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La proximité en politique

 | 
Christian Le Bart
, 
Rémi Lefebvre

Introduction1

Une nouvelle grandeur politique ?

Christian Le Bart et Rémi Lefebvre

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Cet ouvrage est le résultat de deux journées d’études organisées à Lille par le CRAPE et le CERAPS (...)
  • 1 Raffarin (J.-P.), 2002, Pour une nouvelle gouvernance, Paris, L’Archipel, respectivement p. 64 et (...)
  • 2 Voir Le Bart (C.), 2005, « La proximité selon Raffarin », Mots, n°77, p. 13-28.
  • 3 Genestier (P.), 2001, « Némésis et Nicodème. Quand les instances de proximité deviennent les figur (...)
  • 4 Ibidem, p. 30.
  • 5 Cet auteur développe, on le sait, dans la filiation revendiquée de Tocqueville, l’idée que la capa (...)
  • 6 Le discours syndical a fortement intégré cette notion. Le leader de la CGT écrit ainsi : « C’est da (...)
  • 7 Le Monde, 3 janvier 2004.
  • 8 Libération, 17 décembre 2002.
  • 9 Libération, 12 septembre 2003.
  • 10 Libération, 28 janvier 2003.

1Au point de départ du travail collectif que nous avons entrepris sur la proximité, et dont cet ouvrage est le résultat, il y a un constat simple : celui de la récurrence du terme dans le discours politique. La proximité est devenue un mot magique et un mot d’ordre omniprésent. C’est par la proximité que les liens sociaux et politiques sont appelés à être refondés, que la démocratie représentative est invitée à se ressourcer. C’est aussi par elle que l’action publique est sommée de renouveler sa légitimité et que les processus de décision et de traitement des problèmes doivent être modifiés en profondeur. Être en prise avec les Français, être à leur écoute, au plus proche de leurs préoccupations et de leurs attentes, renouer le contact et, ce faisant, résorber le fossé qui s’est creusé entre les citoyens et les élus : les appels à plus de proximité se multiplient. On se contentera ici de quelques indicateurs grossiers pour donner la mesure de l’omniprésence du mot : lors des Assises des libertés locales, début 2003, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin fait un usage soutenu du terme (11 fois le 24 janvier à Port-Marly, 14 fois le 28 février à Rouen). Ces chiffres ne signifient sans doute pas grand-chose, et il conviendrait de raisonner en terme de fréquence, pour ensuite établir des comparaisons avec d’autres corpus, langage ordinaire ou discours politiques passés. Mais ils donnent malgré tout à voir que le mot « proximité » fait partie du vocabulaire politique ordinaire d’aujourd’hui, et pas seulement pour parler de la politique locale, traditionnellement associée à la proximité. On en veut pour preuve la fortune rencontrée par des expressions qui font aujourd’hui sens et circulent jusqu’au sommet de l’État :justice de proximité, police de proximité, démocratie de proximité, et même, sous la plume du même Jean-Pierre Raffarin, République des proximités. « Notre République souffre d’un manque de proximité », « la proximité est un élément de bonne santé pour notre démocratie », écrivait-il dans un ouvrage programmatique1. Il est significatif que le terme ait droit de cité y compris à l’Hôtel Matignon, mais on ne saurait en faire la chose d’un locuteur et d’un seul2. Le parcours ascendant de Jean-Pierre Raffarin est révélateur d’un type d’attente supposé à l’égard de la classe politique, son profil se révélant ajusté (ou au moins ajustable) à cette exigence de « proximité ». Mais la valorisation contemporaine de la proximité va bien au-delà d’une figure discursive, si visible soit-elle. L’ancien élu du Poitou-Charentes est le produit d’un air du temps qu’il a su incarner et catalyser, mais qui lui pré-existait (c’est le gouvernement Jospin qui a inauguré l’expression démocratie de proximité, objet d’une loi en 2002), et qui lui survivra. Le terme proximité gagne l’ensemble des discours sociaux, et pas seulement politiques. Il constitue, c’est une des hypothèses qui sous-tend cet ouvrage, une matrice de lecture des phénomènes sociaux en général. La proximité est considérée comme une valeur sociale refuge dans un monde pensé comme sans repères, impersonnel, anomique, complexe… Réservoir de solutions, elle est unanimement célébrée pour ses vertus pacificatrices, réparatrices, unifiantes, impliquantes. À travers la valorisation des rapports de proximité c’est la verticalité des relations sociales qui se trouve contestée et la pertinence des règles sociales impersonnelles, jugées trop générales, qui est invalidée. La proximité semble ainsi constitutive d’une certaine représentation du « social », indigène, (on pourrait parler de « localisation du social »), représentation qui appelle analyse. Entendue comme une idéologie du « lien social », elle apparaît comme la réponse apportée à une société perçue comme « émiettée », « atomisée », « éclatée ». « Depuis une quinzaine d’années, la vie sociale, note Philippe Genestier dans un article stimulant, est souvent conçue en termes d’interactions liant des individus insérés dans des relations immédiates et des réciprocités directes au sein de groupes et de situations concrètes3. » Il poursuit : « L’implication concrète et fortement subjectivée des individus dans un groupe est conçue comme le paradigme de la socialisation réelle, efficace car directe4. » Cette vision du social accorde un rôle quasi-exclusif à la proximité spatiale et physique dans la production du « lien social ». Prospère ainsi un peu partout un néo-tocquevilisme dont témoigne le succès à la fois social, politique et intellectuel des ouvrages de Robert Putnam5. Le mot « proximité » circule ainsi dans diverses régions de l’espace social : dans le monde associatif qui valorise le militantisme autour de causes « proches », dans le monde syndical6 ou encore, de manière très prégnante, dans le monde médiatique (voir la 4e partie de cet ouvrage). Les enquêtes d’opinion mobilisent les catégories du proche et du lointain pour évaluer les gouvernants. Elles consacrent l’efficacité de la communication de proximité et confortent les effets de croyance qui la sous-tendent. Le journal Le Monde impute par exemple la remontée de Jean-Pierre Raffarin dans les sondages en janvier 2004 à sa nouvelle stratégie : multiplier les micro-rencontres informelles avec les Français en suscitant une médiatisation minimale7. Les journalistes s’emparent du mot, le quotidien Libération faisant du terme proximité l’un des mots de l’année 20028. Illustrations parmi des centaines possibles : un éditorialiste analyse l’assassinat d’un ministre suédois comme illustration des « risques de la proximité9 »; un commentateur politique explique la popularité du ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, sous l’intitulé « prolixe de proximité10 », etc.

La consistance problématique de l’objet « proximité »

  • 11 Barthes (R.), 1957, Mythologies, Paris, Seuil.
  • 12 Nous ne sommes pas les premiers à proposer d’aborder cette « notion » dans une perspective de scie (...)
  • 13 Ce qui fait le succès des catégories d’action publique tient souvent à leur caractère flou. On a p (...)

2En quittant ainsi le registre de la stratégie discursive individuelle pour celui, beaucoup plus structurel, du langage socio-politique contemporain, on se heurte évidemment à d’inconfortables questionnements. Quel statut donner à notre objet ? Mythe ? Idéologie ? Référentiel ? Du premier, par exemple redéfini par Roland Barthes11, il présente apparemment tous les attributs : naturalité, privation d’histoire, infalsifiabilité. L’invocation de la proximité a toujours l’aplomb du bon sens, la rhétorique de la proximité se fonde toujours sur l’évidence, elle ne se risque jamais ni à la déconstruction ni à la mise en perspective historique. Brandie comme une évidence sociale, construite comme une nécessité, la proximité est fondée sur un jeu d’équivalences naturalisées dont l’effet symbolique est puissant : proximité = implication = participation = efficacité = légitimité. La notion de proximité est pourtant en elle-même éminemment relative. La proximité ne vaut que par un système d’écarts qu’elle désigne. Elle présuppose un mouvement, une dynamique de réduction des distances et suggère l’idée d’un entre-deux ou celle d’une dynamique oscillatoire entre des couples de termes opposés (la proximité ne signifie pas la suppression de la distance). Elle se définit principalement par ce à quoi elle s’oppose. Le terme proximité, mot-valise, se prête par ailleurs à des usages métaphoriques et se révèle fortement polysémique. La proximité peut être d’ordre physique, géographique et morphologique mais aussi d’ordre social ou affinitaire (le proche est le familier, ce qui n’est pas étranger). Le terme recouvre enfin une dimension temporelle. Est proche ce qui est imminent, rapproché dans le temps. Dans les usages qui en sont faits, elle peut aussi être assimilée à la convivialité ou à la solidarité. Le terme est plus lourdement connoté que dénoté : s’il est évident pour tous ceux qui l’utilisent que la proximité, c’est « quelque chose de bien » (c’est en tous cas mieux que la distance), en revanche il est rarissime que les locuteurs prennent le temps (et le risque) d’un détour définitoire. Dans le discours des acteurs, proximités physique, spatiale, institutionnelle, sociale, sectorielle, géographique, partisane, émotionnelle, etc. sont fondues en une seule et même proximité, la proximité, celle qui convient et qui va de soi. Les subtils distinguos de sociologues entre proximité objective et proximité subjective (ou sentiment de proximité) sont écartés avec la même désinvolture. La proximité ne s’interroge pas, elle va de soi12. Loin de constituer un handicap, l’inconsistance de cette catégorie explique son succès13. La fortune du thème est à la mesure de son indétermination et de sa plasticité.

