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Mémoires des guerres

 | 
Noëlline Castagnez
, 
Pierre Allorant

Quatrième partie. Du local au national : les usages des mémoires des guerres

Une mémoire réactivée : les guerres de Religion au XVIIIe siècle

Gaël Rideau

Texte intégral

  • 1 Voir l’illustration 29 : L’assassinat du Duc de Guise, par Poltrot de Méré, le 18 février 1563, gr (...)
  • 2 P. Benedict, Graphic History. The Wars, Massacres and Troubles of Tortorel and Perrissin, Genève, (...)

1Étudier la mémoire des guerres de Religion en Val de Loire au XVIIIe siècle semble doublement légitime. D’une part, la région a joué un rôle central dans ces guerres. L’ensemble de gravures, établi par Tortorel et Perrissin dès 1570, nous le prouve1. Dans la série, pas moins de 15 gravures sur 40 concernent le Val de Loire, le Berry ou la Beauce, qu’il s’agisse de l’assassinat du duc de Guise près d’Orléans en 1563, de la bataille de Dreux, du siège de Chartres en 1568, de celui d’Orléans, ou de l’entreprise de Bourges2. L’assassinat du duc de Guise à Blois en 1588, le sacre d’Henri IV à Chartres en 1594, fournissent deux autres jalons. Enfin, plusieurs villes ont dû faire face à un ou plusieurs sièges ou prises : Tours en 1562, Orléans en 1562, 1563, 1567, Chartres en 1568, Sancerre en 1569 et 1572. Les villes étudiées ont donc pleinement participé aux affrontements civils des années 1562-1598, chronologie courte retenue ici.

  • 3 D. Van Kley, Les Origines religieuses de la Révolution française, 1560-1791, Paris, Le Seuil, 2002 (...)
  • 4 A. Duprat, Les Rois de papier. La caricature de Henri II à Louis XVI, Paris, Belin, 2002.

2D’autre part, le retour de mémoire des guerres de Religion est très important au XVIIIe siècle, à la faveur de trois mouvements. Le premier est la contestation, entre jansénistes et anti-jansénistes, qui réactive le vocabulaire de la Ligue, notamment au sujet du tyrannicide, dramatiquement remis à l’honneur par le coup de canif de Damiens en 17573. Le deuxième est le débat relatif au statut des protestants. De la Révocation de l’édit de Nantes en 1685 au traité de Tolérance en 1787, qui accorde un état civil aux protestants, les publications sont innombrables, pour affirmer la nécessité d’une tolérance, au moins civile, ou pour en dénoncer les risques. Les argumentaires reposent souvent sur une référence aux événements de la seconde moitié du XVIe siècle, comme image du fanatisme ou, au contraire, illustration des risques d’une tolérance civile qui octroie un statut à part aux protestants. Enfin, l’image du roi est un autre vecteur de réactivation de la mémoire et de l’histoire des guerres de Religion4. Dès son avènement, un parallèle est établi entre Louis XVI et le bon roi Henri. Toutes ces références sont mobilisées dans un discours politique et religieux, centré sur la tolérance, le fanatisme, la place de la religion dans la société et l’État, et l’absolutisme, devenant un argument de la rhétorique politico-religieuse.

  • 5 J. Berchtold et M.-M. Fragonard, op. cit.
  • 6 N. Le Roux, Les guerres de Religion (1559-1629), Paris, Belin, 2009, p. 319-321.
  • 7 J. Foa, « Making Peace: The Commissions for enforcing the Pacification Edicts in the Reign of Char (...)
  • 8 V. Sottocasa, Mémoires affrontées. Protestants et catholiques face à la Révolution dans les montag (...)

3Par conséquent, les guerres de Religion sont d’actualité au XVIIIe siècle et ce dans tous les genres5. L’Histoire d’abord, bien sûr, avec le texte référence qu’est la Henriade de Voltaire, les traités de controverse entre catholiques et protestants, mais aussi de polémique entre jansénistes et anti-jansénistes, qu’il s’agisse des Nouvelles ecclésiastiques, ou des lourds traités historico-juridiques produits dans les entours du parlement. La littérature s’y ouvre également, avec des pièces de théâtre (comme la Destruction de la Ligue de Louis-Sébastien Mercier en 1782, Charles IX ou la Saint-Barthélemy de Chénier rédigée en 1787-1788 et jouée en 1790), des nouvelles et des romans qui remettent au goût du jour les héros, les lieux et les moments des guerres civiles. Pourtant, la présence de cette mémoire est en elle-même un enjeu. La dimension civile rend l’oubli nécessaire pour permettre de reconstituer la société. Chaque traité de paix établi au cours des guerres de Religion, jusqu’à l’édit de Nantes de 1598, s’efforce ainsi de faire oublier les divisions et met en place un arsenal destiné à permettre la réconciliation. Celui de Saint-Germain porte ainsi, article 1, que « la mémoire de toutes choses passées demeurera éteinte6 ». L’action des commissaires locaux chargés de l’application des édits est pour une grande partie centrée sur ces aspects7. La Révocation se représente elle-même comme la fin d’une parenthèse et le retour à une unité naturelle. Plus que pour d’autres guerres, la tension entre l’oubli et la commémoration est primordiale. Ce caractère civil a une autre conséquence essentielle, l’affirmation de mémoires plurielles, qui peuvent être affrontées, pour reprendre le titre de Valérie Sottocasa sur les mémoires du Languedoc8. Les guerres de Religion construisent plusieurs récits : catholique ou protestant, politique ou ligueur, royal ou princier, national ou local. Les mémoires sont donc plurielles et, dès l’époque, les contemporains ont tenté de donner sens à cette diversité par la production d’histoires, comme celles de La Popelinière, de de Thou, ou, à l’échelle individuelle, les mémoires de Haton, de l’Estoile, Burel…

  • 9 À la différence de V. Sottocasa, Mémoires affrontées, op. cit.

