3. Réciter des visites pour agréger des soutiens
Esquisse d’une grammaire de la proximité1
p. 67-88
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1La nomination de Jean-Pierre Raffarin à Matignon a donné lieu, on s’en souvient, à d’imposants développements médiatiques détaillant son nouveau style « simple et bonhomme » et énumérant ses formules faisant l’apologie de la désormais célèbre « France d’en bas ». Dans ce cadre, il avait, comme tous ses prédécesseurs, effectué un certain nombre de déplacements provinciaux, prévus de longue date ou organisés dans l’urgence, « chez lui » en Poitou ou ailleurs en sa « République des proximités ». Les grandes vacances 2003 devaient être l’occasion de consacrer « beaucoup de temps, sur le terrain, à dialoguer avec les Français » dans le cadre d’un feuilleton que le Premier ministre avait lui-même intitulé « un été de proximité1 ». Or, voici qu’au cœur de l’hiver, tout aurait changé, comme l’indique Le Monde en une et sur une demie page du journal : désormais, J.-P. Raffarin « se prive de médias » pour « visiter les Français2 ». En se rendant de façon impromptue (i. e. sans que la visite ne soit inscrite sur son agenda officiel) dans un centre Emmaüs ou d’ATD Quart Monde, aux Restos du cœur de Poitiers, dans un hôpital ou encore à une réunion de parents d’élèves, le chef du gouvernement se rapproche des gens « sans cortège officiel ni caméra », instaurant un contact « dénué de tout protocole » et « sans intermédiaire ». Outre une note de son principal conseiller en communication datée d’octobre, tout se serait joué le 15 novembre 2003, dans le cadre d’une visite privée, à l’occasion d’un « bain de foule chaleureux sur le marché de Cassis » dont il est sorti « ragaillardi » et désireux de reproduire ce « contact direct ».
2Ce qui peut intéresser, intriguer voire surprendre dans ce « changement » de stratégie de communication, ce ne sont en aucun cas les transformations formelles des visites ou leurs justifications par les conseillers du Premier ministre. Comme on va le voir, les propositions décrivant le chef de gouvernement ou de l’État « entouré de dorures », « enfermé dans les palais de la République » (une variante possible évoque sa « tour d’ivoire ») et finalement « prisonnier de sa fonction3 » ressortissent aux stéréotypes les plus éculés dès qu’il est question de « proximité ». De même, l’effet curatif ou apaisant du contact avec la foule est une antienne de n’importe quel récit de déplacement provincial, comme l’indique par exemple V. Auriol dans son Journal : « Je suis allé à Sceaux présider, à la demande de Depreux, maire de cette ville, une manifestation folklorique. La foule a été enthousiaste, m’a salué avec effusion et cela m’a, en ce moment surtout, très touché4. » Plus courantes encore sont les occurrences visant à assurer que le titulaire de la fonction a réduit les prescriptions protocolaires auxquelles se soumettaient ses prédécesseurs, ou qu’il sait parfaitement (mieux : avec naturel) instaurer un dialogue « débarrassé de toute mise en scène ou décorum ».
3Serait-ce alors la « taille humaine » des visites qui en ferait l’intérêt ? L’article répond de lui-même : elles ne font que « reprendre la tradition » des apparitions fugitives lancées par V. Giscard d’Estaing (notons qu’on aurait pu trouver bien d’autres « origines » à cette tradition). Reste la question de la sous-exposition médiatique. L’intérêt de la démarche n’est pas évident, excepté sans doute pour l’intéressé lui-même, en lui permettant de fabriquer de la rareté (donc de la concurrence) chez les journalistes, et de « remotiver » ainsi ses sorties pour leurs principaux destinataires. En effet, l’interdiction des caméras (en fait seulement celles des chaînes nationales, comme semble l’indiquer le témoignage cité par après ?), ne signifie évidemment pas absence de toute représentation médiatique, comme cela a pu être le cas lors de sorties déguisées et secrètes du roi de Jordanie. Bien au contraire, la raison d’être de la visite, loin de résider principalement dans les connaissances accumulées par cette oreille primo ministérielle prêtée à l’expression des « doléances d’en bas », reste d’abord le fait de parvenir à se donner à voir comme « proche », précisément « à l’écoute », ainsi que le rappelle sans détour l’entourage du Premier ministre : « Avec un journal local de France 3 et un quotidien régional, on ratisse toute la population5. » D’autre part, cette moindre présence journalistique n’est pas non plus très neuve : l’exercice (et ses limites dès lors qu’il reste avant tout destiné à un public « élargi ») avait déjà été testé par F. Mitterrand entre 1982 et 1984 lorsqu’il s’était efforcé de réaliser une dizaine de visites surprises plus « spontanées » et « authentiques » (spécifiquement en banlieue et en entreprise), mais parfois si imprévues qu’elles en devenaient invisibles (donc inutiles), comme l’expliquait alors Le Figaro :
« En pratiquant ainsi, F. Mitterrand veut rompre avec l’isolement qui menace tous les chefs de l’État. […] Cette entreprise est en revanche difficile à gérer pour le service de presse de l’Élysée. Le secret quasiment total qui entoura la première opération n’avait pas permis toutes les retombées souhaitables. Depuis on cherche toujours une solution qui puisse concilier le côté privé et discret de la visite présidentielle avec l’information du public le plus large possible6. »
4Dès lors, il nous semble que ce qui reste le plus surprenant et intéressant dans le changement de stratégie hivernal de J.-P. Raffarin n’est pas vraiment ce mouvement, plus ou moins artificiel (sinon dans sa revendication, au moins dans sa réalisation effective), vers une proximité mieux éprouvée, mais précisément le fait qu’il fasse l’objet d’un traitement médiatique aussi conséquent et (largement) amnésique. La date du 3 janvier, à l’activité politique nationale engourdie, participe de la mise en première page de « l’événement ». Mais la maigreur de l’actualité n’explique pas tout. Seule une sociologie approfondie du fonctionnement des services politiques des principaux médias permettrait de comprendre pourquoi l’un des deux journalistes qui « s’y collent » est précisément le rédacteur en chef du service « France » ; comment et pourquoi l’accréditation lors des déplacements officiels est depuis fort longtemps l’une des manières obligées, pour un journaliste politique, de « faire le métier »; pourquoi ces mêmes accrédités procèdent presque toujours comme si tout cela était largement neuf (alors même que, pour l’exemple qui nous occupe, l’actuel président du directoire du Monde couvrait à l’époque les déplacements mitterrandiens); pourquoi, enfin et surtout, le journal accorde autant de place à ces opérations de communication de plus en plus mal masquées, qui plus est en répétant inlassablement et sans jamais les discuter les lieux communs les plus banals propres à ce type d’activités.
5On ne développera pas ici une telle sociologie des services politiques. Nous proposerons seulement quelques explications partielles au dernier point évoqué : la question du mouvement conjoint de répétition et d’amnésie qui caractérise très largement l’économie du récit de proximité, comme si la dernière mise en œuvre discursive et pratique du thème était à chaque fois la première, comme si elle n’avait jamais eu d’ancêtres ou de cousins.
6Dans un premier temps, nous voudrions donc montrer que cet impératif de rapprochement a une longue histoire dont les récentes raffarinades sur la « France d’en bas » ne sont que les derniers avatars. Ce rappel historique visant à montrer que les choses sont plus anciennes qu’on le croit n’aurait guère d’intérêt s’il s’arrêtait à ce constat. Regarder en arrière permet en l’occurrence de mettre en relief le double mouvement de répétition et d’amnésie dont il vient d’être question. Nous essayerons alors de donner quelques raisons permettant de comprendre l’extraordinaire efficacité de la figure sociale du rapprochement, en mettant en lumière la place, à notre sens essentielle, qu’elle occupe dans le paradigme standard de la légitimité tel qu’il peut être résumé dans la formule : « Si les gouvernants sont légitimes, c’est qu’il y a des gouvernés qui [y] croient. »
7Un mot encore pour préciser les enjeux de ce travail. Comme son titre l’indique, l’article propose une analyse des récits de proximité, laissant dans l’ombre les questions d’organisation de l’événement comme il abandonne l’étude des conditions concrètes de rédaction de ces textes. En s’efforçant, dans sa seconde partie, de mettre en lumière et de clarifier les caractéristiques et les conséquences sémantiques de leur grammaire énonciative, il tend à autonomiser, de façon relativement artificielle, cette dimension grammaticale. J’espère que ce choix problématique permettra de mettre en valeur avec d’autant plus de force ce que l’efficacité sociale de ces récits doit à la philosophie spontanéiste enkystée dans le langage ordinaire de l’acclamation, et pour cette raison trop souvent inaperçue.
