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Morales en révolutions

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Sébastien Hallade

Trosième partie. 1848 et 1871, deux révolutions morales ?

« Il est temps d’en finir avec le vieux monde... » La Commune de Paris de 1871 et le discours de la régénération morale et sociale

Laure Godineau

Texte intégral

1La Commune de Paris a suscité dès 1871 des discours interprétatifs antithétiques, où la dimension morale est chaque fois présente. Le discours anti-communard est bien connu à ce sujet, mais la lecture pro-communarde de 1871 recourt aussi fréquemment au principe de moralité. Plutôt que d’opposer deux interprétations de la Commune dont les registres différents, l’un moral pour la condamnation anti-communarde, l’autre politique et social pour la sympathie pour l’insurrection, interdiraient une véritable confrontation, il faut en effet envisager une concurrence de discours moraux. Ces discours sur la Commune doivent aussi conduire à se demander ce qu’il en est du discours de la Commune elle-même et des communards eux-mêmes. Les acteurs de 1871 pensent classiquement ce moment révolutionnaire comme une rupture avec l’ancien monde, « pourri » ou « corrompu ». Ils le pensent comme un moment de réinvention politique et sociale, et aussi morale. Rupture avec le vieux monde, bataille de discours, affrontements : la nouvelle morale n’est-elle que l’inscription en contre de l’ancienne morale ou fait-elle l’objet d’une véritable redéfinition tandis que l’on rêve et que l’on cherche à mettre en place une ère nouvelle ?

Retour sur la concurrence des discours moraux

La nécessaire expiation d’un danger de civilisation

2C’est avant tout à une lecture morale de l’événement que conduisent les écrits anti-communards et l’idée qui prédomine est celle d’une absence de morale individuelle, qui est finalement le marqueur d’un danger moral collectif.

  • 1 Lidsky P., Les écrivains contre la Commune, Paris, Maspero, 1970, rééd. Paris, La Découverte, 1999 (...)

3Les ouvrages contre la Commune répètent ainsi à l’envi les topoï moraux sur les communards. Le communard est par excellence l’homme sans morale ou éloigné de la morale. Paul Lidsky a étudié il y a maintenant longtemps tous les éléments à charge présents dans les textes contre la Commune1. Certes, les interprétations, le ton polémique ou les conclusions de son étude apparaissent aujourd’hui quelque peu vieillies, mais ses analyses et ses exemples ont été maintes fois repris ou ont encouragé des commentaires ou des réflexions qui lui sont en partie redevables.

  • 2 Lettre de Leconte de Lisle à J.-M. de Hérédia, Paris, 2 juin 1871, citée dans Lidsky P., Les écriv (...)

4Le meneur communard est généralement présenté comme un déclassé, un fruit sec et/ou dépravé. Une « ligue de tous les déclassés, de tous les incapables, de tous les envieux, de tous les assassins, de tous les voleurs, mauvais poètes, mauvais peintres, journalistes manqués, romanciers de bas étage », ainsi est qualifiée la « Commune », c’est-à-dire ses meneurs, par Leconte de Lisle, dans une lettre à J.-M. de Hérédia2. La dénonciation, qui mêle déclassement social, dû à un manque de talents et de mérite, et vice individuel, est classique. Ceux qui sont à la tête de l’insurrection sont menés par un « ensemble d’appétits » non contrôlé, pour reprendre les termes de Maxime du Camp, et l’auto-contrôle moral nécessaire au lien social est absent. Quant aux insurgés anonymes, ils ne constituent qu’une vile multitude obtuse, prompte à la bouteille, cédant à la violence, moralement répugnante. Là encore, les traits sont connus :

« L’orgie a été la préoccupation de la plupart de ces hommes, acteurs secondaires d’un drame auquel ils participaient sans trop le comprendre [...]. Ils recherchaient le plaisir grossier, le trouvaient sans peine, ajoutaient leur dépravation particulière à la dépravation générale, et se tenaient pour satisfaits »

  • 3 Du Camp M., Les Convulsions de Paris, Paris, Hachette, 1878-1880, rééd. 1889, t. IV, p. 115.

5lit-on ainsi dans Les Convulsions de Paris3. Alcoolisme, vol, licence sexuelle... : les tares morales propres à chaque insurgé anonyme et à chaque meneur et partagées par tous sont l’expression d’un désordre général qui émane d’individus sans morale mais en même temps les transcende.

  • 4 Guérie P.-F., Un mariage sous la Commune, Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis.
  • 5 Scherer L., « Mariage », Souvenirs de la Commune, no 9, Musée Carnavalet.

