entre présence « à titre personnel » (intentionnalité sans poids institutionnel) et présence « officielle » obligée (poids institutionnel sans intentionnalité), il y a toute une gamme de justes milieux possibles. Les professionnels de la politique profitent volontiers des incertitudes et des flous qui définissent la frontière des rôles institutionnels pour jouer à la fois sur la sincérité de l’engagement personnel et sur le poids social de l’engagement institutionnel. Ainsi lorsque plusieurs ministres du gouvernement Raffarin acceptent de répondre favorablement à une invitation d’Alain Juppé, au moment même où ce dernier doit comparaître devant le tribunal correctionnel (Libération, 19 mai 2003) : « Ils sont venus, ils sont tous là », écrit ce quotidien en ouverture d’un article intitulé : « Dimanche de soutien à Juppé ». « C’était le moment pour ces proches de montrer leur solidarité »; « un geste d’affection doublé d’un geste politique ». L’intéressé se fait le premier interprète de ces présences en personnalisant la rencontre (en compagnie des « épouses »), ou en déclarant par exemple que « caler les agendas de chacun n’a pas été simple39 ».
39La présence physique des gouvernants, qu’elle suffise à faire événement ou qu’elle honore un événement existant par ailleurs, est donc toujours un moyen d’exprimer une relation de proximité à l’égard de personnes et de groupes. Mais lorsqu’elle est le fait de gouvernants occupant des positions institutionnelles fortes, la stratégie de présence engage bien au-delà d’une simple affinité entre un acteur individuel et un acteur collectif. Le premier est présent en tant que gouvernant, c’est-à-dire en tant que décideur représentant une institution habilitée à « décider », en tant que représentant d’une collectivité de citoyens, et éventuellement en tant qu’acteur engagé représentant une famille de pensée. Le politique ne vient jamais « seul », sauf justement lorsqu’il vient « à titre personnel »; il emmène ordinairement ce à quoi son rôle l’attache : une institution, une communauté, un territoire, une population, une famille politique… Sa présence peut donc engager ces instances.
40L’implication institutionnelle est repérable à travers les enjeux décisionnels de la présence des politiques. La présence des gouvernants est valorisée parce qu’elle est promesse de décision.
41On peut illustrer a contrario ce cas de figure en se remémorant les critiques encourues par Dominique Voynet, ministre de l’Environnement au sein du gouvernement Jospin, suite au naufrage de l’Erika. Alors que le premier ministre « rentre plus tôt que prévu d’Égypte et se rend sur le terrain » (Le Monde, 29 décembre 1999), celle-ci ne juge pas dans un premier temps indispensable d’interrompre ses vacances à La Réunion. Tout le monde, à droite comme à gauche, dénonce son « retard à venir sur le terrain » (Le Monde, 9 janvier 2000). L’intéressée se défend en expliquant « avoir voulu éviter tout catastrophisme » (Le Monde, 11 janvier 2000). Comparant cette catastrophe à celle dont est victime au même moment le Vénézuéla, elle invite ses interlocuteurs à « relativiser ». Par-delà la polémique, il y a de fait consensus sur la signification de la présence et de l’absence. Les autres acteurs politiques ne s’y trompent pas, qui prennent sans retard le chemin du terrain pour constater sur place les effets de la marée noire. Lors du naufrage du Prestige, Roselyne Bachelot ne commettra pas l’erreur de Dominique Voynet. Elle se rendra très vite sur les lieux du sinistre, à la différence du Premier ministre espagnol José-Maria Aznar. Le Premier ministre français se montre également plus présent que son homologue espagnol :
« “Nous sommes devant une bataille terrible”, a jugé monsieur Raffarin en découvrant les plages polluées. Parka rouge, écharpe au vent, en visite sur le littoral girondin […] le Premier ministre avait adopté une tenue sportswear mais un ton de combat. » (Le Monde, 5 janvier 2003.)
42Le président de la République n’est pas en reste. Il saisit lui aussi, quelques jours plus tard, l’occasion qui lui est donnée de faire figurer ce problème au premier rang de ses préoccupations :
« En pleine crise ivoirienne, malgré une situation internationale tendue, le président de la République a fait un déplacement éclair à Nantes, mercredi 29 janvier, pour lancer les premières assises de la Charte de l’Environnement. » (Le Monde, 31 janvier 2003.)
43On voit à travers cet extrait comment le commentaire journalistique, valorisant la présence comme implication unique et donc incomparable, reconstruit les arbitrages effectués par les gouvernants : ici l’Environnement plutôt que la Côte d’Ivoire ou l’Irak. C’est toute la hiérarchie des priorités qui, au sein d’un agenda présidentiel surchargé, est de la sorte analysée.
44La présence signifie ici affichage de l’intention d’agir. Les gouvernants, en se transportant sans délai sur le théâtre de la catastrophe, cherchent à s’attirer les bénéfices politiques de la mobilisation décisionnelle qui s’esquisse. Maires, présidents de conseils généraux ou régionaux, ministres et Premier ministre occupent le terrain et endossent une posture décisionnelle souvent spectaculaire. Il s’agit se signifier que l’on est mobilisé et que l’on est en mesure d’orchestrer la mobilisation des autres. A contrario, l’absence est analysée comme renoncement et désintérêt. Un proche de Dominique Voynet s’agace de cette inflation interprétative : « On va finir par croire qu’elle est responsable de la marée noire. » (Le Monde, 31 décembre 1999.)
