1La notion d’« intérêt général local » serait passée pour un « contresens » il y a encore trente ans1. En effet l’intérêt général, dont l’État était le seul garant, s’identifiait à l’intérêt national, alors que l’intérêt local était assimilé à l’intérêt particulier. Pourtant la notion d’intérêt général local est aujourd’hui de plus en plus fréquemment utilisée, aussi bien par les élus locaux2 que par certains responsables politiques nationaux3, mais aussi par des fonctionnaires territoriaux4, des professionnels du développement local et du travail social5, des juristes6 ou des militants de la démocratie locale7.

2En réalité, la notion d’« intérêt général local » n’est pas si récente. Elle apparaît dès les années soixante-dix8, avant même les grandes réformes de la décentralisation, mais son usage ne commence à se répandre qu’au cours des années quatre-vingt-dix9, en raison de l’extension du pouvoir local résultant à la fois des transferts de compétences et de l’association des collectivités territoriales à de nombreuses politiques nationales d’intérêt général.

3Le vocabulaire est à cette époque encore instable, la notion d’intérêt général local étant concurrencée par d’autres notions voisines : « le bien commun local10 », « l’intérêt général territorialisé11 », « l’intérêt public territorial12 », la notion plus ancienne d’« intérêt public local13 », ou encore la notion plus récente des « intérêts du territoire14 ».

4Ce foisonnement sémantique est révélateur de la diversité des conceptions de l’intérêt général et des hésitations à lui appliquer le qualificatif « local ». « Entité hybride15 », l’intérêt général local est une notion qui suscite l’étonnement et la perplexité. Elle n’a guère été jusqu’ici étudiée en tant que telle16, malgré le renouveau récent des réflexions sur l’intérêt général17.

5La notion d’intérêt général est aujourd’hui l’objet de plusieurs approches distinctes. Certaines s’attachent à dégager ses structures en retraçant les constructions socio-historiques sur lesquelles elle repose. J.-P. Gaudin caractérise ainsi l’intérêt général comme « un ensemble de croyances dont l’efficacité dépend des relations qui s’établissent entre la légitimation de l’action publique et la restructuration périodique des intérêts18 ». D’autres, dans la lignée d’une sociologie critique, analysent l’intérêt général comme « un construit argumentaire permettant la transfiguration d’intérêts particuliers19 » ou encore comme « une fiction créée et portée par des acteurs à un moment donné… [en vue de] réduire les conflits entre les différents groupes sociaux et organisations20 ». Dans cette perspective, « l’intérêt général est… [une] forme rhétorique permettant aux acteurs dominants de disqualifier d’autres acteurs21 ». D’autres enfin soulignent le caractère a priori très ouvert de l’intérêt général, qui peut être identifié à toute « cause à laquelle n’importe qui pourrait potentiellement adhérer », par opposition au caractère exclusif des intérêts spécifiques ou sectoriels22. Dans cette dernière approche, l’intérêt général n’est pas le monopole de l’État, mais il peut parfaitement être pris en charge par une collectivité territoriale, une association ou même un individu. Ces différentes approches ont en commun de récuser toute idéalisation de l’intérêt général et de le considérer comme une construction sociale, intellectuelle et politique.

6On comprend dans ces conditions comment on a pu en venir à parler d’un « intérêt général local ». Si, au départ, l’intérêt général est une construction politique, juridique et idéologique de l’État, les collectivités locales, désormais investies d’un très large domaine d’intervention, peuvent adopter une démarche analogue d’arbitrage, à leur niveau, des différents intérêts particuliers23 et de construction d’un intérêt général local. Dans le discours des élus locaux, comme dans les documents de politique contractuelle, « les divergences d’intérêt disparaissent, les clivages s’effacent au profit d’un intérêt général local créé à l’occasion24 ».

7Cette construction locale de l’intérêt général a été rendue possible par une renonciation de l’État à revendiquer le monopole de l’intérêt général et par la volonté des élus locaux de se saisir de ce même intérêt général : « il est évident aujourd’hui que l’intérêt national ne récapitule pas tous les “intérêts généraux” qui peuvent exister dans notre pays. Il existe d’autres intérêts du même ordre, qui sont en quelque sorte des “intérêts généraux locaux”25 ».

8La naissance de l’intérêt général local a bénéficié en outre d’un contexte favorable dans lequel la légitimation conjointe du « local » et de la proximité a été accompagnée d’une délégitimation corrélative de l’intérêt général centralisé et technocratique. Dans ce contexte, l’intérêt local n’est plus assimilé à un intérêt particulier et le caractère d’intérêt public lui est désormais reconnu26. Selon M.-P. Deswartes, « la jurisprudence administrative reconnaît l’intérêt national et l’intérêt local. La nature est la même, il n’y a qu’une différence de point de vue… d’un côté comme de l’autre on a affaire à des intérêts publics, qualifiés selon les cas de national ou de local27 ».

9Plus largement, l’intérêt local a bénéficié de la promotion du « local » et de la proximité. Au prix d’un véritable « renversement idéologique28 », les qualifications négatives traditionnellement attachées au local (étroit, petit, archaïque, manquant de hauteur et de recul) ont été remplacées par des valeurs positives (écoute, proximité, prise en compte des réalités du terrain…).

10L’émergence de l’intérêt général local s’explique également par le déclin du principe de la suprématie de l’État sur les collectivités locales et par la consécration constitutionnelle d’une « République décentralisée » (révision constitutionnelle du 28 mars 200329). En bonne logique, l’intérêt général local devrait s’opposer à l’intérêt général national, or cette dernière expression n’est presque jamais employée. S’il n’est pas utile de qualifier l’intérêt général de « national » c’est parce que l’intérêt général a été pendant très longtemps assimilé à l’intérêt national30, alors qu’au contraire il relève aujourd’hui aussi bien des collectivités locales que de l’État31, ce qui constitue en effet un profond bouleversement des représentations. La multiplication des relations de coopération contractuelle entre l’État et les collectivités locales a rendu indiscernable la ligne de partage entre leurs compétences respectives, ce qui implique que l’intérêt général et l’intérêt local soient étroitement mêlés et ne puissent être considérés comme exclusifs l’un de l’autre.

