1Discours paritaire et discours sur la proximité sont en partie imbriqués. Leur point commun réside dans le discrédit que subit l’ordre politique. L’un et l’autre contribuent à donner à voir comme souhaitable une politique plus proche, plus quotidienne, plus concrète etc. Ils se développent sur la scène politique en suivant un rythme en partie croisé : c’est à la fin de la décennie 1990 que le thème de « la démocratie de proximité » prend progressivement et partiellement la place qu’occupait la thématique de la « démocratie participative1 ». La campagne pour les élections municipales de 2001, le vote de la loi sur la démocratie de proximité en février 2002 comme la réforme de la décentralisation engagée à partir de 2002 ont contribué à faire de la « proximité » une vertu cardinale et le vecteur idéal d’une entreprise de relégitimation du politique. Après l’élection législative de 1997, la revendication féministe d’une réforme paritaire est apparue comme essentielle. La parité apparaît porteuse de modernité et capable de changer la politique. Les débats sur la capacité éventuelle des femmes à transformer et relégitimer la politique ont été au centre du processus d’adoption de la réforme paritaire avec les votes le 28 juin 1999 de la modification constitutionnelle des articles 3 et 4 de la Constitution et le 6 juin 2000 d’une loi modifiant la plupart des modes de scrutin. Si, depuis le 21 avril 2002, il y a une indifférence nouvelle aux questions féministes et à la parité2, la première application de la parité aux élections municipales de 2001 a constitué un fort moment de congruence du discours paritaire avec celui de la proximité. Le discours de la proximité poursuit depuis le 21 avril 2002 son heureuse fortune, avec notamment le discours du Premier ministre sur la « République des proximités3 », là où le discours paritaire ne fait plus l’objet que d’une application pragmatique. On ne saurait pour autant parler de chassé-croisé tant la genèse et les contenus de l’un et de l’autre sont imbriqués, contribuant à redéfinir les qualités attendues en politique et à fixer le sens de la proximité.

2L’un et l’autre discours obéissent au même impératif : répondre à « la crise du politique », et ils se renforcent mutuellement. C’est pour partie parce que la « proximité » est devenue une vertu politique que les compétences « domestiques » des femmes sont à ce point devenues des qualités politiques, au moins pour l’échelon local. C’est pour partie parce que le discours sur les vertus paritaires est devenu incontournable en 2001 que la « proximité » a été à ce point centrale. Un tel renforcement, outre qu’il consacre une définition traditionnelle de la féminité, ne va pas sans contribuer à fixer le sens de la « proximité » ni sans transformer les qualités requises pour les hommes politiques. Les deux discours fonctionnent pareillement sur des oppositions binaires efficaces : le contexte paritaire, en faisant de l’universelle mixité le principe de la représentation politique, a activé une série d’oppositions plus ou moins encastrées dans l’opposition cardinale entre genres (ambition/altruisme, compassion/intéressement, politique professionnelle/société civile, proximité/éloignement). Le discours sur la proximité fonctionne quant à lui en réaction et par opposition à l’éloignement et à la mise à distance. L’opposition entre ce qui est proche (et lié à des principes positifs de concrétude, accessibilité, efficacité, disponibilité, dévouement) et ce qui est loin (et négatif : ambition, professionnalisme, technocratie, carriérisme, non disponibilité) rejoint particulièrement bien l’opposition structurante entre le féminin et le masculin, associée à des qualités socialement construites et fortement stéréotypées dans les discours en 2001. Les deux discours fondés sur des oppositions binaires et des séries causales congruentes se consolident et se renforcent dans leur genèse et leur amplification dès lors qu’ils visent une même exigence : répondre à « la crise de la politique ».

3Ce faisant, il semble que l’imbrication des discours sur la proximité et sur la parité, qui a atteint son point culminant lors des élections municipales de 2001, ait contribué à fixer un sens essentiellement domestique à la proximité, sens domestique qui perdure en partie aux élections législatives de 2002. L’activité politique est ainsi justifiée par une logique domestique où les représentants prennent en charge les représentés dans une éthique de la sollicitude et du soin. Cette forme de proximité n’exclut pas totalement la valorisation des formes civiques du lien politique dont les femmes seraient également porteuses. Les théories féministes, que ce soit à travers leur courant maternaliste ou leur courant participationniste, nous invitent à être particulièrement attentifs aux effets de circulation inédits entre gouvernement privé et gouvernement public dont le genre féminin en politique serait porteur. Dès lors, elles constituent une invitation à prendre au sérieux la proximité, à ne pas la considérer exclusivement comme une entreprise de légitimation rhétorique et à tenter de mesurer pratiquement les effets de la présence des femmes sur les politiques municipales.