L’éternel recommencement des récits de voyages provinciaux
8Ce qui ne lasse pas d’étonner dans l’exemple introductif comme, on va le voir, dans tous ceux qui l’ont précédé, c’est donc l’extraordinaire amnésie dont paraissent faire preuve sur ce thème les commentateurs de la vie politique nationale. Or, en matière de « France d’en bas », l’occurrence antérieure était pourtant très proche, à portée de main pourrait-on dire, puisqu’il s’agit de J. Chirac. Quelques semaines seulement avant la révélation raffarinienne de Cassis, le chef de l’État montrait une fois encore l’exemple en termes de contact « direct » et « chaleureux ». À l’occasion d’un voyage dans l’Yonne, le député local Philippe Auberger rappelait à tous les médias la bonne parole : « Il va reprendre son dialogue de proximité avec les Français. C’est sa marque de fabrique, sa spécialité7. » Ce énième déplacement provincial reproduit ainsi une manière de faire désormais instituée mais qui, elle aussi, a été présentée comme « innovante » à une époque pas tout à fait révolue (sans quoi il ne saurait y avoir rappel d’une « spécialité » longuement travaillée) durant laquelle, comme son Premier ministre actuel, J. Chirac inaugurait des voyages voulus moins empesés, débarrassés des lourdeurs protocolaires, bref : au plus près des préoccupations des Français. À peine entré en fonction, il imposait ainsi un « nouveau style » en s’arrêtant aux feux rouges et en faisant promulguer (en juin 1995) un décret « simplifiant le protocole ». Sa première visite est réservée à la Corrèze et, après le mouvement social de l’automne 1995, il annonce, début janvier de l’année suivante, qu’il « repart sur le terrain écouter les Français », demandant également à son Premier ministre de « dialoguer et de faire le nécessaire pour que les Français le sentent proche d’eux ». Lors de son premier déplacement provincial à la fin du même mois, dans les Deux-Sèvres, il s’assied à côté du chauffeur, déjeune à la cantine de l’entreprise Heuliez, et se met à l’écoute des Français.
9Les commentaires médiatiques font de ce déplacement le début d’un mouvement pour « aller sur le terrain », se placer « à l’écoute directe des Français », effectuer une « plongée » dans le « pays profond8 ». Le chef de l’État a un mot d’ordre incessamment répété : écouter. Et de fait, le message fonctionne à plein : la presse locale comme nationale s’applique à présenter de façon très didactique le « style Chirac ». Pas un quotidien qui n’ait proposé un éditorial, un article intérieur ou au moins un simple encadré illustrant un « voyage voulu dans la simplicité9 »:
« Pour son premier voyage officiel en province, le président de la République a choisi un département qui sent la terre et le bon sens de la province : les Deux-Sèvres. Deux jours d’immersion pendant lesquels le chef de l’État aimerait ne rien dire, simplement écouter les gens. C’est, en tout cas, ce qu’il nous a confié hier soir, ajoutant qu’à l’Élysée il se sent trop cerné et entouré de murs ; alors, il va prendre le pouls du pays. Parce qu’il est persuadé qu’il y a une extraordinaire différence entre ce que l’on dit à Paris et ce que l’on pense en province. […] Ce voyage est le premier d’une série de nouveaux types de déplacements présidentiels en province, sans bain de foule ni ministre pour accompagner le président. Et pour bien montrer qu’il ne va ni prêcher la bonne parole ni annoncer de nouvelles mesures (c’est l’affaire du gouvernement), il ne prononcera pas de discours. Tout cela pour ne pas brouiller le seul message qu’il veut faire passer : “Je vais écouter les Français”. Après son silence remarqué pendant les mouvements sociaux du mois de décembre et après avoir demandé à ses ministres d’aller sur le terrain, il donne l’exemple10. »
10Les journalistes rivalisent d’efforts pour souligner le caractère neuf de ces voyages. Il s’agit de marquer, à travers « le protocole réduit au minimum, l’absence de grand discours et d’annonce de crédits », ou encore « le dialogue direct avec les citoyens » et « [la mue] du président en enquêteur de terrain se reconnectant au pays réel », que ces deux premiers déplacements provinciaux n’ont « rien d’un voyage ancienne manière », et qu’ils illustrent au contraire « une conception moins monarchique de son rôle que ses prédécesseurs, […] une présidence modeste. Il n’avait effectivement rien d’un monarque, notre chef de l’État penché sur sa copie qui, stylo à la main, prenait sagement des notes11 ».
11Ainsi, le travail d’explication immédiate est curieusement centré sur une supposée rupture avec ses prédécesseurs pour ce qui concerne la proximité du président dans les voyages et sa capacité à se rapprocher du plus grand nombre :
« [Jacques Chirac développe] une nouvelle manière de dialoguer avec les citoyens : Pompidou recevait ses anciens amis après 20 heures, Giscard d’Estaing s’invitait à manger, Mitterrand mobilisait son réseau de relations » (Journal de 20 h de TF1 du 25 janvier 1996), ou encore « Un voyage officiel ? On aurait pu en douter, à voir le protocole réduit au strict minimum, à observer que le président n’a pas prononcé le moindre discours (tout juste de très courte allocutions de courtoisies) et qu’il a systématiquement privilégié le dialogue, d’homme à homme ou avec des groupes restreints […]. Décontracté aux chaînes de montage, décontracté avec les ouvriers à la cantine, Jacques Chirac était visiblement heureux d’expérimenter ici son nouveau style, en direct avec les Français » (La NRCO du 26 janvier 1996).
12Or, sur cette question du renouvellement vers plus de proximité, la comparaison avec F. Mitterrand et V. Giscard d’Estaing est frappante. Comme Jacques Chirac, dès son accession à la présidence, ce dernier « souhaite marquer par des gestes ses rencontres avec le peuple français12 ». On peut noter, une fois encore, que si les argumentations mobilisées sont identiques, la dénégation des expériences antérieures est tout aussi systématique : comme J. Chirac, V. Giscard d’Estaing « fait du neuf13 ». Comme lui, il se distingue nettement de l’attitude de son prédécesseur :
« Le mur si épais qui séparait dramatiquement G. Pompidou et son équipe des aspirations du pays, M. Giscard d’Estaing souhaiterait, on le sent bien, le démolir, et que le courant passe. Tout est bien là ; dans l’adhésion, dans le dialogue, dans une nouvelle attitude de confiance envers les Français, leurs élus locaux et régionaux14. »
13Comme J. Chirac encore, il avait déjà invité ses ministres à « rompre avec les barrières administratives et à aller personnellement sur le terrain15 ». La similitude des registres d’action et de justification s’impose pour « enraciner une conception moins formaliste du pouvoir où celui-ci est respecté pour ce qu’il est et non pour l’apparence qu’il se donne16 » : dans les manifestations officielles, le cortège présidentiel est réduit au strict minimum (deux motards et deux voitures); lors de son installation officielle, il renonce à la traditionnelle jaquette et se présente en complet veston ; enfin, ses voyages lui permettent « de regarder la France “au fond des yeux17”».
14Quelques années plus tard, la ressemblance avec les premiers voyages de F. Mitterrand est, là encore, tout à fait étonnante. Au petit jeu du remplacement d’un nom par l’autre, on pourrait sans aucun problème échanger les comptes rendus concernant chacun des trois chefs de l’État. L’exégèse élyséenne préalable au premier voyage officiel de F. Mitterrand en Lorraine s’apparente presque mot pour mot à celle de l’équipe de J. Chirac :
« Michel Vauzelle, porte-parole de l’Élysée, avait donné le ton dès la semaine dernière : “Le président ne va pas en Lorraine distribuer quelque aumône, mais être à l’écoute de la région, de ses forces vives…” […] Venu pour écouter, F. Mitterrand, en effet, ne s’est pas contenté de serrer la main aux élus. Avec les ministres, il a rencontré autour d’une table, pour de véritables séances de travail, les représentants des organisations professionnelles, patronales, syndicales. “Nous sommes venus pour travailler, dit-il, puis nous tirerons les conclusions utiles18”. »
15Exception faite de la présence de ministres aux côtés de F. Mitterrand quand J. Chirac voyage seul19, l’argumentation mobilise les mêmes évidences naturalisées. Tel quotidien précise que F. Mitterrand a donné le mot d’ordre de son voyage dès son arrivée en Lorraine : « Travailler et écouter20 ». Tel autre que « Le chef de l’État avait d’ailleurs fait savoir qu’il ne venait pas “distribuer des enveloppes”. […] F. Mitterrand voulait seulement se mettre à l’écoute de la région, parler directement et sans protocole avec les dirigeants d’entreprises et les représentants des syndicats21. » Comme Jacques Chirac encore, le président socialiste « déjeune à la cantine d’une entreprise22 », et visite, lorsqu’il se rend dans les Deux-Sèvres en 1983, la même entreprise « historique » que l’actuel président, le fabricant automobile Heuliez23. Enfin, là encore, on s’efforce de montrer que le nouveau président sait mieux que ses prédécesseurs mobiliser les mêmes clichés narratifs de la mise en scène du contact avec le citoyen commun : « […] Et Mitterrand écoute. Comme probablement jamais un président ne l’a fait avant lui24. »
16On nous objectera peut-être qu’il ne s’agit là que des trois derniers présidents. Or, il n’en est rien : l’ensemble des chefs de l’État depuis les débuts de la IIIe République procèdent à l’identique et font l’objet des mêmes exégèses, en tout cas concernant spécifiquement la question de l’impératif de rapprochement. Trois « épreuves de proximité » apparaissent constituées en institutions caractéristiques du rôle : le premier déplacement provincial, réservé au territoire personnel (familial ou/et surtout électif) du nouvel élu ; toujours lors de l’entrée en fonction, la revendication, discursive ou effective, d’un rapport moins rigide aux règles protocolaires ; enfin et surtout, pour ce qui nous occupe, une pratique du voyage provincial jamais démentie et toujours présentée comme une obligation inscrite dans la nature même de l’homme.