3Allégé de toute signification univoque, le mot peut circuler pour sa seule valeur positive. Il est utilisé par les élus locaux qui tendent à rabattre la « démocratie participative » sur la « démocratie de proximité », et par tous les acteurs dits de terrain. Il est, de façon plus ou moins acrobatique, récupéré par les médias, les entreprises privées, les banques, les compagnies d’assurance, tous déclinant la proximité à tous les temps et à tous les modes. Le terme devient fétiche, il est utilisé comme slogan publicitaire, il perd ce qui lui restait de consistance pour devenir pure connotation. Le paradoxe est évidemment de voir les institutions de fait les moins armées, pour dialoguer avec chaque individu pris isolément, se couler malgré tout dans l’idéologie de la proximité, à l’image des médias de masse contraints d’interpeller chacun de leur destinataire comme individu singulier. Les journalistes sont condamnés à réconcilier le singulier le plus intime et l’universel le plus impersonnel. Ce qu’ils font, on y reviendra, en mobilisant les affects et les émotions.

4La difficulté à saisir le mythe tient dans l’inconsistance de ses contours. Une partie de nos hésitations à qualifier l’objet « proximité » provient de son insuffisante solidité. Mais parler de mythe permet justement de dépasser la démarche objectiviste. Ce n’est pas au chercheur de définir la proximité, il lui appartient davantage de suivre les acteurs dans les usages qu’ils font du mot, des plus institutionnalisés aux plus sauvages ou incontrôlés. Ce que de nombreuses communications démontrent ici, c’est que la proximité fait l’objet de traductions, d’interprétations, d’appropriations multiples en fonction des définitions sociales de la distance, elles-mêmes multiples. La proximité est une tension, non un état de fait. Proximité fait par exemple sens au sein d’un champ lexical cohérent dont il conviendrait d’étudier toutes les ramifications. Des expressions comme terrain (élu du terrain, campagne de terrain, génération de terrain) ou, encore, vie quotidienne, connaissent la même fortune que le mot proximité. C’est donc bien le socle idéologique commun à tous ces termes qu’il faut étudier.

5On aura compris que si l’usage du mot « proximité » constitue une entrée intéressante au stade de la construction de l’objet, ce serait s’enfermer dans une impasse que d’en rester à un « centrement » fétichiste sur le mot et lui seul. Autour de lui, il existe tout un champ lexical et un univers de significations qu’il faut penser globalement. Au-delà de lui, il y a une réalité sociale qui n’est pas réductible au langage, et qui consiste en des objets aussi solides que des dispositifs d’action publique (les politiques dites de proximité), des technologies de communication, des modes de construction et de cadrage de la réalité sociale et politique, etc. Ainsi glisse-t-on des mots vers les choses, du constat d’une fréquence à l’analyse (évidemment plus délicate) des usages institutionnalisés. Mesurer la force du mythe politique par sa capacité à s’objectiver jusque dans les objets les plus durs (l’action publique par exemple) ne signifie pas y succomber. La mise en perspective postulée par les sciences sociales permet en effet de dévoiler l’arbitraire derrière la naturalité. Mobilisons pour ce faire la sociologie et l’histoire (voir la 1re partie de cet ouvrage).

  • 14 Callon (M.), 1986, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles (...)
  • 15 Voir sur cette question des rapports sociaux à la distance, Lefebvre (R.), 2004, « S’ouvrir les po (...)

6La sociologie rappelle d’abord que la proximité, dans le domaine politique comme dans tous les secteurs de la vie sociale, n’est jamais simplement donnée, elle est un construit social, non une donnée immédiate ou naturelle. La proximité est d’abord une impression produite par des acteurs conduisant avec succès des stratégies de rapprochement. Ainsi peut-on lever ce paradoxe apparent qui veut que la proximité ait ses experts, ses spécialistes, ses entrepreneurs. Les représentations de la modernité attachées à la proximité ne se sont pas spontanément diffusées. Elles sont le résultat complexe d’opérations d’accréditation à la fois convergentes et éclatées impliquant des acteurs multiples engagés dans diverses arènes sociales. Seule une sociologie de l’intéressement14 à l’idée de proximité et à sa traduction dans des univers sociaux différenciés pourrait permettre d’épuiser les diverses dimensions de ce phénomène. Des groupes professionnels émergents (dans le domaine de la médiation sociale, de la communication, de la culture, de la démocratie participative, dans le secteur associatif…) sont intéressés à la diffusion de ces nouvelles images sociales et participent à leur production et à leur consolidation. Les médiateurs, les traducteurs, les multiples spécialistes du rapprochement social sont parfois en situation très volontariste pour faire exister une proximité qui, non seulement, ne va jamais de soi, mais qui souvent s’apparente à une entreprise précaire et contre-nature. C’est encore la sociologie qui devrait rappeler à quel point le sentiment de proximité est affaire de groupe d’appartenance, de socialisation, peut-être de genre et de classe sociale. On est par exemple en droit de faire l’hypothèse que la perception de la proximité est affaire d’habitus de classe, de rapport au corps, au langage, aux affects15. La proximité des uns n’est pas celle des autres, l’apparente universalité du terme ne doit pas abuser. Là encore, les chercheurs ne doivent jamais oublier que derrière une proximité simplement constatée, il y a toujours un travail accompli efficacement et effacé, non moins efficacement, pour produire une impression (une illusion ?) de proximité.

  • 16 Chevallier (J.), 1985, « L’idéologie de l’intérêt général », Éléments d’analyse politique, Paris, (...)
  • 17 La valorisation du local témoigne dans cette perspective d’un émiettement du social voire du décli (...)
  • 18 Jobert (A.), 1998, « L’aménagement en politique ou ce que le syndrome NIMBY nous dit de l’intérêt (...)
  • 19 Ibid., p. 88.

7Cette déconstruction sociologique peut être enrichie d’une mise en perspective historique. Un simple coup d’œil rétrospectif suffit en effet à se défaire de l’enchantement associé à toute croyance déproblématisée. Jusqu’à une période récente (disons les années 1990), la proximité attire la méfiance dans le champ politique. La grandeur politique, parée de la légitimité de l’intérêt général, était d’abord affaire de distance. Distance entre l’État et la société civile pour que soit possible l’égalité entre citoyens, distance entre gouvernants et gouvernés étant donnée la forte légitimité des premiers. L’État-Providence voit les choses d’en haut, il surplombe un corps social dont il ne peut se rapprocher sous peine de succomber à ces errances que sont le clientélisme, le localisme, le corporatisme, le provincialisme… La proximité, au fil de cette construction symbolique, évoque le féodalisme et ses travers, privilèges et inégalités, arbitraire et favoritisme, incapacité du pouvoir politique à s’extraire du corps social pour agir en faisant levier. Selon les lois classiques de la mécanique, la distance conditionne alors la puissance. Comme l’écrivait Jacques Chevallier dans un article classique sur l’intérêt général, à la fin des années soixante-dix, « tout en étant physiquement présent par l’intermédiaire de ses représentants, l’État reste en même temps absent, insaisissable, inaccessible : c’est l’absence qui permet la diffusion maximale des effets de pouvoir16 ». Les mythes fondateurs du référentiel modernisateur ont ainsi fonctionné pendant plus d’un siècle selon une logique exactement inverse à celle que nous observons aujourd’hui : la modernité vient du centre, la distance est synonyme d’efficacité, d’impartialité, de légitimité. De ce point de vue, la valorisation de la proximité est le signe d’une perte de substance de l’idéologie de l’intérêt général. Cette dernière est inséparable, comme mythe politique, d’une problématique de la centralité et de la tutelle de l’État sur la société civile. L’État, totalisation de la société, est voué dans ce modèle à l’ostentation permanente de son altérité. Son extériorité et son hétéronomie sont principielles et la relation de pouvoir est à la fois dématérialisée et déréalisée. Un consensus général s’est pourtant établi aujourd’hui autour de l’idée que l’on ne peut comprendre la société et agir sur elle que de près et non en surplomb. La conception de l’intérêt général qui en découle ne se situe plus en rupture avec les intérêts particuliers mais dans leur prolongement. La proximité devient alors un parangon de modernité et les vertus du « local » sont célébrées17. Les évolutions observées dans le domaine de l’aménagement urbain sont particulièrement significatives de ce point de vue18. Un club d’aménageurs (EDF, SNCF…) organise, en 1996, à l’université Paris I, un colloque au titre éloquent :L’utilité publique n’est plus ce qu’elle était. Dans ce champ de l’action publique, on a pu observer un déplacement net des frontières entre intérêts légitimes. La légitimité technico-économique « qui investissait les aménageurs de la transcendance de l’intérêt général et par conséquent renvoyait à [son] particularisme tout autre intérêt » est de plus en plus mise en cause et on peut observer un processus d’égalisation des légitimités (la légitimité de proximité tendant à valoir la légitimité technique). « L’âge d’or de l’aménagement conquérant s’appropriant sans débat des espaces au nom de l’intérêt général est révolu19. » Un nouveau modèle d’aménagement plus attentif à la territorialité des enjeux est en train de s’institutionnaliser. La légitimité des acteurs à se prononcer sur les projets apparaît proportionnelle à leur proximité territoriale. La production de l’intérêt général doit ainsi de plus en plus intégrer des intérêts « particuliers » à base territoriale qui résultent de mobilisations de « proximité ». L’équation qui érige mécaniquement la proximité en figure d’excellence n’est donc pas héritée de l’histoire, elle résulte au contraire d’un basculement qu’il convient d’expliquer, et dont nous devons être capables de nous étonner.