4Il ne saurait ici être question de traiter tous ces aspects, y compris à l’échelle locale. L’angle choisi se situera sur un plan plus institutionnel et non sur celui de la mesure d’une mémoire confessionnelle, par exemple9. Il sera double, celui de l’écriture de l’histoire et celui de la pratique de la commémoration. En effet, le XVIIIe siècle voit se multiplier les histoires de villes. Elles abordent les guerres de Religion, dans un discours qui reflète à la fois les évolutions de la pratique historique et la place des conflits dans une mémoire collective qu’elles contribuent à transmettre. Loin de n’être qu’un récit distancié à l’égard du passé, le rapport aux guerres de Religion prend aussi la forme, annuellement actualisée, de commémorations très précises. Des processions mémorielles réactivent le souvenir d’un événement local. Nous touchons ici concrètement à une mémoire en construction, liée à la question de la religion civique et de l’identité urbaine.

La construction d’un récit sur les guerres de Religion

  • 10 C. Dolan, « L’identité urbaine et les histoires locales publiées du XVIe au XVIIIe siècle en Franc (...)

5Les histoires de villes offrent un matériau pertinent grâce à une grande variété de formes. Au XVIIIe siècle, le modèle des annales et des antiquités, dans un récit conduit par la succession des années et la présentation des monuments, recule, au profit d’une histoire moins structurée par la chronologie que par la thématique10. La première forme est la topographie, accompagnée de notes explicatives. Il s’agit de décrire l’espace urbain et de développer les grands faits auxquels le monument est lié, dans une sorte d’actualisation du modèle des antiquités. C’est le plan choisi par Fournier pour Blois, Polluche pour Orléans. L’autre est le récit thématique qui met l’accent sur l’origine de la ville, les grands événements, les grands hommes, les villes proches.

  • 11 Polluche mentionne ainsi l’adhésion de la ville à la Ligue, les sièges subis, dont celui de 1562, (...)

6Chacun fait une part aux événements du XVIe siècle. Le curé Poupard centre son récit sancerrois sur les rapports entre catholiques et protestants, sur les sièges de 1569 et 1572, qui occupent plus de la moitié du livre. Polluche à Orléans ou Fournier à Blois offrent au contraire un récit mêlé, où les guerres de Religion proprement dites se font discrètes11. Entre ces deux extrêmes, l’Histoire du Berry de Thaumas de la Thaumassière accorde une place significative aux sièges de Bourges, Issoudun ou Sancerre. Toutefois, les mentions se font plus importantes après 1585. Le tome 2 de l’Histoire de la ville de Chartres par Doyen, consacré en grande partie aux annales de la ville et à l’évocation des batailles et des sièges, s’étend longuement sur ceux de 1568 et 1591.

  • 12 Fournier, Essais historiques sur la ville de Blois et ses environs, 1785, p. 48.
  • 13 La Thaumassière, Histoire de Berry, Bourges, François Toubeau, 1689, p. 10.
  • 14 Pallet, Nouvelle Histoire du Berry, Bourges, Prevost, 1785, tome 5.

7Deux thèmes structurent ces discours. Le premier est la déploration des destructions et des violences. Fournier ne voit les années 1560-1590, à Blois, qu’au prisme des saccages encourus par les églises et abbayes12. Les reliques sont détruites et dispersées, les châsses volées. Une continuité existe entre le vol et la violence. Ne trouvant rien à voler au couvent des Cordeliers, les protestants se mettent à tuer de nombreux religieux en les jetant dans le puits du couvent. Un siècle plus tôt, le ton est le même chez Thaumas de la Thaumassière pour Bourges, pour lequel « on ne peut exprimer les desordres, les pilleries et les brigandages qu’ils commirent en cette Ville13 ». Le récit est alors concentré sur deux édifices, Notre-Dame de Sales, dont les protestants trainent la statue dans la rue, détruisent la grille d’argent offerte par Louis XI, et la cathédrale. En sens inverse, la cruauté du siège de la Sancerre protestante en 1572 et le détail des nourritures abominables consommées, comme le prix du chat, du rat ou du chien, est une autre évocation des horreurs de la guerre, dans la lignée du mémoire original du pasteur Jean de Léris, modèle des historiens de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècles sur le sujet. Un siècle plus tard, Pallet conclut un récit, repris mot à mot de la Thaumassière, en précisant qu’il « a été si terrible que la postérité aura peine d’ajouter foi à ce qu’en dit notre Histoire14 ».

  • 15 La Thaumassière, op. cit., et Benoist de la Grandière, « Abrégé chronologique et historique de la (...)
  • 16 Polluche, Essais historiques sur Orléans, Orléans, Couret de Villeneuve, 1778, p. 53.

8Le deuxième axe de lecture est l’éloge, des grands hommes ou de la ville elle-même. Par leurs récits détaillés, La Thaumassière pour le Berry, Doyen pour Chartres, Benoist de la Grandière pour Tours, sanctionnent ainsi les héros et les disqualifiés. La complicité interne qui permet de faire rentrer l’ennemi est une figure commune. La Thaumassière reproche au maire de Sancerre d’avoir, contre toutes les règles et le droit des gens, retenu le tambour envoyé par le gouverneur La Châtre pour prévenir la ville du siège. Le plus souvent, le tacite indique les coupables, les traîtres ou les vaincus. Benoist de la Grandière précise qu’il ne cite pas leur nom pour ne pas blesser des compatriotes tourangeaux15. Au contraire, les grands capitaines, les héros de la résistance de la ville, sont nommés et valorisés, tel le sieur de Marandé pour son action lors de la prise d’Issoudun en 1589, Antoine de Linières à Chartres en 1568. Compatriote est le mot juste, car ces histoires sont aussi éloge de la ville racontée, éloge de la résistance ou justification a posteriori des choix faits. Polluche critique le choix ligueur d’Orléans qui « eut le malheur d’entrer dans cette Ligue fameuse, qui disputa si long-tems le Trône à ce Héros », mais il précise que ce choix résulte de la volonté de conserver la foi catholique et non de se rebeller face au roi16.

9Ces figures de destructions et d’éloge sont attendues et constitutives des récits relatifs aux guerres de Religion. Ceux du XVIIIe siècle n’y font pas exception, mais s’inscrivent dans les évolutions de l’écriture de l’histoire. Nous pouvons les résumer ici à trois traits : la neutralité, le recul du merveilleux et l’inscription de l’histoire locale dans une dimension nationale.