6Les dessins, les tableaux, les caricatures anti-communardes comme les photomontages contribueront, dans une large mesure, à la diffusion de ces stéréotypes. Les écrits de 1871 et des années postérieures développent en mots ce qui est offert à tous par l’image. On sait que la Commune a suscité une multitude de caricatures opposées à l’insurrection et que ces caricatures sont essentiellement fondées sur la représentation des vices moraux. Que l’on songe au tableau de Guérie, Un mariage sous la Commune, où la célébration d’un acte constitutif de la famille, considérée comme cellule naturelle encadrant l’individu et fondation morale de la société, est représentée par des hommes et femmes en poses lascives, accompagnés çà et là de bouteilles4. Que l’on songe encore à la caricature de Léonce Scherer, « Mariage », dans la série Souvenirs de la Commune, où le mariage prend l’allure d’une union grotesque et éphémère5.

  • 6 Goncourt Éd. et J. (de), Journal. Mémoires de la vie littéraire, 1851-1895, Paris, Charpentier et (...)
  • 7 Mendès C., Les 73 journées de la Commune, Paris, Lachaud, 1871, p. 285-286.

7Les descriptions physiques des insurgés, dont la laideur est le maître-mot, renvoient certes à l’incompréhension et à la peur sociale. Mais c’est aussi que chacun porte les traces de son immoralité. Ainsi, tandis qu’un garde national semble chez Edmond de Goncourt comme « un nain de Velazquez, affublé d’une capote civique, de dessous de laquelle sortent des pieds tors6 », le poète parnassien Catulle Mendès décrit un concert populaire aux Tuileries comme « un essaim des maroufles et des voleurs, des chiffonniers, des chapeliers » et ne peut que conclure que les physionomies sont patibulaires et écœurantes7.

8Quant aux descriptions des femmes communardes, dont les vices sont pires que ceux des hommes parce qu’elles sont devenues des êtres dénaturés, elles nous sont sans doute encore plus familières en ce qu’elles évoquent la fameuse image de la pétroleuse et en ce qu’elles sont récurrentes. Là encore, nous nous contenterons de rappeler les propos de Maxime du Camp dans Les Convulsions de Paris :

  • 8 Du Camp M., op. cit., t. II, p. 60.

« Le sexe faible fit parler de lui [...]. Le récit de leurs sottises devrait tenter le talent d’un moraliste ou d’un aliéniste. Elles avaient lancé bien autre chose que leur bonnet par-dessus les moulins ; tout le costume y passa. Celles qui se donnèrent à la Commune – et elles furent nombreuses – n’eurent qu’une seule ambition : s’élever au dessus de l’homme en exagérant ses vices. Elles furent mauvaises8. »

9Les multiples charges contre les communards et communardes prennent vite un tour anecdotique, tant le stéréotype est connu. Mais tous ces petits traits répétitifs suggèrent qu’on touche aux fondements de la morale judéo-chrétienne sur laquelle est assise la civilisation. Les comportements individuels des insurgés touchent à la Famille : la communarde est destructrice de la cellule familiale en haranguant les hommes dans la sphère publique, en renversant le rapport hommes/femmes, en pervertissant les enfants, dans les écoles ou dans les incendies – lorsqu’elle tient d’une main sa progéniture et de l’autre le bidon de pétrole.

« Dans les écoles où elles s’installèrent, elles apprirent aux petits enfants à tout maudire, excepté la Commune. Du haut de la chaire des églises converties en clubs, elles se dévoilèrent ; de leur voix glapissante [...], elles demandèrent “leur place au soleil, leurs droits de cité, l’égalité qu’on leur refuse” et d’autres revendications indécises qui cachent peut-être le rêve secret qu’elles mettaient volontiers en pratique : la pluralité des hommes »

  • 9 . Du Camp M., op. cit., t. II, p. 61.
  • 10 Voir par exemple Scherer L., « Visite domicilière », Souvenirs de la Commune, no 12, Musée Carnava (...)
  • 11 Voir à ce sujet la représentation donnée par E. Zola du bon ouvrier parisien, ciseleur sur métaux, (...)

10écrit encore du Camp9. Ces agissements touchent aussi bien sûr à la Propriété : on sait à quel point le terme de « voleurs » revient dans les charges anti-communardes, le vol de la richesse publique s’accompagnant du vol des biens privés, dénoncé par exemple dans les caricatures de la « visite domiciliaire10 ». Ils touchent également au Travail, menacé par la satisfaction des plaisirs immédiats et l’ivrognerie autant que par la fainéantise11. Ils touchent enfin à la Religion, par les actes sacrilèges ou plus simplement par la tenue des clubs le soir dans les églises ou par la laïcité que l’on veut introduire dans les écoles.