La transformation des qualités « féminines » en qualités politiques : amplification et définition de la proximité

4L’adoption de la réforme paritaire, sa première application aux élections municipales de 2001, les formes de son application aux élections législatives de 2002, ont fortement activé les stéréotypes féminins en les transformant, de manière inédite, en vertus politiques. Ces stéréotypes ont plutôt concerné les qualités « domestiques » des femmes que les transformations civiques de la politique dont les femmes seraient porteuses selon certaines féministes. Comme en 1945, lors du premier vote des femmes aux élections municipales, l’entrée massive des femmes dans les conseils municipaux en 2001 peut s’analyser comme une opération de rénovatio de l’ordre politique et social qui honore, tout en la produisant, la différence des sexes4.

5Les théories féministes de la citoyenneté politique oscillent entre deux pôles5. Pour le courant maternaliste, la séparation rigide des sphères privée et publique telle qu’opérée par le libéralisme a conduit à l’évacuation de la sphère politique des valeurs familiales et de l’esprit de solidarité et de soin (« care »). Les théoriciennes maternalistes nous invitent à adopter une vision de la conscience politique féminine qui soit ancrée dans les vertus de la sphère privée féminine, en particulier dans les vertus du maternage. L’expérience des femmes en tant que mères dans la sphère privée leur donnerait des qualités spécifiques, une « éthique de la sollicitude » et du soin. Importée dans le domaine public, cette compassion pourrait transformer la politique. Outre qu’elle présuppose une supériorité morale des femmes, une telle conception a tendance à déployer une identité féminine essentialiste. Un autre courant féministe, qu’on peut qualifier de participationniste, invite les femmes à déployer une conscience de la démocratie souhaitable en proclamant valeurs, relations et pratiques explicitement politiques, c’est-à-dire participatives et démocratiques.

« C’est seulement en insistant sur le fait que les problèmes économiques et sociaux doivent être soulevés par l’intermédiaire de la participation active des citoyens à la sphère publique, et en valorisant la citoyenneté comme une vertu en soi, que les féministes auront réussi à proposer un projet politique véritablement émancipateur6. »

6Cette oscillation entre qualités acquises dans le monde domestique par les femmes et rénovation civique de la politique n’est pas absente des discours qui accompagnent les premières applications de la parité aux élections municipales de 2001 et aux élections législatives de 2002. Pour autant, prédominent les conceptions maternalistes liées à l’inscription historique des femmes dans le domestique. Elles contribuent à fixer la proximité dans un sens domestique plutôt que civique.

Les stéréotypes féminins en campagne électorale : des vertus davantage domestiques que civiques

7Lors de l’élection présidentielle de 2002, une partie de la communication politique des candidats a consisté à s’appuyer sur leur épouse pour signifier leur attachement aux valeurs familiales et féminines7. Les campagnes présidentielles de 2002 se sont ainsi distinguées des précédentes par l’affichage constant, sauf exception, des épouses et du cadre domestique. Après le 21 avril 2002, et durant la campagne législative jusqu’au 16 juin 2002, le thème de la parité et des femmes en politique a été relégué à l’arrière fond, tant du point de vue des stratégies des partis politiques que du traitement journalistique. Les conditions politiques ont contribué à l’invisibilisation des femmes en politique. La faiblesse du nombre de candidates pour les partis à vocation majoritaire a contribué à faire disparaître l’enjeu paritaire, les très rares articles dans la presse à ce sujet se contentant de pointer la faiblesse numérique des candidates8.

8En revanche, lors des élections municipales de 2001, avec la première application de la règle paritaire dans un contexte dépolitisé, les femmes candidates ont été survalorisées et le thème paritaire encastré dans une proximité domestique.