10L’histoire des guerres est la plus propice à l’affirmation d’un parti pris, notamment lorsqu’il s’agit de guerres civiles et de guerres religieuses. Pourtant, dès le XVIe siècle, se sont affirmées des tentatives pour approcher les événements de manière neutre. Cette démarche a été érigée en règle par la promotion de l’histoire parfaite, puis par les écrits de Voltaire, par exemple. L’histoire du curé Poupard est un bon observatoire de cette tension. Dans son avertissement au lecteur, il affirme sa volonté d’une histoire neutre qui concerne tous les Sancerrois, catholiques ou protestants, et qui sera assise sur des sources issues des deux camps. Il affirme alors qu’il parlera en curé, mais rassure : « Vous savez, Messieurs, que je n’ai jamais eu le génie persécuteur ; j’ai vécu avec les Protestans de votre ville comme avec des Citoyens bons, honnêtes et tranquilles. » Pour cela, il prend soin de distinguer protestants du XVIe siècle et ceux de son époque, en précisant que ces derniers ont bien plus de modération. Le récit suit ce programme et n’oppose pas de manière manichéenne justes catholiques et mauvais protestants. Cependant, la présentation des origines de la Réforme et de son instauration à Sancerre reste à charge et il lui est facile de dénoncer les prêtres apostats, qui passent au protestantisme par intérêt financier. L’épisode de Vassy (1er mars 1562), point de départ de la première guerre de religion, est vu comme une querelle passagère et une étourderie de la part des hommes de Guise. Cela ne justifie en aucun cas la crainte de complot qui va agiter les protestants et provoquer leur prise d’armes dès 1562.

  • 17 Poupard, Histoire de la ville de Sancerre, Paris, Berton, 1777, p. 190.
  • 18 Idem, p. 225.

11Surtout, les protestants apparaissent à plusieurs reprises comme rebelles aux ordres du roi, par les contraventions qu’ils font aux édits de paix, notamment par le refus d’appliquer l’édit de Saint-Germain en 1570, cause du siège de 1572. De même, s’il regrette les conséquences de la famine qui a touché la ville à cette occasion, il l’explique, car « C’est ainsi qu’un peuple effréné, conduit et animé par des aventuriers rebelles à leur Souverain, se préparoit les plus grands malheurs, qu’il pouvoit éviter par la soumission17 ». La responsabilité de cette rébellion incombe alors aux ministres, accusés de fanatiser ces populations et de les entraîner à leur perte, poussant les fidèles à ne pas se rendre malgré les offres des assiégeants, car les pasteurs « avoient tout lieu de craindre que la colere du Roi ne tombât sur eux, se comportoient à Sancerre comme leurs confrères faisoient à La Rochelle. Ils faisoient de leur propre danger celui de tous les autres18 ». Le récit du protestant Jean de Léris est ainsi biaisé sur ces points, « on devine bien pourquoi », ajoute Poupard. Le livre troisième, relatif à la partie ecclésiastique, reprend le même discours. Dans sa description de la désolation des églises de Sancerre, il commence par les destructions effectuées par les Anglais et Bourguignons, puis présente dans la continuité la deuxième étape provoquée par les protestants. Par conséquent, le livre porte bien une vision partisane, attendue chez un ecclésiastique, mais absente des autres écrits.

  • 19 Fournier, op. cit., p. 54.
  • 20 Benoist de la Grandière, op. cit., p. 274.
  • 21 Polluche, op. cit., p. 53.

12À Blois, Fournier renvoie les deux partis dos à dos dans l’atrocité, qu’il s’agisse du siège protestant mené par Bouchard ou de la prise de la ville par le duc de Guise. La ville semble ici subir les aléas des deux camps sans vouloir prendre parti, ce que sanctionne l’écriture de son historien deux siècles plus tard19. Le récit de l’assassinat du duc de Guise en décembre 1588 dans le château de Blois s’inscrit dans cette veine. Les détails factuels sont nombreux, mais ne s’accompagnent d’aucun commentaire destiné à justifier ou condamner l’acte. La distance est identique chez Benoist de la Grandière, qui résume ainsi les raisons et la portée de la guerre : « Cette guerre n’étoit qu’à l’occasion de la religion et de la Ligue, qui a tant coûté de sang et fait tant de ravages en France20. » Chez Polluche, les événements sont relégués dans les annales, marque d’une rupture entre les deux siècles : « Orléans éprouva, dans le seizième siècle, les influences de cet esprit de discorde et de fanatisme qui s’étoit emparé de toute la France, à l’occasion des guerres de Religion. On peut consulter nos Annalistes sur le détail des excès qui s’y commirent dans l’espace de trente-deux ans21. » Le récit des sièges est alors d’une neutralité quasi scientifique et le ton très lapidaire.

  • 22 Doyen, Histoire de la ville de Chartres, Chartres, Deshayes, 1786, p. 81.

13Cela s’accompagne d’un recul du merveilleux dont témoignent les récits chartrains. L’Histoire de l’auguste et vénérable église de Chartres, publiée pour la première fois en 1671, mais rééditée à plusieurs reprises et notamment en 1715, raconte le siège de 1568, arrêté par la protection miraculeuse de la Vierge. Son image, présente sur les murailles de la Porte Drouaise, lieu central de l’attaque des assiégeants, arrêtait les coups de canons. La levée du siège par les assaillants est due à cette protection mariale, signe du lien particulier entre la ville et la Vierge. Le récit de Doyen, dans son Histoire de 1786, souligne l’inflexion. L’intervention miraculeuse est toujours présente, mais replacée dans une trame narrative plus complexe. L’action d’Antoine de Linières, envoyé par le roi pour défendre la ville contre les protestants, et les opérations militaires sont mises en valeur : défense de la ville, destruction des maisons des remparts, étapes du siège, sont précisées. L’action miraculeuse vient renforcer celle des défenseurs, mais ne s’y substitue pas22. Cela ne signifie donc pas disparition du merveilleux, mais réinsertion de ce dernier.

  • 23 C. Dolan, art. cit.
  • 24 Polluche, op. cit., p. 53.