11Pour autant, l’intérêt général local ne peut être analysé comme une simple version « localisée » de l’intérêt général. En effet « l’intérêt public local n’est pas […] une fraction territorialement située de l’intérêt général tel que défini par le pouvoir central. La décentralisation consacre juridiquement l’existence d’intérêts locaux distincts de l’intérêt de la généralité des citoyens32 ».

12Mais comment peut-on distinguer l’intérêt général local de l’intérêt général tout court ? La difficulté vient du caractère très hétérogène de la notion de « local » qui, en France, désigne tout ce qui n’est pas l’État, et qui constitue « une catégorie incertaine, un objet scientifique mou33 ». Contrairement à la définition usuelle de l’adjectif « local » – « qui a rapport à un lieu34 », « qui est particulier à un lieu limité dans l’espace… par opposition au pays tout entier35 » – les compétences des collectivités locales peuvent dans certains cas s’exercer au-delà de leur territoire (coopération décentralisée, échanges économiques et culturels internationaux…) et concerner une population plus large que celle de leurs seuls habitants36.

13N’étant plus prisonnier d’un territoire prédéfini, le local est désormais perçu comme un « ensemble de réseaux structurés autour d’enjeux qui prennent sens localement37 », ce qui confère à la notion d’intérêt général local le caractère de construction souple et évolutive. En quelque sorte, la décentralisation a libéré le local de son enfermement territorial, mais elle a aussi contribué à valoriser les vertus d’écoute démocratique et d’efficacité de la gestion locale de proximité.

14À ce titre, les thématiques de l’intérêt général local et de la proximité sont très étroitement associées. Alors que l’intérêt général reposait traditionnellement sur l’idée de distance, de hauteur, voire de transcendance, l’intérêt général local enracine au contraire sa légitimité dans la proximité. Le langage courant se fait l’écho de ce rapprochement, la proximité signifiant, au sens figuré « au contact des réalités locales38 ». Omniprésente dans le discours politique, la proximité apparaît comme la garantie d’une action publique à la fois plus juste et plus efficace.

15Légitimant l’intérêt général local, la proximité est en retour légitimée par l’intérêt général local qui lui retire son caractère étriqué et particulariste, et lui permet d’opérer une montée en généralité. La notion d’intérêt général local traduit la prétention nouvelle des collectivités locales de faire du général avec du particulier39 et de jouer par-là un rôle politique au plein sens du terme. Mais cette prétention est-elle bien fondée ?

16Pour répondre à la question « peut-on parler d’un intérêt général local ? », il convient d’abord d’analyser la notion même d’intérêt général local, sa consistance, ses contenus possibles et ses modes d’élaboration. L’étude de la construction de la notion d’intérêt général local débouche sur une analyse du processus de légitimation croisée entre l’intérêt général local et la proximité. Plus largement, la question de l’intérêt général local renvoie au problème de la constitution d’un espace public local et du renouvellement des modes d’exercice de la démocratie locale.

L’intérêt général local en question

17La profonde transformation des modes d’action publique intervenue depuis les années soixante-dix et illustrée notamment par le déclin de la coupure public/privé, le développement de la coopération entre l’État et les collectivités locales, l’européanisation des politiques publiques et la diffusion des thèmes du management public, en particulier la recherche de la performance et de l’efficacité, a provoqué une véritable remise en cause des principes sur lesquels reposait traditionnellement la notion d’intérêt général. Cette crise de l’intérêt général a accompagné une recomposition des valeurs qui fondent la légitimité de l’action publique et a rendu possible la construction d’un intérêt général local, construction difficile et encore hésitante, dont il conviendra de dégager les enjeux et les limites.

La crise de l’intérêt général

18À la fin du XX^e siècle, les interrogations sur l’intérêt général sont nombreuses. Le Conseil d’État pose la question : « l’intérêt général, une notion en crise ? », et relie la « crise de l’État et [la] crise de l’intérêt général40 ». Plus radicalement, certains juristes se demandent si l’intérêt général existe encore41. Les fonctionnaires eux-mêmes, du moins une partie d’entre eux, semblent douter de cette existence42. Est plus particulièrement remise en cause la conception de l’intérêt général qui résulte d’une construction socio-historique par laquelle, en France, l’intérêt général a été étroitement associé à l’exercice du pouvoir d’État et à la mise en place des services publics nationaux43. Pendant les trente glorieuses, l’intérêt général a justifié la poursuite de l’interventionnisme étatique et le développement d’une planification modernisatrice fondée sur l’expertise technique. Après avoir été accaparé par l’État, l’intérêt général est devenu le principe de légitimation de la technocratie44.

19Alors que cette conception de l’intérêt général avait été patiemment élaborée, en liaison avec la construction des théories politiques de l’État nation puis de l’État providence et de la doctrine juridique du service public, elle a en quelque sorte « implosé45 » au cours des deux dernières décennies du XX^e siècle. Le monopole étatique de l’intérêt général a été mis en question sous la pression de plusieurs facteurs. La confiance en la capacité de l’État de définir objectivement et efficacement l’intérêt général, sans avoir totalement disparu, a été largement entamée. Le principe même selon lequel l’appareil politico-administratif de l’État central aurait vocation et habilitation à définir seul le contenu de l’intérêt général n’est plus admis. Les politiques européennes ont introduit une approche plus ouverte et plus concurrentielle de l’intérêt général, alors que la décentralisation a conduit l’État à une élaboration plus concertée et plus partenariale des politiques d’intérêt général. Les nombreuses contestations et mobilisations d’habitants contre les grands projets d’équipement (autoroutes, TGV, aéroports…) ont montré que la légitimité technico-économique à définir arbitrairement l’intérêt général n’était plus acceptée.

