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Morales en révolutions

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Sébastien Hallade

Introduction

Philippe Boutry

Texte intégral

1 Morales du XIX e siècle : tel est l’un des programmes d’études que s’était fixé en 2009 le Centre de recherche en histoire du XIXe siècle, commun aux deux universités de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Paris IV-Paris-Sorbonne. Distinguer les morales du XIXe siècle à travers leurs fondements, leurs héritages, leurs références et leurs modes d’inculcation ou de diffusion ; préciser les étapes, les conjonctures, les enjeux et les principaux domaines de la sécularisation de l’éthique au XIXe siècle en analysant de plus près selon quelles voies et dans quelle mesure se sont opérés la sortie des « morales du Décalogue » prônées par les trois cultes reconnus (catholicisme, protestantisme, judaïsme) et l’abandon progressif des notions de loi divine, de révélation et de sanction, présente ou future, dans le champ de la morale ; appréhender à travers ses principaux espaces d’application – la théologie et la philosophie, le droit, les sciences, la médecine, l’économie et la réflexion sociale, la pédagogie, la politique, l’art et la littérature, la sexualité – les mutations intervenues dans la définition, la transmission et la réception des impératifs éthiques à l’œuvre dans la société française : tel était le projet de ce programme de recherche qui entendait parcourir l’ensemble du XIXe siècle.

2Les morales en révolutions imposaient une réflexion particulière ; et ce fut, à l’initiative de Sébastien Hallade, l’un des tout premiers axes d’études retenu par les chercheurs du Centre, avec l’assentiment enthousiaste et le concours actif de ses chercheurs et de ses codirecteurs, Jacques-Olivier Boudon et Dominique Kalifa. Le XIXe siècle français et européen, forgé par l’héritage contradictoire et controversé de la Grande Révolution prolongée par l’Empire, est en effet ponctué de révolutions grandes et petites, heureuses ou malheureuses, d’un terme à l’autre du siècle et d’un bout à l’autre du continent. Or ces révolutions sont à leur tour préparées, accompagnées et suivies de profonds bouleversements dans l’ordre éthique. Des valeurs telles que la fidélité, l’honneur, la foi des serments sont interrogées et bouleversées ; la révolution impose en retour des principes et des codes de conduite inédits, jusqu’à des parlers nouveaux : les mots patrie, humanité, devoir, sacrifice changent de déclinaison et de sens.

3Les quatorze contributions réunies dans ce volume explorent tour à tour révolutions et restaurations à travers le prisme de la morale. Il s’ouvre sur une interrogation majeure, énoncée en ces termes par Jean-Clément Martin, ancien titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française : « Une lecture morale de la Révolution est-elle possible ? » La réponse est assurément délicate : d’un côté, on ne peut que constater que la grande révolution « a incarné indiscutablement un tournant dans l’esprit collectif, [...] qui a vu le remplacement des valeurs traditionnelles par de nouvelles inspirées par les débats scientifiques, les inventions techniques et les pratiques collectives » ; mais d’autre part, une tension dramatique existe entre cette nouvelle morale laïque et la dictature révolutionnaire de l’an II, ses prisons et ses échafauds, sans qu’on puisse en aucun cas conclure que « les Lumières ont inventé une morale inspiratrice de la Terreur ». La dimension de rupture, souvent violente, qu’inclut toute révolution, est ainsi d’emblée placée au cœur d’une interprétation des mutations éthiques également inséparables d’un événement révolutionnaire.

4Les contributions suivantes explorent cette tension dans des contextes historiques très divers. Corinne Legoy s’interroge sur le sens et la portée des éloges publics sous la Restauration à la lumière de la reconstruction postrévolutionnaire et ses modalités dans la France des Bourbons. Trois contributions étudient les évolutions des morales politiques à l’âge de la monarchie libérale au lendemain de la révolution de juillet 1830 : Jérôme Grondeux s’attache au discours éthique contrasté des « doctrinaires », confronté aux positions d’un Victor Cousin ou d’un Lamennais ; Vincent Robert explore la promotion du « courage civil » comme vertu propre aux citoyens actifs en régime censitaire ; Philippe Darriulat étudie de son côté les morales révolutionnaires qui animent les militants néo-jacobins et leurs écrits, souvent clandestins, sous la « monarchie bourgeoise ».

5Les deux révolutions de 1848 et la Commune constituent deux étapes fondamentales dans la tradition révolutionnaire française des décennies centrales du XIXe siècle tout en traduisant la crise du modèle du « citoyen combattant ». Notre collègue irlandaise Laura O’Brien aborde la question épineuse des « mouchards » : sont-ils mus par une exigence morale, comme ils le prétendent, ou par des intérêts très divers... Une abondante littérature pamphlétaire illustre les déchirements de l’opinion. En littérature, les tensions, illustrées par une contribution de Sébastien Hallade, ne sont pas moindres : Baudelaire, Dumas, Féval, Sue manifestent les incertitudes morales nourries par la diversité des positionnements politiques et artistiques. Laure Godineau souligne enfin combien la dernière insurrection populaire du XIXe siècle français, la Commune de Paris, a nourri un discours de régénération morale au cœur même de ses aspirations à une transformation révolutionnaire de la société.

6Six contributions enfin explorent les modalités de transformation des éthiques sociales et politiques des révolutionnaires du XIXe siècle. Jean-Noël Tardy s’attache à l’éthique du conspirateur, de Buonarroti à Blanqui, et démontre combien la clandestinité vient contredire les vertus civiques du « pays légal ». Delphine Diaz conduit une enquête similaire sur les réfugiés polonais en France sous la Monarchie de Juillet : l’exil construit une éthique du sacrifice à fortes connotations politiques et nationales. Bernard Desmars met en évidence la nouveauté radicale de la proposition morale des « sociétaires », disciples de Fourier : elle rompt frontalement avec une éthique de la loi en réévaluant les droits de la passion et la légitimité des désirs. Vivien Bouhey illustre la même radicalité dans le discours anarchiste, à propos de l’action violente illégale des révoltés, tel qu’il s’exprime dans les publications d’un Jean Grave : ni Dieu, ni maître... C’est pourquoi les productions littéraires et philosophiques sur la morale changent en profondeur à l’âge de la Troisième République triomphante, du positivisme et du néo-kantisme : Corinne Doria, en analysant le recueil d’Émile Faguet, Politiques et moralistes au XIXe siècle (1891-1900), discerne une mutation progressive des appréciations portées sur les éthiques politiques contemporaines, tandis que Marc Deleplace, en consultant les manuels scolaires de l’école laïque républicaine et de l’école catholique, évalue la place d’une morale révolutionnaire dans l’enseignement délivré aux enfants.

7Au terme d’un excursus aussi nourri que passionnant, c’est la plasticité des moralités du XIXe siècle qui est mise en évidence par l’ensemble des contributions ici réunies : les révolutions apparaissent ici comme le révélateur d’une mutation de l’éthique politique et un formidable accélérateur des processus d’exculturation des anciennes morales du Décalogue de la sphère publique à l’âge de la démocratie et du suffrage universel.

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