Introduction
p. 9-20
Texte intégral
1Toute de noir vêtue, la silhouette affaissée, le front dissimulé en partie par une ample capuche, le visage ravagé par des rides, la peau des joues rougeâtre, le nez crochu et allongé, surmonté d’une verrue ou d’un bouton disgracieux, les cheveux blancs et filasses, la voix chevrotante, la reine sorcière tend une pomme à Blanche-Neige qui finit par la croquer. Presque aussitôt, malgré quelques soubresauts, la jeune fille s’effondre et glisse sur le sol. Immobile mais pas rigide, son corps empoisonné ne brûle pas d’un feu intérieur, il est en quelque sorte en état de stase et l’esprit qui l’habite se trouve suspendu. La mort apparente de Blanche-Neige est l’une des scènes les plus connues et la figure de la sorcière empoisonneuse l’une des plus célèbres. Pour des générations, cette dernière incarne l’essence même de la méchanceté. Elle ne l’est pas à moitié, elle l’est totalement. Elle a préparé son crime, élaboré une substance maléfique contenue dans un fruit anodin et appétissant mais aux effets foudroyants ; elle a perfidement changé d’apparence pour qu’on ne la reconnaisse pas et pour susciter la compassion de sa victime car ne pas venir en aide à une pauvre vieille serait la marque d’une personnalité sans cœur et repoussante. Si les frères Grimm ont recueilli en 1812 des contes aux origines différentes pour offrir aux lecteurs une version aboutie de Blanche-Neige, le cinéaste Searle Dawley, en bon connaisseur de méchants, puisqu’il a été le scénariste et le réalisateur de Frankenstein, est le premier, dans Snow White en 1916, à donner à la méchante reine les traits d’une actrice1. Mais c’est le dessin animé, réalisé par les studios Walt Disney en 1937, qui a imposé le visage de l’empoisonneuse que la plupart des enfants connaissent et qui continue ensuite à habiter l’imaginaire des adultes. Les traits de la reine sont ceux de la margravine Ute dans la cathédrale de Nambourg. Bruno Bettelheim avait insisté sur les péripéties du récit et l’importance des personnages maléfiques dans les contes : traîtresses, sorcières, ogresses doivent être crédibles pour remplir leur rôle2. Or si les figures de femmes empoisonneuses ne sont pas les plus représentatives de leur époque, elles ont néanmoins été à l’origine de représentations durables, au point d’avoir été conservées même si elles ont subi des adaptations ou des transformations par les générations successives.
2L’empoisonneuse est en effet une figure permanente, même si chaque époque lui a donné une place et des caractéristiques propres. De la sorte, les premiers portraits ont valeur de types puis assez rapidement de clichés. Mais la figure de l’empoisonneuse appartient autant au mythe qu’à l’histoire. Déjà chez Homère, Circé, aussi belle que dangereuse, est maîtresse dans l’art des empoisonnements3. Breuvages, philtres et potions sont ses armes redoutables. Maniant la séduction comme le meilleur de ses philtres, elle a le pouvoir de vie et de mort mais aussi celui de changer les hommes en animaux, les réduisant à la bestialité qui les caractérise. Sans doute Médée reste-t-elle à jamais l’héroïne tragique qui réunit tous les traits des maléfices4. Sorcière, empoisonneuse, meurtrière et matricide. Elle use autant des philtres que des drogues pour écarter de son chemin les opportuns. Elle connaît les secrets que ses semblables taisent, elle s’enduit de pharmaka5 qui la transforment et la travestissent pour parvenir à ses fins et duper ; elle offre à sa rivale une tunique trempée de poison qui va lui dévorer la peau et la ronger dans d’atroces souffrances.