  • 12 Du Camp M., op. cit., t. IV, p. 115.
  • 13 Voir par exemple la réaction de Catulle Mendès dans Les 73 journées de la Commune, op. cit., p. 31 (...)

11La foison des descriptions et des anecdotes relatives aux comportements individuels souligne qu’ils ne sont, in fine, que le reflet d’une absence de morale collective. C’est ainsi qu’il faut également comprendre les propos de Maxime du Camp qui combinent dans une somme néfaste la « dépravation individuelle » et la « dépravation générale ». « La Commune n’avait-elle pas promis d’être une époque de régénération ? » conclut du Camp12. Décrire l’absence de morale individuelle, en discours, en images, et donc témoigner de l’absence de morale collective, c’est suggérer que les bases de la société sont profondément ébranlées, que la civilisation même est menacée. Si l’on trouve un danger social dans la Commune, il ne provient certes pas d’un quelconque projet de changement politique et social, mais du danger moral. C’est pourquoi il ne peut faire l’objet d’une tentative de compréhension. Cette lecture s’exprime de manière particulièrement importante face aux incendies des bâtiments publics pendant la dernière semaine de mai. Les très vives réactions auxquelles ils ont conduit, y compris chez de nombreux républicains, expriment le sentiment de ce qu’ils sont bien le révélateur de la menace que la Commune a fait courir à la civilisation13.

  • 14 Voir Godineau L., « La vision de la Commune de 1871 à travers les débats sur l’amnistie », La Comm (...)

12Cela expliquera aussi l’impossibilité pendant plusieurs années de concevoir une amnistie14. L’« expiation légale » opérée au travers des jugements des conseils de guerre après la Semaine sanglante prend des allures d’expiation morale. Pour ceux des plus ignorants et des plus impressionnables des insurgés de la masse anonyme, qui ont suivi sans comprendre, la seule réponse possible est la grâce, mesure simplement humanitaire. Ce ne sera qu’à partir du moment où l’on s’éloignera de l’idée de la Commune comme dérèglement moral et social collectif pour évoquer les responsabilités des uns et des autres que l’amnistie sera envisageable.

Une régénération morale pour une ère nouvelle

13Si la lecture pro-communarde de l’insurrection insiste bien davantage sur le projet politique et social des acteurs de 1871, la dimension morale est cependant largement présente. De ce fait, la concurrence des discours sur la Commune en vient à une concurrence de discours moraux autant et si ce n’est plus que de discours politiques. Le monde nouveau induit par la révolution politique et sociale est caractérisé par une rupture morale. C’est ce qui apparaît chez un Marx ou un Lissagaray. Le très célèbre opus La Guerre civile en France, Adresse du Conseil général de l’AIT que Marx rédigea fin mai, comprend ainsi ces lignes :

  • 15 Marx K., La Guerre civile en France, Adresse du Conseil Général de l’Association Internationale de (...)

« Quel changement prodigieux, en vérité, que celui opéré par la Commune dans Paris ! Plus la moindre trace du Paris dépravé du Second Empire. [...] Plus de cadavres à la morgue, plus d’effractions nocturnes, pour ainsi dire pas de vols ; en fait, pour la première fois depuis les jours de février 1848, les rues de Paris étaient sûres, et cela sans aucune espèce de police [...]. Les cocottes avaient retrouvé la piste de leurs protecteurs – les francs-fileurs, gardiens de la famille, de la religion et, par dessus-tout, de la propriété. à leur place, les vraies femmes de Paris avaient reparu, héroïques, nobles et dévouées comme les femmes de l’Antiquité. Un Paris qui travaillait, qui pensait, qui combattait, qui saignait, oubliant presque, tout à couver une société nouvelle, les cannibales qui étaient à ses portes – radieux dans l’enthousiasme de son initiative historique15. »

  • 16 Ainsi Lissagaray décrit-il le Paris communard dans son Histoire de la Commune de 1871 (Paris, Dent (...)