9Les études menées sur l’application de la parité aux élections municipales, quels que soient les sites, signalent à quel point les attentes envers les femmes reposaient sur une valorisation de vertus inédites en politique et liées à une vision traditionnelle et indépassable de la féminité. Il en va ainsi du cadrage médiatique de la campagne municipale qui a fait une large place à l’enjeu paritaire contrairement aux élections législatives9. De même, les femmes en campagne en 2001 ne sont elles-mêmes pas en reste dans cette mise en scène du genre en politique10. S’est ainsi exprimée, collectivement, une « conscience de genre » qui, pour enfermer les femmes dans une identité sexuée, a ceci d’inédit qu’elle est fortement valorisée et constituée non plus comme handicap mais comme ressource politique11. Les candidates, directement sollicitées en situation d’entretiens sur les effets de genre, développent bien volontiers un discours ritualisé sur les différences positives des femmes par rapport aux hommes : moins ambitieuses, plus désintéressées, plus altruistes, plus concrètes…

« Ben moi, je pense que je fais de la politique autrement… faire de la politique autrement c’est faire du bénévolat. Dans l’équipe où on est, y’en a qui sont aussi désintéressées, moi je vois une fille comme Monique, l’adjointe aux finances, c’est pareil, c’est une fille qui passe des heures… Et puis il y en a qui roulent parce qu’on a une indemnité d’adjoint ou parce que ça te pose ou voilà… […] Mais ce que je constate au moins là, c’est que, je ne dis pas que les hommes ne sont pas sérieux, mais la majorité des femmes est plus sérieuse que les hommes12. »
« Je suis bien dans mes mandats locaux. Moi, ce qui me plaît, c’est de faire des choses, c’est de faire du concret. Après aller pavaner en disant c’est moi qui ai le pouvoir, ça ne me branche pas du tout. Pour nous, les femmes politiques, le pouvoir c’est pouvoir rendre service, c’est le pouvoir de faire. Ce n’est pas le pouvoir d’une façon abstraite13. »

10Il n’est pas interdit de penser qu’elles s’autorisent d’autant plus facilement à mettre en avant des qualités autrefois considérées comme dominées que l’ensemble des sondages rendus publics en 2000 et 2001 insistent, dans la définition du profil idéal d’un maire, sur les qualités de « disponibilité » et de « proximité ». Certains de ces sondages font directement le lien entre les qualités attendues d’un « bon maire » et les attentes en direction des femmes14.

11Enfin, les têtes de liste, à 90 % masculine15, ont puissamment investi la parité. Elles adhèrent massivement à la thèse des effets positifs de la parité en politique16. La qualité première recherchée par les têtes de liste chez leurs colistiers est « la proximité et le contact avec les habitants17 ». Ce « sens du contact » est jugé essentiel par 73 % des têtes de liste hommes et 80 % des femmes. Les têtes de liste, et d’autant plus fortement qu’elles sont des femmes, attendent de l’entrée des femmes en politique une amélioration dans tous les domaines de la gestion municipale. Les attentes sont particulièrement nettes en ce qui concerne « l’amélioration du dialogue et la concertation avec les habitants », « la prise en compte des préoccupations des habitants », « la qualité du débat au sein du conseil municipal », dans la mesure où elles concernent plus de 80 % des têtes de liste18.

12La dimension civique n’est pas absente. Il est attendu d’elles, non seulement le portage de préoccupations inédites en politique mais aussi une amélioration de la concertation et du débat, au sein de l’arène représentative municipale comme dans les relations avec les habitants. Pour autant, ces attentes reposent sur les dispositions intériorisées des femmes plus que sur des propositions de procéduralisation de l’opinion publique locale. C’est par leurs qualités propres, leur « éthique de la sollicitude », que les femmes amélioreraient la démocratie locale, non par des procédures et des dispositifs qu’elles porteraient en propre.

13Peut-être plus encore que leur genre, c’est leur extériorité aux partis politiques qui doit conférer aux femmes la capacité à rénover la politique par l’importation de nouvelles manières de faire, spontanées et non formalisées19. 75 % des conseillères municipales et 56 % des conseillers municipaux n’appartiennent pas à un parti politique, toutes tailles de communes confondues. Cette prédominance des non encartées sur les encartées parmi les élues ne s’explique pas seulement par leur moindre disposition au militantisme partisan20. Les effets du moindre potentiel militant féminin se sont trouvés redoublés par la valeur conférée par les têtes de liste aux candidatures féminines extérieures aux partis politiques. Le profil recherché par les têtes de liste est celle de la « femme issue de la société civile », c’est-à-dire non encartée, idéalement présidente d’association.