17À l’exception de Millerand, élu parisien, et de Gaulle, sans terre élective, tous les présidents débutent leur mandat par une visite « chez eux », dans leur ancienne circonscription ou ville d’élection. C’est pour eux l’occasion de se dépouiller de leurs oripeaux de campagne électorale, d’hommes de partis et d’exalter, à l’inverse, leur simplicité faite homme et leur sens de la proximité « au-dessus des partis » (là-bas, on les tutoie, les rapports à autrui sont informels et cordiaux, on leur dit les choses telles qu’elles sont, etc.).
18Tous ou presque débutent également leurs mandats en déclarant vouloir instaurer un rapport aux préséances protocolaires moins pesant qu’il ne l’était pour leurs prédécesseurs, accomplissant dans ce but quelques gestes donnant à voir cette transformation. Simplification de la tenue vestimentaire, banquets dits « populaires », usages de gestes ou manières familières (bise, tutoiement), etc. Autant de menus changements qui, tous, participent d’un registre discursif obligé dans lequel on dit vouloir s’affranchir des règles protocolaires sans pour autant jamais complètement les supprimer, sans quoi on ne pourrait plus ni en bénéficier, ni rappeler que l’on sait, mieux que les autres, s’en dégager.
19Enfin et surtout, l’ensemble des chefs de l’État et de leurs collaborateurs parcourent la province à la rencontre des Français, magnifiant à chaque occasion leur sens de la proximité. Tout au long du siècle, le registre officiel des discours de justification des déplacements est celui de la nécessité impérieuse, presque physique : il faut se donner au peuple. Les déplacements des présidents sont constamment présentés comme s’imposant à eux, comme un besoin irrépressible : celui de rencontrer le citoyen, d’aller à son contact, de se rapprocher. L’effet curatif du contact populaire est parfois exprimé de façon directe, soulignant en retour l’intériorisation très profonde chez nombre d’hommes politiques de ces représentations de l’acclamation populaire comme symptôme de l’adhésion (mais un élu peut-il faire carrière en ne croyant pas aux cris des foules ?). Ainsi pour de Gaulle :
« Hurlements de joie à Châlons-sur-Marne qui semble battre le record de la journée dans le domaine de l’enthousiasme. La bataille de la popularité est déjà gagnée. Le voyage constitue presque une cure de jouvence. Il quitte l’Élysée avec un teint épouvantable, pâle, verdâtre, rouspétant contre la claustration que lui impose sa fonction. […] Quelques heures plus tard, il retrouve la foule, les discours, les mains à serrer, et le miracle se renouvelle : sa mine rosit, son pas s’allonge et il crève tout le monde derrière lui. Son appétit aussi étonne l’entourage. […] L’esprit devient aussi plus caustique. Comme on lui rapporte que [les journalistes] ont été surpris par la chaleur de la foule ardennaise, il a ce mot : “Ils sont surpris ? Mais dans quel monde vivent-ils25 ?” »
20Assez régulièrement, il arrive aux présidents de raconter eux-mêmes cet impératif absolu du rapprochement, comme V. Giscard d’Estaing qui, lors d’une visite à la Bretagne, fait rompre les barrières de protection qui l’isolent de la foule pour permettre à celle-ci d’entrer dans la criée du port : « Voilà exactement le genre de rencontre organisée comme je les aime. […] C’est le contact le plus direct et le plus chaleureux avec les Français26. » Dans ces cas-là, la parole du chef de l’État est plus nette encore que celle de ses collaborateurs : il dit ses émotions, ses tremblements à ressentir la proximité populaire. Ainsi, le général de Gaulle a-t-il de nombreuses fois offert une courte exégèse de son besoin de contact, insistant tout particulièrement sur la mobilisation émotionnelle que celui-ci provoque enlui : « Je remercie Sens de l’accueil émouvant qu’il m’a fait ce matin. […] Le contact de mes concitoyens, de mes compatriotes de Sens, m’est profondément émouvant et utile […]27. » L’intérêt des déplacements du général de Gaulle tient à ce que les discours publics qu’il y tient consistent, pour l’essentiel, à faire l’exégèse de cette nécessité du contact, ce qui leur confère un caractère performatif étonnant. Ainsi, lors de son tour de Franche Comté en 1962, il reprend lors de chaque discours d’étape les mêmes éléments, comme ici dans la préfecture du Jura :
« Cette réunion à Lons-le-Saunier est simplement magnifique. Elle l’est d’abord par le nombre immense de tous ceux qui sont venus ici ; elle l’est aussi par le sentiment d’unanimité, c’est-à-dire d’unité française qui s’élève au-dessus de nous tous. Tout le monde sent qu’au moment où je parle, dès lors que nous élevons notre pensée sur notre patrie, sur la France, il n’y a entre nous aucune différence d’aucune sorte, et pour celui qui vous parle, rien n’est plus émouvant, rien n’est plus réconfortant que cela. À Lons-le-Saunier, je dis : merci de tout mon cœur. […]. Une des raisons pour lesquelles je suis venu parmi vous, c’est pour voir et entendre de façon à être mieux informé de ce qui se passe et mieux éclairé sur ce qui devrait être fait. […] Ce n’est pas l’époque des querelles, des disputes, des combinaisons, des clientèles ; c’est l’époque nationale, l’époque française, l’époque où il faut qu’on soit ensemble, autrement dit qu’on soit rassemblés28. […] Rien n’est plus utile, rien n’est plus encourageant que ce contact direct, cette entente directe qu’il m’a été donné de prendre avec vous tous ce soir. Vive Lons-le-Saunier, Vive la République, Vive la France29. »
21À cette parole de l’homme politique lui-même, font écho d’abord celles de ses mémorialistes, puis, plus tard, celles des hommes d’images des présidents. Cet impératif de rapprochement est ainsi conforté par les conseils des spécialistes du marketing politique30. Rien ne remplace, en dernier recours, le travail de terrain, inlassable valeur refuge du professionnel de la politique comme de son conseiller lorsque celui-ci n’a rien de neuf à proposer.
22Rien de bien surprenant dans ce que l’on vient de montrer ? Souligner la cristallisation d’un registre de justification revient effectivement à rappeler des mots entendus bien des fois déjà. L’intérêt est ici que ce registre de l’impérieux s’est imposé très tôt, dès le début du XXe siècle. Écoutons ainsi Paul Allard, autre commentateur des voyages, faire écho à ses collègues des années 1980-1990 :
« Chez nous, il n’est pas possible de faire, préalablement, le vide autour du chef de l’État. L’opinion publique ne le supporterait pas. N’a-t-elle pas protesté avec virulence contre les nouvelles méthodes (extrêmement minutieuses) qui furent appliquées lors de la visite du roi et la reine d’Angleterre ? Elle veut garder le contact avec le président et ses hôtes. Et si l’on en croit les confidences de M. Poincaré, le président, quand il se déplace parmi « son bon peuple », tend l’oreille au moindre mouvement de la foule pour savoir si “elle ne lui est pas encore trop infidèle31”. »
23Dès la fin du siècle précédent, H. Valoys, chroniqueur des déplacements de F. Faure pour l’un des quatre grands quotidiens de l’époque, Le Journal, soulignait lui aussi le discours obligé sur l’importance des contacts :
« Le trajet est très court, puisque la Bourse n’est séparée de la sous-préfecture que par la place Carnot, mais M. Félix Faure a tenu à le faire à pied, surtout pour se mettre plus en contact avec la population32. »
24Que conclure de ce trop long examen d’une modalité à la fois spécifique et banale de mise en œuvre du thème de la proximité ? Précisément que cette dernière est réglée par deux éléments : la répétition (ou la routine) du point de vue des préparateurs et agents de cette mise en œuvre, et l’amnésie (ou l’oubli de ce recours au précédent, à ce qui s’est déjà fait) du point de vue de ceux qui commentent inlassablement le geste.
Comment la proximité donne à voir des soutiens (très diffus)
25Nous allons maintenant tenter de donner quelques explications possibles à l’une et à l’autre de ces deux caractéristiques. Toutes deux sont intimement liées par la capacité reconnue aux épreuves de proximité (par ceux qui les promeuvent, les orchestrent ou en font le récit) de produire des « soutiens diffus », ou au moins des images de tels soutiens. C’est en raison de la reconnaissance jamais démentie de cette efficacité à montrer du soutien que les gestes de la proximité apparaissent autant travaillés par la routine et son déni33.