14Marx présente le Paris de la Commune comme le laboratoire d’un monde nouveau face à l’ancien monde réfugié à Versailles. Et à ce monde nouveau correspond un idéal « moral » neuf. La régénération passe par la renaissance morale après la dépravation du Second Empire et de la « fête impériale » mais, de façon plus large, elle est la défense du travail, du labeur, de la vertu, du bien légitime face à une bourgeoisie dévoyée et à ses attributs que sont la famille bourgeoise aux apparences trompeuses, la religion et la propriété parasite, profiteuse et née de l’exploitation. La morale collective repose alors sur la vertu révolutionnaire qui conduit au respect du bien légitime, à la fin de toute dépendance personnelle, au dévouement au collectif et au travail conçu comme l’antithèse de l’oisiveté et de l’exploitation. La société nouvelle créée par la Commune de Paris est ainsi parfaitement morale, révolutionnairement vertueuse. Certes, la Guerre civile en France est un pamphlet contre le régime impérial et le personnel politique qui a pris place après le 4 septembre 1870, et sa rédaction est de circonstance, mais les questionnements sont plus larges et ces appréciations se retrouvent dans de nombreux autres écrits communards, comme ceux de Lissagaray16.

15De façon générale, même s’ils renvoient à des questions fondamentales sur l’essence de la civilisation ou la société nouvelle et sa morale, ces discours concurrents usent et abusent des facilités de plume et des descriptions sans nuance. Qu’en est-il alors, au-delà des textes les plus connus et les plus polémiques ? Au-delà des controverses stéréotypées, qu’en est-il de la parole des « chefs » communards eux-mêmes ou tout simplement des communards « d’en bas » ? Comment les acteurs de 1871 entendent-ils la « régénération » nécessaire ? Qu’en est-il aussi dans les actes, quelles sont leurs applications, et quelles sont, autant que nous puissions le savoir, les actions « morales » visibles dans les quartiers parisiens ?

Actes et paroles des communards

La « morale vraie »

16Pendant les deux mois et demi où il est installé à l’Hôtel de Ville, le Conseil de la Commune prend une série de mesures qui ne forment pas forcément un ensemble cohérent mais correspondent à la volonté de mettre en place la « vraie République », qui est une rupture politique et sociale et, plus globalement, la fin du monde ancien. L’ère nouvelle ne peut être fondée que sur une morale citoyenne. Le peuple accédant au pouvoir doit être vertueux politiquement, il doit être juste, fraternel, dévoué et moral. Le Conseil de la Commune pourchasse ainsi le vol. Le Siège comme la Commune ont fait fuir une partie des Parisiens, notamment parmi les plus riches. Des logements et des ateliers ont été fermés, ont été quittés et sont vides. Dans ces circonstances, une affiche du 23 mars 1871 placardée sur les portes de l’Hôtel de Ville déclare de manière classique « Mort aux voleurs » : tout individu pris en flagrant délit de vol sera immédiatement fusillé.

  • 17 Journal Officiel de la République Française (Édition de la Commune), 24 mars 1871.

« Considérant que dans les jours de Révolution, le peuple, inspiré par son instinct de justice et de moralité a toujours proclamé cette maxime « mort aux voleurs », la Commune décrète : article 1 : jusqu’à la fin de la guerre, tous les fonctionnaires accusés de concussion, dépradation, vol, seront traduits devant la cour martiale. La seule peine appliquée à ceux qui sont reconnus coupables sera la peine de mort17. »

17Le cas particulier du vol perpétré par les fonctionnaires mérite d’être souligné. Mandataires du peuple, les fonctionnaires doivent plus que jamais être vertueux. La morale est politique avant tout. On sait que, dans le même temps, voulant mettre un terme au vieux système et à ses abus, la Commune prévoit l’élection des fonctionnaires et leur révocabilité. La mesure ne verra pas d’application mais elle participe de cette nouvelle morale.

18La Commune déclare aussi lutter contre la prostitution. Il y a là deux aspects de cette lutte qui témoignent de la complexité de la question morale pendant ces 72 jours. La lutte passe d’une part par la fermeture des « maisons de tolérance » et d’autre part par l’arrestation des prostituées. Dans le premier cas, la prostitution est immorale car elle est le signe de l’exploitation humaine. C’est ce qui ressort clairement de l’affiche de la délégation communale du IIe arrondissement qui évoque tour à tour l’esclavage, la traite et les armées permanentes.

« Considérant que même avant la guerre gigantesque entreprise par l’Amérique du Nord pour l’abolition de l’esclavage, la traite des noirs était interdite et les négriers sévèrement punis. Que la suppression des armées permanentes, mise à l’ordre du jour de la Révolution communale, doit entraîner la suppression du trafic odieux des marchands d’hommes. Qu’en principe on ne peut admettre l’exploitation commerciale des créatures humaines par d’autres créatures humaines. Que les maisons dites “de tolérance” ont essentiellement ce caractère »,

  • 18 Affiche datée du 18 mai 1871, signée par les membres de la Commune élus dans le IIe arrondissement (...)