14Entourées de discours fortement stéréotypés faisant de leurs qualités domestiques des qualités politiques positives dans le discours public, les femmes entrantes ont pour fonction de manière plus ou moins explicite en 2001 de jouer le rôle de « passeuses » entre le public et le privé. La distinction public/privé se réfère aussi bien à la distinction entre l’« État » et la société qu’à la distinction entre la vie domestique et la vie non domestique21. Dans ces deux cas, l’État correspond au public, et la famille, la vie domestique, la vie intime au privé. La différence cruciale entre les deux dichotomies est que le domaine socio-économique intermédiaire (la « société civile », les associations…) est compris dans le premier cas dans la catégorie du « privé » tandis que dans le deuxième, il est inclus dans la catégorie du « public ». L’association est alors l’outil par excellence d’un passage entre société civile et société politique. Les femmes n’assurent pas seulement le passage entre la « société civile » et la politique instituée mais aussi entre l’univers domestique et le public. Par exemple, le modèle de « la femme au foyer », en déclin dans la société, est une figure très présente à la fois parmi les candidates figurant sur les listes et parmi les élues en 2001. 15 % des conseillères municipales élues en 2001 sont sans profession déclarée alors que leurs homologues masculins ne sont guère plus de 3 % dans cette catégorie.

15Si la dimension civique n’est pas absente des croyances et des discours qui entourent la première application de la parité aux élections municipales de 2001, cette dimension est toujours reliée de manière plus ou moins explicite à l’univers domestique des femmes ou au moins à leur extériorité par rapport à la sphère partisane et politique instituée. Cette dimension civique ne s’incarne pas dans des procédures ni dans des dispositifs mais repose sur des dispositions intériorisées.

La proximité dans le contexte paritaire : un renforcement du sens domestique

16Le lien politique local est particulièrement sujet, dans les discours et les formes concrètes qu’il prend, à une oscillation entre les pôles domestique et civique. Dans leur ouvrage, De la justification. Les Économies de la grandeur22, Luc Boltanski et Laurent Thévenot explicitent les formes du « bien commun » dans la société contemporaine grâce à six principes supérieurs qui dévoilent des modèles de cités. Plusieurs ordres de grandeur valorisent l’engagement de proximité23. Pour autant, la « proximité » et la « distance » sont particulièrement sollicitées par les modèles des cités domestique et civique à la fois comme régime typique de ces cités mais aussi comme tensions entre ces cités amenant à penser leurs relations. La cité domestique valorise la proximité : il s’agit de s’occuper de chacun et de tous, la « dignité des personnes » étant liée aux soins et à l’attention dont elles font l’objet. Le lien entre les êtres est conçu comme un lien familial, c’est un territoire dans lequel s’inscrit la relation de dépendance domestique. Les grands ne trouvent une justification de leur position que dans la volonté de « protéger les petits » (avec une forte dimension sacrificielle) et dans la continuité de la tradition. La cité civique dévalorise quant à elle la proximité dans sa forme domestique, et pourtant les conditions morphologiques de proximité (un nombre d’habitant restreint sur un territoire réduit) fournissent les conditions idéales pour l’aspiration aux droits civiques. Lors des campagnes électorales, la commune est traitée par les candidats, sortants et opposants, comme le lieu imaginaire de la cité civique, celui d’un espace public organisé et contradictoire. La cité civique est ordonnée autour de la prééminence du collectif et de la volonté générale. La « grandeur » est réglementaire et la « dignité des personnes » liées à leur aspiration aux droits civiques. La proximité est ambivalente : objet de valorisation quand il s’agit de se mettre au service concrètement et quotidiennement, elle est l’objet de disqualification quand elle ne permet pas de créer une montée en généralité à même de mettre à distance ce rapport de familiarité.