20Pour toutes ces raisons, l’adéquation entre l’intérêt général et l’État est désormais rompue. Le droit reconnaît d’ailleurs depuis longtemps que des personnes privées peuvent poursuivre un but d’intérêt général, alors qu’inversement l’administration peut dans certains cas se comporter comme un simple particulier. L’évolution des politiques publiques a également révélé la difficulté rencontrée par l’État à assumer efficacement ses missions traditionnelles d’intérêt général (sécurité, solidarité, santé, éducation…), ce qui l’a amené à déléguer une partie de ses responsabilités aux collectivités territoriales, voire parfois au secteur privé. Les modes traditionnels d’action publique, reposant sur une conception centralisée de l’intérêt général (l’acte administratif unilatéral en particulier) ont reculé au profit du contrat, de la consultation et de la négociation. Bref « il était admis… que l’intérêt général était la finalité de toute l’action administrative, qui lui donnait sens. Cette référence automatique ne fonctionne plus tandis que le doute, lui, est devenu systématique46 ».

21La crise du politique a également contribué à cet « évanouissement de la notion d’intérêt général47 ». Le déclin de la confiance de l’opinion publique à l’égard de la classe politique, en particulier nationale, a amplifié la dévalorisation du discours de l’intérêt général. Le brouillage des représentations de l’intérêt général a été accentué par les incertitudes sur l’avenir du service public « à la française » et par l’apparition au niveau européen de notions nouvelles, présentées comme des substituts à l’intérêt général et au service public, telles que le service universel ou l’intérêt économique général, ou comme des compléments de l’intérêt général national, tel que « l’intérêt général européen48 ».

22Ce n’est pas seulement la prétention étatique à incarner l’intérêt général qui est désormais contestée, c’est aussi le caractère autoritaire qu’est susceptible de receler la notion même d’intérêt général qui est dénoncé : « le moyen le plus direct, remarque J. Baechler, et le plus infaillible de déceler une idéologie non démocratique consiste à chercher si elle conçoit un intérêt général. Si oui, on a affaire à un projet autocratique dans son principe et dans ses conséquences49 ». À ce titre, la décentralisation apparaît comme un processus de démocratisation de l’intérêt général. Si les collectivités territoriales ne sont pas les seules instances en mesure de contester l’intérêt général étatique, elles en sont certainement les principales. Le rapport du Conseil d’État sur l’intérêt général souligne ainsi qu’« en rupture très nette avec la tradition centraliste française, le développement de la dimension territoriale est probablement le phénomène dont les effets sur les modes de formulation de l’intérêt général ont été les plus profonds50 ».

23Non seulement les collectivités locales revendiquent le droit de contribuer à la définition de l’intérêt général, mais elles y sont effectivement parvenues : « la légitimité à parler au nom de l’intérêt général n’est plus le monopole de l’État et celui-ci doit faire face à la concurrence des pouvoirs locaux qui revendiquent avec succès un droit d’intervention et un droit de veto51 ». Cette désétatisation de l’intérêt général est fréquemment présentée comme une des conséquences de la décentralisation qui, en élargissant le domaine et les moyens d’intervention des collectivités locales, a permis la reconnaissance d’intérêts locaux de nature générale tout en étant distincts de l’intérêt général nationalement défini. La crise de l’intérêt général et la décentralisation ont ouvert le champ à la construction d’un « intérêt général local ».

La difficile construction d’un intérêt général local : enjeux et limites

24L’expression « intérêt général local » peut être entendue en deux sens différents52. Il peut d’abord s’agir d’un intérêt général localisé, c’est-à-dire d’une version nouvelle de l’intérêt général. L’intérêt général local serait alors un intérêt général nourri par les réalités locales, ressourcé aux vertus de la proximité et démocratisé par une participation des collectivités locales à sa définition et à sa mise en œuvre. Dans cette hypothèse, l’intérêt général ne disparaîtrait pas, mais serait simplement transformé, et l’intérêt général local ne se construirait pas contre mais avec l’intérêt général. Il n’y aurait pas de véritable rupture ou basculement des représentations idéologiques, mais simplement un ajustement de l’intérêt général aux nouveaux modes d’élaboration de l’action publique.

25Dans une seconde acception, l’intérêt général local pourrait être compris comme un intérêt local généralisé, résultant du passage de l’intérêt local du statut d’intérêt particulier au statut d’intérêt général. L’intérêt général local émanerait alors, au même titre que la proximité, d’une « impulsion qui part du bas vers le haut » selon une formule de J.-P. Raffarin53, et son émergence reposerait sur la capacité du pouvoir local de monter en généralité. L’intérêt général local serait le produit d’une construction du pouvoir local, éventuellement partagé avec d’autres acteurs dans le cadre d’une gouvernance territoriale multi-niveaux.

26Cette deuxième signification situe l’intérêt général local dans une double rupture, d’une part avec le caractère centralisé de l’intérêt général traditionnel, d’autre part avec le caractère localisé et particulier de l’intérêt local. Qu’il émane de la seule volonté des autorités locales, ou qu’il soit le co-produit des politiques territoriales de l’Union européenne, de l’État, des collectivités locales et de leurs partenaires privés, l’intérêt général local présente dans les deux cas un visage radicalement différent de celui que présentait l’intérêt général traditionnel.