19les délégués de l’arrondissement arrêtent donc la fermeture de ces maisons18. Cette décision et ses considérants montrent que ce qui importe ici est la mise en place de nouveaux rapports sociaux. Dans le cas des prostituées exerçant sur la voie publique, c’est le désordre des mœurs que la Commune rêve de faire disparaître. Comme en toute rupture révolutionnaire, celui-ci est interprété comme la trace de la dépravation du vieux monde. Il n’en reste pas moins que la lutte répond à des motifs plus classiques. Les délégués de certains arrondissements, comme ceux du XIe, du XIIIe et du XIVe, en accord avec le Conseil de la Commune, prennent le 10 mai un arrêté autorisant les commissaires de police et les gardes nationaux « à arrêter et à mettre en détention toutes les femmes de mœurs suspectes exerçant leur honteux métier sur la voie publique », considérant que

  • 19 Affiche datée du 10 mai 1871, signée des délégués au XIe arrondissement, BHVP, Affiches de la Comm (...)

« les principes de la Commune sont établis sur la moralité et le respect de chacun. Que les femmes de mauvaise vie et les ivrognes sont chaque jour un spectacle scandaleux pour les mœurs publiques. Qu’il y a urgence à ce que de pareils désordres soient promptement réprimés19 ».

20C’est encore la complexité de cette position qui ressort par exemple d’un arrêté de la Délégation communale du IIe arrondissement. L’ambiguïté est d’ailleurs presque reconnue et assumée. Interdisant « la circulation sur la voie publique des femmes livrées à la prostitution » sous peine d’arrestation, les délégués considèrent :

  • 20 Affiche de la délégation communale du IIe arrondissement, s.d., BHVP, Affiches de la Commune de Pa (...)

« Que la Société est responsable et solidaire des désordres engendrés par la prostitution. Qu’en effet, le manque d’instruction et de travail, cause générale de la perte de tant de femmes, est sans doute imputable à un mécanisme social essentiellement vicieux. Que, par la suite, la Société nouvelle, issue de la Révolution communale, doit poursuivre la guérison de toutes les plaies du passé monarchique20. »

  • 21 Ibid.
  • 22 Affiche datée du 10 mai 1871, signée des délégués au XIe arrondissement, BHVP, Affiches de la Comm (...)
  • 23 Voir Noël B., Dictionnaire de la Commune, Paris, Flammarion, 1978, notamment article « Alcool », t (...)

21Ils affirment que l’organisation du travail des femmes en germe en 1871 mettra fin à la prostitution. Mais, dans l’immédiat, « il importe de préserver pour le présent la pureté de la jeune génération et lui épargner le spectacle du vice s’étalant sur la voie publique » : ainsi l’arrestation des prostituées est justifiée et nécessaire21. La lutte est d’ailleurs commune pour tous les désordres dans l’espace public : les affiches traitent en même temps des « ivrognes qui, dans leur passion funeste, oublient le respect d’eux-mêmes et leur devoir de citoyens22 ». Ici aussi, la perception et le vocabulaire classiques sont réinvestis et réinterprétés en fonction de l’idéal vertueux de la révolution et de l’ère nouvelle. Dans cette logique, la Commune, par un décret du 16 mai, prescrit « d’arrêter et de conduire au poste le plus proche tout citoyen reconnu en état d’ivresse ». En outre, « tout garde national qui sera mis dans le cas d’être arrêté pour cause d’ivresse sera privé de sa solde pendant 4 jours » et « tout limonadier ou marchand de vin qui recevra un citoyen en état d’ivresse sera passible d’une amende qui sera versée dans la caisse de l’assistance communale23 ». Le vol, la prostitution, l’ivrognerie sont des comportements que la morale judéo-chrétienne réprouve ; ils deviennent sous la Commune des comportements contraires à la vertu citoyenne.

  • 24 Affiche de la délégation communale du IIe arrondissement, s.d., BHVP, Affiches de la Commune de Pa (...)

22Même s’il est question de « légitime pitié que peut inspirer la situation des victimes inconscientes de la prostitution24 », par l’application des décrets et arrêtés dans les différents arrondissements, il semble que ce soit surtout l’aspect répressif qui domine, tandis que rien n’est vraiment prévu pour venir en aide aux prostituées. De la même manière, l’hostilité aux « cocottes » du Second Empire se nourrit de ce qu’elles sont le signe de la soumission personnelle aux profiteurs du vieux monde, mais l’analyse des causes profondes de cette dépendance est absente.