45Si la présence auprès d’un groupe signifie affinité avec celui-ci, la présence au cœur d’un événement signifie donc l’implication décisionnelle. Manifestations culturelles, inauguration d’équipements publics, ouverture de colloques, remise de trophées sportifs… : les politiques cherchent à s’impliquer dans tous les dispositifs cérémoniels qui sont pour eux un moyen de s’attribuer le mérite d’événements positifs. La présence signifie alors appropriation, voire auto-imputation.
46L’implication communautaire est liée à la capacité des politiques à incarner le groupe dont ils ont la charge. La présence du chef d’État (et non du seul ministre concerné) au salon de l’agriculture est ainsi une façon de faire de ce secteur une cause nationale, et de l’événement un rituel collectif. C’est la France tout entière et non la seule France rurale (ou a fortiori agricole) que cette présence consacre. Le secteur s’efface devant la communauté nationale. La présence du même chef d’État sur les lieux d’une catastrophe suffit à la définir comme catastrophe nationale. De même encore, mais à une autre échelle, la présence d’élus locaux au sein d’une manifestation de salariés licenciés peut contribuer à la faire basculer de l’agenda social vers l’agenda politique. La souffrance des salariés et de leur famille devient celle d’un territoire tout entier, dès lors que celui-ci se trouve incarné par ses représentants élus. Il faudrait encore étudier la façon dont la présence de poids lourds de la vie politique à l’occasion d’une élection « locale » répond à une volonté de « nationaliser » celle-ci, de lui conférer une signification nationale, bref de désenclaver le scrutin et de le politiser. Il arrive aussi, à contre-courant de la logique des élections intermédiaires, que les candidats s’efforcent de dissuader les parrainages encombrants et les visites inopportunes. Un maire sortant appartenant à une formation au pouvoir peut estimer contreproductive l’affirmation de sa proximité avec des gouvernants à la popularité essoufflée.
47L’implication idéologique, enfin, peut demeurer latente si, comme dans la plupart des exemples précédents, le politique adopte une posture de rassemblement dépolitisée, ce à quoi sont en général tenus les présidents (de la République ou bien d’exécutifs locaux). Elle peut en revanche apparaître clairement chez les opposants et a fortiori chez les leaders partisans. La participation d’élus de gauche ou d’extrême-gauche à des manifestations de rue s’inscrit dans cette logique.
- 40 Bloch (M.), 1983, Les rois thaumaturges, Paris, Gallimard.
- 41 Voir la lecture classique de Marcel Mauss : reprenant les lois de sympathie (loi de similarité et (...)
- 42 Voir encore la façon dont Joël Cornette analyse le retrait progressif du monarque du champ de bata (...)
48Ces notations n’interdisent pas de s’interroger sur les ressorts profonds de la valorisation de la présence réelle. Car on ne peut se contenter d’interpréter la présence réelle comme simple procédé technique permettant d’établir une communication efficace entre gouvernés (ayant à demander) et gouvernants (ayant à offrir). Cette fonctionnalité froide de la proximité ne suffit pas. Il faut aussi, pour comprendre la valeur accordée à la présence réelle des gouvernants, prendre en considération l’histoire longue des croyances attachées à cette présence. Même si les risques d’une telle entreprise sont évidents, un détour par l’histoire et par l’anthropologie s’impose. La tentation est forte d’intégrer par exemple à l’analyse la pratique des « rois thaumaturges » décrite par Marc Bloch40. L’historien raconte comment les rois « [touchaient] de la main les malades […] : le contact de deux corps, obtenu d’une façon ou d’une autre et plus particulièrement par l’intermédiaire de la main, n’avait-il pas toujours paru le moyen le plus efficace pour transmettre d’individu à individu les forces invisibles ? ». Le toucher des écrouelles manifestait une symbolique du contact entre le roi et son sujet (« allez vers le roi » écrivait-on au XVIe siècle dans les ouvrages de médecine) que l’on retrouve dans bien d’autres rituels monarchiques. Marc Bloch mobilise Frazer et sa théorie de la magie (ici la loi de contiguïté41), non sans nous mettre en garde contre les extrapolations hâtives : « Ne transposons pas, écrit-il, les Antipodes tout entiers à Paris ou à Londres. » Lui-même souligne d’ailleurs que la popularité du toucher était aussi liée au fait que les malades recevaient une petite aumône en échange de leur démarche. Selon nous, ceci ne suffit pas, malgré tout, à délégitimer a priori une perspective de recherche attentive aux symboliques de la présence, du contact, du toucher42.
- 43 Ceci dit, le maire d’une commune visitée reconnaît que « grâce au passage du cortège présidentiel, (...)
49Le compte rendu publié dans Libération (22 et 23 octobre 2003) du voyage de Jacques Chirac à Valenciennes suggère quelques pistes pour comprendre le succès persistant de ces déplacements. Dans un contexte économique et social très lourd, il ne faut pas chercher du côté d’une adhésion naïve aux promesses que le président, (« toujours en campagne électorale ») persiste pourtant à formuler : « Les miracles, voilà belle lurette qu’ils ont fini d’y croire »; « Il ne peut rien pour nous »; « Même les responsables d’association paraissent blasés »; « la jeune mère au foyer n’attendait rien, alors elle n’a pas été déçue ». La présence présidentielle est valorisée en tant que telle, par l’attention dont elle témoigne de la part du chef de l’État : « Étrangement, tous sont contents de le voir, fiers qu’il daigne venir chez eux. » Les déclarations des « acteurs » de l’événement vont dans le même sens : « Le Président était attentif, mais il n’a fait que nous écouter » ; « c’était convivial », « ça fait un beau souvenir. Des gens m’ont appelé pour me dire que j’étais devenue célèbre » ; « Au moins Chirac est venu mettre son nez là où ça pue. Il a senti nos difficultés à rétablir le lien social lorsque les moyens manquent ». La fonctionnalité identitaire semble davantage importer que la fonction d’assistance sociale43.