Usages de la proximité

  • 20 De véritables luttes d’institutions, qui sont des luttes symboliques autant que politiques, se dév (...)
  • 21 Voir Guionnet (C.), Neveu (E.), 2004, Féminins/Masculins, sociologie du genre, Paris, Armand Colin
  • 22 L’évolution du RPR (ou de l’UMP) est à ce titre exemplaire. La conversion du RPR à la décentralisa (...)
  • 23 La proximité s’impose comme « un remède », générateur de légitimité dans des institutions de natur (...)

8Le mythe d’une proximité politique, qui à l’évidence serait idéale, ne résiste donc pas aux assauts conjugués de l’histoire et de la sociologie. Le basculement que l’on constate historiquement mérite examen. Certains acteurs ont sans doute, plus que d’autres, intérêt à la proximité. On peut aussi constater que certains acteurs détiennent des ressources pertinentes dans un contexte de légitimation par la proximité, autrement dit des ressources convertibles en signes de proximité. Qui sont-ils, ces entrepreneurs de proximité ? Et à qui s’opposent-ils ? Comment s’opèrent les luttes sociales autour de la prétention à la proximité et autour de sa définition20 ? Il est par exemple évident que la féminisation du personnel (et du champ) politique se trouve facilitée par l’assimilation du féminin à ces catégories que sont la sensibilité, la capacité à écouter, l’attention aux autres, et donc la proximité. La prétention à faire de la politique autrement s’appuie en priorité sur cette thématique21. Autre illustration : le succès du discours sur la proximité est-il le signe d’une inversion du rapport de force entre centre et périphérie, deux décennies après les mesures emblématiques de décentralisation ? Le poids croissant des élus locaux dans les partis politiques n’est-il pas un facteur important de cette montée en puissance du discours de la proximité22 ? Est-il, sur le terrain idéologique, la traduction tardive (mais symboliquement très chargée) du déclin ou au moins de la banalisation de l’État ? On savait ce dernier démuni en termes de ressources décisionnelles ; on mesure ici à quel point il l’est aussi d’un point de vue symbolique. Que les acteurs étatiques soient condamnés à composer avec l’exigence de proximité, que l’État soit condamné à puiser dans une légitimité qu’il s’est longtemps efforcé de dévaloriser, et même contre lequel il s’est construit, tout cela en dit long sur le basculement en cours. À un niveau plus modeste, on notera à quel point la proximité est devenue l’idéologie centrale par laquelle de multiples acteurs travaillent à leur propre légitimation23.

  • 24 Danièle Loschak a pu démontrer que le thème de la société civile, qui présente de nombreuses simil (...)
  • 25 Raffarin (J. -P.), 2000, « Quelle “république des proximités”? », Pouvoirs locaux, 51; Barnier (M. (...)
  • 26 « Les ministres doivent se comporter comme des militants non comme des technocrates. Depuis 1997, (...)
  • 27 Libération, le 15 novembre 2002.

9La rhétorique de proximité n’est donc pas une doctrine politique. Elle n’est pas réductible à une famille partisane. La droite, lors de la campagne présidentielle de 2002, a fait de la proximité un terme étendard qui obéissait à une stratégie discursive et politique. La plupart des documents du RPR cherchaient à opposer le schéma vertical d’un Premier ministre « qui gouverne par la loi » (les 35 heures) à une « société de confiance » régie par le « contrat » et fondée sur la « proximité »24. Les notions de proximité, de contrat et d’expérimentation permettent de renvoyer l’adversaire socialiste à une logique étatiste. Il s’agit d’engager « une désétatisation de la société » pour ouvrir la voie à « une société de projets »25. La gauche, au moins post-jospinienne, emprunte cependant elle aussi à la rhétorique de proximité, fût-ce pour dire que, précisément, le dernier gouvernement socialiste en manqua. L’invocation de la proximité et la dénonciation du technocrate peuvent alors s’articuler à la valorisation traditionnelle du militantisme politique26. Le discours de la proximité renvoie aussi à la volonté de renouer avec les « catégories populaires » et avec une certaine réalité sociale. Marie-Georges Buffet prétend ainsi construire un parti communiste qui soit « le parti des grandes réformes, de la proximité et de l’utopie », « un parti de terrain, de solidarités, de révoltes et de rêve »27.

  • 28 Les auteurs d’une étude consacrée aux politiques d’accès à l’emploi en France et aux États-Unis co (...)
  • 29 Voir Giran (J. -P.), 2001, Proximité et politique, Paris, Economica.

10La qualification idéologique de la proximité apparaît donc complexe. Elle fait l’objet d’investissements idéologiques et de bricolages hétérogènes28. Le mouvement altermondialiste cherche à construire une propédeutique politique à partir du local et des « enjeux politiques de proximité » (« agir local, penser global »). D’aucuns peuvent défendre une conception personnaliste de la proximité (c’est la proximité éthique, vouée au prochain29). Mais au-delà de ces appropriations multiples, il reste que cette rhétorique travaille toutes les formations politiques.

11L’idéologie de la proximité serait donc à entendre comme un univers de croyance sur-déterminant le politiquement pensable du moment, la variable temps écrasant la variable partisane. Les professionnels de la politique sont aujourd’hui condamnés à parler le langage de la proximité, ils ne peuvent se distinguer qu’en déclinant ce thème différemment. La proximité serait-elle devenue un obligatoire discursif ?

Un référentiel de politiques publiques ?

  • 30 Chevallier (J.), 2003, L’État post-moderne, Paris, LGDJ, p. 171.
  • 31 Balme (R.), Faure (A.), Mabileau (A.) (dir.), 1999, Les nouvelles politiques locales, Paris, Press (...)
  • 32 Sur l’essoufflement du référentiel « modernisateur », Muller (P.), 1992, « Entre le local et l’Eur (...)
  • 33 Demailly (L.), 2000, « L’émergence du local dans la politique scolaire en France », Cahiers lilloi (...)
  • 34 Sur cette question, voir Chevallier (J.), 2002, Science administrative, Paris, PUF, 3e édition, p. (...)

12Dans un ouvrage récent, Jacques Chevallier analyse l’avènement de ce qu’il appelle l’État post-moderne, un État qui « tend à s’ouvrir, se décloisonner, pour admettre l’expression en son sein de la diversité constitutive du social30 ». L’action publique de proximité apparaît au cœur de cette transformation (3 e partie de l’ouvrage). La proximité est aujourd’hui un label et une norme des politiques publiques. On le sait, le local est passé du statut d’objet à celui de sujet de l’action publique et cette dernière répond de plus en plus à une logique territoriale, les relations entre acteurs tendant à une certaine horizontalité31. Le principe de proximité contribue à la légitimation de cette territorialisation. Le local, lieu de la proximité, est considéré comme l’échelle de la mise en cohérence et de l’intégration de l’action publique32. Il est significatif qu’un certain nombre de politiques publiques, qui mettent en avant aujourd’hui le référent de proximité, se sont historiquement construites contre le « local » (même si cette présentation historique relève autant de la mythologie que de la réalité). C’est le cas de la police, de la justice ou de l’éducation. La politique scolaire, traditionnellement centralisée, s’est développée contre le local représenté par les maires, le notable, le clergé33. Traditionnellement, la police moderne, en ce qu’elle était « républicaine », procédait « du haut » et était conçue comme une fonction régalienne. L’historiographie policière n’a eu de cesse d’associer aux logiques locales et aux polices municipales d’antan les attributs de l’inefficacité, de la politisation, de la corruption. De manière plus générale, la culture administrative française est, on le sait, traditionnellement faite de distance et d’uniformité34. L’administration a longtemps été volontairement conçue comme une instance résolument lointaine et tutélaire. Pour conserver la « hauteur de vue » nécessaire et ne pas aliéner son indépendance d’esprit, l’administration était tenue d’éviter les contacts étroits avec les administrés. Ce « principe d’isolement » fondait la légitimité de ses décisions.

  • 35 Sur les interactions administratives de guichet, cf. Dubois (V.), 1999, La vie au guichet, relatio (...)

13Dans ces diverses politiques, la proximité est aujourd’hui à l’ordre du jour. La politique scolaire est très affectée par « l’émergence du local » qui s’apparente, pour certains auteurs, à « une révolution culturelle ». Le local est valorisé comme le levier d’une modernisation du système scolaire (adaptation aux besoins, souplesse de gestion, réactivité). La police de proximité vise à accroître la présence policière et à rapprocher la police de la population afin d’améliorer la lutte contre la petite délinquance et de développer la prévention, la médiation, la dissuasion. En matière judiciaire, la proximité est de plusieurs ordres et renvoie à des réalités différenciées (proximité humaine, temporelle, accessibilité). Il s’agit d’introduire de la souplesse dans l’action, de la mobilité dans les moyens engagés, une attitude compréhensive dans les interactions avec les « justiciables ». La justice de proximité, délestée d’une partie de son formalisme, est censée privilégier l’arbitrage et la négociation. En matière administrative, l’intensité des échanges avec l’environnement social est de plus en plus perçue comme un facteur de réussite des actions entreprises, même s’il n’est pas sans poser de nombreux problèmes35.