14Enfin, certains de ces textes replacent les événements des guerres de Religion dans une dialectique entre récit local et logique nationale, évolution caractéristique de l’écriture de ces histoires locales du XVIIIe siècle. En effet, à suivre Claire Dolan, la construction de l’identité passe alors d’une logique horizontale (la comparaison avec les autres villes pour faire ressortir ses spécificités) à une logique verticale (l’identité urbaine se construit par sa relation avec l’État)23. Le récit des guerres de Religion y participe. L’éloge de la ville s’établit ainsi par une valorisation du service du roi et la participation de la cité à la geste nationale. Les textes de Polluche et de Benoist de la Grandière sont, à ce titre, caractéristiques. Le premier valorise l’image du roi, dans un parallèle soutenu entre le bon roi Henri et le jeune Louis XVI : « que ses vertus auroient dû y faire monter, si sa naissance ne l’y eût pas placé ; à ce Prince, dont la mémoire est si chere à tous les cœurs François, à ce Roi, que de tous je nommerois le meilleur24 ». De même, les sièges ne prennent sens que dans la question de la soumission au roi. L’histoire du siège est moyen de s’intégrer à l’histoire du royaume.

  • 25 Op. cit., p. 288.

15Benoist de la Grandière est explicite sur ce point. Son texte, resté manuscrit, est établi à la demande du corps de ville et vise à la fois à dresser l’histoire d’une ville qui en manque et à établir les droits municipaux. La lecture des guerres de Religion illustre ce double défi. Le récit est très peu détaillé et ne mentionne que de manière distante les sièges. La clé est alors la défense des compétences du corps de ville : face au lieutenant général, et face aux ecclésiastiques qui refusent de contribuer aux levées pour la garde, au nom de leurs privilèges. Cette défense s’accompagne d’une fidélité au roi, réaffirmée à de très nombreuses reprises. Ainsi, en 1589, Henri III se réfugie-t-il à Tours, ville fidèle. Face aux campagnes de la Ligue, la ville décide, par exemple, de la levée de deux compagnies, pour assurer sa sécurité et « maintenir les habitants dans l’obéissance qu’ils devoient au Roy25 ». Cette fidélité est alors récompensée par le transfert des cours souveraines (parlement et chambre des comptes) de Paris, ce qui fait de Tours une capitale. Le tissage de l’histoire locale et de l’histoire nationale trouve ici sa plus parfaite expression.

16Par conséquent, les histoires de ville sont bien les lieux d’une saisie d’un rapport de la population et de la ville à la mémoire des guerres de Religion, exprimé dans un discours reconfiguré par la loi du genre. Il dessine un premier portrait fait de neutralité, de recul du merveilleux, autant d’évolutions permises par la distance des siècles. Au contraire, la pratique de la mémoire retisse une continuité.

Du récit à la pratique : la mémoire en action

  • 26 D. Boisson, Les Protestants de l’ancien colloque du Berry de la révocation de l’Édit de Nantes à l (...)
  • 27 Yves Krumenacker en mesure également le poids dans le Poitou, par des chansons portant sur les dra (...)
  • 28 D. Boisson, op. cit., p. 416.

17Le colloque protestant du Berry nous offre plusieurs exemples de ce travail de la mémoire en action. Étienne Bigant, curé de Châtillon-sur-Loire de 1697 à 1738, mène une politique de plantation et de restauration de croix au cours de processions en 1706-1707. Ces croix permettent de réaffirmer le culte des saints, car chacune est liée à une telle dévotion. Elles marquent aussi la réappropriation du territoire paroissial, dans la mesure où ces érections de croix ont lieu dans des endroits symboliques, comme celui de l’ancien temple détruit après la Révocation26. Le curé justifie cette action par la volonté de convertir les protestants, mais aussi de ne pas oublier les affrontements du XVIe siècle ; certaines croix sont ainsi renversées par des protestants puis replantées les jours suivants, image d’une mémoire toujours vive27. La publication de l’histoire du curé Poupard se situe dans ce contexte et prend ici tout son sens28. Ces retours sont importants et significatifs des rejeux de la mémoire et de son efficacité.

  • 29 De la véritable dévotion, Paris, Lambert, 1778, p. 341.
  • 30 La Thaumassière, op. cit., p. 363 sq repris à l’identique par Félix Pallet.

18Pourtant, nous voudrions ici nous concentrer sur une autre forme de ces retours de mémoire, plus fréquents et moins connus, que sont les processions mémorielles. Comme le dit Muratori pour l’Italie, « il n’est point de ville ou de pays qui n’en ait de particulière, pour remercier de la cessation d’une peste, de la levée d’un siège, ou de toute autre calamité publique29 ». Cette phrase concerne tout aussi bien la France. À ce titre, les sièges des guerres de Religion ont motivé un certain nombre de ces processions en actions de grâces, devenues mémorielles par la succession des années. Deux ont pu être recensées pour notre échantillon. La première n’est connue que par une mention, celle du 14 juillet à Issoudun, en souvenir de la reprise de la ville par les catholiques en 158930. La seconde est mieux connue, celle de Chartres le 15 mars en souvenir du siège de 1568, déjà mentionné. Son intention est de rendre grâce à la Vierge de la protection accordée, dans un lien entre identité urbaine, protection mariale et lieu de mémoire. En effet, la procession remplit ici plusieurs fonctions dont témoignent les historiens de la ville, selon le basculement déjà repéré. L’auteur de l’Histoire auguste se replace dans une lecture miraculaire et précise :

  • 31 Souligné par nous.

« En mémoire de cette Victoire miraculeusement obtenue contre ces gens éperdus, on solemnise tous les ans une Fête le 15 de Mars, et l’on va en procession dans une chapelle que l’on a dédiée à la Vierge, et qu’on appelle Notre-Dame de la Brèche, parce que dans ce lieu les ennemis avoient fait breche ; par laquelle etant tous prêts d’entrer, ils furent divinement repoussés31. »

  • 32 A. Sanfaçon, « Événement, mémoire et mythe : le siège de Chartres de 1568 », C. Dolan (dir.), Évén (...)
  • 33 Sablon, Histoire de l’auguste et vénérable église de Chartres, Chartres, Nicolazo, 1715, p. 122 et(...)
  • 34 B. Garnot, Un déclin. Chartres au XVIIIe siècle, Paris, CTHS, 1991.