Les risques de la proximité : la demi-présence
50La superposition des multiples significations et implications de la présence démontre à quel point les gouvernants sont engagés par le fait de simplement être là. À défaut de pouvoir contrôler l’ensemble des commentaires auxquels leur présence donne lieu, ils peuvent en préciser eux-mêmes la signification, pour par exemple se libérer de l’abrupte logique binaire qui ne connaît que la pure présence et la pure absence. Le discours politique dispose pour ce faire d’une grammaire autrement subtile. Contrairement en effet à ce que cette logique binaire présent-absent suggère, il y a une multitude de façons de maîtriser l’art de la présence partielle, de la demi-présence. Celle-ci s’impose en particulier pour conjurer les effets pervers d’une proximité excessive qui équivaudrait à la réduction du gouvernant (dissolution au sein du groupe dont il s’est approché, enlisement dans l’événement honoré…). L’exemple précédent de Jean-Pierre Raffarin se dépêchant sur les lieux de la marée noire du Prestige suggérait certes une présence pleine et entière que même le choix d’une tenue vestimentaire adaptée au terrain semblait conforter. À une nuance près toutefois : cette présence, simple visite-éclair, fut aussi brève qu’elle était intense. Cet exemple suggère qu’il faut toujours, pour penser la dimension spatiale de la proximité, la croiser avec la dimension temporelle. Le gouvernant ne peut être pleinement quelque part aux côtés de quelques-uns que pour une durée très brève. Il ne peut s’installer durablement en un lieu et un seul du corps social.
- 44 Goffman parle de détachement in Goffman (E.), 1974, Les rites d’interaction, op. cit., p. 104 sq., (...)
51L’optimum de distanciation-proximité s’est, on l’a dit, déplacé, en quelques décennies : mais il n’a pas fait disparaître l’obligation politique de maintenir la posture de surplomb. L’échange rapproché ne peut fonder une posture de gouvernement : il ne peut être que provisoire, ponctuel ou partiel. D’où des stratégies visant à neutraliser partiellement la présence, à se désengager, à se dégager44.
52On peut en ces termes analyser la présence du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin lors de l’Assemblée générale du MEDEF, en janvier 2003. Le sens de la présence du chef du gouvernement n’échappe à personne : « Le gouvernement a très officiellement renoué ses liens avec le patronat, rompus après l’arrivée de la gauche au pouvoir en juin 1997. En intervenant devant l’AG du MEDEF mardi 14 janvier, à Tours, Jean-Pierre Raffarin a voulu sceller la « réconciliation » entre l’État et les chefs d’entreprise qui, selon Ernest-Antoine Sellière, s’étaient sentis « ignorés et souvent méprisés » par Lionel Jospin. « Votre présence augure bien des réformes que vous avez la volonté de mettre en œuvre » a dit au premier ministre le président du MEDEF » (Le Monde, 16 janvier 2003). Faut-il pour autant conclure à une fusion ou, pire, à une confusion entre le sommet de l’État et un groupe social aussi « situé » que le patronat ? Évidemment pas. Alors même que les chefs d’entreprise présents se réjouissent de la proximité attestée (« il était dans son élément », « nous avons senti que le courant passait »), le Premier ministre doit faire preuve de modération et esquisser un contre-mouvement de détachement.
« Il a néanmoins, écrit Le Monde, paru soucieux de se dégager de leur emprise. Après une digression sur “l’intérêt privé” et “l’intérêt général”, sous le signe duquel il a placé ce “face-à-face […] en toute liberté”, M. Raffarin s’en est sorti par une pirouette : “il y a en chacun de nous un peu de France […]. Si je dis sincèrement : vive les entreprises, c’est parce que je pense fondamentalement :vive la France”. L’imperceptible embarras du premier ministre a été balayé par une ovation. »
53Il reste que, même adoucie, la stratégie de rapprochement avec le patronat fait fortement sens : « Le chef de gouvernement est venu proposer de “réconcilier l’État avec les entreprises”. Ce fut plus que cela : une rencontre chaleureuse, la “naissance d’un couple” a ironisé le PS. » Car la présence du Premier ministre en un tel lieu ne va pas de soi : « Certains se sont-ils étonnés », comme l’a noté d’emblée Jean-Pierre Raffarin, « de la présence en ces lieux du Premier ministre, une première dans l’histoire de l’organisation patronale » Il a balayé ces remarques. « Il était de mon devoir de me rendre aux devants des entrepreneurs », a-t-il affirmé.
54Les stratégies de demi-présence (on pourrait parler de présence en retrait) s’observent tout particulièrement lorsqu’il y a chez un acteur politique contradiction entre son rôle institutionnel (qui l’oblige à la distance) et son engagement partisan.