  • 36 Nous suivons ici les remarques formulées par Pierre Muller lors des Journées d’études de Lille.
  • 37 À propos de la « gouvernance », J.-P. Gaudin s’interroge de la même manière : « Les mots circulent (...)

14À partir du moment où elle imprègne les mots et les choses de l’action publique, la proximité s’apparente à un référentiel. On gagne ici en solidité ce qu’on perd en largeur, la notion de référentiel s’inscrivant prioritairement dans le champ de l’analyse des politiques publiques. Que la proximité soit aujourd’hui un cadre cognitif largement partagé par les acteurs sociaux, décideurs au premier chef, plusieurs des articles ci-après le démontrent amplement. Que ce cadre cognitif soit à même de fournir à ces derniers, non seulement une vision du social tel qu’il est, mais aussi une vision du social tel qu’il devrait être, c’est également évident. Le discours de la proximité dessine clairement un idéal politique. Mais, sans doute, manque-t-il par trop de consistance pour qu’on puisse l’assimiler à un référentiel36. Le terme est flou, l’idéologie molle, trop plastique pour prétendre au statut de variable indépendante de l’action publique menée. N’est-on pas plutôt en présence d’une rhétorique de légitimation plaquée après coup sur celle-ci ? On hésite ici sur l’épaisseur de l’objet considéré. La largeur en est avérée : mythe ou idéologie, le discours de proximité nourrit toutes les prises de parole. Mais l’épaisseur ? Simple rhétorique à la mode, fine pellicule venant habiller une réalité sur laquelle il n’a pas prise, ou bien principe d’action inspirant en profondeur les choses (et pas seulement les mots) de la politique37 ?

  • 38 Boltanski (L.), Chiappello (E.), 2000, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
  • 39 Ibid., p. 170.
  • 40 Ibid., p. 175.

15On peut encore penser cette rhétorique comme pièce d’un dispositif plus large, ce qu’on appelle, faute de mieux, le référentiel néo-libéral. La référence à la proximité semble bien ajustée au libéralisme ambiant et elle s’est acclimatée dans un certain contexte idéologique que l’on peut qualifier de « basses eaux » idéologiques. Elle naturalise la représentation selon laquelle la réponse aux problèmes et aux « demandes sociales » doit s’opérer au plus proche, ce qui disqualifie des formes de régulation sociale et politique plus macroscopiques et globales ; et accrédite de nouvelles définitions légitimes des normes de l’efficacité publique. Tandis que la distance est tendanciellement associée à la lourdeur, à l’inertie, aux pesanteurs bureaucratiques, la proximité renvoie à la prise en compte du « réel », l’adaptabilité, la flexibilité, l’autonomie, la souplesse, l’informel, la réactivité, l’implication…, autant de valeurs au cœur de l’idéologie libérale. Les valeurs portées par la proximité sont proches de celles de « la cité par projets » et du monde connexionniste analysés par Luc Boltanski et EveChiapello. Ce sont là, selon les auteurs, les expressions d’un « nouvel esprit du capitalisme38 ». Dans ce modèle de grandeur, « les représentations utiles sont locales, singulières, circonstancielles, mobilisables de proche en proche, liées à un mode de connaissance relevant de l’expérience personnelle39 ». L’homme connexionniste, décrit par les auteurs comme le modèle d’excellence de cette cité, est celui qui est « à même de frayer les liens les plus riches d’opportunités », celui qui fait « s’étendre le réseau », celui qui se définit par la distance qu’il surmonte40.

  • 41 De Singly (F.), 2003, Les uns avec les autres, Paris, A. Colin.
  • 42 Lefebvre (R.), 2004, « Quand légitimité rime avec proximité », Mouvements, 32.
  • 43 Sur cette distinction, voir Briquet (J. -L.), 1995, « Les pratiques politiques officieuses. Client (...)
  • 44 Il est frappant de constater à quel point les élus publicisent désormais les relations qui les lie (...)
  • 45 Allies (P.), 2002, « L’arrivée d’une droite de courtoisie », Le Monde, 21 mars.

16L’action publique (ou plus généralement la politique) de proximité ne s’analyse pas seulement en référence à un axe unidimensionnel, contrairement à ce que suggère l’analogie géométrique. C’est aussi la qualité ou, si on veut, la nature de la relation gouvernés-gouvernants qui se trouve modifiée par l’exigence de proximité. À l’horizon de l’action publique de proximité, on voit poindre la transformation de l’usager ou du citoyen en client individualisé. À une relation durable sinon institutionnalisée, (celle entre service public et usager, celle entre élu et électeur), se substitue sous couvert de proximité une relation ponctuelle sans origine ni durée, dont la capacité à générer du lien social est plus faible. L’État-Providence pouvait, en agissant de loin, faire exister des catégories stables à partir de classifications englobantes (les handicapés, les étudiants, les intermittents du spectacle…). Celles-ci font désormais problème, comme si les secteurs s’effondraient sous la montée en puissance de la politique de proximité. À mesure qu’il se rapproche, le pouvoir politique se disperse en une multitude de face-à-face éclatés qui ne trouvent plus leurs principes de cohérence sectoriels. Le dialogue entre l’État et la société (celle-ci étant composée de groupes sociaux) s’essouffle dans les méandres des dispositifs de proximité, dispositifs prétendant se centrer sur ce par quoi l’individu est précisément irréductible au groupe, ceux que François de Singly appelle des « individus individualisés41 ». Les biens publics par lesquels l’offre politique générait jadis des identités collectives disparaissent au profit de prestations individualisées qui placent le clientélisme et la relation de service au cœur du métier politique. Encore le clientélisme était-il traditionnellement générateur d’attachement. L’équilibre du don et du contre-don s’inscrivait dans la durée, la relation (de confiance, de fidélité) était intégratrice. Le néo-clientélisme d’aujourd’hui échappe à cette fonctionnalité : il s’épuise en services ponctuels à destination de publics atomisés42. Chaque cas est désormais particulier : la psychologie tend à se substituer à la sociologie. La relation clientélaire se donne ainsi à voir dans des registres de légitimation nouveaux. Jadis stigmatisée et donc occultée, elle est passée de l’officieux au quasi-officiel43. Il devient tout à fait légitime de rendre service et de faire la preuve de son dévouement44. Ruse de l’histoire : « ce que l’on croyait pouvoir définir comme un archaïsme des sociétés méditerranéennes devient un facteur de modernité45 ». Ainsi (et la proximité temporelle double ici la proximité spatiale) les gouvernants se caractérisent-ils de moins en moins par la prétention à mener souverainement une action planifiée sur le long terme : ils endossent à présent sans complexe une rhétorique de la réactivité immédiate. Face aux modifications instantanées de l’environnement (crise écologique ou internationale, conjoncture économique internationale…), le politique s’épuise en coups tactiques joués au gré des opportunités. Là encore, le micro se substitue au macro.

  • 46 Genestier (P.), 2001, « Némésis et Nicodème… », art. cité, p. 30.
  • 47 On trouve cet argumentaire dans les textes précités de Jean-Pierre Raffarin.
  • 48 Heinich (N.), 2000, Être écrivain, Paris, La Découverte.

17Si ces hypothèses sont exactes, la fortune des rhétoriques de proximité est une pièce essentielle des processus contemporains d’individualisation. Il en serait l’une des manifestations dans le champ politique, au même titre que, pour faire vite, la volatilité électorale ou le déclin des formes traditionnelles d’engagement. Parce qu’elle est en phase avec les idéologies contemporaines de l’individualisation, la rhétorique de proximité s’analyse donc comme principe contemporain de légitimation tous azimuts. Le jeu des connotations positives suffit à conférer une valeur positive à tout ce qui est décliné au gré du principe de proximité. La justice de proximité est désormais postulée comme bonne justice, sans que les conditions ou les formes de cette excellence soient précisées au-delà d’un jeu d’évidence lui-même très superficiel, et selon lequel une action publique de proximité est nécessairement attentive, à l’écoute des singularités individuelles, alors que l’action publique traditionnelle écrase ces singularités. Philippe Genestier note à juste titre que « les politiques publiques passent du règne de la norme, de l’objectivité, de l’universalisme, de la préfiguration de l’avenir au règne de la circonstance, de la subjectivité, de la proximité, de l’immédiateté relationnelle46 ». L’État-Providence est bureaucratique au pire sens du terme; il est aveugle, sourd et frappé d’autisme, en un mot il est déshumanisé47. Ne nous laissons toutefois pas abuser par l’apparente banalité de ce registre critique aussi ancien que la bureaucratie d’État. Car c’est bien à une transformation en profondeur des modes de légitimation du politique que l’on a affaire. La dénonciation de la distance bureaucratique est ancienne, jamais elle n’avait comme aujourd’hui débouché sur une valorisation à ce point décomplexée de ce qui en constitue le strict contraire, la proximité entre puissance publique et citoyen. Si l’hypothèse du basculement est juste, c’est toute l’économie symbolique de la légitimation qu’il faut repenser, par exemple pour risquer l’hypothèse selon laquelle la montéeen généralité ne serait plus qu’un moyen d’argumentation parmi d’autres au sein de l’espace public. Faut-il importer tel quel le concept de montée en singularité, forgé par Nathalie Heinich48 pour rendre compte des formes de grandeur ayant cours dans le monde de la création artistique ? C’est sans doute aller un peu vite en besogne, mais force est au moins de constater que l’espace public est désormais travaillé en permanence par la confrontation entre ces deux registres de légitimité, alors que seule la montée en généralité y était traditionnellement recevable. Comme s’il s’agissait de rejouer la querelle des universaux, la rhétorique du cas par cas concurrence désormais le discours sur la société.