19Il constitue ainsi une sorte de synthèse du récit en construction depuis l’événement, qui suit la pente d’une marialisation croissante32. Au contraire, en 1786, Doyen met l’accent sur le siège et son aspect militaire « en mémoire de ce siège, il se fait tous les ans, le 15 de mars, une procession générale au lieu où se fit la breche ; et en 1600 [Simon Berthelot] fit bâtir près de cet endroit une petite chapelle, sous le nom de Notre-Dame de la Breche ou de la Victoire », signe d’une remise en cause du primat de l’intervention miraculeuse33. Les deux lectures ne s’excluent pas, mais manifestent une recomposition de l’identité urbaine34.

  • 35 A. Vauchez (dir.), La Religion civique à l’époque médiévale et moderne, Rome, EFR, 1995.
  • 36 A. Sanfaçon, « Mythes et représentation : l’identité de Chartres aux 16e et 17e siècles », G. Chai (...)
  • 37 C. Dolan, Événement, op. cit. L’événement est à la fois révélateur et constructeur d’une identité. (...)
  • 38 Doyen, op. cit., p. 143.

20La procession mémorielle est éminemment polysémique. Originellement action de grâces pour remercier Dieu de sa protection, elle est également affirmation de l’unité urbaine par la participation de tous les corps de la ville. Célébration d’une victoire, elle est aussi lieu de mémoire, par le retour sur la scène de l’événement, une réactivation. Traduction de l’identité catholique urbaine, dont la dévotion mariale est partie prenante, elle exprime une religion civique au sens où l’a définie André Vauchez35. La gravure réalisée par Moquet et Larmessin en 1697 le montre. Intitulée Le Triomphe de la Sainte-Vierge dans l’église de Chartres, elle figure une série de cartouches qui narrent différents miracles opérés par la Vierge, recomposant une histoire de la ville. Or, le dernier représenté est précisément celui de 1568 « événement retenu comme le plus important dans la mémoire historique chartraine » selon André Sanfaçon, car il réaffirme l’unité religieuse et rappelle la pureté de la ville, idée à la base même de l’identité urbaine en cette fin du XVIIe siècle36. La gravure n’a pas pour seul but de représenter cette fidélité à la sainte protectrice et ses étapes, mais de les construire régulièrement37. Cela passe également à Chartres par la pose d’une pierre sur la muraille, l’aménagement d’une chapelle, afin de commémorer le miracle et de prier la Vierge. La continuité de la protection dépend également de cette prière maintenue, dans une perpétuelle réactivation. Ainsi, lors du siège de 1591, cette fois mené par Henri IV, « Le 15 mars, on fit la procession de la délivrance de la ville, du siège de l’an 1568. Le son de toutes les cloches à la fois étonna les assiégeans ; le roi même en ayant demandé la cause, défendit de tirer pendant tout le jour, disant qu’il ne vouloit pas troubler ces dévotions38 ». Il y a à la fois recouvrement et renforcement de la mémoire.

  • 39 Archives municipales d’Auxerre (AMA pour la suite), BB30, f° 23v°, 7 avril 1695.

21Le phénomène est identique à Auxerre, preuve d’une mémoire continuée, dans une lecture quelque peu différente, car la libération de la ville ne renvoie pas à un miracle, mais à l’habileté du capitaine Taillant le 25 avril 1568. Depuis cette date, le dimanche de la Quasimodo, une procession traverse la ville, afin de rappeler cet événement39. Les registres municipaux précisent que la procession se fait les portes de la ville fermées, image d’un danger toujours présent, au moins symboliquement, et d’une mise en défense de la cité. Elle est porteuse du Saint-Sacrement, incarnation de la lutte contre l’hérésie, de la réaffirmation catholique, et de la présence divine qui, cette fois, ne passe pas par le truchement d’un saint ou de la Sainte-Vierge. Rappel de la victoire urbaine et affirmation du catholicisme vont de pair.

  • 40 Discours sur la procession qui s’est faite en la ville d’Auxerre le dimanche des octaves de Pasques (...)
  • 41 Elle s’inscrit plus largement, sans s’y limiter, dans la politique de l’évêque, Pierre de Broc, tr (...)

22Surtout, l’exemple auxerrois nous montre la réactivation régulière du sens de la procession. Le centenaire est ainsi célébré par la publication d’un Discours, véritable réquisitoire contre les atrocités protestantes dans la région. Dans cette lecture, la cérémonie apparaît « comme celle qui fermera le premier siecle de la redemption de la ville d’Auxerre des mains impïes et cruelles des heretiques ». Pour ce faire, la procession s’avère un support très efficace, « memorial autantique a la postérité du zele qu’on eu nos ancestres de conserver la religion catolique apostolique et romaine », car Dieu « ordonna fortement de sen souvenir eternellement et d’en imprimer fortement la mémoire a sa postérité par quelque bienfait40 ». La logique mémorielle, et surtout l’importance de la remémoration, est ici clairement exposée, dans une orientation religieuse qui passe par l’action de grâces. La fête du centenaire donne ainsi lieu à un faste particulier41.

  • 42 AMA, BB34, f° 92, 24 avril 1729.
  • 43 Du sacré, Paris, Gallimard, 1987.
  • 44 AMA, BB36, f° 54v°, 28 mars 1768.

23Or, la signification est réactivée tout au long du XVIIIe siècle. Deux épisodes nous le confirment. En 1729, une querelle s’élève entre les chanoines de la cathédrale et la ville. Face au risque de pluie, les premiers ne veulent faire la procession qu’autour de l’édifice, alors que le corps de ville explique « que lon ne pouvoit faire la procession autour de leglise sans scandaliser les peuples et violer le vœu ». Au travers de la querelle, s’exprime une revendication à porter la mémoire de la ville, précisément rappelée dans le procès-verbal municipal42. Le manque de solennité vient entraver l’opération mémorielle, empêchant une réactualisation des faits, une recharge sacrale, selon l’expression d’Alphonse Dupront43. Le bicentenaire de la procession de Quasimodo en 1768 le confirme. La décision est prise d’augmenter la pompe, par l’organisation d’un feu d’artifice, d’un souper à l’Hôtel de Ville, la présence de 150 bourgeois en armes, le tir des boîtes et couleuvrines. Cependant, il ne s’agit pas seulement d’une fête, mais d’un véritable « lieu de mémoire ». Dès le début du procès-verbal, l’objectif est rappelé : « En action de graces de la delivrance de la ville du joug et de la tirannie des calvinistes. » Surtout, des marqueurs soulignent l’emboîtement des moments de la mémoire. De 5 heures à la fin de la procession, seule sonnera la troisième cloche de Saint-Loup, la seule restant du pillage des calvinistes en 1568. Sur un autre plan, spatial cette fois, le parcours est modifié, pour reprendre celui de 166844. L’inscription même dans les registres municipaux en multiplie la portée et manifeste la continuité de cette mémoire. La procession est bien ainsi le support d’un travail, d’une réactivation à deux siècles d’écarts.