- 45 On note à nouveau le fossé symbolique qui sépare la proximité lié au fait de recevoir et la proxim (...)
55C’est ce que montre l’exemple du soutien apporté par Gilles de Robien, seul ministre UDF du gouvernement Raffarin, à la candidature de Christian Blanc lors d’une élection législative partielle (Libération, 5 décembre 2002). Le ministre est pris entre deux feux : un soutien trop manifeste romprait la solidarité gouvernementale (Christian Blanc affronte un candidat UMP), s’abstenir équivaudrait, de la part d’un élu UDF, à accepter l’intégration au sein d’une UMP hégémonique. Le choix de Gilles de Robien sera le suivant : conformément à la demande du chef du gouvernement, et suite aux pressions d’Alain Juppé (président de l’UMP), il renoncera à faire le déplacement dans les Yvelines, lieu de l’élection, mais invitera Christian Blanc à lui rendre visite à son ministère « avec une délégation de maires de la circonscription pour parler des dossiers locaux de transports45 ». À cela s’ajoute un communiqué par lequel il entend « réaffirmer son soutien amical et déterminé ». De son côté, le candidat UMP a eu droit « à la visite de trois ministres du gouvernement Raffarin ».
- 46 Jacques Chirac se fera de même représenter par son épouse (et pour les mêmes raisons) à l’occasion (...)
56C’est encore l’exemple d’un président empêché par le rôle qu’il occupe de s’engager trop directement dans une campagne électorale municipale mais qui se fait représenter par son épouse, ce qui peut s’analyser comme demi-présence, les deux conjoints jouant tantôt la carte de l’identité fusionnelle, tantôt celle de l’autonomie : « Absent, l’époux est omniprésent » écrit Libération (1 er mars 2001) lorsque Bernadette Chirac vient soutenir Marie-Josée Roig à Avignon. Dès lors que « le chef de l’État ne peut descendre dans l’arène sans écorner sa fonction », son conjoint constitue un médiateur idéal : s’il ne fait de doute pour personne qu’elle représente son mari (« elle joue les substituts du chef de l’État dans cette campagne des municipales »), Bernadette Chirac peut aussi jouer la carte de l’indépendance lorsqu’elle s’avance plus franchement sur le terrain d’un engagement partisan interdit à son mari. Celui-ci « assure n’être pour rien dans cette tournée électorale. Il [déclare] : “Ma femme a toujours fait ce qu’elle voulait” ». L’intéressée affirme de son côté être venue à l’invitation de la candidate locale en tant qu’élue locale (peut-être en tant que femme, mais l’article ne le dit pas) et non sur ordre de son mari. Les journalistes ne se laissent pas prendre à ce jeu, rappellent qu’« elle travaille pour lui », et relèvent tout ce qui amoindrit la distance entre le gouvernant et son médiateur : « Bernadette Chirac a eu droit au coup de fil de son mari pour savoir si elle était bien arrivée »; « à l’instar de son mari, elle ne crache pas sur les rondelles de saucisson et le fromage »; interrogée enfin sur la réforme du code du travail, elle laisse explicitement transparaître la nature de son rôle de représentante d’un absent (« Pour ça, il faut voir mon mari46 »).
57Le cas inverse peut aussi se présenter, lorsque la présence est rendue obligatoire par le rôle mais que son titulaire tente autant que possible, pour des raisons politiques, de se dégager. Le retrait peut être motivé par la co-présence, sur un même site, d’éléments valorisés (ceux dont on souhaite s’approcher) et d’éléments dévalorisés (dont on souhaite se tenir à distance).
- 47 Il faudrait ici, pour prolonger l’analyse, observer la façon dont la presse (d’investigation mais (...)
58En honorant de sa présence l’inauguration d’une statue du général de Gaulle à l’occasion du trentième anniversaire de la disparition de celui-ci, Jacques Chirac entend évidemment rappeler la ferveur de son adhésion au gaullisme (Libération, 10 novembre 2000). Cette banale stratégie est cependant compliquée par la présence sur les lieux du maire de Paris Jean Tibéri, avec lequel le président vient de rompre et qui traîne en cette période de campagne pour les municipales une réputation désastreuse. Les journalistes de Libération ne laissent pas passer l’occasion de s’amuser de la froideur dont fait preuve le président, « flanqué à ses côtés de Jean Tibéri, salué à la sauvette quelques instants avant ». « Dans la tribune, Bernadette Chirac prend un soin tout particulier à éviter de saluer Jean et Xavière Tibéri en détournant la tête. » En de telles circonstances, la proximité attestée par la présence (« Tibéri plastronne aux côtés de Pasqua, autre postulant à l’héritage gaulliste, venu narguer Chirac et le RPR en s’affichant sous les dorures municipales ») peut être contredite par le comportement (« Xavière n’applaudit pas la longue intervention du chef de l’État »). À l’horizon de cette stratégie de présence distanciée, le boycott pur et simple : Philippe Seguin, bien qu’ancien président du mouvement gaulliste, choisit de ne pas s’afficher aux côtés de Jean Tibéri dont il a fait sa cible principale dans la bataille de Paris47.