27L’analyse des usages effectifs et des modes de construction de l’intérêt général local conduit à privilégier cette seconde hypothèse. L’évolution récente de la notion d’« affaires locales », la diffusion du thème du « développement local », l’apparition au niveau intercommunal du concept d’« intérêt communautaire » et enfin les références à la notion de « projet local », en particulier les projets de ville, vont tous dans le sens de la deuxième hypothèse.

28Après avoir été longtemps considérées comme administratives, il est aujourd’hui admis, tant par les élus que par la jurisprudence et la doctrine, que les affaires locales sont de nature politique54. L’extension du champ des affaires locales et leur accession à la dignité politique ont engendré une « ouverture de l’intérêt local55 ». D’une part la décentralisation a contribué à distinguer – dans une certaine mesure – l’intérêt local de l’intérêt général en reconnaissant « à côté des besoins communs à tous les citoyens, l’existence de besoins spécifiques propres aux habitants de la collectivité territoriale56 ». Mais d’autre part cette distinction n’implique plus une subordination de l’intérêt local à l’intérêt général. Sur le plan juridique, la clause générale de compétence autorise depuis longtemps57 les collectivités locales à intervenir « en fonction des besoins de la population […] aucun domaine précis ne leur [étant] réservé58 ». Sur le plan politique, les autorités locales ont eu tendance à se saisir de tout « problème à partir du moment où il émerge sur [son] agenda politique », en s’inscrivant par là dans une « logique de gouvernement local59 ». Progressivement, la notion d’affaires locales s’est considérablement élargie, n’excluant clairement que les compétences explicitement réservées par la loi à l’État ou à d’autres personnes publiques60.

29La notion juridique d’« intérêt public local », elle-même plus extensive encore que celle d’« affaires locales », permet aux collectivités locales d’intervenir dans des domaines n’ayant qu’un rapport indirect avec leurs compétences strictement entendues61. Cela n’autorise pas pour autant les collectivités locales à intervenir dans n’importe quel domaine et « aussi relâchées que puissent être les notions d’intérêt général ou d’affaires de la commune, elles restent néanmoins des éléments de contrôle de la régularité des interventions62 ». Mais au total, les élus locaux comme les juridictions administratives adoptent une conception souple et extensive de la notion d’affaires locales, l’intérêt public local, qui fonde la compétence locale, ne répondant « à aucune définition juridique précise63 ».

30La lecture des programmes des listes de candidature aux élections municipales ou régionales confirme cette compétence générale que les candidats attribuent aux collectivités locales. « Notre ambition est de créer les conditions pour que chacun puisse se former, travailler, éduquer ses enfants et bien vivre dans la région » annonce ainsi un candidat aux élections régionales64, alors qu’un candidat aux élections municipales énumère ses priorités pour la commune : « emploi, sécurité, solidarité, santé, bien-être, culture, sports et loisirs65 ».

31La notion de « développement local », entendue comme une démarche fédérative de mobilisation des acteurs d’un territoire autour d’un projet global intégrant les aspects économiques, sociaux et culturels du territoire, en vue de créer les conditions d’une dynamique durable66, résume bien cette ambition d’action globale qui anime le pouvoir local. Le thème du développement local repose sur l’idée selon laquelle l’intérêt général local serait à la fois plus efficace et plus démocratique que l’intérêt général traditionnel.

32Se présentant comme des nouveaux managers, beaucoup d’élus locaux entendent entrer de plain-pied dans la gestion moderne, faire de leur collectivité un laboratoire de l’innovation et de l’expérimentation publique, en s’inspirant notamment des méthodes de gestion du secteur privé67. Le développement local, érigé en fer de lance de l’intérêt général local, illustre la profonde mutation du modèle de gouvernement local : « les élus locaux étaient des acteurs réactifs, chargés d’adapter ; ils commencent à devenir des acteurs-actifs, coproducteurs à part entière68 ». On passe d’une logique descendante d’enracinement de l’intérêt général dans le local à une logique ascendante de production de l’intérêt général par le local.

33Au niveau intercommunal, la notion d’« intérêt communautaire » fournit un nouvel exemple illustrant cette logique ascendante. Cette notion, qui sert de clé de répartition de très nombreuses compétences entre les établissements publics de coopération intercommunale et les communes membres, est laissée à la libre appréciation des conseils des communautés urbaines ou d’agglomération. L’intérêt communautaire, qui recèle un fort potentiel de développement du pouvoir intercommunal, est au cœur d’un marchandage politique, les élus locaux étant appelés à arbitrer entre les différents intérêts locaux en présence69. La détermination du contenu de l’intérêt communautaire, au même titre que la construction de la notion d’intérêt général local, résulte d’un processus de dépassement des clivages existants opéré par les élus locaux eux-mêmes.

34En ce sens, l’intérêt général local exprime l’ambition des collectivités locales de « sortir du quotidien pour conduire une politique de changement70 » et de se doter, au-delà des instances de la démocratie locale représentative, de la capacité « à structurer des tribunes susceptibles d’accueillir et d’intégrer les controverses en présence71 ».

35Les projets de ville, qui ont pour but de réunir l’ensemble des acteurs urbains tant publics que privés, offrent une autre illustration de cette extension de l’intérêt général local au-delà des instances officielles du pouvoir local72. Les différents acteurs privés ne sont pas considérés seulement comme représentants des divers intérêts, mais aussi comme porteurs d’une vision du territoire, d’une idée de ville73. L’intérêt général local traduit un élargissement du domaine d’intervention des collectivités locales, à la fois au-delà de leurs frontières territoriales (intercommunalité, coopération transfrontalière, européanisation des politiques locales) et au-delà des lieux institutionnels et publics d’exercice traditionnel du pouvoir local.