23Claire dans ses contre-modèles, la « morale » de la Commune n’est pas sans ambiguïté. La morale relative à la famille est également, en ce sens, tout à fait révélatrice. Certaines mesures de la Commune mettent à mal, en partie, le modèle familial représentatif de la morale du XIXe siècle. La pension aux femmes et enfants des fédérés tués est en effet accordée à la femme légitime ou non et pour les enfants reconnus ou non. En dehors du fait que c’est une façon de reconnaître une réalité de la vie parisienne, cette décision rompt avec la conception de la famille légitime instituée par le Code civil et revient aux sources de la Révolution française. Dans son Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris écrite en exil, Arthur Arnould, élu de la Commune, déclare :

  • 25 Arnould A., Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Bruxelles, H. Kistemaecker (...)

« Ce fut peut-être une des plus grandes audaces de la Commune, car elle tranchait ainsi radicalement une question de morale et jetait le jalon d’une modification profonde de la constitution actuelle de la famille.
Ce décret [...] se plaçait sur le terrain de la morale vraie, et portait un coup mortel à l’institution religioso-monarchique du mariage tel que nous le voyons fonctionner dans la société moderne25. »

24La Commune est morale, tout en entendant rompre avec la morale du vieux monde ; elle sera donc du côté de la « morale vraie ». Mais pour assurer des garde-fous et éviter les abus, le décret reste circonscrit à la femme non mariée vivant maritalement. Une enquête doit être menée pour s’assurer que la femme illégitime vivait réellement et honnêtement avec l’homme qu’elle avait choisi : la frontière de la moralité est ici en quelque sorte déplacée mais non abolie.

  • 26 Deluermoz Q., « La Commune et le vol : le périmètre mouvant de la “propriété” au XIXe siècle », da (...)
  • 27 Ibid., p. 221.

25De la même façon, la notion de propriété n’est pas remise en question mais c’est la propriété qu’on pourrait nommer « vraie », la propriété juste et équitable, et non celle du parasite ou de l’accapareur, qui est défendue. Le légalisme de la Commune est cenpendant connu. Le décret du 16 avril sur les ateliers abandonnés réquisitionnés, qui doivent être à terme confiés aux ouvriers associés, prévoit une indemnisation des propriétaires. De même, les logements abandonnés, vacants et réquisitionnés pour les Parisiens victimes des bombardements doivent faire l’objet d’un état des lieux, dont une copie doit être adressée aux propriétaires. Aussi rejoignons-nous ici les conclusions de Quentin Deluermoz, qui estime que ce qui est vol pour le camp versaillais n’est pas vol pour les communards et avance l’idée d’un déplacement, d’une « nouvelle découpe de la légitimité propriétaire26 ». Comme il l’a bien montré, les attaques contre la propriété privée sous la Commune, attaques et pillages de maisons de sergents de ville, pillage dans les églises, destruction de la maison de Thiers, etc., sont perçues comme politiques et sont conçues comme une réappropriation : attaques politiques contre le vieux monde, « purification spatiale » pour reprendre ses termes27. Il nous semble néanmoins que ces exemples dévoilent que, si cette nouvelle morale, cette morale « vraie », répond à des logiques clairement identifiables, elle a aussi ses contraintes, ses héritages et ne peut faire l’économie de cadres de pensée qui s’inscrivent dans la longue durée.

La morale « d’en bas ». Des paroles et pratiques des Parisiens communards

  • 28 Lettre de J.-B. Hériez au journal La Sociale, 28 avril 1871, citée dans Rougerie J., Paris libre 1 (...)
  • 29 Voir Rougerie J., Paris libre 1871, op. cit., notamment p. 213-215.
  • 30 Voir Tombs R., The Paris Commune, 1871, London and New York, Longman, 1999, notamment p. 88-90. Éd (...)

26L’idéal et la volonté de régénération morale présents chez les chefs de la Commune trouvent un écho chez les Parisiens communards. La parole des clubs, répétée dans les articles des journaux les plus lus, renvoie entre autres à cette nécessaire rupture. « Il est temps d’en finir avec le vieux monde, pourri et corrompu qui vivait à nos dépens » est-il écrit dans le journal La Sociale28. Et de nombreuses fois, les orateurs des clubs demandent la fin de la prostitution et des maisons de tolérance29. En outre, l’exécution des arrêtés des arrondissements relatifs aux désordres sur la voie publique revient aux gardes nationaux et aux commissaires de police locaux, chargés aussi de la question des vols, de l’arrestation des ennemis, de la surveillance. Des arrestations de prostituées ont lieu localement ; elles font vivre, à côté des harangues des clubs, la morale au quotidien. Mais la Commune n’a bien sûr supprimé ni la prostitution, ni le vol, ni l’ivrognerie, et ceci sans doute d’autant plus que l’on est dans un moment où les contraintes ou les cadres habituels de surveillance se sont relâchés. La situation variait de plus fortement d’un quartier à l’autre30.