59L’institutionnalisation (sous une forme pacifiée) du champ politique oblige les adversaires les plus hostiles à se rencontrer, à se côtoyer, et à faire autant que possible bonne figure. La promiscuité par exemple imposée par le débat poli- tique, que ce soit sur les plateaux de télévision ou à l’Assemblée, place les professionnels de la politique en situation de double contrainte paradoxale : ils doivent accepter cette promiscuité tout en désamorçant toute interprétation en terme de connivence, de ressemblance, d’affinité. La proximité physique ne doit pas s’interpréter comme proximité politique, humaine, idéologique, sociale…
60Voici dans Le Monde (6 novembre 2002) la description d’un débat entre François Hollande et Alain Juppé :
« Ils sont à trois pas l’un de l’autre mais ils ne se voient pas. C’est même curieux de les voir ainsi s’éviter […]. Le “grand débat” qui les a opposés vient de s’achever, mais François Hollande et Alain Juppé se battent froid. Tout à l’heure, devant les photographes, ils se sont tout de même serré la main, les corps tournés l’un vers l’autre mais le visage face aux objectifs, sans un regard pour l’adversaire. »
61Le refus de tout contact qui pourrait manifester une quelconque connivence avec l’adversaire politique ou avec l’ancien allié disgracié démontre la vigueur des croyances associées à la proximité physique.
62Une illustration exemplaire en fut apportée lors de la récente visite du président chinois Hu Jintao à Paris. Fallait-il le recevoir à l’Assemblée Nationale ? Lui serrer la main ? L’écouter ? Certains députés refusèrent d’être présents dans l’hémicycle. Plus significative encore est la polémique qui, au sein du PS, fit suite à la révélation selon laquelle Laurent Fabius, qui comptait parmi ceux qui l’avaient boycotté, figurait parmi les invités d’un dîner offert à l’Élysée en l’honneur du même Hu Jintao. « Faute de Fabius ? », « Révélation de la duplicité fabiusienne ? », « Incompréhensible double langage ? » (Libération, 30 janvier 2004).
- 48 Douglas (M.), 2001, De la souillure…, op. cit.
- 49 On pourrait risquer une analogie avec l’univers de la sorcellerie analysé par Jeanne Favret-Saada. (...)
63Un détour par l’anthropologie permettrait, ici encore, de recenser tout ce qui peut être associé à un tel contact, au fil d’une symbolique qui est au fond celle de la souillure48 : l’échange de regard, la poignée de main, et bien sûr la proximité corporelle49. Que dire par exemple d’un Premier ministre qui craint d’entamer sa popularité en se rapprochant trop ostensiblement d’un candidat de sa majorité au motif que celui-ci est donné perdant : la défaite serait-elle contagieuse ?
64La visite annoncée du Premier ministre aux côtés de Patrick Stefanini, candidat UMP à une élection législative partielle, est annulée une fois connus les chiffres du premier tour. « Hors de question pour [Jean-Pierre Raffarin] d’aller ternir son image en soutenant un candidat presque promis à la défaite. » (Libération, 29 janvier 2003). Cette stratégie ne peut apparaître telle quelle, elle évoque trop crûment le lâchage d’un allié. C’est au journaliste qu’il appartient de la reconstruire, faisant comme ici la distinction entre l’officiel (« officiellement, c’est une question de calendrier ») et l’officieux (« officieusement, Jean-Pierre Raffarin a lâché son poulain »).
65C’est enfin une transformation de l’événement qui peut rendre la présence problématique, voire impossible. S’il évolue dans un sens qui n’est pas celui escompté par l’acteur politique, l’événement peut engendrer le malaise et même le départ.
« Lors du dîner annuel du CRIF, le 25 janvier, son président, Roger Cukierman, avait dénoncé “une alliance brun-vert-rouge”, ce qui avait poussé Gilles Lamaire, secrétaire national des Verts, à quitter les lieux » (Le Monde, 27 février 2003.)
- 50 Le Grignou (B.), 2003, Du côté du public…, op. cit. Une hypothèse : l’impression de proximité peut (...)
66Ces quelques illustrations, sans doute hâtives et par trop impressionnistes, devraient au moins justifier que soit prises au sérieux les stratégies politiques visant à produire ce que nous avons appelé (mais là encore l’expression est trop approximative) un effet de proximité. Il resterait bien sûr à se demander, côté électeurs (et entretiens à l’appui), comment ces stratégies de présence, de retrait, ou d’absence, sont reçues, et quels sens leur sont de fait données (et par qui50 ?).
Notes
1 Voir Boureau (A.), 1986, « Le roi », in Nora (P.) (dir.), Les lieux de mémoire : les France, 3 – De l’archive à l’emblême, Paris, Gallimard, p. 811. L’auteur évoque les contre-exemples de Louis-Philippe, trop familier selon Tocqueville, et de Louis XV, à l’inverse perçu comme « distant », en réalité « détaché de son peuple » du fait de la « privatisation » de la personne royale qui s’accomplit au XVIIIe siècle. Alain Boureau montre aussi que l’absence du roi (Charles VI pour cause de folie, Jean II pour cause de captivité) a pu favoriser les mécanismes de « projection » en faveur de la figure royale.
2 Haroche (C.), 1991, « Les cérémonies et les rituels de cour : les instruments d’une politique de communication », in CURAPP, La communication politique, Paris, PUF, p. 183-196.
3 Sabatier (G.), 1998, « Les voyages des rois en France », in Dereymez (J.-W.), IHL (O.), Sabatier (G.) (dir.), Un cérémonial politique : les voyages officiels des chefs d’État, Paris, L’Harmattan, p. 41. L’auteur note également : « Un des piliers de l’idéologie monarchique [est] le libre accès du peuple auprès de son souverain, sans distinction ni exclusive. » (p. 27). Voir aussi l’ouvrage classique de Marin (L.), Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981.