26Postuler l’efficacité intégrative des rassemblements collectifs est aujourd’hui un lieu commun, que cette efficacité permette d’affirmer, au choix (et c’est bien là le problème), l’identité du groupe en question, la reformulation/consolidation de ses croyances ou représentations partagées, la popularité ou/et la légitimité de l’homme politique ou de la cause soutenue, etc. En effet, en pratique, elle est attestée, autant dans les commentaires profanes que savants, selon un processus imputant aux comportements observables les raisons d’agir ou croyances qui doivent leur correspondre dans les têtes des participants. Constatant, sur le mode de l’évidence, la présence de l’enthousiasme, de la liesse ou simplement de l’acclamation, les observateurs de la foule en question (journalistes, policiers, communicants, hommes politiques, mais aussi la plupart des spécialistes de sciences sociales) interprètent ces comportements comme des témoignages de l’état d’esprit des participants sur le mode : « s’ils font ceci, c’est qu’ils croient cela34 ».
27Le pivot du modèle est donc joué par la description des comportements : ce sont les acclamations qui construisent la preuve parce qu’elles seules s’offrent sous la forme d’un élément objectif susceptible d’être décrit. Le processus fonctionne d’ailleurs en sens inverse : c’est lorsque la foule a été seulement présente et n’a guère produit le comportement attendu que le déplacement est considéré comme un échec35. Les chefs de l’État eux-mêmes en sont d’ailleurs persuadés, puisque, en dernier ressort, c’est à l’aune des comportements observés que l’on juge d’une popularité. V. Auriol, dans le riche témoignage que constitue son journal, revient à plusieurs reprises sur la démarche de conquête des cœurs que revêtent, à ses yeux, ses déplacements. Mais peut-être nulle part ne le fait-il mieux que lors de ses premières « fêtes de Jeanne d’Arc » à Orléans, le 8 mai 1947. Il effectue là son troisième déplacement (après un voyage sur ses anciennes terres électives et un autre en AOF) et s’enthousiasme à cette occasion de l’efficacité de ses gestes, offrant à chaque fois en preuves de celle-ci un tableau des réactions de la foule :
« On sent maintenant une ferveur et une allégresse accrues pour accueillir le président de la République, c’est-à-dire pour célébrer la République elle-même. […] J’ai fait un vibrant appel à l’union. La salle se lève et m’acclame. Le discours radiodiffusé à travers la ville a produit un très gros effet, et je m’en suis aperçu lorsque je suis sorti et que j’ai pris la tête du cortège qui va à Olivet. Sur la place du Martroy il y avait une tribune ; il paraît que, les années précédentes, là s’arrêtaient les officiels en attendant que le cortège revînt. Or ce quartier est un quartier populaire. C’est là que résident les cheminots et les ouvriers. On m’a bien dit que le trajet serait très dur puisqu’il y a plusieurs kilomètres, mais puisque les autres le font je le ferai aussi. […] Lorsque nous sommes revenus des limites d’Olivet et que nous avons traversé la grande rue, les gens qui n’avaient cessé de suivre le cortège m’ont de toutes les fenêtres fait une ovation extraordinaire et émouvante36. »
28Après quatre années de déplacements, alors que l’intérêt de la pratique paraît moindre à certains de ses collaborateurs, que le combat face à de Gaulle a sans doute usé le geste, Auriol confirme toujours l’attachement qu’il lui porte parce qu’il estime avoir grandement construit sa popularité dans les acclamations rencontrées. Ce sont, comme toujours, ces manifestations collectives qu’il met en avant pour soutenir l’intérêt qu’il y a à voyager :
« Dimanche 11 novembre 1951. Je rappelle ce que m’avait dit mon fils il y a un mois et demi à propos des déplacements en province qui étaient inutiles et qu’il ne fallait plus faire. Et puis l’accueil à Tarbes et à Chasseneuil qui a démenti ces propos et qui prouve qu’il faut absolument aller dans le pays37. »
29L’effusion des publics est évidemment constatée, à longueur de récits, par tous les autres commentateurs de voyage, au premier rang desquels, on l’a vu, les journalistes. Donnons en un seul exemple, celui de ce préfet écrivant en 1959 à « son cher ami » Olivier Guichard, alors conseiller technique au cabinet du général de Gaulle :
« L’enthousiasme populaire n’a cessé de régner le long du parcours du voyage. Plus de 10 000 à Guebwiller, plus de 20 000 à Colmar, plus de 5 000 à Ribeauvillé, ces chiffres d’auditeurs enthousiastes frappent d’autant plus les spécialistes des questions alsaciennes que le caractère alsacien est traditionnellement calme, voire renfermé. Or, peut-être plus que le nombre de personnes présentes, c’est l’enthousiasme presque délirant régnant dans cette foule qui était exceptionnel. L’enthousiasme a été encore beaucoup plus grand qu’il avait été initialement prévu38. » (il ajoute à la main : « c’était magnifique »).
30Le compte rendu préfectoral est intéressant en ce qu’il dit explicitement deux traits essentiels à la compréhension des modalités par lesquelles les épreuves de proximité peuvent être efficaces. D’abord, il souligne que l’enthousiasme est prévisible. Cela signifie, entre autres, que la liesse peut être correctement préparée, mais cela ne veut pas dire, pour autant, qu’elle en deviendrait artificielle : l’orchestration locale de la liesse (qu’on ne pourra, faute de place, décrire ici plus en détails) renvoie principalement à la mise en place des cadres, matériels et cognitifs, qui font reconnaître l’événement pour ceux auxquels il est destiné, en particulier dans ses attendus comportementaux. Le plus souvent, ces cadres matériels et cognitifs sont puisés dans des institutions de proximité (occasions calendaires, manifestations festives en marge et groupes d’encadrement locaux) dont les préparateurs savent qu’elles ont fait la preuve de leur capacité mobilisatrice en des occasions pourtant plus ordinaires39. Elles permettent ainsi de garantir du mieux possible le potentiel de motivation de l’événement, pour peu que la raison principale de son organisation, en théorie supérieurement attirante mais toujours extérieure au monde local, échoue à y parvenir. Dans le premier cas, les attentes des organisateurs sont empiriques : la prédiction y est inductive puisque l’institution considérée a déjà mobilisé les foules avec succès. Dans le second, elles sont normatives (et plus fragiles ?) : la prédiction y est logique puisqu’elle repose sur la convention suivant laquelle « une personnalité attire les foules ».
31En cohérence avec cette prévisibilité de l’enthousiasme, le préfet indique encore que le nombre reste en la matière insuffisant s’il n’est pas accompagné des comportements appropriés à ces circonstances. De ce point de vue, il est intéressant de noter que les évaluations chiffrées qu’il donne ne relèvent pas de la logique des propositions plurales, celles qui reposent sur des quantificateurs du type « un peu », « beaucoup », « une majorité », « 30 % de », etc. (en particulier, précisément, parce que les commentateurs ne peuvent donner de proportions). On peut même avancer que tous les récits de proximité attestant « l’enthousiasme » du public, obéissent de fait à la logique des propositions universelles du type « tout homme est mortel » dans lesquelles le quantificateur « tout » n’introduit pas de pluralité (la mortalité est vraie quel que soit le nombre d’hommes), mais applique distributivement le prédicat considéré (l’humanité) aux éléments d’une classe ou d’un ensemble (si homme, alors mortel). Et si les démonstrations de liesse appartiennent au registre logique des propositions universelles, c’est que les énoncés descriptifs qui les caractérisent peuvent toujours être ramenés à des formules du type « tout applaudissement (acclamation, vivat, etc.) est adhésion » (si liesse, alors adhésion). L’expression est rarement aussi explicite, parce que le voile d’ignorance qu’il faut poser sur ces pratiques pour rendre la formule acceptable tendrait rapidement à la mettre en doute. Néanmoins, c’est bien parce qu’on peut apparemment y distribuer sans problème un prédicat (le soutien, l’adhésion) que les récitations de proximité sont aussi efficaces socialement. Dès qu’on rencontre des applaudissements, on peut conclure à la présence de soutiens : c’est l’adoption de cette liaison (dont il faut encore interroger l’institutionnalisation et la naturalisation) qui importe et fonde l’efficace des épreuves de proximité, pas le fait que les applaudissements soient peu ou très nombreux40.