Les sciences sociales et la proximité : un rapport ambivalent

  • 49 Anderson (N.), 1995, Le Hobo, sociologie du sans-abri, postface de Schwartz (O.), L’empirisme irré (...)
  • 50 Difficile par exemple de ne pas rapprocher le succès politique de la proximité des avancées contem (...)

18Si elle est d’abord entreprise de légitimation, la rhétorique de proximité appelle de la part des politistes un réflexe de distanciation, qui relève, dans une certaine mesure, de l’autodéfense idéologique. Il n’y a sans doute aucune bonne raison scientifique de croire en la proximité. Il n’est pourtant pas certain qu’en ce domaine le détachement clinique soit acquis spontanément. Deux écueils symétriques menacent l’analyste. Le premier est de se laisser emporter par une idéologie de la proximité qui, sous la forme cousine de l’idéologie du terrain, imprègne tout aussi fortement l’univers des sciences sociales. Professionnels de la recherche en sciences sociales et professionnels de la politique partagent cette même croyance dans la force de la présence sur le terrain. Dans les sciences sociales, l’empirisme est devenu « irréductible49 » : le chercheur cultive son « terrain ». Les approches qualitatives ont été fortement réévaluées dans la hiérarchie symbolique des méthodologies50 et le chercheur veille à circonscrire le domaine de validité scientifique des énoncés qu’il produit, à le « localiser ». Si le mot proximité ne connaît pas en sociologie la même fortune qu’en politique, cette dissymétrie lexicale ne doit pas abuser : il y a bien un socle idéologique commun à ces deux activités. De là à suggérer que l’idéologie de la proximité gagne y compris le monde savant et que ce dernier ne possède peut-être pas la qualité d’extériorité qui permet de la penser objectivement…

  • 51 « Le monde civique a pour particularité d’attacher une importance primordiale à des êtres qui ne s (...)
  • 52 Sur la critique des relations domestiques « depuis le monde civique », voir Boltanski (L.), Théven (...)
  • 53 Suleiman (E.), 2002, « Le retour du paternalisme », Le Monde, 26 juin.
  • 54 Abélès (M.), 2002, « Le retour du politique », Le Monde, 2 mai.
  • 55 Schnapper (D.), 1994, La démocratie providentielle, essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gall (...)
  • 56 « Si la politique existe, c’est justement là où la société n’a pas envie d’aller. Sinon, elle n’a (...)
  • 57 Le Goff (J. -P.), 2002, Libération, 4 et 5 mai ; 2002, La démocratie post-totalitaire, Paris, La D (...)
  • 58 Abélès (M.), « Le retour du politique », op. cit.
  • 59 « Le direct, le transparent, l’immédiat ne conviennent ni aux complexes assemblages savants, ni au (...)

19En science politique, plus précisément, il n’est pas impossible que le risque soit inversement dans la naturalisation d’une posture nostalgique qui assimilerait discours de proximité et déclin du politique. En France en particulier, le centrement sur le pouvoir d’État a longtemps reflété une vision développementaliste assimilant la proximité à l’archaïsme. Le retour au local des années quatre-vingt a-t-il inversé la donne ? L’idéologie républicaine demeure très prégnante chez les chercheurs qui ont tendance à considérer le registre domestique comme moins achevé que le registre civique ou citoyen. De manière significative, la critique de la proximité, lorsqu’elle s’explicite, s’ordonne autour d’une valorisation de la distance et un refus des tyrannies du court terme. Les détracteurs de la proximité s’appuient sur une conception de la légitimité privilégiant la distance, jugée ontologiquement nécessaire, entre l’instance politique et le corps social sur lequel elle exerce son pouvoir. C’est au nom d’un modèle de justification civique51 et de la vieille idéologie de l’intérêt général que la proximité est dénoncée (au sens boltanskien du terme52). La proximité est associée à une forme appauvrie de légitimité politique et témoigne d’une dissolution en cours de l’État dans la « société civile ». Le discours de l’écoute permanente est présenté comme « la porte ouverte à l’expression de tous les conservatismes et au triomphe des intérêts particularistes sur l’intérêt général », tandis que la « France d’en bas » constitue « la version contemporaine de la “France profonde”53 ». La proximité induit « une manière de gouverner scotomisée par l’hétérogénéité des demandes54 ». « Le politique c’est le contraire de la proximité : construire un projet collectif, c’est s’extraire des seuls intérêts particuliers55. » La séparation de « la société civile » et de « l’État » ou celle des représentants et des représentés sont présentées comme irréductibles ou constitutives de la politique moderne. Pour le linguiste Jean-Claude Milner, la proximité est une des manifestations de la dérive vers ce qu’il nomme une « république reflétante », nouvelle forme de gouvernabilité56. L’humilité des politiques est considérée comme une médiocrité revendiquée. Même inquiétude chez Jean-Pierre Le Goff : « la démocratie de type fusionnel n’est pas la démocratie. Pour fonctionner, toute collectivité a besoin d’une instance qui se détache d’elle et dans laquelle la société va pouvoir se penser comme acteur collectif via un gouvernement, un président… La séparation entre l’État et la société est fondatrice; la contradiction doit demeurer. Une société ne peut devenir transparente à elle-même57 ». Tyrannie de la proximité, comme Richard Sennett pouvait parler, à la fin des années soixante-dix, d’une tyrannie de l’intimité ? La proximité participerait de la désymbolisation du politique58. Bruno Latour accuse, quant à lui, le discours sur la proximité de dénaturer l’alchimie représentative qui est de l’ordre de « la courbure » ou de la « transmutation59 ».

  • 60 Thévenot (L.), 1999, « Faire entendre une voix : régimes d’engagement dans les mouvements sociaux  (...)

20Le débat est ouvert (mais c’est un débat politique). Laurent Thévenot conteste l’assimilation de la proximité à l’expression étroite d’intérêts particuliers, à partir d’une réflexion sur le militantisme. Les engagements de proximité sont conçus comme une propédeutique au politique qui s’accomplit à travers l’apprentissage des mécanismes de la décision politico-administrative et celui de la construction d’un intérêt général à partir d’une cause locale. Le local n’est pas conçu forcément comme le particulier, et le proche ne s’assimile pas au non-universalisable60.

21Pointer les incohérences et les inconsistances du discours de proximité peut devenir un jeu un peu facile. En politique, l’idéologie de la distance demeure infiniment mieux armée que l’idéologie de la proximité, mais on n’avance guère scientifiquement en jouant une idéologie contre une autre. Le risque est pour les politistes de se comporter en gardiens du champ politique tel qu’il s’est constitué au fil de l’histoire plutôt qu’en observateurs de ses transformations. S’il y a bien nécessité scientifique à désenchanter la proximité, le faire arc-bouté à la croyance en l’indépassable vertu de la distance équivaut à se laisser enfermer dans une alternative binaire qu’il faudrait au contraire prendre pour objet. Pour le dire autrement, il faut peut-être se mettre en position de ne pas penser les pratiques de proximité comme des formes corrompues, en référence à une époque où la politique se conjuguait à la distance. Il est, sur ce terrain aussi, nécessaire de ne pas naturaliser notre définition du politique.

Changement profond ou éternel recommencement ?

22À l’origine de ce livre il y a donc une thèse, celle d’un basculement des modes de production de la légitimité politique. S’il ne fait pas de doute que cette thèse offre un point de vue original et heuristique pour étudier des objets aussi différents que l’action publique, la démocratie locale ou le journalisme politique, il n’est pas certain que les contributions ci-après suffisent à la valider définitivement. Certains contributeurs ne sont pas loin de suggérer que l’histoire est ici peut-être moins linéaire qu’il n’y paraît. S’il y a consensus sur le constat selon lequel la montée en puissance, cette dernière décennie, de la thématique de la proximité constitue une rupture, la question demeure ouverte de la profondeur de celle-ci : basculement par rapport à un imaginaire politique pluriséculaire, comme il est tentant de le penser ? Ou bien plus modestement jeux cycliques faisant alterner distance et proximité ? La thèse de l’éternel recommencement n’a pas pour elle l’attractivité de la précédente, tant il est toujours plus valorisant de diagnostiquer la rupture que de consigner des continuités. Il n’empêche : la volonté pour un candidat de paraître proche de ses électeurs ne date pas d’hier, et les lieux communs sur le marketing politique et la professionnalisation politique ne doivent pas abuser.