4 Cornette (J.), 2000, Le roi de guerre, essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot & Rivages, p. 265 sq.
5 Ibidem, p. 223 sq.
6 Apostolidès (J.-M.), 1981, Le roi-machine, spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, p. 139.
7 Manin (B.), 1996, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion.
8 À propos de Versailles, la proximité d’avec le monarque est finalement moins affaire de présence réelle que de portraits (« Le Brun a parfaitement réussi à rendre sans cesse présent l’absent. Dans l’ensemble du Grand Appartement, on retrouve en effet le roi démultiplié en quinze héros différents, totalisant vingt-sept représentations » in Cornette (J.), 2000, Le roi de guerre…, op. cit., p. 238). J.-M. Apostolidès va plus loin et élargit cette présence à l’ensemble des objets royaux, véritables « pièces détachées du corps du roi ». « En mangeant dans la vaisselle du roi, les nobles deviennent par contagion eux-mêmes intouchables. » in Apostolidès (J.-M.), 1981, Le roi-machine…, op. cit., p. 107-108.
9 Marc Abélès note le soin mis à délimiter « les lieux du politique » in Abélès (M.), 1997, « La mise en représentation du politique », in Abélès (M.), Jeudy (H.-P.) (dir.), 1997, Anthropologie politique, Paris, Colin.
10 Voir Dereymez (J.-W.), Ihl (O.), Sabatier (G.) (dir.), 1998, Un cérémonial politique : les voyages officiels des chefs d’État, Paris, L’Harmattan. Sur la symbolique de la « cour-en-mouvement », voir aussi Geertz (C.), 1986, « Centre, rois et charisme : réflexion sur les symboliques du pouvoir », dans Savoir local, savoir global, Paris, PUF.
11 On prend la mesure de ces évolutions par exemple en lisant le travail de Claeys (A. -S.), 1998, « La symbolique de la hauteur dans les voyages du général de Gaulle en Afrique noire », in Dereymez (J.-W.),Ihl (O.), Sabatier (G.) (dir.), Un cérémonial politique…, op. cit. « Toujours premier, toujours debout, toujours plus haut, de Gaulle se distingue des autres. » (p. 279). « L’État se met en scène pour offrir un spectacle éblouissant. » (p. 281) ; si proximité il y a, par exemple au travers du rituel de la « poignée de main », celle-ci demeure « artificielle » : « De Gaulle permet [aux Africains] de réduire la distance qui les sépare de lui sans jamais la supprimer. » (p. 290).
12 « Au moins trois jours par semaine sur le terrain », « installer huit jours durant le ministère dans une région », tels sont quelques-uns des mots d’ordre formulés par le futur Premier ministre dans son ouvrage Pour une nouvelle gouvernance, 2002, L’archipel, p. 85-86. Voir aussi Le Bart (C.), 2005, « La proximité selon Raffarin », Mots, n° 77, p. 13-28.
13 Dans ses mémoires, Robert Buron rappelle qu’il fut, en même temps que maire et conseiller général, président du Comité de développement de l’OCDE, ce qui l’obligeait à « d’incessants déplacements dans les pays du tiers-monde ». Il ajoute : « Malgré mes obligations internationales, je m’astreignais à assister régulièrement aux réunions du Conseil Général, à venir aussi souvent que possible à Vilaines-la-Juhel dont j’étais maire, à faire acte de présence à Laval… »in Buron (R.), 1978, La Mayenne et moi, Cana, p. 10. Si donc il y a bien, à cette époque, une contrainte de présence, elle se révèle infiniment moins rigoureuse que depuis les années quatre-vingt-dix.
14 On trouve une tentative pour construire scientifiquement la notion dans l’ouvrage de Bellet (M.), Kirat (T.), Largeron (C.) (dir.), 1998, Approches multiformes de la proximité, Paris, Hermès. Les auteurs distinguent, par exemple, proximités matérielle, sociale, relationnelle… Ils intègrent la notion de « proximité subjective ».
15 Cette problématique n’est pas sans lien avec les travaux prenant pour objet les corps des acteurs politiques. Voir par exemple Coulomb-Gully (M.), 2003, « Rhétorique télévisuelle et esthétisation politique : le corps [en] politique », in Bonnafous (S.), Chiron (P.), Ducard (D.), Levy (C.) (dir.), Argumentation et discours politique, Paris, PUR, p. 121 sq.
16 Selon un sondage paru dans Libération (26 août 2003), 55 % des personnes interrogées sont en accord avec l’idée selon laquelle le gouvernement a été « absent » (42 % ne sont pas d’accord). Et le même quotidien (30 août 2003) de recenser les « erreurs capitales du gouvernement » dans cette affaire, la première étant d’avoir été coupable de « trop longues vacances ». « Le Chef de l’État et le Premier ministre ne réapparaîtront qu’à la veille du Conseil des ministres du 21. »
17 On n’ose évoquer cette forme-limite d’ubiquité du gouvernant qu’est le recours à des… sosies, dont l’exemple irakien (Saddam Hussein) a montré qu’il pouvait aussi obéir à d’autres logiques (sécurité).