32En ce sens, le processus d’attestation de l’adhésion revient à constater l’existence de comportements formellement similaires, pour ensuite les agréger en déclarant leur conformité à une même opinion politique. Si l’on reprend le vocabulaire des classifications idéales-typiques wébériennes, on pourrait dire que l’on passe de l’attestation d’une activité « par similitude » (M. Weber donne l’exemple d’une foule d’individus ouvrant leurs parapluies devant une averse, « « comme si » l’activité avait été déterminée par un règlement convenu ») à l’interprétation des raisons « subjectivement significatives au comportement d’autrui » typiques d’une activité communautaire41. Comme à son habitude, M. Weber rappelle qu’il ne s’agit là que de catégories analytiques qui, en pratique, intègrent des processus susceptibles de s’interpénétrer :
« De toute évidence, les transitions entre l’activité “conditionnée par la masse” et l’activité communautaire sont en réalité parfaitement flottantes. […] Il y a une vaste gamme de transitions qui mène jusqu’au cas d’une activité communautaire très spécifique, au sens où l’on imite un comportement parce qu’il passe pour le signe de l’appartenance à un cercle de personnes qui (pour une raison ou une autre) revendiquent un « honneur social » spécifique et en jouissent d’une certaine mesure42. »
33Le glissement qui nous intéresse, de la similitude des comportements à la collectivisation des opinions, pourrait donc relever de telles transitions. Pourtant, il me semble que ce n’est pas le cas parce qu’il n’est jamais véritablement justifié. Si cette justification est absente, c’est que, comme le rappelait P. Bourdieu, l’électorat comme la foule sont typiquement des agrégats d’individus isolés séparés de leurs groupes d’appartenance qui, pour cette raison, n’ont pas en eux-mêmes le principe de leur rassemblement, de leur unité, de leur agrégation (alors que c’est ce qui est présupposé lorsque sont employées des formules du type « la ville » ou « la France est dans la rue43 »).
34Une « note d’analyse des réactions de l’opinion publique », rédigée en février 1959 par le membre du cabinet présidentiel chargé de l’organisation des déplacements gaulliens, offre un témoignage exemplaire de ce registre de la démonstration d’enthousiasme, registre qu’elle établit, de façon tout à fait intéressante, dans une double confrontation/comparaison avec, d’une part, l’opinion publique, encore dominante à l’époque, fabriquée par les partis et la presse « d’opinion » et, d’autre part, celle, encore balbutiante, construite par les sondages :
« Le voyage dans le Sud-Ouest fait ressortir un contraste entre certaines prévisions pessimistes et la réalité de l’accueil qui a été fait au général de Gaulle. Certes, il ne manquait pas d’observateurs qui s’attendrissent de retrouver intacte sa popularité. Il n’en faut pas moins remarquer que : 1) La presse d’opposition, notamment L’Humanité, Libération, a annoncé un revirement de l’opinion à l’égard du général de Gaulle […]. 2) Ainsi La Dépêche du Midi avait publié un article sévère pour le chef de l’État : […] 3) Certains syndicats et certaines associations avaient diffusé des consignes d’abstention et de silence […]. 4) Sur la foi de ces préparatifs et de ces mots d’ordre, les autorités responsables de l’organisation du voyage paraissaient éprouver quelques craintes.
La réaction de la population a fait justice à ces pronostics. En présence de ce fait, les réactions de la presse sont les suivantes :
I. Constatation de l’enthousiasme soulevé dans les populations du Midi par la présence du général de Gaulle. Seule la presse communiste apporte sur ce point des restrictions. La Dépêche du Midi elle-même, obligée de se mettre à l’unisson avec ses lecteurs, parle de « marche triomphante », de « villes débordantes d’allégresse ». Selon l’opinion générale, c’est à Pau que fut atteint le plus haut degré d’émotion populaire. […] Parmi les motifs de satisfaction que l’on trouve exprimés dans la presse, il faut noter : Le contact direct avec la foule, l’absence de barrière policière, la simplicité du costume. […]
II. Réactions d’approbations nuancées de critiques. Un éditorial de Combat oppose l’enthousiasme populaire à l’occasion du voyage aux difficultés d’ordre économique que rencontrent les milieux ouvriers dans leur vie quotidienne. […]
III. Réactions d’opposition et de dénigrement systématique. […]
En conclusion, l’analyse de la presse met en évidence une profonde divergence entre l’opinion et les vœux des organismes syndicaux et politiques, d’une part, et l’accueil de la population, d’autre part. […] En prenant les faits, au sens strict, la seule affirmation indiscutable qui se dégage du voyage dans le Sud-Ouest vaut pour le comportement des Français réunis en foule vis-à-vis d’un chef prestigieux. Théoriquement, subsistera la possibilité de mécontentements individuels exploitables sur le plan politique par les partis d’opposition. La distinction entre le général de Gaulle et son gouvernement favorise de telles manœuvres. En rentrant chez soi, chacun, en même temps qu’il conserve l’image exaltante d’une grande journée, retombe sous l’influence permanente et directe de son parti, de son syndicat, de son journal.
Il n’en reste pas moins qu’un ensemble de constatations autorise des conclusions très encourageantes.
C’est d’abord le caractère contestable de tous les pronostics pessimistes d’origine plus ou moins empirique. Les évaluations de la presse, les jugements du corps préfectoral lui-même reflètent bien plus des craintes ou des espoirs que des constatations objectives. Les lettres, pétitions et doléances qui ne procèdent jamais d’un échantillon de population statistiquement représentatif, n’autorisent pas à conclure. Seul un sondage d’opinion publique aurait, dans des limites déterminées, une signification. Or, il ne semble pas qu’on y ait recouru récemment.
Il ne semble pas excessif d’assimiler l’hommage fervent des foules du Midi à l’acte de foi du référendum et d’estimer, comme le font beaucoup d’éditorialistes, que rien, depuis cette date, n’a profondément changé dans les esprits44. »
35Le principe de rassemblement que nous avons rappelé, revenant à poser une équivalence entre comportement acclamatif et expression d’une adhésion, est toujours conféré ex-post, par les commentateurs eux-mêmes. Il consiste de fait à adopter le postulat suivant : les gouvernés se comportent comme s’ils obéissaient à une même maxime, à un même ensemble de valeurs ou de représentations, sans que l’on soit pourtant jamais en mesure de confirmer solidement la « présence » de ces représentations intérieures. C’est précisément ce qu’Olivier Ihl notait en disant de l’acclamation qu’elle « fabrique l’image d’une adhésion collective que peut n’attester aucune volonté individuelle45 ». On ne saurait mieux résumer, me semble-t-il, le problème, évoqué précédemment, de la double absence nécessaire au bon fonctionnement des épreuves de proximité que promeuvent les visites officielles : absence de la majeure du syllogisme interprétatif – accepter que « tout applaudissement est adhésion » est la condition nécessaire à l’imputation collective de croyances – et absence d’un principe endogène d’agrégation du groupe. C’est en raison de cette impossibilité à livrer des volontés individuelles qui attesteraient des images d’adhésion collective que l’on peut qualifier les individus concernés de « soutiens diffus », ceux dont on estime qu’ils soutiennent, ou perçoivent les gouvernants comme légitimes, sans jamais leur demander de confirmer que c’est bien le cas, suivant largement la formule : qui ne dit mot (ou ne s’oppose pas) consent. C’est là que résident l’intérêt de ces pratiques et la source de leur efficace, le fait qu’elles jouent un rôle central dans la reconnaissance par les appareils et directions administratives, enfin par les gouvernants eux-mêmes, de la légitimité de leur domination. Tout est question d’interprétation des conduites par une même et unique maxime (d’où l’importance du travail d’exégèse consistant à répéter un récit linéaire sans jamais livrer les multiples et diverses raisons locales de la participation).
36Il faudrait encore ajouter que si aucune volonté individuelle n’atteste l’adhésion collective fabriquée par les images d’une foule acclamante, aucune ne la rejette véritablement non plus. Dire cela ne signifie pas que la pratique du déplacement n’a pas été, encore récemment, le lieu de « manifestations dépendantes46 » ayant occasionné heurts avec les forces de l’ordre, cris ou crachats hostiles au président (comme lors de sorties en banlieue du candidat Chirac début 2002), ou excréments animaux lancés par des paysans en colère sur sa voiture (comme lors d’une visite de F. Mitterrand à Blois en 1991). Moins encore que le geste présidentiel n’est pas critiqué. Il est des articles de journaux d’extrême gauche ou d’extrême droite qui rejettent fortement le principe même du déplacement présidentiel. Pour autant, ces attaques visent le plus souvent le caractère vaniteux des voyages, proche du ridicule parce que le chef de l’État singerait les fastes monarchiques (ainsi, par exemple, des caricatures de Raymond Ier (Poincaré) dans L’Humanité en 1913). C’est également leur coût qui est visé, plus rarement (et de façon significative) leur aspect fabriqué ou artificiel. Mais, dès lors que les articles s’intéressent au public des visites, ces comptes rendus censément « critiques » constatent, comme les autres, l’existence des acclamations, se retrouvant soit pris au piège de l’interprétation des comportements (si untel applaudit, c’est qu’il adhère), soit dans une posture dénonçant « l’abrutissement des masses » sur le thème « élections, piège à cons47 ». Voilà exactement ce qui est arrivé à La Dépêche du Midi lorsqu’elle a finalement été, à la grande satisfaction de l’ordonnateur des voyages gaulliens, « obligée de se mettre à l’unisson avec ses lecteurs48 »: doutant a priori des capacités du général à susciter l’enthousiasme dans sa traversée du Sud-Ouest, elle ne peut, au terme de ce qui s’apparente à une démonstration, qu’attester les débordements d’allégresse.
