Préface
p. 9-11
Texte intégral
1Elle n’a que « le tort d’être une femme », disait Camille Saint-Saëns à propos de Clémence de Grandval, dont il estimait que les excellentes mélodies n’avaient pas l’écho qu’elles méritaient.
2Parce qu’elle est « langage des dieux », sommet dans la hiérarchie des arts, la musique a été une frontière difficile à franchir pour les femmes, cantonnées au rôle d’auditrices, au mieux d’exécutantes, privées plus que publiques. La domination masculine s’est révélée spécialement étouffante, notamment dans les couples de musiciens célèbres, où les compagnes devaient la plupart du temps s’effacer devant leurs « maîtres ».
3Cette situation connue a été analysée et, dans une certaine mesure, dépassée depuis vingt ans par une recherche collective dynamique et raffinée, qui non seulement a fait émerger des figures oubliées ou méconnues (et on en retrouvera beaucoup dans les pages qui suivent), mais s’est en outre attaquée aux stéréotypes de genre les plus assurés. Les compositrices ont été bien plus nombreuses qu’on ne croit (Florence Launay en dénombre 26 particulièrement importantes pour le XIXe siècle) ; et les relations de couple n’ont pas toujours été désastreuses, loin de là. La réalité se révèle nuancée, complexe et d’autant plus captivante.
4Le présent livre, érudit, foisonnant de visages et d’anecdotes signifiantes, a choisi une ligne mélodique spécifique : celle du duo, entendez par là toutes les formes d’associations possibles entre femmes, entre hommes et femmes, en famille ou non, ce qui pose toute la problématique du lien, du concert qui est un lien, une rencontre, éventuellement un conflit.
5Des duos, il y en a de toutes sortes, et d’abord en famille, l’homogamie caractérisant les milieux d’artistes en général, et de musiciens en particulier, en raison de l’exercice collectif de cet art. Les apprentissages se font sur le tas ; la transmission du savoir s’opère de père en fille, parfois de mère en fille, et celle de l’entreprise (une troupe, un théâtre) éventuellement entre époux. Quand les filles sont douées, les pères s’investissent dans leur carrière où ils trouvent honneur et profit. Annibale Guasco prépare soigneusement sa fille Lavinia à entrer au service de Catherine de Savoie. La madrilène Sabina Pasqual joue avec son père, puis avec son mari épousé à quinze ans, et, devenue veuve, prend la direction de la troupe. Cette promotion viduale était fréquente dans l’artisanat. À son tour, Sabina forme son fils, bientôt claveciniste réputé. Cas exemplaire d’échange familial, où la fille pivotale est une véritable courroie de transmission entre les hommes de sa vie et de sa tribu – père, époux, fils.
6C’est surtout par le chant que les femmes exercent publiquement leurs talents. En groupe, telles les chanteresses, les vielleuses médiévales. En solo, notamment par l’opéra, producteur de divas de tous calibres. Bertrand Porot a identifié 89 chanteuses et directrices à l’Opéra-Comique de Paris, milieu effervescent et porteur au XVIIIe siècle. La voix – le corps sexué – ouvre un accès privilégié à la musique et, par là, à la société. George Sand avait rêvé d’être cantatrice ; la Malibran et Pauline Viardot furent ses meilleures amies ; et Consuelo, son héroïne dans le roman éponyme, incarne une belle figure de femme émancipée.
7Les filles pouvaient aussi jouer avec leur mère ou leurs sœurs, comme les quatre filles Harrison, dont la mère s’était faite l’impresario. Fort douées, elles eurent des relations avec les plus grands créateurs d’une époque fort riche pour la musique anglaise. Elles les interprétaient, ils composaient pour elles. La musique occupait toute leur existence. Aucune ne se maria ni eut d’enfant, pas même la plus indépendante, May. La question de la maternité était pour elles comme pour beaucoup de femmes une pierre d’achoppement, en tout cas une difficulté. Famille ou carrière : hier comme aujourd’hui, il fallait choisir. « Je préfère être une artiste », dira clairement Cécile Chaminade (1908), consciente d’un enjeu qu’il était désormais légitime d’exprimer.
8La réussite des femmes mariées, leur « fortune et infortune », pour reprendre l’expression de François de Singly1, suppose des époux coopératifs. Il y en eut, comme le montre Florence Launay dans les quatre ménages qu’elle étudie. Aristide Farrenc, Gustave Lemoine, Charles de Grandval furent des maris soucieux du talent de leurs femmes au point de s’effacer parfois devant elles. Elles en avaient conscience et leurs couples semblent avoir été exceptionnellement harmonieux. Chez les Jaëll, célèbre couple de pianistes, c’était plus compliqué, à en juger par les propos désabusés de Marie : « À la femme, qu’elle soit douée ou non, l’homme prend à peu près toutes les choses dont il tire ses forces pour produire ». Ces couples d’artistes étaient laborieux, impécunieux et on perçoit combien il était difficile de tout concilier, de soutenir des carrières parallèles, voire concurrentes, dans une société qui réprouvait généralement l’inversion des rôles et l’ambition des femmes.
9Le couple conjugal dessine le plus fréquent des duos. Les couples d’amants sont plus rares, et plus encore les couples de femmes. L’alliance artistique et amoureuse de la poétesse Jehanne d’Orliac et de la pianiste Geneviève Dehelly illustre les libertés du XXe siècle. Elle combinait la complémentarité « théâtre/musique » dans des concerts-conférences qui connurent un succès éclatant, mais bref (1929-1931), ce qui n’empêcha pas le couple de survivre au duo.
10La différence des arts n’était pas toujours une garantie de compréhension. L’art, facteur d’union, peut même séparer. Ainsi dans l’histoire d’Éliane Radigue (née en 1932) et d’Arman (1928-2005), l’un et l’autre avant-gardistes, elle dans la musique électro-acoustique, lui dans les réalisations plastiques devenues célébrissimes. Éliane ne supportait pas l’envahissement matériel et mental des « poubelles » d’Arman. Ils se séparèrent, tout en conservant un lien solide.
11La pratique musicale n’a pas constitué un facteur évident de dissolution de la hiérarchie sexuelle. Les résistances étaient fortes, comme le montre la facture citée par Sylvie Granger à propos de la rémunération d’un organiste : « Au sieur Camus organiste la somme de 40 livres 12 sols 6 deniers pour trois mois et huit jours de ses gages d’avoir touché l’orgue par la main de son épouse ». Rien de tellement surprenant si l’on songe qu’il a fallu attendre la loi de 1907 pour que les femmes mariées aient officiellement le droit de percevoir directement leur salaire.
12De la lecture de ce livre, se dégage un sentiment d’« optimisme prudent ». Optimisme, en raison de la multiplicité des expériences, de la variété des situations, et des libertés conquises par et pour les femmes. Prudent, à cause des obstacles persistants dans la réalisation de l’égalité musicale des sexes à tous les niveaux de l’exécution, de la direction et de la création.
13La partie n’est pas achevée, le concert continue, de nouvelles symphonies s’écrivent pour notre plus grand plaisir.
Notes de bas de page
1 Singly François de, Fortune et infortune de la femme mariée, Presses Universitaires de France, 1987.
Auteur
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