18 Voir les travaux de Desrosière ou de Latour, celui-ci écrivant à propos de la science (mais l’analyse est transposable à la politique) : « Comment agir à distance sur des événements, des lieux ou des gens, qui ne nous sont pas familiers ? Réponse : en ramenant chez nous par un moyen quelconque ces événements, ces lieux et ces gens […]. Le monde vient à l’homme de cabinet, au lieu que l’homme de cabinet aille au monde. » in Latour (B.), 1989, La science en action, Paris, Gallimard, coll. « folio-essais », p. 534 et 537.
19 Décrivant l’entrée dans Paris de Louis XIV en 1660, J.-M. Apostolidès écrit : « Dans une longue procession de quatre heures, Louis XIV voit venir à lui l’ensemble des corps de la société qui, par attouchement, s’intégreront à son corps symbolique. » in Apostolidès (J. -M.), 1981, Le roi-machine…, op. cit., p. 17.
20 Lecoq (A. -M.), 1986, « La symbolique de l’État : les images de la monarchie des premiers Valois à Louis XIV », in Nora (P.), Les lieux de mémoire, La nation, tome 2, Paris, Gallimard, p. 145-192.
21 Kantorowicz (E.), 1989, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, (trad.), p. 303 sq.
22 L’image du « Roi Soleil » s’analyse aussi par référence à cette symbolique de l’omniprésence : « comme les rayons du soleil pénètrent partout et luisent sur toute la terre, l’action royale se fait sentir de la même façon en tous lieux » in Lecoq (A. -M.), 1986, « La symbolique de l’État… », art. cité.
23 Voir sur ce thème les remarques de Pierre Ansart : « La médaille, écrit-il, marque la distance entre la grandeur du Roi et la fugacité des sujets, la photographie fait du chef d’État un personnage à la fois proche et familier »; « On attend [d’une pièce de monnaie] qu’elle rappelle, par l’éternité de son métal, l’immortalité de la gloire du roi » in Ansart (P.), 1983, La gestion des passions politiques, L’Âge d’homme, p. 82-83.
24 Mélonio (F.), 2001, Naissance et affirmation d’une culture nationale, Paris, Seuil, coll. « Points », p. 227-228.
25 Voir ci-après l’exemple de la statue du général de Gaulle inaugurée pour le trentième anniversaire de sa mort. Il rappelle qu’il est possible de rendre politiquement présents les disparus.
26 À la frontière des deux, la signature du leader politique reproduit à grande échelle une présence qui exprime un consentement. Voici par exemple ce que Lecoq (A. -M.) (1986, « La symbolique de l’État… », art. cité) écrit à propos des « armes de France » sous l’Ancien Régime : « Elles timbrent tout édifice habité par le roi, tout objet possédé par lui ou tout document émanant de lui. Elles sont également utilisées par toute personne détenant par délégation une parcelle de l’autorité royale : juges, notaires, maîtres de corporations, etc. »
27 Sur la télévision de l’intimité politique, voir Le Grignou (B.), Neveu (E.), 1993, « Intimités politiques. Les dynamiques de la politique à la télévision », Revue française de science politique, n° 6, p. 940 sq. Et pour une synthèse sur la télévision « compassionnelle », cf. Le Grignou (B.), 2003, Du côté du public, usages et réceptions de la télévision, Paris, Economica, p. 127 sq.
28 Mercier (A.), 1996, Le journal télévisé, Paris, Presses de Sciences Po, p. 168 et 178. Patrick Charaudeau parle de même, à propos de la télévision, de « l’illusion du contact » in Charaudeau (P.), 1997, Le discours d’information médiatique, Paris, Nathan-INA, p. 124. Voir aussi Coulomb-Gully (M.), 2001, La démocratie mise en scènes, télévision et élections, Paris, Éd. du CNRS. Analysant la campagne de 1995, l’auteure étudie l’opposition entre le « corps de proximité » d’un Jacques Chirac, le « corps à distance » d’un Édouard Balladur, et « l’élision du corps » chez Lionel Jospin (p. 107 sq.).
29 C’est nous qui soulignons. Référée au vieux clivage faits-qui-comptent vs paroles-qui-s’envolent, la stratégie de présence est située du côté des premiers, ce qui atteste de l’épaisseur que le journaliste entend lui donner.
30 L’expression bras droit est de ce point de vue assez significative… Il faudrait la rapprocher de cette autre expression, souvent utilisée en politique, avoir le bras long.
31 On a pu observer les mêmes logiques à l’œuvre dans un univers social a priori très éloigné de celui-ci, celui des passionnés de rock. Dans Les fans des Beatles (Rennes, PUR, 2000), nous avons essayé de montrer que l’appropriation d’objets, de disques, de posters, de livres… bref de tout ce par quoi la star admirée se démultiplie pour chacun de ses admirateurs, ne faisait qu’attiser le désir de la voir en chair et en os. Dans le monde politique, comme dans le monde artistique (mais dans une moindre mesure), la grandeur est indexée sur la singularité. Voir ici les travaux de Heinich (N.), 1991, La gloire de Van Gogh, Paris, Minuit ; 2000, Être écrivain, Paris, La Découverte.
32 Coulomb-Gully (M.), 2003, « Rhétorique télévisuelle et esthétisation politique… », art. cité, p. 99.
33 Une des causes de cet oubli est sans douter liée aux méthodes d’investigation en sociologie politique. Prendre pour objet les stratégies de présence des politiques suppose un suivi ethnographique très lourd. À l’inverse, il est facile d’accéder à ces matériaux solidifiés que sont les discours, les prestations télévisées, les apparitions dans la presse, etc. Les objets stockables par le chercheur sont infiniment plus confortables que les objets aussi éphémères qu’une simple présence.