37Pourquoi les récits de proximité, dès lors qu’ils abordent la question de l’acclamation, de l’applaudissement, ou seulement de la « participation » collective, se retrouvent-ils immédiatement pris au piège de l’interprétation (nécessairement intégrative) des états d’esprit ? Disons immédiatement que la réponse est largement contenue dans la question : parler d’acclamation ou d’applaudissement, c’est déjà adopter (sans en avoir le choix) une philosophie de la conscience enkystée dans notre langue ordinaire. Ce qui rend ainsi très difficile la réfutation des propositions concluant à l’adhésion des participants, c’est le fait qu’elles reposent sur l’emploi d’une grammaire descriptive qui présuppose l’adhésion des âmes : une description « mince » de l’applaudissement (frapper dans ses mains en rythme continu) est toujours insuffisante à dire ce que représente le fait d’applaudir, mode « épais » de description dans lequel l’adhésion est déjà encastrée dans le langage (il est comparable au fait d’obéir, impliquant un geste manifestant physiquement l’obéissance – par exemple claquer les talons – bien que celui-ci soit toujours insuffisant, à lui seul, à signifier celle-là49). Il en est de même du terme liesse, impliquant aujourd’hui improvisation et spontanéité, même si l’étymologie, comme les usages historiques du mot, ne le supposent pas50.
38Le préparateur des voyages gaulliens joue admirablement des potentialités de cette grammaire lorsqu’il rappelle qu’il existe des « faits », des « affirmations indiscutables », et que celles-ci portent non directement sur la présence d’acclamations, mais bien sur « le comportement des Français réunis en foule autour d’un chef prestigieux ». Procédant ainsi, il confère un tour objectif à sa description qui la rendra d’autant plus difficile à contredire : effectivement, au plan comportemental, impossible de nier la présence des cris et des applaudissements. Ce n’est qu’ensuite qu’il adoptera plus franchement le vocabulaire de la ferveur pour, imperceptiblement, glisser des comportements aux esprits touchés, comme lors du référendum, par la « foi ». En saisissant les logiques de l’impossibilité relative à sortir du registre de l’adhésion, on comprend sans doute mieux les raisons de l’amnésie des commentaires : décrire ce type d’épreuves de proximité (et comment ne pas le faire lorsqu’il s’agit de son métier ?) revient à répéter, au moins a minima, des démonstrations d’enthousiasme. Dire que l’amnésie apparente des comptes rendus est largement liée aux présupposés mentalistes de notre grammaire de la liesse, c’est également, soulignons-le, percevoir que l’analyse de ces récits ne saurait aucunement se résumer à une accusation d’hagiographie ou de propagande (le cas des articles de la presse d’opposition « se résignant » à constater l’enthousiasme est évidemment une illustration supplémentaire du même constat).
39C’est précisément une telle philosophie de la conscience que nous avons adoptée précédemment en écrivant que les spectateurs agissaient comme s’ils obéissaient à un principe commun dont on ne pouvait attester l’existence dans des « volontés individuelles ». Dire cela revient en effet à accepter la logique de l’antécédence des pensées sur les mouvements, de l’intérieur sur l’extérieur. Or, l’adoption de ce point de vue mentaliste a des conséquences difficiles à admettre pour les actions qui nous intéressent : applaudir ou acclamer reviendrait alors non plus à faire une chose (frapper dans ses mains ou crier), mais deux choses à la fois : d’abord former la volonté du mouvement (je veux applaudir), puis accomplir ce mouvement (je frappe dans mes mains). Tenir ces deux « épisodes » successifs pour réels et systématiques conduit à concevoir la possibilité d’une dissociation entre la réalité de la volonté et celle du mouvement, c’est-à-dire à admettre que j’applaudisse sans que mes mains ne s’entrechoquent. Or, le mouvement des mains n’est pas le symptôme d’une volonté antérieurement formée qui pourrait exister seule : il n’y a pas de sens à dire de quelqu’un qu’il voudrait applaudir, que rien ne l’en empêche (ni un obstacle physique, ni sa timidité renforcée par le fait que personne n’applaudit autour de lui, etc.), et que pourtant ses mains ne se rejoignent pas en rythme51. La critique des volitions portée par Wittgenstein et Ryle m’intéresse ici parce qu’elle est une manière logiquement aboutie d’énoncer un point de vue qui a, me semble-t-il, son équivalent sociologique qu’un même biais intellectualiste tend fréquemment à laisser dans l’ombre des « bonnes raisons ». Elle revient en effet à rappeler qu’applaudir ou acclamer sont des actions dont nul n’a à se justifier en les réalisant, des actes que l’on peut accomplir sans avoir à les expliciter, ni pour les autres ni « pour soi-même », c’est-à-dire sans avoir à former dans son esprit une représentation de ce qu’est un applaudissement (sans parler d’une représentation des sens dont il est porteur et des usages qui peuvent en être faits).
40En ce sens, l’applaudissement et l’acclamation représentent bien des institutions dont l’usage repose sur des règles normatives socialement constituées et collectivement apprises (elles intègrent notre police intériorisée des comportements). À quelqu’un qui nous demanderait comment nous savons que des gens vont applaudir ou acclamer au terme d’un spectacle ou au passage d’une célébrité (et d’autant plus sûrement que le contexte l’impose), on ne saurait répondre autre chose que « c’est comme ça qu’on fait » en de telles circonstances. Car s’il fallait que chacun de nous redéfinisse les obligations, sens et usages liés à l’applaudissement à chaque occasion où le geste est attendu ou s’impose (mais comment savoir même cela sans mode d’emploi, si l’on n’admet pas que le geste a des règles sociales d’usage ?), personne n’applaudirait jamais tant semble infini le nombre de clauses d’application de la règle sur lesquelles il faudrait s’accorder52. Ainsi perçus, les gestes acclamatifs appartiennent à cet ensemble d’institutions incorporées qui fonde le caractère capacitaire de notre socialité : dans la tradition sociologique durkheimienne, l’ordre stable des sociétés différenciées ne repose pas sur la convergence des volontés ou l’harmonie des intérêts, mais d’abord sur le fait que les gens usent des mêmes règles. En ce sens, la détermination du caractère institué des actes acclamatifs n’est qu’une des multiples attestations de l’antécédence d’un ordre normatif (puisque des incorrections sont toujours possibles) à nos actions, ordre qui rend celles-ci appropriées et sensées.
41Le récent phénomène des Flashmobs (« foules ou regroupements éclairs ») offre une excellente illustration par défaut de ce caractère institué de l’applaudissement ou de l’acclamation. L’opération, importée des États-Unis, consiste à faire se réunir un nombre important de gens qui ne se connaissent pas en un lieu public à une heure donnée, et à les faire accomplir « dans le vide » ou « pour rien » des gestes communs aux rassemblements de foule, comme applaudir, former une haie d’honneur, réaliser une holà, ou se mettre à crier un mot d’ordre53. En ce sens, l’artificialité et la loufoquerie revendiquées des Flashmobs peuvent les faire assimiler, sur un plan pratique, aux exercices de pensée chers aux philosophes, et en particulier à ceux qui tiennent la philosophie pour une démarche avant tout analytique54. En effet, l’accomplissement « sans raison valable » de comportements normalement réservés à des circonstances spécifiques (l’absence de bonnes raisons étant visible dans l’incrédulité des réactions des passants) met à nu, en creux, leur caractère socialement obligé à certains moments collectifs (sans toutefois, répétons-le, qu’ils soient nécessairement réalisés « en toute connaissance de cause »).
42Sur un autre plan, c’est encore notre usage ordinaire de l’intentionnalité qui naturalise les processus d’imputation de croyances en la légitimité des gouvernants chez ceux qui acclament. En effet, ces processus reposent sur un modèle suivant lequel toute conscience est conscience de quelque chose. Or, note V. Descombes, de telles formules « ont le défaut de masquer le point décisif : elles assimilent l’intentionnalité des actes ou des états mentaux à une transitivité, au sens grammatical de la propriété qu’ont certains verbes d’avoir un objet direct. Pourtant, tout l’intérêt de la notion d’intentionnalité est de nous inviter à ne pas confondre la grammaire des verbes psychologiques (comme « percevoir », « aimer », etc.) avec celle des verbes transitifs ordinaires ». Il donne l’exemple de la différence entre trouver et chercher : on trouve toujours quelque chose, on ne peut pas trouver sans qu’il y ait un objet qui corresponde à ce qu’on a trouvé (« donc trouver n’est pas intentionnel [ou ne l’est pas entièrement] »); par contre, on peut chercher sans trouver, ou parce que ce qu’on cherche n’existe pas (donc chercher est « pleinement intentionnel »)55. C’est le même type de transitivité obligée que l’on impose aux verbes qui nous intéressent en considérant qu’on applaudit ou acclame toujours quelqu’un ou quelque chose. Or, ces actions ne sont en rien nécessairement transitives. Leur opacité référentielle est ici complète, soit qu’il y ait erreur manifeste sur la personne applaudie56, soit, surtout, qu’il n’y ait pas de sens à vouloir désigner avec précision le prédicat sur lequel porte l’acte parce qu’il est indiscernable (on peut penser ici aux débats sans fin sur le fait de savoir si ce qui est applaudi est le rôle politique ou le titulaire de ce rôle) ou… parce qu’il n’existe pas (l’agent applaudit, comme ses voisins, et c’est tout : il n’applaudit rien de particulier). C’est précisément ce flou, cette opacité de la référence qui rend l’imposition de transitivité très intéressante : elle permet évidemment au commentateur en troisième personne de décider souverainement (et sans possibilité d’être entièrement contredit) de l’intention de l’agent et de son objet. Même s’il est particulièrement flou et peu assuré, c’est bien l’efficacité sociale réelle de ce processus qui permet, in fine, de construire des collectifs « d’adhérents » ou de « soutiens » comme, sur le plan de l’acte de vote, les entrepreneurs politiques fabriquent des électorats en agrégeant des suffrages sous la bannière de l’adhésion à leurs idées.