17Le lien politique local ne cesse d’osciller entre ces deux pôles, ces deux modèles de cités. Lors des campagnes de 2001, le thème de la « proximité » côtoyait celui de la « démocratie locale » dans les documents de campagne et les professions de foi. L’histoire de la démocratie locale est celle de cette oscillation : communautaire et consensuel, le modèle de démocratie locale favorise historiquement les relations de face à face. La revendication de la décentralisation dans les années soixante et soixante-dix s’est faite largement au nom de la « participation », procédurale et organisée, et de la critique de l’exercice du pouvoir par des « notables ». Le projet politique des gamistes par exemple est bien de « favoriser une prise de conscience politique à partir du quotidien »; il s’inscrit dans une maïeutique visant la montée en généralité à partir du quotidien et s’incarne dans une série de procédures24. La nouvelle phase de problématisation de la « démocratie participative » dans les années 1990 va de pair avec la valorisation de dispositifs et de procédures pour lesquels l’espace public habermassien constitue la référence plus ou moins explicite25. La « démocratie de proximité », qui tend à prendre dans les discours la place qu’occupait, il y a peu, « la démocratie participative », réalise certes des compromis entre logiques domestiques et logiques civiques. Pour autant, la proximité dont il est question s’inscrit davantage dans le modèle domestique que le modèle civique. Ainsi, le dispositif des conseils de quartier dans la loi du février 2002, dite « démocratie de proximité », spécialise la « participation » à un échelon de voisinage et dépourvu de pouvoir, le quartier. De même, dans l’« acte II de la Décentralisation », la « démocratie de proximité » joue plutôt contre la démocratie participative, même si les référents participatifs ne sont pas absents26.

18La proximité, tantôt au nom de ses vertus domestiques, tantôt au nom de ses potentialités civiques, ne cesse de faire osciller les images du lien politique local entre les deux pôles, civique et domestique. On peut faire l’hypothèse, au risque de forcer le trait, que les conceptions maternalistes, davantage valorisées dans le contexte paritaire que les conceptions participationnistes, ont contribué à stabiliser la proximité dans son sens domestique. Les qualités historiquement constituées comme féminines ont fait l’objet dans le contexte paritaire d’une valorisation inédite en politique, associées à des valeurs de modernité. Bien des manières de faire campagne en 2002 attestent du déplacement d’un « ethos » traditionnellement associé aux femmes vers des hommes politiques comme le relève Simone Bonnafous27. Cette féminisation relative des qualités politiques, qu’il faut appréhender avec prudence, n’est peut-être pas sans lien avec la « proximité » telle qu’elle est présentée dans les professions de foi du second tour aux élections législatives de 200228. Disponible, à l’écoute, dévoué, sans ambition et doté du sens du sacrifice, le « député de terrain » élu en 2002, homme ou femme, présente toutes les caractéristiques de la mère de famille idéale. En même temps, le projet politique, fait de dévouement et de courtage, place, en creux mais au centre, le cumul des mandats comme ressource légitime et efficace pour « rendre service ». Aux élections municipales, il s’agit également d’être au plus près des besoins dans une relation domestique avec les électeurs, les dimensions d’ordre et de hiérarchie n’étant pas absentes à travers les thèmes sécuritaires. La modernité de la parité et des femmes en politique aurait ainsi permis de restaurer en le rénovant un modèle paternaliste de relations politiques contraire au modèle civique. L’inconscient notabiliaire et domestique qui habite le local, en dépit de la montée en puissance des thèmes et des dispositifs « participatifs », aurait trouvé, à travers l’entrée des femmes dans la politique locale sur un registre domestique plutôt que civique, une occasion de se rénover. Le modèle paternaliste de la cité domestique s’est ainsi régénéré, dans un premier temps, grâce à la modernité politique des qualités de « soin » et d’« attention ». Reste alors à prendre au sérieux les effets de la parité sur la proximité (au sens domestique), effets que l’entrée des femmes en politique a contribué à stabiliser.

La proximité travaillée par la parité : des effets de circulation incertains

19La question du stéréotype est complexe : lieu commun niveleur, accentuation unilatérale d’une banalité, il n’a pas véritablement de signification. Dans le même temps, le stéréotype sexué s’inscrit dans une histoire sociale des rapports de sexes ayant amené des sociologues à parler d’habitus sexués ou de cultures féminine et masculine29. Ce n’est pas parce qu’il stigmatise que le stéréotype est faux. Ce n’est pas parce qu’une pratique est caractéristique de la féminité dans son sens le plus traditionnel qu’elle doit être dévaluée. La culture féminine, brandie pendant les élections municipales comme argument électoral, est potentiellement porteuse d’une politisation à partir du quotidien susceptible de donner un contenu à la proximité.