34 On peut ici emprunter aux Méditations pascaliennes de Pierre Bourdieu l’opposition (elle-même empruntée à E. Schachtel) entre « sens de distance » (vue et ouïe) et « sens de proximité » (toucher et goût), et suggérer que le pouvoir politique, au même titre que l’habitus scholastique analysé par Bourdieu (et qui est une dimension de ce pouvoir), a historiquement privilégié les premiers au détriment des seconds, afin de produire « un regard souverain, qui voit de loin, au sens spatial mais aussi temporel, donnant ainsi la possibilité de prévoir et d’agir en conséquence » in Bourdieu (P.), 2003, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Points », p. 40-41.
35 La presse quotidienne régionale souscrit largement à l’idéologie de la proximité, selon laquelle « un événement proche est censé intéresser plus particulièrement le [lecteur] » in Charaudeau (P.), 1997, Le discours d’information médiatique, op. cit., p. 152. Ce qui, comme le note cet auteur, reste à vérifier.
36 Voir supra l’imposition, dans un sondage, de la notion d’« absence » pour évaluer le comportement du gouvernement lors de la crise de la canicule.
37 Goffman (E.), 1974, Les rites d’interaction, (trad.), Paris, Minuit, p. 101 sq.
38 Autre exemple de résistance à un rapprochement : « Les nationalistes corses boudent le quatrième voyage de M. Sarkozy. » (Le Monde, 21 janvier 2003.)
39 Même lecture (Libération, 22 décembre 2003) lorsque le président Chirac vient inaugurer aux côtés d’Alain Juppé le nouveau tramway bordelais. « Signe de l’attachement [du président à Bordeaux] » comme l’affirme le maire ? Signe surtout de la volonté présidentielle de donner « un coup de pouce incontestable à Alain Juppé, son protégé ». « En s’affichant à ses côtés à un mois du jugement dans l’affaire des emplois fictifs de la Ville de Paris », Chirac contrecarre les ambitions de Sarkozy et réaffirme son soutien à Alain Juppé. Cette rencontre, bien qu’institutionnelle, est interprétée en terme de stratégie politique, et non en référence aux contraintes de rôles.
40 Bloch (M.), 1983, Les rois thaumaturges, Paris, Gallimard.
41 Voir la lecture classique de Marcel Mauss : reprenant les lois de sympathie (loi de similarité et loi de contiguïté), Mauss écrit : « le magicien a le don d’ubiquité » in Mauss (M.), 1985, « Esquisse d’une théorie de la magie », Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige ».
42 Voir encore la façon dont Joël Cornette analyse le retrait progressif du monarque du champ de bataille. « Si, par sa présence, le roi rendait invincible la noblesse », cette présence réelle s’estompe fin XVIIe (1693) au profit d’un « imaginaire de la force » théâtralisé et représenté in Cornette (J.), 2000, Le roi de guerre…, op. cit., p. 200 sq. Sur les notions de mana et de baraka, sur la façon dont la force magique heureuse se transmet par contact physique, cf. Douglas (M.), 2001, De la souillure, essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte (trad.).
43 Ceci dit, le maire d’une commune visitée reconnaît que « grâce au passage du cortège présidentiel, il a gagné trente millions d’euros pour rénover sa ville ». Même si cette « manne était acquise avant la venue de Chirac […], c’est officialisé et ça fait chaud au cœur ».
44 Goffman parle de détachement in Goffman (E.), 1974, Les rites d’interaction, op. cit., p. 104 sq., détachement qu’il oppose à l’engagement exagéré qui s’apparente toujours plus ou moins à un engagement simulé. L’analyse est transposable ici.
45 On note à nouveau le fossé symbolique qui sépare la proximité lié au fait de recevoir et la proximité liée au fait d’aller au-devant, sur le terrain.
46 Jacques Chirac se fera de même représenter par son épouse (et pour les mêmes raisons) à l’occasion du Congrès fondateur de l’UMP.
47 Il faudrait ici, pour prolonger l’analyse, observer la façon dont la presse (d’investigation mais pas seulement) mobilise la catégorie du « proche » pour tenter d’impliquer par exemple les gouvernants dans des affaires. Le scandaleExecutive Life (décembre 2003) a ainsi été, pour les journalistes, l’occasion de recenser les « proches » des hommes d’affaires mis en cause. L’utilisation de photographies montrant tel politique aux côtés de ces hommes d’affaire, aussi discutable que l’usage imprécis du terme de « proche », permet d’engager la responsabilité des gouvernants.
48 Douglas (M.), 2001, De la souillure…, op. cit.
49 On pourrait risquer une analogie avec l’univers de la sorcellerie analysé par Jeanne Favret-Saada. L’efficacité magique transite par la parole, le regard, le toucher… in Favret-Saada (J.), 1977, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, coll. « folio-essais ».
50 Le Grignou (B.), 2003, Du côté du public…, op. cit. Une hypothèse : l’impression de proximité peut être un critère orientant la réception des individus les moins disposés à développer une vision abstraite du politique, concrètement les moins diplômés.
© Presses universitaires de Rennes, 2005