36L’enjeu de l’intérêt général local est de repousser les limites géographiques et politiques du champ d’action des collectivités locales. Devenant général, l’intérêt n’est plus tout à fait local, du moins n’est-il plus cantonné dans des limites territoriales et institutionnelles prédéfinies. Pour autant, cette généralisation de l’intérêt local n’autorise pas les collectivités locales à intervenir dans tous les débats politiques nationaux ou internationaux. La légitimité spécifique de l’intérêt général local, qui conditionne la pérennité de son succès, est en effet très étroitement associée au thème de la proximité.

Intérêt général local et proximité : un processus de légitimation croisée

37Véritable « révolution symbolique74 », la proximité est devenue omniprésente dans les discours politiques aussi bien au niveau national75 que local76.Dans sa déclaration de politique générale prononcée le 3 juillet 2002 devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin fait de la proximité le mot clé de son programme. Régulièrement depuis cette date, il rappelle cette exigence de proximité qui s’impose, selon lui, à tous les décideurs publics77. Déjà en 1998, il affirmait que « les collectivités territoriales doivent intervenir là où la proximité constitue un plus78 ». L’intérêt général local se légitime ainsi par la proximité, en se démarquant de sa conception traditionnelle (étatique). En retour, la proximité ne peut dépasser ses limites (étroitesse de vue, particularisme, favoritisme…) que par une montée en généralité, par une accession à une vision plus large, plus objective et plus rigoureuse des problèmes publics, vision à laquelle renvoie précisément l’intérêt général local.

La légitimation de l’intérêt général local par la proximité

38À quel titre les élus locaux peuvent-ils se prévaloir du droit de définir un intérêt général local distinct de l’intérêt général national ? Les élus locaux ont d’abord une légitimité fondée sur leur élection au suffrage universel direct, le Conseil constitutionnel reconnaissant aux élections locales la qualité de « suffrage politique ». Leur légitimité est également fondée sur l’étendue de leurs attributions, l’efficacité de leurs interventions, mais aussi leur proximité à l’égard des habitants, leur connaissance intime du terrain, leurs qualités d’écoute des demandes de leurs concitoyens et leur capacité de traduire adéquatement les besoins sociaux qui se manifestent sur leur territoire.

39Alors que la distance était traditionnellement considérée comme nécessaire à un exercice serein du pouvoir, afin de protéger les décideurs des pressions et de l’arbitraire, aujourd’hui la proximité est au contraire présentée comme la condition indispensable à l’exercice d’un pouvoir efficace, démocratique et juste79. La proximité est une nouvelle façon de penser le local, non plus comme un manque par rapport au pouvoir central, mais plutôt comme une valeur ajoutée80. L’intérêt local n’est plus un intérêt résiduel, regroupant les intérêts indignes d’accéder au statut de généralité, mais au contraire un intérêt susceptible d’être qualifié de général en ce qu’il résulte de la capacité avérée du pouvoir local à produire du lien social, à donner du sens à des politiques publiques, à arbitrer équitablement entre des besoins sociaux que le pouvoir central ne parvient plus à prendre en charge.

40En jouant sur le double registre du « management de proximité » et du « développement local global81 », les élus locaux font de la proximité un principe de valorisation de leur action, tout en occultant les limites et les paradoxes de la proximité82.

41La légitimation de l’intérêt général local par la proximité est susceptible cependant de produire des effets pervers. D’une part, la proximité n’a pas perdu totalement sa connotation négative (elle est potentiellement source de connivence, de dépendance, de promiscuité, de discrimination), d’autre part, elle contraint l’élu local à une course incessante à la satisfaction des besoins individuels et collectifs de ses électeurs, ce qui ne peut manquer de susciter des frustrations et des critiques83.

42Malgré ces limites, la proximité est le plus souvent parée de vertus qui la rendent apte à justifier la capacité des collectivités territoriales à produire un intérêt général local. La proximité permet d’abord de rendre cet intérêt concret, visible, palpable. Alors que l’intérêt général national est abstrait et difficilement perceptible, l’intérêt général local prend la figure tangible d’un projet de ville, d’un programme régional ou départemental de développement. Les politiques locales de communication opèrent une construction symbolique et pratique de l’intérêt général local, et l’illustrent d’images identitaires à la fois proches, rassurantes et valorisantes.

43La proximité apparaît ensuite comme un gage d’efficacité. Le processus de délégitimation d’un intérêt général technocratique, présenté comme éloigné des réalités de terrain et méprisant à l’égard des populations, a favorisé la production d’un intérêt général local censé refléter fidèlement les besoins locaux.

44La proximité permet enfin, associée aux thèmes de l’écoute et du dialogue, d’opposer à un intérêt général central autoritaire, un intérêt général local démocratique, qui prend en compte les différents avis, à l’issue d’une procédure au cours de laquelle tous les intérêts ont eu la possibilité de s’exprimer, les citoyens ayant été préalablement informés et mobilisés84. Loin d’être un obstacle, la richesse de la diversité locale – chaque niveau de territoire pouvant avoir une conception différente de l’intérêt général local – est au contraire une garantie de n’oublier aucun intérêt et de n’interdire aucune prise de parole tout au long du processus de production de l’intérêt général local.

45En donnant lui-même l’exemple, par un discours qui valorise à l’envi la proximité, par la multiplication des politiques publiques fondées sur la proximité (police de proximité, juges de proximité…), par la déconcentration et la délocalisation de ses services, l’État contribue largement à la valorisation de l’intérêt général local. Si la proximité vaut pour l’État, elle vaut a fortiori pour le local, qui lui est en quelque sorte consubstantiel.