20La question du lien entre sphère publique et sphère privée, historiquement constituées comme séparées par la pensée politique, est essentielle pour la pensée féministe. Geneviève Fraisse se livre à une exégèse des textes essentiels dans la pensée politique ayant imposé « ce lieu commun de la séparation du privé et du public, lieu commun tenu pour une évidence de la modernité30 ». Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, en effet, on pense d’un même mouvement le gouvernement domestique et le gouvernement politique avec la double image patriarcale du père et du roi. Le Contrat Social de Rousseau annonce un bouleversement fondamental : l’affirmation d’une dissociation entre domestique et politique, entre la famille et la cité. Sa réflexion sur le pouvoir politique le conduit à qualifier l’analogie de la famille et de l’État de « sophisme » et « d’erreur » et à démontrer l’absurdité d’un lien entre Le Père et le Prince31. Dès lors, les théoriciens du pouvoir délaisseront la société domestique, laissée au père et à la naturalité de sa fonction. « Tout penseur de politique pratique la disjonction proposée par Rousseau », l’essentiel étant d’enlever à la famille son statut politique, c’est-à-dire sa potentialité démocratique, nous dit Geneviève Fraisse32. L’exclusion politique des femmes avec la Révolution française comme leur cantonnement dans un univers domestique dominé contribue à naturaliser cette division du public et du privé.

21Les analyses et découvertes féministes à propos du genre ont des conséquences décisives sur la manière dont la théorie politique devrait se référer à la dichotomie public/privé33. Carole Pateman résumait ainsi l’enjeu de cette séparation pour les féministes : « La séparation et l’opposition entre les sphères publique et privée dans la théorie et la pratique libérales sont au cœur du mouvement féministe34. » Le slogan féministe correspondant à cette critique féministe est bien sûr : « Le privé est politique. » Ce slogan visait à dire que ce qui se passe entre les sexes et dans les familles n’est pas imperméable à la dynamique du pouvoir. Et que le domaine de la vie domestique et personnelle et celui de la vie non-domestique ne peuvent être compris ou interprétés isolément l’un de l’autre.

22Pourtant l’histoire du féminisme récent est plutôt celle d’une disjonction35 : pour résumer, on pourrait dire que le mouvement des femmes des années soixante-dix a plutôt tenté de changer par les mœurs la situation des femmes et que le mouvement pour la parité des années quatre-vingt-dix a axé ses efforts sur le public en demandant une transformation de la loi. Dans un cas, la désaffection de la vie politique institutionnelle était patente, dans l’autre, la reconduction d’une vision exclusivement publique de la politique est affirmée. Pourtant, la première application de la parité en 2001, en diffusant l’idée selon laquelle « les femmes font de la politique autrement » (du fait de leur inscription sociale dans le quotidien et le domestique) reprend l’articulation entre famille et cité d’autant plus sûrement que les qualités « féminines » se transforment en qualités politiques et que la « proximité » est investie par tous d’un sens domestique et familial. Et il n’est pas exclu qu’au-delà de leurs limites évidentes, les effets paritaires aillent dans le sens d’une circulation accrue entre gouvernement domestique et gouvernement public. La proximité entre gouvernants et gouvernés peut se fonder sur une redéfinition de l’espace domestique, celui-ci devenant politique alors qu’il constituait avant un écran entre l’individu et le politique.

Limites des effets paritaires sur la gestion locale

23Il n’est pas facile de mesurer les effets paritaires car les enquêtes de terrain sont en cours et ne permettent pas de présenter de résultats définitifs36. Malgré cela, on peut affirmer qu’une première limite aux effets paritaires réside dans la retombée du portage paritaire. La parité ne fait plus débat et du même coup les justifications d’un soutien disparaissent. Mais la principale limite aux effets paritaires tient à une relative permanence de la division sexuelle du pouvoir local.