***
43Pour terminer, nous indiquerons simplement que nous pensons rejoindre, à partir d’éléments empiriques, les conclusions proposées par M. Dobry dans un article récent où il examinait quelques-uns des fondements et caractères du « paradigme standard de la légitimité57 ». L’expression désigne une « vision idéalisée » des rapports entre gouvernants et gouvernés dans laquelle la légitimité des premiers dépend de l’adhésion, du soutien, bref : des croyances des seconds. Sans doute aura-t-on immédiatement reconnu quelques-unes des formules les plus typiques des récits d’épreuves de proximité dont il vient d’être question. Or, dans sa discussion de la théorie wébérienne de la légitimité, M. Dobry met en relief trois éléments problématiques du point de vue du paradigme standard.
- L’existence de motivations ou de croyances des gouvernés en la légitimité des gouvernants n’est pas forcément centrale ou nécessaire à la stabilisation d’un ordre politique : l’important est plutôt que les premiers se comportent comme s’ils obéissaient aux injonctions des seconds, comme si celles-ci étaient bien la maxime guidant leur conduite.
- En conséquence, on ne peut en aucun cas déduire les croyances des gouvernés des revendications de légitimité des gouvernants, et les unes et les autres peuvent fort bien ne pas coïncider, sans pour autant que cette non-coïncidence soit un signe de fragilisation de la domination (puisqu’il suffit que tout se passe comme si la correspondance entre revendications et croyances était effective).
- Enfin, ces revendications de légitimité doivent principalement être analysées comme à destination non des gouvernés, mais d’abord des gouvernants et des appareils administratifs qui les soutiennent : elles sont des autojustifications de légitimité aidant au « confort » d’exercice d’une domination.
44Au terme de cet article, il me semble que les agrégats de rue représentent l’un des « objets » où ces trois caractéristiques théoriques du travail de légitimation se dévoilent empiriquement avec une particulière évidence. L’imputation de croyances à partir des comportements acclamatifs lors de chaque visite ressortit pleinement, on l’a montré, de la logique du « comme si » : elle consiste précisément à faire comme si les comportements observés étaient causés par une maxime commune dans les têtes des individus présents. La non-coïncidence des revendications de légitimité du visiteur et des croyances des gouvernés (et évidemment l’impossibilité de déduire les secondes des premières) découle logiquement de ce processus interprétatif infondé : rien ne permet de justifier empiriquement qu’on fasse de l’applaudissement la conséquence nécessaire des croyances en la légitimité du visiteur (ce qui ne veut pas dire qu’il ne le soit pas). Ce qui n’empêche pas, in fine, que la présence des acclamations, travaillée par ses innombrables récitations, puisse participer à renforcer les croyances en la légitimité de la domination, sinon auprès des gouvernés, au moins pour ce qui concerne les gouvernants et leurs appareils administratifs. En ce sens, les récits administratifs et médiatiques, écrits dans cette « langue officielle ordinaire » qui passe son temps à interpréter des figures en liesse, représentent effectivement de puissants instruments d’autojustification. C’est peut-être cet aspect autoréalisateur dont rend compte l’amnésie des commentaires : ne pas répéter, faire comme si tout ne s’était pas déjà passé ainsi avant et ailleurs, ce serait finalement nier, en allant à l’encontre d’inférences psychologiques profondément naturalisées, que les vivats et applaudissements sont les indiscutables témoins (sinon creusets) de toute adhésion ou popularité.
45Cette capacité reconnue des images de liesse collective à asseoir des légitimités sociales ne va pas sans poser des problèmes importants pour ce qui concerne la définition du lien social. Elle a en effet pour caractéristique essentielle (bien que sans doute passée par trop inaperçue dans les pages qui précèdent) de placer au fondement de l’intégration sociale des questions de ressemblance, physique et psychologique : à comportements identiques consciences semblables. Durkheim écrivait, dans sa description des formes de solidarité mécanique, que les « primitifs » avaient des états de conscience communs parce qu’ils possédaient les mêmes conditions d’existence. C’est précisément en ce sens que l’efficacité sociale des rassemblements collectifs peut poser problème : à partir du moment où la cohésion d’un groupe social, plutôt que de reposer sur la reconnaissance de fonctions différentes mais complémentaires, est perçue comme fondée sur un facteur de ressemblance.
Notes de bas de page
1 Le Monde du 20 juin 2003.
2 Le Monde du 3 janvier 2004.
3 Comme il se doit en pareille occasion, l’un « des conseillers les plus proches » de J.-P. Raffarin s’est chargé de rappeler aux deux journalistes auteurs de l’article un fragment du credo, soigneusement reporté entre guillemets : « On ne le voyait plus qu’entouré d’or, de tapisseries et de pendules de bronze, comme s’il était prisonnier de sa fonction » (idem).
4 Auriol (V.), 1970-1978, « 1947 », Journal du septennat, Paris, Armand Colin, t. 1, p. 329.
5 Le Monde du 3 janvier 2004.
6 Le Figaro du 18 août 1983. La première visite surprise (et médiatiquement « ratée ») en octobre 1982 concerne une entreprise de découpage au laser près de Bordeaux. L’article cité paraît deux jours après une autre visite restée médiatiquement discrète, en partie parce qu’elle a débuté à 23 h 30 : le chef de l’État y rencontrait, le 16 août, une équipe de nuit de l’entreprise BSN de Reims. Au début de ce même mois, il s’était rendu, toujours « de façon impromptue », dans les appartements de familles immigrées de La Courneuve ou des Minguettes. Un « été de proximité » avant la lettre raffarinienne ?
7 Voir les numéros du 17 septembre 2003 du Monde, du Parisien et de Libération.
8 Par exemple Libération du 23 janvier 1996.
9 Le Progrès du 7 mars 1996, à l’occasion du second voyage dans le Doubs. Il s’agit de la légende d’une photographie montrant le président « assis à côté du chauffeur dans la monospace 806 Peugeot […]. Une image qui tranche avec le décorum officiel ».
10 La Nouvelle République du Centre-Ouest (NRCO) du 24 janvier 1996, éditorial intitulé « Chirac sur le terrain ».
11 Voir les comptes rendus de L’Est Républicain du 6 mars 1996 et de La NRCO des 26-27 et 28 janvier 1996.
12 Debbasch (C.), 1982, L’Élysée dévoilé, Paris, Albin Michel, 201 p., p. 50.
13 Pour la presse, voir par exemple Le Monde du 13 août 1974 : l’article est intitulé « M. Giscard d’Estaing continue de rompre avec le protocole » : « En prenant ses fonctions, le président avait recommandé aux ministres de rompre avec les barrières administratives et d’aller personnellement sur le terrain. » Le Figaro du 20 septembre 1974 affirme quant à lui que « Ce qui a le plus changé à l’Élysée, c’est le protocole. »
14 Éditorial « Qu’attend Giscard » de L’Express du 23 septembre 1974.
15 Le Monde du 13 août 1974.
16 Debbasch (C.), 1982, L’Élysée dévoilé, op. cit., p. 67.
17 Pellissier (P.), 1978, La vie quotidienne à l’Elysée au temps de V. Giscard d’Estaing, Paris, Hachette, p. 218.
18 L’Unité du 17 octobre 1981. La volonté de construire un message « en rupture » est évidente. Ainsi, les archives conservent, attachés à une note officielle de J. Glavany, organisateur des voyages de F. Mitterrand, un brouillon manuscrit (s. d., mais antérieur au 16 septembre 1981, date de la note) indiquant son plan : « Thèse 1. Nouveau style 2. Eco et social et notamment mobilisation pour l’emploi. 3. Programme », voyage de F. Mitterrand en Lorraine, 12-13 octobre 1981, AN 5AG4/3199.
19 Si la minceur de la délégation présidentielle (quatre à cinq personnes… mais près d’une centaine de journalistes !) autorise le directeur de cabinet du maire de Besançon à dire que « c’est presque un voyage dans l’intimité » tant il lui a demandé peu de préparatifs (L’Est républicain du 6 mars 1996), il est évident que cela permet aussi à J. Chirac de bénéficier seul des retombées du voyage, ou au moins de ne pas être gêné par la mauvaise image du gouvernement de l’époque. En ce sens, la volonté de réduire le protocole est aussi un moyen de personnaliser entièrement les honneurs.