46La révision constitutionnelle du 28 mars 2003, en consacrant implicitement le principe de subsidiarité, a apporté une nouvelle contribution au processus de légitimation de l’intérêt général local par la proximité. Le nouvel alinéa 2 de l’article 72 de la Constitution dispose que « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon85 ». En vertu de cette disposition, « chaque collectivité locale a désormais, dans le respect des compétences attribuées aux autres collectivités publiques, une vocation générale à assurer la satisfaction de l’intérêt public local86 ». Fondé sur un principe d’efficacité (« le mieux ») et de proximité (« à leur échelon »), le domaine de l’intérêt général local est largement ouvert sur « l’ensemble des compétences ».

47Par le biais de la subsidiarité, la proximité est ainsi étroitement reliée à l’idée d’intérêt général local. Mais la proximité ne peut constituer un principe efficace de légitimation que si elle est elle-même dépouillée des défauts et des limites qui lui sont inhérents, notamment son particularisme et son enfermement territorial.

La légitimation de la proximité par l’intérêt général local

48Longtemps la proximité politique fut dénoncée comme symbole d’un modèle archaïque de la vie politique locale, fondé sur le clientélisme, la constitution de fiefs et de féodalités locales87, la pression des intérêts locaux étant censés détourner les élus de l’intérêt général. Dans le contexte d’une réhabilitation du lobbying, notamment au niveau européen, et du clientélisme, dont les mécanismes sont aujourd’hui mieux compris88, la proximité apparaît au contraire comme un facteur de modernisation de la vie politique. Dans sa version classique, l’intérêt général résultait d’un renoncement aux intérêts particuliers, notamment locaux. À l’inverse, l’intérêt général local se situe désormais dans la continuité des intérêts particuliers, tout en étant présenté comme un antidote au localisme. L’intérêt général local reste en effet dans une logique de défense et de promotion du territoire, et rappelle à ce titre les anciennes listes de candidature de défense des intérêts locaux, qui ont aujourd’hui quasiment disparu, mais cette défense perd son caractère étroitement localiste. Les élus locaux ne se cantonnent plus dans une protection frileuse de l’identité territoriale, mais procèdent, dans le cadre d’un développement local globalisé, à une définition générale des problèmes locaux et à la construction inductive de politiques publiques à partir de leur expérience de terrain.

49« Agir local, penser global », tel est en quelque sorte le slogan de l’intérêt général local. La proximité est alors légitimée par un mouvement d’induction, d’expérimentation, de diffusion et de généralisation de l’action publique. En matière d’emploi, comme en matière de sécurité, de santé, de développement durable, l’idée devenue dominante est que ces politiques requièrent des solutions sur mesure, adaptées aux réalités de terrain et constituent des domaines par excellence où il faut faire jouer la proximité et la subsidiarité.

50La proximité n’est pas seulement une méthode de mise en œuvre de l’action publique, mais aussi un principe de compréhension et d’interprétation des problèmes publics, de recherche de solutions adaptées par la confrontation méthodique des expériences locales. La proximité est ainsi « déterritorialisée » par la référence à l’intérêt général local. La fonction d’une politique de proximité n’est pas uniquement de promouvoir des territoires spécifiques, mais aussi de faire accéder la gestion territoriale à des valeurs générales telles que la responsabilisation des décideurs, résultant d’un contrôle plus proche et plus étroit de leur action par les citoyens, ou encore l’efficacité gestionnaire de politiques locales, découlant d’une meilleure prise en compte de la satisfaction des usagers.

51C’est ainsi qu’appliqué aux collectivités locales, le modèle anglo-saxon du New Public Management repose sur des principes généraux fondés sur une politique de proximité à l’égard des clients, principes résumés dans la Charte des citoyens adoptée en 1991 au Royaume-Uni : « le client doit avoir accès à l’information, le service rendu à l’administré doit comporter plusieurs choix, le service fourni doit être rentable pour l’usager89 ». L’intérêt général local fait alors passer la proximité du statut de défense archaïque du territoire à celui de méthode de gestion moderne, efficace et universelle.

52Sur un autre plan, les élus locaux, en particulier les maires des grandes villes et les Présidents de Conseils régionaux et généraux jouent la carte de l’internationalisation des politiques locales et de la coopération en réseau, ce qui leur permet là encore de sortir l’intérêt local de ses frontières90. En devenant des acteurs économiques internationaux, les villes et les régions, tout en valorisant les vertus de la proximité, peuvent légitimement revendiquer leur capacité d’élaboration d’un intérêt général local.

53Au total, l’intérêt général local et la proximité apparaissent, au terme de ce processus de légitimation croisée, comme deux notions interdépendantes qui se renforcent mutuellement et dont l’avenir est étroitement lié. Une éventuelle perte de crédibilité de la proximité risquerait de compromettre la construction encore fragile de l’intérêt général local, alors qu’inversement un échec de cette construction pourrait contribuer à répandre le doute sur les vertus de la proximité. La pérennité de la valorisation du principe de proximité et le succès de la notion d’intérêt général local reposent l’un et l’autre sur la reconnaissance d’un « espace public local » propice à la montée en généralité de l’intérêt local.

Vers un espace public local ?

54Les transformations de la sphère publique locale, dont l’émergence de l’intérêt général local constitue une des manifestations, conduisent à poser la question de la formation d’un espace public de débat à l’échelon local91. Le déclin de l’intérêt général national et la montée corrélative de l’intérêt général local peuvent être interprétés de deux manières différentes. On peut analyser ces phénomènes, soit comme la conséquence d’une inquiétante dissolution du lien social favorisée par un repli de l’intervention étatique et par une montée de l’individualisme, soit au contraire comme une reconnaissance de l’accession du pouvoir local et de la société civile à l’intérêt général. Dans ce dernier cas, « la fragmentation du politique correspondrait plutôt à un élargissement des espaces de délibération92 ».