  • 31 Deluermoz Q., « La Commune et le vol. .. », art. cit., p. 217-227, en particulier p. 222-226.

27Que peut-on dire alors des pratiques au quotidien ? Nous renverrons ici à l’analyse que Quentin Deluermoz a menée dans le cas du vol31. Le « vol ordinaire » continue bien sûr d’exister. Ce qui importe est que les commissaires jugent en conscience, en fonction de leur notion de justice. Le vol est anti-citoyen, mais s’il est poussé par la misère, il peut faire l’objet d’un arrangement. La morale révolutionnaire n’est pas imposée d’en haut, elle est l’expression d’un sentiment partagé « en bas », celui d’une « bonne » justice qui peut s’appliquer en ces temps nouveaux.

28Ainsi, le moment révolutionnaire qu’a constitué la Commune interroge fortement la morale individuelle et collective, et les visions antithétiques de la Commune se fondent en grande partie sur une concurrence de discours moraux. La condamnation morale de l’insurrection, bien connue et attendue parce qu’elle permet de nier tout projet politique et social, est concurrencée par une vision pro-communarde, elle aussi fondamentalement morale. Mais la « morale vraie », celle qui met fin au vieux monde, est dans ce cas fondamentalement politique, elle est la vertu citoyenne qui fera que la « vraie » République ouvrira une ère nouvelle. Inscrite dans le XIXe siècle, elle reprend dans sa lutte contre les prostituées ou les voleurs les fondements de la morale judéo-chrétienne, tout en en déplaçant les contours par une redéfinition de ce qui est juste et légitime. Elle veut rompre avec une conception de la famille « bourgeoise » en revenant en même temps aux sources révolutionnaires. Elle édicte ici aussi une nouvelle légitimité. Cette recherche d’une « morale vraie », reposant sur une dialectique entre continuité et rupture morale, est sans doute un des éléments qui établit, au-delà de la répulsion immédiate et première, une incompréhension intellectuelle entre les deux camps. Elle nourrira en tout cas la condamnation de la Commune et la justification d’un retour à « l’ordre moral ».

Notes

1 Lidsky P., Les écrivains contre la Commune, Paris, Maspero, 1970, rééd. Paris, La Découverte, 1999, 180 p.

2 Lettre de Leconte de Lisle à J.-M. de Hérédia, Paris, 2 juin 1871, citée dans Lidsky P., Les écrivains contre la Commune, op. cit., p. 58.

3 Du Camp M., Les Convulsions de Paris, Paris, Hachette, 1878-1880, rééd. 1889, t. IV, p. 115.

4 Guérie P.-F., Un mariage sous la Commune, Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis.

5 Scherer L., « Mariage », Souvenirs de la Commune, no 9, Musée Carnavalet.

6 Goncourt Éd. et J. (de), Journal. Mémoires de la vie littéraire, 1851-1895, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1851-1896, rééd. Paris, Robert Laffont, 1989, t. II, mardi 18 avril 1871, p. 416.

7 Mendès C., Les 73 journées de la Commune, Paris, Lachaud, 1871, p. 285-286.

8 Du Camp M., op. cit., t. II, p. 60.

9 . Du Camp M., op. cit., t. II, p. 61.

10 Voir par exemple Scherer L., « Visite domicilière », Souvenirs de la Commune, no 12, Musée Carnavalet.

11 Voir à ce sujet la représentation donnée par E. Zola du bon ouvrier parisien, ciseleur sur métaux, vivant en famille, entraîné dans l’insurrection par le mauvais ouvrier fainéant, buveur et jouisseur, dans sa nouvelle « Jacques Damour » parue dans Le Messager de l’Europe en août 1880 puis éditée dans Zola E., Naïs Micoulin, Paris, G. Charpentier, 1884 ; rééd. dans Zola E., Contes et nouvelles, Paris, Gallimard, 1976, p. 896-929. La participation à l’insurrection du bon ouvrier et sa condamnation conduiront à l’éclatement de la cellule familiale. Voir aussi Lidsky P., op. cit., p. 105-108.