  • 61 Passeron (J. -C.), 1987, « Attention aux excès de vitesse. Le “nouveau” comme concept sociologique (...)
  • 62 Rosanvallon (R.), 1998, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en Franc (...)
  • 63 Manin (B.), 1996, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Champs/Flammarion, p. 153.
  • 64 Bourdieu (P.), 2001, « Le mystère du ministère. Des volontés particulières à la “volonté générale” (...)
  • 65 Nicolas Mariot a bien montré que le voyage présidentiel, entendu comme une « fiction relationnelle (...)
  • 66 Verdes-Leroux (J.), 1971, « L’idéologie communale des élus locaux », Espaces et sociétés, mars.
  • 67 Voir Le Lidec (P.), 2001, Les maires dans la République. L’Association des maires de France, éléme (...)

23Le risque est grand de surévaluer la nouveauté de la rhétorique de la proximité et de pécher ce faisant par « excès de vitesse61 ». La proximité n’est, dans une certaine mesure, que le nouvel habillage d’anciennes pratiques ; les changements qu’elle introduit peuvent à juste titre n’apparaître que cosmétiques. Dans une large mesure, si l’on s’attache au métier politique, la proximité est d’abord aussi ancienne que la représentation politique elle-même. De nombreux travaux ont démontré que la proximité est inhérente au principe même de légitimation du lien représentatif. « La figure du représentant est au carrefour de deux principes contradictoires : un principe de distinction et un principe d’identification62. » Certes, c’est la distance aux mandants qui légitime la délégation politique. L’élu est un « citoyen distingué63 » et l’élection fait obstacle à la proximité en ce qu’elle sépare irréductiblement celui qui représente de celui qui est représenté. Mais tout représentant est tenu, pour justifier son ministère, de marquer les signes (liens interpersonnels, communauté de vie géographique, proximité sociale…) qui le rapprochent des représentés. Gage de représentativité, la proximité rend crédible et autorise l’acte de magie sociale, au principe de la délégation politique, par lequel le représentant parle au nom et à la place du représenté64. La question de la proximité met en jeu cette alchimie complexe d’altérité et d’identité qui est à la base du lien représentatif et qui en assure la pérennité65. La proximité est d’autre part aussi ancienne que le local. L’équation « local = proximité » apparaît tellement naturalisée qu’elle n’est à dire vrai plus interrogée. Le local apparaît comme le lieu de la concrétude, le foyer naturel de la démocratie, l’échelle de la participation précisément parce que c’est le lieu de la proximité. Au niveau local se développeraient naturellement des liens d’interconnaissance. D’où l’assimilation entre décentralisation et démocratisation de la vie politique locale : donner plus de pouvoir aux collectivités serait de fait concéder plus de pouvoir aux citoyens. Ces mises en équivalence ne sont pas nouvelles. Une telle idéologie du local et de la proximité constitue l’idéologie professionnelle traditionnelle des élus locaux et des maires en particulier66. Une organisation comme l’Association des maires de France a veillé historiquement, avec plus ou moins de fortune, à entretenir cette croyance67.

  • 68 Sur la genèse des représentations du local, voir Lefebvre (R.), 2001, Le socialisme saisi par l’in (...)
  • 69 Dolez (B.), Hastings (M.), (dir.), 2003, Le parachutage en politique, Paris, L’Harmattan.

24De manière cyclique et pendulaire, le local est tantôt décrié comme le lieu du clientélisme, du notabilisme, du clochemerlisme ou du particularisme (la proximité est alors symbole d’enfermement identitaire et territorial), tantôt exalté comme le lieu naturel de la citoyenneté, de la participation, de l’innovation, de l’expérimentation ou de la souplesse68. Les vertus du « local », sont ainsi régulièrement redécouvertes. De la même manière, le poids des ressources locales dans la lutte politique ne saurait être réifié et décontextualisé. L’enracinement local des élus et leur proximité avec le « terrain » ont constitué historiquement des ressources au rendement très variable. L’histoire de la vie politique française est rythmée par des phases et flux de délocalisation (nationalisation de la vie politique, unification des marchés, politisation des espaces locaux) et de re-localisation (dépolitisation et forte personnalisation des scrutins). L’image sociale de l’élu local oscille ainsi, au gré des conjonctures, entre la figure du notable archaïque et celle du médiateur-innovateur moderniste. La pratique du parachutage, perçue tantôt comme une transgression, tantôt comme une rupture légitime avec le localisme, a fait l’objet d’une tolérance plus ou moins grande selon les périodes de l’histoire politique française69.

  • 70 Il ne s’agit pas ici de juger de la pertinence de ce diagnostic de « crise ».
  • 71 C’est le bonding capital évoqué par Putnam qui crée du lien entre les membres d’une communauté.

25Mais cette figure ancienne de la proximité s’inscrit dans un contexte nouveau, de plus en plus intériorisé par les élus, celui d’une « crise de la représentation70 », discours qu’ils contribuent eux-mêmes à objectiver et auquel les médias donnent un large écho. L’altérité du représentant est de plus en plus conjurée par une symbolique de la proximité qui vise à rattacher sans cesse le représentant au représenté et à opérer une confusion entre mandat et identité sociale. La proximité est d’autant plus invoquée et mobilisée que la différenciation sociale et politique entre gouvernants et gouvernés apparaît tangible. Le discours sur la proximité permet en somme d’encoder de la sollicitude et de relégitimer un lien représentatif corrodé. La proximité constitue un antidote symbolique à l’autonomisation de l’élite politique, à l’uniformisation des profils sociologiques des élus et à la clôture d’un champ politique de plus en fermé sur ses jeux et enjeux propres. De ce point de vue c’est précisément parce que les élus s’appuient sur des ressources de plus en plus distinctives qu’ils cherchent à apparaître comme plus proches. C’est dans ce cadre qu’il faut analyser la réévaluation des ressources du local et du « terrain ». Tout se passe comme si les élus locaux puisaient dans le « local » et les représentations qui lui sont attachées les ressources de légitimation qui leur font de plus en plus défaut sur le plan national. Il s’agit, autrement dit, à partir du local, de neutraliser les effets de clôture du champ politique, de restaurer la validité même du jeu politique et la division du travail politique. On est ici face à un discours d’auto-légitimation. La proximité apparaît de manière générale comme la réponse politique à un discours de crise (crise de légitimité politique, crise du lien social, crise de l’action publique). À travers la proximité, il s’agit bien de restaurer la confiance politique (rapprocher les élus des citoyens), de rétablir du lien social (rapprocher les institutions des usagers et les usagers entre eux71), de reconstruire l’efficacité publique (coller à la demande sociale, produire des réponses appropriées, ajustées).

26Ainsi formulée, l’alternative basculement-continuité risque cependant de demeurer stérile. Car si la proximité imprègne tous azimuts les objets politiques, il demeure sans doute indispensable de différencier ces derniers. Concrètement, cela signifie que ce qui est vrai en matière de politique publique ne l’est pas forcément en matière de métier politique. Le discours de proximité peut constituer une véritable rupture, un authentique basculement, quand il s’agit de donner sens (et corps) à l’action publique ; il est en revanche évident que le souci de paraître proche est aussi ancien que le métier de gouvernant. La période actuelle qui voit triompher l’idéologie de la proximité se caractérise donc par la convergence de processus différenciés obéissant à des temporalités distinctes. Ce jeu d’hypothèses appellerait d’autres investigations. Celles-ci devraient d’abord être historiques. Comment légitime-t-on l’action publique avant 1914 ? Utilise-t-on les registres de la distance et de la proximité, comment les marie-t-on ? Comment les élus se présentent-ils à leurs électeurs ? Comment les médias construisent-ils les figures qui font la politique, etc.?

27Il conviendrait aussi de quitter le cadre hexagonal (dans lequel toutes les contributions ci-après sont limitées) pour établir d’utiles comparaisons avec d’autres pays. La singularité, désormais bien cernée, du processus de construction de l’État français, constitue la matrice à partir de laquelle la grandeur politique s’est trouvée indexée sur la distance. La légitimation de la République s’est accompagnée, sur un siècle, d’un travail incessant de dé-légitimation de tout ce qui évoquait la proximité (localisme, provincialisme, clientélisme, féodalisme…). Mais il n’y a aucune raison pour universaliser cet imaginaire politique. Car nulle part autant qu’en France cette équation symbolique n’a été développée avec une telle vigueur. Pour se contenter de données connues, les États-Unis n’ont jamais pensé la politique de cette façon : la valorisation des formes rapprochées de pouvoir politique y a toujours profité aux États, voire aux échelons infra-étatiques, aux dépens d’un centre géographiquement trop éloigné. La doctrine libérale redoublait la géographie et l’histoire en privant l’État fédéral de la légitimité à agir qui fit chez nous l’État-Providence. Il fallut attendre le double effet des turbulences des années trente (crise de 1929 puis entrée en guerre) et de l’émergence de médias de masse rapprochant la figure du président pour que Washington parvienne enfin à conjurer la hantise du gouvernement à distance. Sur la base d’une construction différente de celle qui a prévalu en France, la dialectique de la proximité et de la distance a donc suivi une histoire différente. La moindre vigueur des affrontements idéologiques a encore joué dans le même sens : l’attachement partisan s’est construit aux États-Unis sur la base d’un clientélisme localisé (le bossisme), alors qu’en France cet attachement était aussi lié à l’attente de biens symboliques collectifs non localisés.