55Dans cette seconde hypothèse, la citoyenneté locale viendrait, au même titre que la citoyenneté européenne93, se superposer à une citoyenneté nationale défaillante. L’intérêt général local ne constituerait pas un simple réaménagement de l’intérêt général national, mais un principe de reconstitution du lien social sur de nouvelles bases. Dans cette perspective, on peut réexaminer l’intérêt général local à la lumière du concept d’espace public local, conçu comme un lieu « de formation des opinions et des volontés politiques, [un] lieu de débat, garant de la légitimité du pouvoir94 ».

56La formation de l’espace public local peut être décomposée en deux éléments : d’une part, l’organisation d’un débat public au niveau local, permettant l’émergence d’un véritable intérêt général local issu de la base et distinct d’une simple localisation de l’intérêt général (national ou coproduit par le pouvoir central et le pouvoir local), d’autre part, le développement de pratiques d’une démocratie locale conçue comme un processus de « transaction sociale95 » et visant à la production d’un intérêt général local.

Intérêt général local ou intérêt général localisé ?

57Par « intérêt général localisé », nous entendons un processus par lequel le pouvoir central, éventuellement avec l’aide du pouvoir local, tente de redorer le blason terni de l’intérêt général en lui donnant une coloration locale par une meilleure prise en compte des réalités du terrain. « L’intérêt général local » désigne au contraire le résultat d’un processus d’arbitrage impulsé et opéré par le local, au cours duquel les élus locaux, mais aussi la société civile locale (entreprises, associations, habitants…) débattent d’enjeux – internes ou externes à leur territoire – qui les concernent directement et disposent d’un réel pouvoir de décision.

58Le succès de l’intérêt général local repose sur la constitution d’un réel pouvoir local, sur la reconnaissance d’une « opinion publique locale » et d’une « société civile locale » distincte d’une « société politique locale96 ». La mondialisation et la globalisation des principaux enjeux, l’émergence d’un intérêt général européen, la persistance de l’État à imposer dans bien des cas la suprématie de l’intérêt général, la multiplication et le manque de lisibilité des territoires locaux, et enfin le caractère embryonnaire d’une société civile locale constituent autant d’obstacles à la formation de l’intérêt général local.

59Pourtant deux facteurs nous semblent plaider en faveur d’une reconnaissance progressive d’un intérêt général local distinct d’un intérêt général localisé. Il s’agit, d’une part, de l’apparition de nouvelles scènes locales de débat public, en particulier dans le domaine des grands projets d’équipement et de la protection de l’environnement, d’autre part, de la volonté de nombreux élus locaux de se saisir de l’intérêt général local en réunissant autour d’eux, à partir des compétences qui leur sont reconnues, de véritables pôles de décision et d’agrégation des intérêts, sans attendre tout de l’État central.

60Entendue comme le passage du singulier au général dans les stratégies argumentatives97, la montée en généralité, qui s’effectue à l’occasion de débats publics visant à produire un accord sur des questions d’intérêt général, « ne peut exister qu’en s’adossant à des dispositifs institutionnels98 ». De tels dispositifs sont en voie de constitution notamment à la suite des lois Barnier (1995) et Démocratie de proximité (2002) ; leur mise en œuvre est susceptible de contribuer à un apprentissage, une « socialisation à la montée en généralité99 ».

61Initialement ces instances de débat public local visaient en effet à permettre aux citoyens d’être « mieux associés aux choix effectués et [de] s’approprier les critères d’intérêt général100 ». En réalité, les nombreux exemples de mobilisations locales opposées à des projets de grands équipements, notamment dans la Somme en 2002 contre le projet d’installation d’un aéroport international, oppositions qui sont d’ailleurs plus souvent le fait des habitants que des élus locaux, montrent qu’il ne s’agit pas d’un simple processus descendant de démocratisation de l’intérêt général, mais que c’est « tout un mode de définition de l’intérêt public qui s’est trouvé ébranlé101 ». La société civile n’accepte plus de se laisser imposer « une conception de l’intérêt général abstraite et centralisée, bref technocratique102 ».

62Disposant désormais d’un droit au débat public, les populations concernées, à l’occasion de « mobilisations de proximité », s’emparent de ce droit, non seulement pour clamer la légitimité de leurs intérêts particuliers, mais aussi pour revendiquer leur capacité à contribuer, au nom « de la proximité, de l’expérience personnelle d’un espace et de l’intérêt qu’ils lui portent103 », à la détermination de l’intérêt général local. Dans le domaine de la protection de l’environnement, on voit de plus en plus souvent des associations écologistes, voire des habitants, s’opposer à certains projets, ou proposer des contre-projets, en s’érigeant eux-mêmes en défenseurs de l’intérêt général104.

63D’autres associations, notamment des associations de consommateurs, adoptent également une stratégie de mobilisation fondée sur la généralisation des intérêts et mêlent une action consumériste classique (juste prix, légalité des contrats…) et une « action citoyenne en se centrant sur les défaillances de l’action publique locale105 ». Outre les associations, certaines entreprises intègrent l’argument de l’intérêt général local dans leurs stratégies106, et de nombreuses chambres de commerce territorialisent leur stratégie et s’associent étroitement aux politiques de développement local107.

64Les élus locaux ne restent pas insensibles à cette prise en charge de l’intérêt général local par les entreprises et les associations. S’ils n’en sont pas toujours les initiateurs, du moins tentent-ils de canaliser ces mobilisations, d’une part en intégrant ces revendications dans leur propre discours108, d’autre part en organisant autour d’eux des réseaux structurés de concertation, permettant la prise en compte de ces argumentations de nature civique.