24Les croyances et les investissements dans la parité, activant les stéréotypes associant les femmes à la gestion domestique, ont eu des effets très concrets sur la sélection des candidates : plus jeunes, plus souvent sans profession, mais aussi plus souvent non adhérentes à un parti politique, elles ne sont pas dotées, pour la majorité d’entre elles, d’expérience politique37. Or, cette expérience acquise dans un mandat antérieur ou dans un parti politique est restée nécessaire pour prétendre accéder aux postes d’adjoints en 2001. Le pouvoir local (des exécutifs locaux mais aussi des structures intercommunales) reste largement clivé sexuellement : 5,4 % des présidents d’EPCI sont des femmes et l’écart de dix points entre le pourcentage de conseillères municipales et d’adjointes dans les conseils municipaux témoigne de la rétrogradation de femmes lors de la constitution des exécutifs38. Dès lors deux scénarii sont envisageables s’agissant de leur apprentissage politique durant l’exercice de ce premier mandat municipal « paritaire ». L’un optimiste pourrait d’autant plus volontiers parier, sur leur enracinement et leur acquisition d’un capital politique, qu’elles sont jeunes. Elles seraient alors en position en 2007 d’accéder plus égalitairement au pouvoir politique local. Mais en perdant leur statut de profanes, ne risqueraient-elles pas de perdre les qualités prétendument féminines de leur rapport au politique ? Le second scénario plus pessimiste, celui du retrait, se fonde sur le constat, plus de deux ans après ce premier recrutement, d’un sentiment de « désarroi » et d’inutilité des conseillères municipales exclues du pouvoir39.

25La distribution des délégations et des postes d’adjoints reste fortement clivée sexuellement, quelles que soient les élues concernées. La répartition des postes d’adjoints comme des délégations, en PACA comme dans le département des Landes, montre une très forte partition. L’économie, les finances, la sécurité et, dans une moindre mesure l’urbanisme et l’aménagement restent des compétences réservées aux hommes. Les délégations ayant trait aux secteurs social et familial, à l’éducation, à la petite enfance, aux relations avec le public ou à la gestion du quotidien sont, à de rares exceptions près, attribuées aux femmes40. L’éventuelle importation des qualités « féminines » dans des domaines traditionnellement réservés aux hommes demeure invérifiable, faute de redistribution des rôles dans les exécutifs locaux en 2001.

26En l’état actuel des observations, la question du temps et de l’articulation des vies privée et publique ne semble pas vécue de manière problématique par les nouvelles élues. Maurice Olive et Roseline Arnaud-Kantor dressent deux portraits-types des élues à partir de leur analyse quasiment exhaustive des élues municipales de la région PACA. L’élue investie est une femme de 55 ans, bien intégrée au pouvoir local, relativement libre parce que sans enfant à charge, bénéficiant généralement d’une expérience politique et partisane. L’élue distanciée est une femme plus jeune, autour de 45 ans, moins disponible, complètement novice en politique, c’est une conseillère qui n’assiste pas à toutes les réunions. 10,3 % des élues disent consacrer une demi-journée par semaine à leur mandat, 44,6 % des élues y consacrent une à deux journées, elles sont plus du tiers à s’y consacrer près de trois jours par semaine. Si la gestion du temps ne soulève pas majoritairement de problèmes particuliers pour les femmes, c’est que chacune investit son mandat en fonction de ses possibilités et des exigences du mandat qu’elle occupe, ce temps consacré étant particulièrement élastique41. Or les élues les plus distanciées sont celles qui ont majoritairement le profil de nouvelles entrantes non politisées et sans pouvoir. La distribution des investissements dans le mandat, des profils et des positions occupées, explique que la question du temps pour les élues de 2001 soit essentiellement non problématique42.

27L’hypothèse d’un habitus féminin risque de demeurer invérifiable dans ses effets : leur position minorée rend aléatoire leur capacité éventuelle à « peser » sur la politique et les politiques, la question du « temps » et de l’articulation privé/public est en partie dé-problématisée par le profil des élues et la distribution du pouvoir, la répartition en partie traditionnelle des rôles et des fonctions rend aléatoire la transformation éventuelle de ceux-ci par des habitus sexués culturellement différents.

La politique des femmes : les prémices d’une politisation du quotidien

28Quelques expériences localisées, quelques délibérations laissent voir les possibilités d’une politisation dans le sens d’un quotidien traité politiquement. Il n’est pas interdit de penser que de plus en plus d’activités confinées jusque-là dans la sphère domestique vont se déplacer à l’extérieur, comme c’est déjà le cas, dans une certaine mesure, pour la préparation de la nourriture, l’éducation des enfants et le domaine de la santé. Dans trois communes des Landes, des adjointes et conseillères municipales s’investissent ainsi dans la mise en place d’un réseau de soutien et de veille aux personnes âgées sur la base du bénévolat dans le territoire communal43. Dans une commune de Gironde, une adjointe fait de la réorganisation des cantines (lieux et organisations) l’enjeu central de son mandat44.