Notes

1 Raffarin (J.-P.), 2002, Pour une nouvelle gouvernance, Paris, L’Archipel, respectivement p. 64 et 63.

2 Voir Le Bart (C.), 2005, « La proximité selon Raffarin », Mots, n°77, p. 13-28.

3 Genestier (P.), 2001, « Némésis et Nicodème. Quand les instances de proximité deviennent les figures du salut », Annales de la Recherche urbaine, 90, p. 23.

4 Ibidem, p. 30.

5 Cet auteur développe, on le sait, dans la filiation revendiquée de Tocqueville, l’idée que la capacité d’une société à s’organiser par le bas est la clé d’un bon fonctionnement démocratique.

6 Le discours syndical a fortement intégré cette notion. Le leader de la CGT écrit ainsi : « C’est dans la proximité, en les articulant à chaque niveau territorial, que se jouera le développement de pair de l’économie et de la démocratie, à l’intérieur de chaque pays comme au sein d’un ensemble coordonné de pays comme l’Union européenne », cf. Thibault (B.), 2002, « Critique d’une régression annoncée », Libération, 13 mars.

7 Le Monde, 3 janvier 2004.

8 Libération, 17 décembre 2002.

9 Libération, 12 septembre 2003.

10 Libération, 28 janvier 2003.

11 Barthes (R.), 1957, Mythologies, Paris, Seuil.

12 Nous ne sommes pas les premiers à proposer d’aborder cette « notion » dans une perspective de sciences sociales. Voir au moins Bellet (M.), Kirat (T.), Largeron (C.) (dir.), 1998, Approches multiformes de la proximité, Paris, Hermès, et plus récemment, le numéro des Annales de la Recherche urbaine consacré aux « Seuils du proche » (n ° 90, septembre 2001). Voir aussi les travaux anciens sur la « proxémique », E. Hall distinguant quatre types de distances : intime, personnelle, sociale et publique, cf. Hall (E.), 1978, La dimension cachée, Paris, Le Seuil.

13 Ce qui fait le succès des catégories d’action publique tient souvent à leur caractère flou. On a pu ainsi montrer par exemple que l’indécision du contenu des politiques culturelles avait constitué sur le plan historique un facteur essentiel de leur institutionnalisation, cf. Dubois (V.), 1998, « Politique culturelle : le succès d’une catégorie floue. Contribution à une analyse des catégories d’intervention publique », in Kaluszynski (M.), Wahnich (S.) (dir.), L’État contre la politique ? Les expressions historiques de l’étatisation, Paris, L’Harmattan. De même, la contagion récente de l’impératif délibératif doit beaucoup aux équivoques de son contenu. L’absence d’univocité du terme « délibération » permet un usage plastique qui évite les controverses et favorise les consensus et les points d’accord, cf. Blondiaux (L.), Sintomer (Y.), 2002, « L’impératif délibératif », Politix, 57, p. 27.

14 Callon (M.), 1986, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’année sociologique, 36.

15 Voir sur cette question des rapports sociaux à la distance, Lefebvre (R.), 2004, « S’ouvrir les portes de la ville. Une approche ethnographique des porte-à-porte de Martine Aubry à Lille », in Lagroye (J.), Lehingue (P.), Sawicki (F.), La mobilisation électorale municipale, Paris, Presses Universitaires de France/Curapp.

16 Chevallier (J.), 1985, « L’idéologie de l’intérêt général », Éléments d’analyse politique, Paris, PUF, p. 21, souligné par l’auteur.

17 La valorisation du local témoigne dans cette perspective d’un émiettement du social voire du déclin du « programme institutionnel ». Pour François Dubet, l’extra-territorialité était une marque essentielle du modèle institutionnel traditionnel de socialisation, cf. Dubet (F.), 2002, Le déclin de l’institution, Paris, Le Seuil.

18 Jobert (A.), 1998, « L’aménagement en politique ou ce que le syndrome NIMBY nous dit de l’intérêt général », Politix, 42.

19 Ibid., p. 88.

20 De véritables luttes d’institutions, qui sont des luttes symboliques autant que politiques, se développent ainsi entre collectivités publiques pour se parer du label « de proximité » et tirer les profits symboliques qui y sont attachés. Les conseils généraux, contestés depuis quelques années, tentent de conforter leur légitimité autour de l’affirmation de leur action de proximité comme les dernières assises de l’Association des départements de France (ADF) l’ont démontré (Libération, le 31 octobre 2002). Le président de l’association, Jean Puech, a ainsi défendu « la voix de la France réelle » : « Nos missions nous autorisent à rappeler à chacun ce qu’est la dure épreuve du terrain. » Et Alain Gest, président du Conseil général de la Somme, de renchérir devant ses pairs : « nous avons une logique de proximité que n’a aucune autre collectivité ». La dite « proximité » est mesurée ici à l’aune du nombre de kilomètres de routes gérés : « 300000 kilomètres entretenus par les conseils généraux, 28000 par l’État, zéro pour les régions » (selon Jean Puech). Les chiffres du sondage commandé à l’IFOP par l’ADF accréditent partiellement cette vision (selon cette enquête, 41% des Français jugent les conseillers généraux assez proches).

21 Voir Guionnet (C.), Neveu (E.), 2004, Féminins/Masculins, sociologie du genre, Paris, Armand Colin.

22 L’évolution du RPR (ou de l’UMP) est à ce titre exemplaire. La conversion du RPR à la décentralisation et son abandon de la critique gaulliste des « féodalités » locales est le résultat de sa perte de spécificité organisationnelle. Originellement construit autour des cabinets ministériels et des hauts fonctionnaires, le parti gaulliste déconsidérait les élus locaux. Or la conquête de mandats locaux, couplée avec la perte des positions centrales (en 1976 et 1981) et le poids renforcé des élus, avec la décentralisation, s’est progressivement reflétée dans l’équilibre des pouvoirs au sein de la structure partisane. Ce parti est ainsi devenu, à l’instar de la plupart des autres entreprises partisanes, un parti dominé par les élus locaux et… rallié à la proximité. Voir Haegel (F.), 2001, « Le RPR décentralisateur ? », Pouvoirs locaux, 51.

23 La proximité s’impose comme « un remède », générateur de légitimité dans des institutions de nature très diverses. « Le principe de proximité » est ainsi invoqué pour mieux territorialiser l’action des députés européens et leur mode d’élection et, ce faisant, « réduire le déficit démocratique » (les enjeux européens seraient mieux appréhendés et traduits à travers le prisme du local et du territorial). Costa (O.), 2002, « Le travail parlementaire européen et la défense des intérêts locaux. Les députés européens dans la gouvernance multi-niveaux », inNay (O.), Smith (A.) (dir.), Le gouvernement du compromis, Paris, Economica, p. 210-211.

24 Danièle Loschak a pu démontrer que le thème de la société civile, qui présente de nombreuses similitudes avec celui de la proximité, est utilisé dans les années quatre-vingt comme fer de lance d’une offensive contre l’État. La société civile est, par opposition à l’État, le lieu de l’initiative, de la créativité, de l’innovation, de l’ordre naturel, de l’équilibre… C’est l’envers de l’État, cf. Loschak (D.), 1986, « La société civile : du concept au gadget », in CURAPP, La société civile, Paris, PUF.

25 Raffarin (J. -P.), 2000, « Quelle “république des proximités”? », Pouvoirs locaux, 51; Barnier (M.), Barrot (J.), Perben (D.), Raffarin (J. -P.), 2001, Notre contrat pour l’alternance, Paris, Plon.

26 « Les ministres doivent se comporter comme des militants non comme des technocrates. Depuis 1997, certains se sont parfois repliés dans le paradis artificiel des palais nationaux. Il faut redescendre sur terre. Et, plus précisément sur le terrain. La gauche, ce n’est pas seulement un discours. C’est aussi un état d’esprit, une attitude, une manière d’être. C’est aussi une qualité d’écoute et de contact » cf. Schwartzenberg (R.-G.), 2001, « Pour la gauche, la campagne doit commencer tout de suite », Libération, 5 novembre.

27 Libération, le 15 novembre 2002.

28 Les auteurs d’une étude consacrée aux politiques d’accès à l’emploi en France et aux États-Unis concluent : « La proximité constitue le point de ralliement d’approches correspondant à des options idéologiques pour le moins hétérogènes : le volontarisme républicain faisant de l’État le levier du développement, l’économie solidaire travaillant à l’émergence d’un tiers secteur, le conservatisme républicain ayant surtout foi dans les forces du marché, le libéralisme américain de gauche confiant dans les processus participatifs […] cette faculté à incorporer autant de registres politiques signale la principale limite de la proximité comme référent de l’action publique : son caractère attrape-tout qui en appauvrit le contenu stratégique » cf. Ghorra-gobin (C.), Kirszbaum (T.), 2001, « La proximité à l’ère métropolitaine. Les politiques d’accès à l’emploi en France et aux États-Unis », Annales de la Recherche Urbaine, 90, p. 145.

29 Voir Giran (J. -P.), 2001, Proximité et politique, Paris, Economica.

30 Chevallier (J.), 2003, L’État post-moderne, Paris, LGDJ, p. 171.

31 Balme (R.), Faure (A.), Mabileau (A.) (dir.), 1999, Les nouvelles politiques locales, Paris, Presses de la FNSP. Cette horizontalisation tend néanmoins à occulter les asymétries de ressources entre acteurs.