12 Du Camp M., op. cit., t. IV, p. 115.

13 Voir par exemple la réaction de Catulle Mendès dans Les 73 journées de la Commune, op. cit., p. 314-320 ou la réaction de celle qui fut une proche de Gambetta, J. Adam, dans Mes Angoisses et nos luttes (1871-1873), Paris, A. Lemerre, 1907, p. 121-125.

14 Voir Godineau L., « La vision de la Commune de 1871 à travers les débats sur l’amnistie », La Commune de 1871. L’événement, les hommes et la mémoire, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2004, p. 289-302.

15 Marx K., La Guerre civile en France, Adresse du Conseil Général de l’Association Internationale des Travailleurs, Londres, 30 mai 1871, rééd. Paris, Éditions Sociales, 1968, p. 74-75.

16 Ainsi Lissagaray décrit-il le Paris communard dans son Histoire de la Commune de 1871 (Paris, Dentu, 1896, rééd. Paris, La Découverte, 1990, p. 302) : « Une heure du matin, Paris dort de son souffle régulier. Voilà, mon ami, le Paris des brigands. Vous l’avez vu penser, pleurer, combattre, travailler ; enthousiaste, fraternel, sévère au vice. Ses rues, libres pendant le jour, sont-elles moins sûres dans le silence de la nuit ? Depuis que Paris fait lui-même sa police, les crimes ont diminué ». Il conclut à propos des condamnations des conseils de guerre : « Cette insurrection que les bourgeois disaient née et ayant vécu pour le vol et le pillage avait traversé pure le crible des conseils de guerre. Nul, même les témoins les plus haineux, n’était venu déposer d’un vol contre ces milliers de “bandits” ; nul n’avait osé prétendre que ces “pillards” eussent exploité les incendies » (ibid., p. 429).

17 Journal Officiel de la République Française (Édition de la Commune), 24 mars 1871.

18 Affiche datée du 18 mai 1871, signée par les membres de la Commune élus dans le IIe arrondissement et chargés à ce titre de l’administration de cet arrondissement, Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP), Affiches de la Commune de Paris de 1871, 2-AFF-003276. Une partie des affiches de la Commune du fonds de la BHVP, largement inexploité, a été montrée au public lors de l’exposition organisée par le Comité d’Histoire de la Ville de Paris (CHVP), sous la responsabilité scientifique de J.-L. Robert, « 1871. La Commune de Paris, une histoire moderne », Paris, 28 mai-19 juin 2011.

19 Affiche datée du 10 mai 1871, signée des délégués au XIe arrondissement, BHVP, Affiches de la Commune de Paris de 1871, 2-AFF-003209. Voir aussi affiche signée par les délégués au Xe arrondissement, 20 mai 1871, dans Les Murailles politiques françaises, Paris, imp. de Barthier, 1875, p. 546.

20 Affiche de la délégation communale du IIe arrondissement, s.d., BHVP, Affiches de la Commune de Paris de 1871, 2-AFF-005150.

21 Ibid.

22 Affiche datée du 10 mai 1871, signée des délégués au XIe arrondissement, BHVP, Affiches de la Commune de Paris de 1871, 2-AFF-003209.

23 Voir Noël B., Dictionnaire de la Commune, Paris, Flammarion, 1978, notamment article « Alcool », t. I, p. 25-26.

24 Affiche de la délégation communale du IIe arrondissement, s.d., BHVP, Affiches de la Commune de Paris de 1871, 2-AFF-005150.

25 Arnould A., Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Bruxelles, H. Kistemaeckers, 1878, rééd. Lyon, Jacques-Marie Laffont et Asssociés, 1981, p. 165.

26 Deluermoz Q., « La Commune et le vol : le périmètre mouvant de la “propriété” au XIXe siècle », dans F. Chauvaud, A.-D. Houte (dir.), Au voleur ! Imaginaires et représentations du vol dans la France contemporaine (XIXe -XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, p. 220.

27 Ibid., p. 221.

28 Lettre de J.-B. Hériez au journal La Sociale, 28 avril 1871, citée dans Rougerie J., Paris libre 1871, Paris, Le Seuil, 1971, rééd. Paris, Le Seuil, 2004, p. 238-239.

29 Voir Rougerie J., Paris libre 1871, op. cit., notamment p. 213-215.

30 Voir Tombs R., The Paris Commune, 1871, London and New York, Longman, 1999, notamment p. 88-90. Édition française sous le titre Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871, Paris, Libertalia, 2014, notamment p. 184-187.

31 Deluermoz Q., « La Commune et le vol. .. », art. cit., p. 217-227, en particulier p. 222-226.

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