  • 45 Voir les contributions de Colette Beaune et Christian Renoux dans ce volume, supra.

24Or, ces manifestations sont absentes des autres villes de notre échantillon. Ni Orléans, ni Tours, Blois ou Bourges connaissent de tels cortèges. Cette absence peut surprendre. D’une part, car ces villes ont connu au XVIe siècle des événements susceptibles d’en susciter. D’autre part, car elles en connaissent pour d’autres raisons, comme celle du 8 mai à Orléans, pour la libération de la ville par Jeanne d’Arc en 1429, celle de Bourges le 3 juin pour la peste de 1629, celle de Notre-Dame des Aides à Blois à partir de 1631 en action de grâces pour la même raison45. Enfin, de très nombreuses villes de France ont initié des processions en commémoration d’événements des guerres de Religion, sans que cela concurrence celles occasionnées par d’autres faits plus anciens. Le tableau suivant en comprend une liste non exhaustive. Deux vagues sont repérables : les cortèges commémorant les sièges et victoires des années 1560 et ceux de la geste d’Henri IV, image du retour à l’obéissance royale.

Ville

Jour de la procession

Événements de fondation

Date de fondation

Amiens

25 septembre

Libération de la ville par Henri IV

1596

Aurillac

10 octobre

Départ des protestants

1570

Auxerre

Dimanche de Quasimodo

Délivrance du siège

1568

Castellane

30 janvier

Victoire contre les huguenots

1586

Chartres

15 mars

Échec du siège

1568

Dijon

1er juillet

Ralliement à Henri IV

1594

Evreux

Levée du siège

1562

Irancy

7 mars

Massacre des huguenots

1568

Issoudun

14 juillet

Reprise de la ville aux huguenots

1589

Le Mans

11 juillet

Délivrance des huguenots et miracle de ste Scolastique

1562

Le Puy

3 décembre

Libération de la ville des huguenots

1585

Marseille

17 février

Ralliement à Henri IV

1596

Paris

22 mars

Ralliement à Henri IV

1594

Poitiers

7 septembre

Libération de la ville

1569

Pontoise

10 novembre

Libération de la ville

1567 ?

Rouen

26 octobre

Échec du siège protestant

1562

Sens

Fin avril

Réduction à l’obéissance du roi

1594

Seurre

Délivrance de la ville

1597

Troyes

Mardi semaine sainte

Ralliement à Henri IV

1595

  • 46 Fruit d’un travail à paraître, G. Rideau, Une société en marche. Les processions en France au XVII (...)

Quelques processions mémorielles issues des guerres de Religion 46 .

  • 47 B. Dompnier, Le Venin de l’hérésie, Paris, Le Centurion, 1985, p. 85 sur l’utilisation polémique d (...)
  • 48 B. Dompnier, « Les processions au Puy-en-Velay au XVIIIe siècle », A.-M. Cocula et J. Pontet (dir. (...)
  • 49 Pour le contexte, G. Adams, The Huguenots and French Opinion, 1685-1787, Waterloo, Wilfrid Laurier (...)
  • 50 Voltaire, Essai sur les mœurs, Œuvres complètes, tome X, Genève, 1769, chap. 171.

25Par conséquent, l’absence de tels rappels, dans des villes qui ont pourtant traversé des événements similaires, semble plutôt marquer le choix d’un oubli, d’une amnistie, d’une mémoire occultée. À Orléans, la volonté de ne pas entretenir les souvenirs d’une division interne et dramatique a sans doute compté. La reconstruction de l’unité urbaine s’est alors concentrée sur la procession du 8 mai, l’Anglais étant un support plus efficace que la dissension interne. À Sancerre, le poids de la population protestante en explique en soi l’absence. Commémoration de tels événements, la procession est aussi un risque d’entretenir la division et de perpétuer les haines et animosités, contraire à la volonté d’amnistie prônée par les édits royaux47. Ainsi au Puy, la ville décide d’instaurer un cortège de saint Laurent pour célébrer la levée du siège protestant. Ce titre est celui de l’église des Dominicains, située à l’extérieur de la ville et pour cette raison la plus touchée par les combats. Or, le mémorialiste Jean Burel, contemporain des guerres de Religion, relate que les protestants ont demandé au roi son transfert au dimanche suivant, car elle est établie « en hayne de leur religion48 ». Ce transfert permet une déconnection chronologique entre l’événement et la procession, ce qui, dans une pensée symbolique, permet d’en diminuer l’impact. Elle a ainsi disparu dans le relevé établi par un cérémonial au début du XVIIIe siècle, remplacée par celle du 3 décembre, qui commémore le départ des protestants en 1585. Au XVIIIe siècle, de nombreuses voix, venues notamment des Lumières et du protestantisme, vont ainsi dénoncer le maintien de ces cortèges mémoriels, accusés d’entretenir le fanatisme49. Voltaire mentionne la volonté d’organiser une procession pour la Saint-Barthélemy, interdite par le chancelier de l’Hospital, et Voltaire de commenter : « La procession ne se fit point, et on eut enfin horreur de consacrer la mémoire de ce qui devait être oublié pour jamais50. » Le cas toulousain va alors concentrer les argumentaires dans la décennie 1760.

  • 51 P.-J. Souriac, « Guerres religieuses, histoire et expiation : autour de l’émeute toulousaine de ma (...)
  • 52 Voltaire, Traité sur la tolérance, 1764 : « Cette ville solemnise encor tous les ans par une proce (...)
  • 53 Les Toulousaines ou Lettres historiques et apologétiques, Édimbourg, 1763.
  • 54 Idem, p. 436.