20 Le Quotidien de Paris du 13 octobre 1981.
21 Le Figaro du 13 octobre 1981.
22 Schiffres (M.), Sarazin (M.), 1985, L’Élysée de Mitterrand, Paris, Alain Moreau, p. 240.
23 Le général de Gaulle l’avait lui aussi visitée en 1963. La redondance dans l’élection des « lieux exemplaires » visités est l’une des caractéristiques des visites présidentielles.
24 L’Express du 16 octobre 1981.
25 Voyage dans la Marne, avril 1963, Ollivier (J.-P.), 1986, Le tour de France du général, Paris, Julliard, p. 226.
26 À St-Guénolé, L’Aurore du 8 février 1977.
27 Ollivier (J.-P.), 1986, Le tour de France du général, op. cit., p. 46.
28 Trois ans plus tard, à Chartres, lors de l’étape finale du Tour de France, le 19 juin 1965, la conclusion qui s’impose, dans un mouvement circulaire parfait de la performativité du discours aux preuves comportementales locales de cette efficacité performative : « Je me félicite de terminer à Chartres les visites que j’ai effectuées dans tous nos départements de France et d’Outre-mer. Je le dis, ne le répétez pas, si je l’ai fait, c’est pour aider notre unité nationale à se manifester partout dans nos villes et dans nos villages. Je crois que cela a été réussi partout. », cf. Ollivier (J.-P.), 1986, Le tour de France du général, op. cit., p. 284.
29 Allocution de Lons-le-Saunier, le 15 juin 1962, AD Jura, 247 W 28.
30 Sur le travail de naturalisation de la domination effectué par les communicateurs, cf. Memmi (D.), 1991, « Rendre puissant. De quelques postures (de communicateurs) au service de la domination », in CURAPP, La communication politique, Paris, PUF, p. 143-162.
31 Allard (P.), 1939, Les secrets de l’Élysée, Paris, Les Éditions de France (28 juillet), IX-225 p., p. 44.
32 Valoys (H.), 1895, Les voyages présidentiels de M. Félix Faure, Paris, C. Mendel, 160 p., p. 102.
33 L’explication de l’amnésie reste nécessairement incomplète en l’absence d’une sociologie des services politiques des médias concernés. On pourrait dire que cette explication partielle découle en partie (mais en partie seulement) de celle de la répétition (qu’elle vient « de surcroît ») : se laisser aller aux délices (et aux facilités) de la répétition vaut bien un peu d’amnésie.
34 Nous reprenons ici, à l’aide de quelques nouveaux outils, des questions abordées dansMariot (N.), 2001, « Les formes élémentaires de l’effervescence collective, ou l’état d’esprit prêté aux foules », Revue française de science politique, 51 (5), p. 707-738.
35 Voir par exemple la conclusion au compte rendu du voyage de septembre 1963 : « Ainsi, le vingtième voyage du chef de l’État aura montré pour l’ensemble des observateurs politiques que la popularité du général de Gaulle connaît actuellement une certaine baisse. […] Le président n’aura rencontré qu’à d’assez rares moments dans son voyage les foules nombreuses et enthousiastes des précédentes randonnées. », cf. Ollivier (J.-P.), 1986, Le tour de France du général, op. cit., p. 256.
36 Auriol (V.), 1970-1978, « 1947 », Journal du septennat, op. cit., t. 1, p. 218-219.
37 Auriol (V.), « 1951 », 1975, Journal du septennat, op. cit., t. 5, p. 537.
38 Note du préfet du Haut-Rhin, 25 novembre 1959, AN 5AG1/286.
39 Pour des éléments concernant les fonctions motivationnelles de la banalisation paradoxale de l’événement, mais aussi les technologies de déploiement et de correction de l’hommage rendu (alignement des décors et des corps par les mobilisations communales, associatives et partisanes, drainage de la liesse par les sociétés musicales, ordonnancement de la déférence enfantine, autant de procédures soumises au principe de l’indistinction organisationnelle entre décorum et liesse), nous nous permettons de renvoyer àMariot (N.), 2002, « “Nos fleurs et nos cœurs”. La visite présidentielle en province comme événement institué », Terrain, n° 38, p. 79-96 et « Acclamer en sociétés. L’économie collective de la liesse dans les voyages présidentiels en province au XXe siècle », communication à la table ronde franco-allemande d’histoire sociale « Politique et société civile en Allemagne et en France (XIXe-XXe siècles) », Göttingen, 26-27 avril 2002.
40 Peut-être comprend-on mieux, à travers l’opposition de ces deux logiques, plurative (comptable) et universelle (distributive), pourquoi les usages du sondage et de la télévision pour connaître, mesurer et informer « l’opinion » n’ont jamais rendu la visite obsolète : en montrant des soutiens en chair et en os, cette technique réalise précisément autre chose que des opérations de connaissance ou d’information.
41 Weber (M.), 1965, « Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive », in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, p. 366-370.
42 Ibidem, p. 368-370.
43 Bourdieu (P.), 2001, « Le mystère du ministère. Des volontés particulières à la “volonté générale” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 140, p. 7-11.
44 « Note d’analyse des commentaires de presse » datée du 20 février 1959, voyage du 14-17 février 1959, AN 5AG1/453.
45 Ihl (O.), 2001, « Acclamation », in Perrineau(P.), Reynié (D.) (dir.), Dictionnaire du vote, Paris, PUF, p. 5-7.
46 Selon l’expression proposée par Olivier Fillieule pour désigner toute manifestation occasionnée par la visite ou l’intervention publique d’une personnalité : Fillieule (O.), 1997, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po.
47 Pour cette même raison, l’opposition aux visites a plus souvent consisté à appeler au boycott qu’à organiser une contre-mobilisation. Voir sur ce point les techniques de mobilisation utilisées par le PCF pour « faire le vide » autour du général de Gaulle dans Mariot (N.), 2002, « “Nos fleurs et nos cœurs”… », art. cité, p. 91-93.
48 Voir supra la « note d’analyse des réactions de l’opinion publique » de février 1959.
49 Voir Ryle (G.), 1979, « Adverbial Verbs and Verbs of Thinking », in On Thinking, Oxford, Basil Blackwell, p. 17-31.
50 C’est ce caractère « nécessairement » spontané qui fait prévaloir une interprétation dépolitisée et, surtout, désocialisée dans laquelle la liesse est pur consentement parce que pure émotion (et qui nécessite concurremment de masquer ce qu’elle doit à son enracinement social, autant au plan individuel que collectif). On retrouve ici le problème, évoqué en introduction, de la séparation problématique entre critique logique et lexicologique du langage commun et analyse sociologique des structures organisationnelles de l’événement.
51 Nous reprenons ici Descombes (V.), 1995, « L’action », in Kambouchner (D.), Notions de philosophie, II, Paris, Gallimard « Folio », p. 111 et 137-138.
52 C’était le sens de la célèbre formule de Durkheim critiquant Spencer : « tout n’est pas contractuel dans le contrat » : Weber (M.), 1973, De la division du travail social, Paris, PUF, 1973, p. 189. Par là, le sociologue indiquait que tout n’était pas affaire de consensus des volontés dans un contrat : là comme ailleurs, la société fixe des règles qui rendent l’accord possible (clauses de nullité, code général des contrats, etc.). On pourrait dire, sur ce modèle et comme en bien d’autres domaines, que tout n’est pas acclamatif dans l’applaudissement à partir du moment où l’on perçoit le geste comme une technique du corps qui fait l’objet d’un apprentissage social délimitant ses usages, ses cas d’obligation et d’incorrection en particulier.
53 Cinq flashmobs se sont tenues à Paris depuis août 2003 : sous la pyramide du Louvre (il fallait en particulier applaudir en direction d’un pilier « comme pour un rappel »), sur les parvis du Centre Pompidou (les « mobers » devaient ouvrir leurs parapluies en même temps et sous un grand soleil) et de Notre Dame, aux Champs-Élysées et enfin dans la gare St-Lazare.
54 Pour une première introduction dans le monde étrange de ces expériences de pensée, voir par exemple Engel (P.), 1997,La dispute. Une introduction à la philosophie analytique, Paris, Minuit.
55 Descombes (V.), 1995, La denrée mentale, Paris, Minuit, p. 37-38.
56 . Ce cas de figure, relativement commun dans la première moitié du XXe siècle, peut encore se produire de nos jours lorsqu’il s’agit d’une personnalité peu connue ou lorsque les membres du public acclament une silhouette qu’ils distinguent mal (derrière les vitres teintées d’une voiture, ou parce qu’ils sont loin de l’estrade où elle apparaît, etc.).
57 Dobry (M.), 2003, « Légitimité et calcul rationnel. Remarques sur quelques « complications » de la sociologie de Max Weber », in Favre (P.), Hayward (J.),Schemeil (Y.) (dir.), Être gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, FNSP, p. 127-147.
Notes de fin
1 Nous remercions Christian Le Bart et Emmanuel Soutrenon pour leurs lectures critiques de cet article.
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