29C’est surtout autour des politiques temporelles des « bureaux des temps » que l’apport des femmes apparaît mesurable à travers une tentative de conciliation des contraintes quotidiennes et d’une démarche participative. À partir de 2001, suite à un rapport d’Edmond Hervé sur le temps des Villes remis le 19 juin au Ministère de la ville et au Secrétariat aux droits des femmes, la problématique des « bureaux des temps » gagne en visibilité45. Les expériences de Poitiers, Belfort, Saint-Denis, et bientôt Paris, sont commentées dans la presse généraliste en même temps que l’ouvrage de Dominique Meda, Le temps des femmes, pour un nouveau partage des rôles, qui développe l’expérience des bureaux des temps comme une des solutions pour une société bi-active46. Ces politiques temporelles combinent plusieurs dimensions : révision des horaires des services publics en fonction des attentes des citoyens, réagencement des horaires des commerces autant que possible, ajustement des transports… Pour les femmes qui très généralement en ont la charge, il apparaît rapidement que le temps est une question quotidienne et transversale. Ainsi, l’adjointe au maire de Poitiers, chargée du Développement économique, de l’Université et du Temps, insiste-t-elle : « Ce qui est intéressant pour des élus, et j’insiste à l’attention des conseillères municipales, c’est que cette question du temps nous permet d’approcher les questions de lien social, de l’emploi, de l’égalité hommes-femmes, de l’aménagement du territoire, de la démocratie locale, de la qualité de vie47. » Cette transversalité nécessaire apparaît d’ailleurs comme la difficulté principale à la mise en œuvre de ces politiques d’articulation pour celles qui les portent, dans la mesure où elles supposent à la fois une réorganisation de l’administration municipale et une autorité sur l’ensemble des adjoints qui peut faire défaut48.

30Ces politiques temporelles pour les adjointes qui en ont la charge sont inséparables d’une démarche de participation où il s’agit de connaître besoins, modes de vie, souhaits, aspirations. C’est « une politique de la dentelle », estime l’adjointe de Poitiers, « une politique au scalpel » indique la conseillère municipale déléguée de Blanquefort. Dimension civique et dimension domestique seraient ainsi conciliées à travers ces politiques temporelles.

31En revanche, la mesure de l’investissement des femmes dans la « démocratie participative » est pour l’instant délicate à trancher. Il n’est pas certain qu’il y ait une spécialisation des femmes dans les fonctions d’adjointes au quartier ou chargées de la démocratie locale. Cette spécialisation apparaît plus nettement au niveau des agents de l’administration en charge de ces questions49. Dans l’étude menée en PACA et sur les seules délégations (et non les postes d’adjointes), il apparaît que seules 2,4 % des femmes interrogées ont une délégation aux « associations » et 2 % aux quartiers50. Il faut dire qu’il s’agit de délégations peu fréquentes en mairie en dehors des grandes communes urbaines.

32Ces quelques exemples épars ne prétendent à aucune généralisation si ce n’est pour signaler qu’en dépit de la position dominée des femmes dans les conseils municipaux, le lien établi entre femmes et proximité n’est peut-être pas uniquement rhétorique. Elles favorisent par endroit une circulation entre sphère domestique et sphère publique parce qu’elles peuvent transformer des problématiques domestiques en problèmes faisant l’objet d’un traitement politique. Le rôle, qui leur a été imputé lors de l’application paritaire, consistant à jouer comme des passeuses entre privé, au double sens de société civile et gouvernement domestique, et domaine public, ne paraît pas infondé. Reste ouverte la question de savoir comment les hommes politiques qui ont en partie endossé ces qualités féminines d’attention aux autres et au quotidien leur donnent ou non un contenu. Car une des questions de genre posée à la proximité est bien de savoir si les politiques publiques seraient les mêmes si ceux qui les élaborent étaient des personnes quotidiennement en charge d’autres personnes au lieu d’être ceux, dans la société, qui ont les moins de chances d’avoir acquis ce genre d’expériences ?