26La ville organise tous les ans une procession le 17 mai, en souvenir de sa délivrance des protestants, suite à des affrontements sanglants au sein de la cité, notamment autour du Capitole51. Des livrets sont alors publiés pour expliquer la cérémonie, en rappeler l’origine et l’introduire dans une lecture religieuse. Or, loin de seulement constituer un rappel festif d’un événement, de nombreux commentateurs insistent sur son rôle de persécution maintenue et d’incarnation du fanatisme. L’affaire Calas va dramatiquement en fournir la preuve aux yeux de ces auteurs, comme Voltaire ou Court de Gébelin52. Ce dernier rédige Les Toulousaines, histoire épistolaire qui veut marquer le fanatisme toulousain53. La lettre VII s’intitule « Du Fanatisme de Toulouse. Procession annuelle établie en mémoire du massacre des Protestans ». Ce chapitre est destiné à critiquer le récit catholique, mais surtout vise à décrédibiliser la procession, à la délégitimer. Interdite par le roi dès 1562, elle a perduré et perdure encore deux siècles plus tard. Nous retrouvons ici à rebours l’accusation de rébellion, souvent imputée aux protestants. Surtout, une lettre datée du 23 mai 1762, nous apprend que l’année séculaire (1762), qui est aussi l’année de l’affaire Calas, s’accompagne d’un éclat particulier, de l’octroi d’indulgences, et qu’à cette occasion, « la plupart des Toulousains toujours remplis de leurs préjugés contre nous, demandoient qu’on reservat les Prisonniers pour les immoler dans ces jours de réjouissance, et que cette Fête fut plus qu’une simple commémoration54 ». Tout est dit du rapport entre commémoration et retour de l’événement.

  • 55 Histoire de la délivrance de la ville de Toulouse arrivée le 17 mai 1562, nle édition faite sur l’i (...)

27Trois ans plus tard, un auteur anonyme renforce ce message. Republiant une histoire parue pour l’année séculaire, il l’accompagne de commentaires chargés de montrer en quoi elle est un danger pour la concorde civile, car « il est déplorable qu’après deux cens ans de réflexions, on ne se soit pas apperçu que la fête du 17 de Mai est le mémorial d’une horreur aussi contraire aux loix du Souverain, qu’à celles de la Nature et de la religion ; et qu’elle n’éternise pas moins la revolte des Toulousains que leur sanguinaire fanatisme55 ». Non seulement, elle commémore une cérémonie interdite par le roi, mais elle apparaît également comme un moyen de rallumer les haines et l’esprit de fureur. La correction du récit pour montrer que la victoire catholique est due à une trahison et une hypocrisie renforce cette délégitimation.

*

28Lues au prisme des guerres de Religion, histoires de villes et processions éclairent deux registres du rapport local à la mémoire. Les histoires du XVIIIe siècle, surtout celles des années 1770-1780, en proposent une réécriture plus factuelle, neutre, du moins non-partisane, à l’exception du curé Poupard, et qui inscrit les logiques locales dans une dynamique nationale. Dans le but affirmé de rappeler aux concitoyens les grands événements connus par la ville, les guerres de Religion prennent toute leur place, débarrassées le plus souvent de leurs portées de polémique et de discorde. Les processions contribuent, elles, à une réactivation de cette mémoire urbaine. Loin d’être une simple évocation festive ou sociale, elles sont une réelle manifestation mémorielle qui construit l’événement autant qu’elle le reflète. Celles-ci sont à la fois commémoration, affirmation d’une identité urbaine et incarnation d’une religion civique. Or, le croisement des histoires et des processions semble souligner que les régions du Val de Loire, Berry et Beauce offrent une mémoire en partie occultée, comme le prouve l’absence de cérémonie mémorielle sur ces objets, aux exceptions d’Issoudun et Chartres, ou l’absence d’évocation des échos de la Saint-Barthélemy.

Notes

1 Voir l’illustration 29 : L’assassinat du Duc de Guise, par Poltrot de Méré, le 18 février 1563, gravure inspirée du recueil de gravures édité par Tortorel et Perrissin en 1570 et son commentaire par G. Rideau dans P. Allorant et N. Castagnez (dir.), Se souvenir de la guerre en région Centre-Val de Loire de Jeanne d’Arc à nos jours, Orléans, Éditions Corsaire, 2014, p. 46.

2 P. Benedict, Graphic History. The Wars, Massacres and Troubles of Tortorel and Perrissin, Genève, Droz, 2007.

3 D. Van Kley, Les Origines religieuses de la Révolution française, 1560-1791, Paris, Le Seuil, 2002 (1996) ; M. Cottret, Jansénismes et Lumières, Paris, Albin Michel, 1998 et C. Maire, « La querelle janséniste au prisme des Guerres de Religion », J. Berchtold et M.-M. Fragonard (dir.), La Mémoire des guerres de Religion, Genève, Droz, 2009, p. 79-98.

4 A. Duprat, Les Rois de papier. La caricature de Henri II à Louis XVI, Paris, Belin, 2002.

5 J. Berchtold et M.-M. Fragonard, op. cit.

6 N. Le Roux, Les guerres de Religion (1559-1629), Paris, Belin, 2009, p. 319-321.

7 J. Foa, « Making Peace: The Commissions for enforcing the Pacification Edicts in the Reign of Charles IX (1560-1574) », French History, 18, 2004, p. 256-274.

8 V. Sottocasa, Mémoires affrontées. Protestants et catholiques face à la Révolution dans les montagnes du Languedoc, Rennes, PUR, 2004.

9 À la différence de V. Sottocasa, Mémoires affrontées, op. cit.

10 C. Dolan, « L’identité urbaine et les histoires locales publiées du XVIe au XVIIIe siècle en France », Canadian Journal of History, XVII, 1992, p. 277-298 et C. Coulomb (dir.), « Histoires des villes », Histoire urbaine, 2010/2, no 28.

11 Polluche mentionne ainsi l’adhésion de la ville à la Ligue, les sièges subis, dont celui de 1562, et la prise de la ville par La Noue en 1567, la construction d’une citadelle sur les ordres de Charles IX en 1563. Un extrait est présenté dans Se souvenir de la guerre…, op. cit., p. 47.