32 Sur l’essoufflement du référentiel « modernisateur », Muller (P.), 1992, « Entre le local et l’Europe, la crise du modèle français de politiques publiques », Revue française de science politique, 42 (2).

33 Demailly (L.), 2000, « L’émergence du local dans la politique scolaire en France », Cahiers lillois d’économie et de sociologie, 35-36.

34 Sur cette question, voir Chevallier (J.), 2002, Science administrative, Paris, PUF, 3e édition, p. 573-585.

35 Sur les interactions administratives de guichet, cf. Dubois (V.), 1999, La vie au guichet, relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica et Weller (J.-M.), 1999, L’État au guichet, Paris, Desclée de Brouwer.

36 Nous suivons ici les remarques formulées par Pierre Muller lors des Journées d’études de Lille.

37 À propos de la « gouvernance », J.-P. Gaudin s’interroge de la même manière : « Les mots circulent parfois plus vite que les réalités, et ils provoquent des ralliements instantanés en fonction desquels les nouveaux langages d’action se dessinent et se recomposent », cf. Gaudin (J.-P.), 2002, Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, p. 94.

38 Boltanski (L.), Chiappello (E.), 2000, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

39 Ibid., p. 170.

40 Ibid., p. 175.

41 De Singly (F.), 2003, Les uns avec les autres, Paris, A. Colin.

42 Lefebvre (R.), 2004, « Quand légitimité rime avec proximité », Mouvements, 32.

43 Sur cette distinction, voir Briquet (J. -L.), 1995, « Les pratiques politiques officieuses. Clientélisme et dualisme en Corse et en Italie du Sud », Genèses, 20.

44 Il est frappant de constater à quel point les élus publicisent désormais les relations qui les lient aux citoyens ordinaires. Les pratiques clientélaires sont en quelque sorte licitées. Thierry Mariani, député-maire UMP de Valréas s’enorgueillit d’assurer 32 permanences hebdomadaires dans sa circonscription et ne cache pas la dimension clientéliste de l’exercice (Libération, 10 octobre 2002). Pour reconquérir son siège de député, après sa défaite de 1997 aux élections législatives, Jean-François Copé se targue d’avoir, « reçu 7000 personnes individuellement ».

45 Allies (P.), 2002, « L’arrivée d’une droite de courtoisie », Le Monde, 21 mars.

46 Genestier (P.), 2001, « Némésis et Nicodème… », art. cité, p. 30.

47 On trouve cet argumentaire dans les textes précités de Jean-Pierre Raffarin.

48 Heinich (N.), 2000, Être écrivain, Paris, La Découverte.

49 Anderson (N.), 1995, Le Hobo, sociologie du sans-abri, postface de Schwartz (O.), L’empirisme irréductible, Paris, Nathan.

50 Difficile par exemple de ne pas rapprocher le succès politique de la proximité des avancées contemporaines de la microsociologie compréhensive, en particulier lorsque cette dernière affiche sa méfiance à l’égard des grandes constructions macro et se centre sur les problématiques liées à l’identité individuelle.

51 « Le monde civique a pour particularité d’attacher une importance primordiale à des êtres qui ne sont pas des personnes. Ce ne sont pas, en effet, dans ce monde, les personnes humaines qui accèdent aux états de grandeur supérieurs, mais les personnes collectives qu’elles composent par leur réunion », Boltanski (L.), Thévenot (L.), 1991, De la justification, Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, p. 231.

52 Sur la critique des relations domestiques « depuis le monde civique », voir Boltanski (L.), Thévenot (L.), De la justification…, op. cit., p. 308-317. Les auteurs rappellent que « la tension entre les grandeurs attachés à la localité et la grandeur de la nation est inscrite dans les formes constitutionnelles qui instrumentent en France le monde civique » (p. 315). Voir aussi Lafaye (C.), 1991, Les communes dans tous leurs états. L’espace local à la croisée d’exigences contradictoires, thèse de sociologie, EHESS. Pour l’auteur, les sciences sociales ont toujours tendance à analyser les relations personnalisées, symboles de « dépendances » à travers le prisme de la légitimité civique qui vise à mettre à distance les relations domestiques.

53 Suleiman (E.), 2002, « Le retour du paternalisme », Le Monde, 26 juin.

54 Abélès (M.), 2002, « Le retour du politique », Le Monde, 2 mai.

55 Schnapper (D.), 1994, La démocratie providentielle, essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard.

56 « Si la politique existe, c’est justement là où la société n’a pas envie d’aller. Sinon, elle n’a pas de raison d’être : la société se suffit à elle-même. Malheureusement dans notre démocratie, la politique peut difficilement éviter de se présenter comme le reflet de la société ; mais si elle le fait, la société n’évolue pas. Elle se contente de se plaindre… entre autres de la politique ! L’homme politique a besoin de cette plainte pour dire qu’il y répondra, et plus il dit qu’il y répondra, moins il le fera. Il est pris dans la dimension paralysante du reflet et n’en sort pas », cf. Milner (J.-C.), 2002,Libération, 20 et 21 juillet.

57 Le Goff (J. -P.), 2002, Libération, 4 et 5 mai ; 2002, La démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte.

58 Abélès (M.), « Le retour du politique », op. cit.

59 « Le direct, le transparent, l’immédiat ne conviennent ni aux complexes assemblages savants, ni aux délicats montages de la parole politique […] Supposons que l’on exige des politiques […] qu’ils “parlent vrai” en “répétant exactement” ce que disent leurs mandants “sans les trahir ni les manipuler”. Que se passerait-il ? Le plusieurs resterait le plusieurs, la multitude resterait la multitude ; on n’aurait fait que répéter (fidèlement pour l’information et donc faussement pour la politique) la même chose deux fois. Exigence absurde ? C’est pourtant ce que l’on réclame tous les jours à cor et à cri lorsqu’on exige des politiques qu’ils soient “proches du peuple”, qu’ils nous “ressemblent”, qu’on puisse “s’identifier à eux”, qu’il n’y ait pas de distance entre “eux et nous”, qu’ils mettent fin à la fracture sociale grâce à leur “naturel”, à leur “authenticité” qui prouve qu’ils sont bien comme “nous” […] En pratique cela revient à demander la fin de la politique, et par conséquent la fin de l’autonomie pourtant si vantée, puisque, la multitude ne sachant jamais comment devenir une, il n’y aura plus gain de représentation. Une représentation fidèle, si elle était possible, trahirait l’objet même de la fidélité politique », cf. Latour (B.), 2002, « Si l’on parlait un peu politique ? », Politix, 58.

60 Thévenot (L.), 1999, « Faire entendre une voix : régimes d’engagement dans les mouvements sociaux », Mouvements, 3. Pour une réflexion sur les conditions d’accès au public à partir d’engagements qui impliquent des attachements de proximité, cf. Thévenot (L.), Les politiques du proche, à paraître. On pourra également se reporter à Breviglieri (M.), 1999, L’usage et l’habiter. Contribution à une sociologie de la proximité, thèse de sociologie, EHESS.

61 Passeron (J. -C.), 1987, « Attention aux excès de vitesse. Le “nouveau” comme concept sociologique », Esprit, avril.

62 Rosanvallon (R.), 1998, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, p. 43.

63 Manin (B.), 1996, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Champs/Flammarion, p. 153.

64 Bourdieu (P.), 2001, « Le mystère du ministère. Des volontés particulières à la “volonté générale” », Actes de la recherche en sciences sociales, 140.

65 Nicolas Mariot a bien montré que le voyage présidentiel, entendu comme une « fiction relationnelle » donne à voir « un double processus de rapprochement physique et d’éloignement protocolaire », cf. Mariot (N.), 1997, « Le président en voyage : rapprochement physique et distanciation protocolaire », in Deloye (Y.), Haroche (C.), Ihl (O.), (dir.), Le protocole ou la mise en forme de l’ordre politique, Paris, L’Harmattan, p. 269.

66 Verdes-Leroux (J.), 1971, « L’idéologie communale des élus locaux », Espaces et sociétés, mars.

67 Voir Le Lidec (P.), 2001, Les maires dans la République. L’Association des maires de France, élément constitutif des régimes politiques français depuis 1907, thèse de science politique, Université Paris I.

68 Sur la genèse des représentations du local, voir Lefebvre (R.), 2001, Le socialisme saisi par l’institution municipale (des années 1880 aux années 1980). Jeux d’échelles, thèse de science politique, Université Lille 2. Le socialisme municipal, décrié entre les années vingt et soixante, est ainsi redécouvert dans les années soixante-dix et la question locale est alors formulée en des termes nouveaux.

69 Dolez (B.), Hastings (M.), (dir.), 2003, Le parachutage en politique, Paris, L’Harmattan.

70 Il ne s’agit pas ici de juger de la pertinence de ce diagnostic de « crise ».

71 C’est le bonding capital évoqué par Putnam qui crée du lien entre les membres d’une communauté.

Notes de fin

1 Cet ouvrage est le résultat de deux journées d’études organisées à Lille par le CRAPE et le CERAPS les 18 et 19 septembre 2003. Merci à Loïc Blondiaux, Grégory Derville, Pierre Muller et Frédéric Sawicki d’avoir accepté de présider les séances lors de ces journées.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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