65Dans le domaine de l’environnement, les décideurs locaux sont amenés à arbitrer entre trois catégories d’intérêts légitimes : le développement économique, l’aménagement des espaces et la protection des sites. Dans ce domaine, l’État ne parvient plus à imposer d’autorité un intérêt général défini a priori ; il se contente de renvoyer aux instances locales le soin de concilier les différents intérêts locaux et de dégager un intérêt général local109. C’est alors au nom d’un principe de « régulation locale110 » que les responsables locaux sont conduits à tenter de concilier les intérêts en présence, compte tenu de leurs objectifs, de leur conception de l’équité, et de l’état des rapports de force en présence111. « Les élus locaux, remarque D. Lorrain, doivent alors inventer des procédures de conversion du particulier vers le général […] ils se trouvent au cœur de l’exercice de la démocratie politique112.»

Intérêt général local et démocratie locale

66De même que l’appropriation de l’intérêt général par les élus locaux résulte d’une remise en cause du monopole étatique sur l’intérêt général, de même les élus locaux se voient contester par les habitants leur emprise sur l’intérêt général local. « Comment faire d’une revendication particulière un projet commun ? », tel était le thème du congrès de l’association nationale des comités de quartier tenu à Rennes en 1992113. Tout en se défendant de vouloir empiéter sur les prérogatives des élus, les associations d’habitants revendiquent un élargissement de leur rôle : notre mission, proclame ainsi le président de l’Union des comités de quartier d’Amiens, est de « créer du lien et de la proximité », ce qui constitue bien une fonction civique, sinon politique114.

67La formation d’un intérêt général local dans le cadre d’un espace public local élargi renvoie à une conception participative de la démocratie locale, à une « démocratie procédurale » où le citoyen est admis à concourir à l’intérêt général. Ce dernier n’est plus une substance préexistante à ses représentations, mais le produit évolutif d’une construction ouverte et territorialisée. À ce titre, l’intérêt général local est indissociable de la création de « nouveaux registres de la parole publique et d’autres modes de légitimation politique115 ». Cette diversification des scènes de débat public et des forums locaux complexifie le processus de montée en généralité de l’intérêt local. Le problème n’est plus de « faire tenir ensemble » des intérêts divergents en faisant de l’un à partir du multiple, ou en faisant « entrer le multiple dans un cadre unique », mais plutôt d’articuler ces intérêts dans une pluralité d’espaces de délibération116.

68La complexité attachée à l’enchevêtrement des territoires locaux et à l’absence de hiérarchisation des niveaux de décision paraît inhérente à la notion d’intérêt général local. Plus proche, plus démocratique, plus accessible, l’intérêt général local est aussi plus difficile et plus complexe à construire : « la multiplicité des sites de possibles mises en commun des représentations des préférences collectives exprimant les intérêts en présence, est d’autant plus importante que dans ces lieux de coordination chacun peut, du fait de la proximité et de la connivence entre acteurs, interpréter une partition qui n’a généralement nul besoin d’être explicitée117 ».

69Comment parvenir à la jonction du global et du local en partant de l’expression d’intérêts purement individuels ? Si on admet que toute personne peut légitimement exprimer un point de vue sur un grand projet, peut-on encore refuser aux collectivités locales un droit de veto ou de proposition concernant un projet d’autoroute ou d’aéroport international ? Inversement, l’État a-t-il encore la légitimité d’imposer un tel projet contre l’avis des collectivités locales concernées et de leurs habitants ?

70L’un des défis et des paradoxes de la démocratie locale consiste à faire émerger un intérêt général local alors même que les intérêts communs ou simplement collectifs sont de plus en plus insaisissables. De même que la décentralisation n’offre pas en tant que telle une garantie de démocratisation de la vie politique, de même la proximité n’est pas en elle-même un gage de communauté d’intérêts. « Le quartier… perd sa capacité à associer un territoire à des intérêts communs » remarque F. Ascher, et les villes rassemblent des populations de plus en plus hétérogènes, ayant « peu d’intérêts collectifs évidents118 ». Inversement les mobilisations pour la défense du service public et contre le transfert de certaines catégories d’agents de l’État aux collectivités locales montrent que l’intérêt général national n’a pas disparu et que « la référence magique à l’unité nationale menacée reste un rite efficace119 ».

71L’intérêt général local subit toujours la concurrence d’un intérêt général national dont les évolutions récentes révèlent les étonnantes capacités d’adaptation : non seulement il se démocratise, se détache de l’État central, mais il se territorialise également, et peut se concentrer sur une seule partie du territoire national120. La déconcentration, l’émergence d’un « État local » et la généralisation de la contractualisation des politiques publiques contribuent à brouiller les cartes, les fonctionnaires des administrations déconcentrées éprouvant de plus en plus de difficultés à distinguer clairement un intérêt national territorialisé d’un intérêt général local. L’absence de distinction évidente entre la citoyenneté nationale et la citoyenneté locale ainsi qu’entre les instances de démocratie nationale et les forums de démocratie locale ne permet pas au citoyen de percevoir clairement la spécificité de l’intérêt général local.

72Peut-on en définitive parler d’un intérêt général local ? Notion paradoxale, aux contours mal définis, l’intérêt général local apparaît comme une notion riche en potentialités mais relativement insaisissable. Elle s’apparente à ces « génies invisibles de la cité121 », ces liens mystérieux qui tiennent soudés les groupes humains et qui constituent les fondements mêmes du pacte social.

73La question de l’intérêt général local pose plus largement « le problème de la capacité des individus comme des groupes (et aussi des territoires) à prendre en charge [leur] autonomie à travers la mobilisation de savoir et de ressources constitutives de citoyenneté122 ». Après tout, la perspective d’une démocratie participative en quête d’un intérêt général local n’est peut-être pas si utopique : si on admet que les citoyens concourent par la loi à l’intérêt général national, pourquoi ne pourraient-ils pas contribuer, par la délibération et la participation, à dégager l’intérêt général local ?