12 Fournier, Essais historiques sur la ville de Blois et ses environs, 1785, p. 48.

13 La Thaumassière, Histoire de Berry, Bourges, François Toubeau, 1689, p. 10.

14 Pallet, Nouvelle Histoire du Berry, Bourges, Prevost, 1785, tome 5.

15 La Thaumassière, op. cit., et Benoist de la Grandière, « Abrégé chronologique et historique de la mairie de Tours », Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, tome XLVII, 1908.

16 Polluche, Essais historiques sur Orléans, Orléans, Couret de Villeneuve, 1778, p. 53.

17 Poupard, Histoire de la ville de Sancerre, Paris, Berton, 1777, p. 190.

18 Idem, p. 225.

19 Fournier, op. cit., p. 54.

20 Benoist de la Grandière, op. cit., p. 274.

21 Polluche, op. cit., p. 53.

22 Doyen, Histoire de la ville de Chartres, Chartres, Deshayes, 1786, p. 81.

23 C. Dolan, art. cit.

24 Polluche, op. cit., p. 53.

25 Op. cit., p. 288.

26 D. Boisson, Les Protestants de l’ancien colloque du Berry de la révocation de l’Édit de Nantes à la fin de l’Ancien Régime (1679-1789), Paris, Champion, 2000, p. 249 sq.

27 Yves Krumenacker en mesure également le poids dans le Poitou, par des chansons portant sur les dragonnades par exemple : Les Protestants du Poitou au 18e siècle (1681-1789), Paris, Champion, 1998, p. 410 sq.

28 D. Boisson, op. cit., p. 416.

29 De la véritable dévotion, Paris, Lambert, 1778, p. 341.

30 La Thaumassière, op. cit., p. 363 sq repris à l’identique par Félix Pallet.

31 Souligné par nous.

32 A. Sanfaçon, « Événement, mémoire et mythe : le siège de Chartres de 1568 », C. Dolan (dir.), Événement, identité, histoire, Sillery, Septentrion, 1991, p. 187-204. Il en est de même pour la procession de Verdun, S. Simiz, « La mémoire catholique d’un échec protestant à travers les siècles : la tentative de surprise de Verdun en septembre 1562 », Annales de l’Est, 2009, p. 123-139.

33 Sablon, Histoire de l’auguste et vénérable église de Chartres, Chartres, Nicolazo, 1715, p. 122 et Doyen, op. cit., p. 81. Passages soulignés par nous.

34 B. Garnot, Un déclin. Chartres au XVIIIe siècle, Paris, CTHS, 1991.

35 A. Vauchez (dir.), La Religion civique à l’époque médiévale et moderne, Rome, EFR, 1995.

36 A. Sanfaçon, « Mythes et représentation : l’identité de Chartres aux 16e et 17e siècles », G. Chaix (dir.), La Ville à la Renaissance. Espaces, représentations, pouvoirs, Paris, Champion, 2008, p. 205.

37 C. Dolan, Événement, op. cit. L’événement est à la fois révélateur et constructeur d’une identité. Il permet de rendre présent le passé et de le réinterpréter.

38 Doyen, op. cit., p. 143.

39 Archives municipales d’Auxerre (AMA pour la suite), BB30, f° 23v°, 7 avril 1695.

40 Discours sur la procession qui s’est faite en la ville d’Auxerre le dimanche des octaves de Pasques prochaines, autrement le dimanche de Quasimodo 1er avril 1668, f° 2 et 71r°.

41 Elle s’inscrit plus largement, sans s’y limiter, dans la politique de l’évêque, Pierre de Broc, très attentif à développer le culte des reliques, dans une double optique d’expiation et d’affirmation d’un catholicisme triomphant face aux protestants de la région. D. Dinet, « Expositions et transferts de reliques dans les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon (XVIIe -XVIIIe siècles) », B. Dompnier (dir.), Les Cérémonies extraordinaires du catholicisme baroque, Clermont-Ferrand, PU, 2009, p. 107.

42 AMA, BB34, f° 92, 24 avril 1729.

43 Du sacré, Paris, Gallimard, 1987.

44 AMA, BB36, f° 54v°, 28 mars 1768.

45 Voir les contributions de Colette Beaune et Christian Renoux dans ce volume, supra.

46 Fruit d’un travail à paraître, G. Rideau, Une société en marche. Les processions en France au XVIIIe, habilitation à diriger des recherches, université de Paris-Ouest, 2014.

47 B. Dompnier, Le Venin de l’hérésie, Paris, Le Centurion, 1985, p. 85 sur l’utilisation polémique de cette référence et de cette mémoire entretenue au XVIIe siècle.

48 B. Dompnier, « Les processions au Puy-en-Velay au XVIIIe siècle », A.-M. Cocula et J. Pontet (dir.), Itinéraires spirituels, enjeux matériels en Europe, tome 2, Bordeaux, PU, 2005, p. 41-59.

49 Pour le contexte, G. Adams, The Huguenots and French Opinion, 1685-1787, Waterloo, Wilfrid Laurier UP, 1991 et D. Garrioch, The Huguenots of Paris, Cambridge, UP, 2014.

50 Voltaire, Essai sur les mœurs, Œuvres complètes, tome X, Genève, 1769, chap. 171.

51 P.-J. Souriac, « Guerres religieuses, histoire et expiation : autour de l’émeute toulousaine de mai 1562 », Chrétiens et sociétés, 20, 2013, p. 31-62.

52 Voltaire, Traité sur la tolérance, 1764 : « Cette ville solemnise encor tous les ans par une procession et par des feux de joie, le jour où elle massacra quatre mille citoyens hérétiques il y a deux siècles. En vain six arrêts du Conseil ont défendu cette odieuse fête », p. 5.

53 Les Toulousaines ou Lettres historiques et apologétiques, Édimbourg, 1763.

54 Idem, p. 436.

55 Histoire de la délivrance de la ville de Toulouse arrivée le 17 mai 1562, nle édition faite sur l’imprimée de Toulouse de 1762, chez Michel Sens augmentée de quelques notes, Amsterdam, Rey, 1765, p. iv. Des auteurs catholiques se servent aussi de la référence aux guerres de Religion comme moyen de dénoncer les conséquences de la tolérance civile : J. Boch, « Les Guerres de Religion au prisme de l’intolérance catholique », J. Berchtold (dir.), op. cit., p. 99-116.

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