3L’ère romaine ouvre – au moins dans l’imaginaire collectif – l’ère de l’empoisonnement comme mode de gouvernement6. Pourtant, c’est la figure d’Agrippine qui reste dans les esprits. Fille de Germanicus et mère de Néron, elle use du poison pour se débarrasser d’un premier époux gênant et élimine le second, l’empereur Claude, en louant les services d’une empoisonneuse7. Instigatrices, vénales et cupides, complices et conspiratrices... la liste pourrait s’allonger à l’envi. Car si ces trois noms sont restés bien plus célèbres que leurs actes, c’est qu’ils allient le féminin et ses armes caractéristiques fixées pour longtemps : la malice, la perfidie et la duperie, mais aussi ses moyens d’actions privilégiés pour assouvir les méfaits de sa nature : la séduction et le poison. Plus tard, les sources médiévales débordent d’empoisonneuses à une époque où la femme devient quasiment synonyme de poison dans nombre d’écrits8 : sorcières anonymes, reines ambitieuses et mères protectrices des royaumes barbares, épouses jalouses ou adultères, mystérieuses orientales... La galerie de portraits individuels présente une large diversité, de la sombre paysanne gardienne des pratiques païennes, aux grandes figures aristocratiques, sans oublier la citadine instruite, qui coïncide avec des contextes tout aussi variés, crime politique, vengeance privée, passion amoureuse. Chaque Moyen Âge est habité par un stéréotype d’empoisonneuse qui lui est propre, allant des princesses mérovingiennes meurtrières aux sorcières associées à toutes les grandes crises des derniers siècles. L’empoisonneuse médiévale présente néanmoins des traits permanents qui révèlent un imaginaire méfiant du féminin qui traverse les siècles : insidieuse, la traîtresse frappe ses proches, parent et familier, protégée par le voile de la confiance domestique ; meurtrière ou commanditaire, ses mobiles sont toujours privés de morale ; venimeuse, son arme diabolique rappelle le poison de son corps. Par la suite, aux époques moderne et contemporaine, les stéréotypes de l’empoisonneuse seront réactivés régulièrement. Ils sont à la fois des révélateurs de la place des femmes dans la société et de la nature supposée de la femme, cette « éternelle coupable9 ».
L’essor des empoisonneuses
4Les femmes sont souvent perçues comme des êtres sournois. Pour parvenir à leurs fins, elles sont prêtes à aller jusqu’au crime. L’exemple le plus célèbre est celui de l’« affaire des poisons10 ». En 1672, la marquise de Brinvilliers est accusée d’avoir volontairement donné la mort à une grande partie de sa famille, elle aurait commis un parricide en empoisonnant son père, mais aurait aussi été responsable, toujours à l’aide de substances toxiques, d’avoir assassiné sa sœur et ses deux frères. Une fois torturée, et exécutée, la justice ne s’arrête pas à son trépas. Par rebonds, une autre femme est accusée d’avoir fourni le poison, puis les soupçons se dirigent vers une maîtresse du roi, madame de Montespan. Gravures, complaintes et rumeurs ont construit un imaginaire durable autour de cette affaire qui prendra fin officiellement en 1682. Alexandre Dumas la réactualisera en 1856, Conan Doyle en 1922, et depuis elle connaît un succès jamais démenti. D’autres figures, moins illustres, existent bien sûr. Quelques-unes de ces dernières sont exhumées dans le présent ouvrage, de la nourrice à la cuisinière, sans oublier l’employée.
5Progressivement, avec la mise en place des cours d’assises à partir de 1811, des femmes criminelles accèdent à la notoriété. Parmi elles, Hélène Jegado ou Marie Besnard. La première, domestique, est accusée de vols et d’empoisonnement. Lorsque la justice est saisie, elle la soupçonne d’avoir été responsable de la mort de vingt-cinq personnes. Elle aurait empoisonné tous ceux et toutes celles qui lui auraient fait des remarques, en commençant par sa propre mère. Elle est exécutée à Rennes en 185211. Un écrivain à succès, Jean Teulé, lui a donné une nouvelle existence12. Petite, elle aurait été bercée et frappée par les histoires que l’on racontait, elle aurait accordé foi aux êtres surnaturels, en particulier à l’Ankou, dont elle serait d’une certaine manière une compagne. Mais cette empoisonneuse, terrible, semble être tout d’un bloc. Placée à 7 ans comme servante, analphabète et bonne cuisinière, elle ne supportait pas qu’on lui adresse des remontrances. Jean-Charles Pellerin, mettra en circulation une image d’Épinal offrant un portrait en pied de l’empoisonneuse, tout autour le texte d’une complainte qui lui était consacrée. Le sous-titre de l’affiche affirme qu’elle est « accusée d’avoir attenté à la vie de 37 personnes, dont 26 ont succombé ». Nul doute qu’elle devient ainsi la première tueuse en série de l’époque contemporaine même si l’expression n’existait pas encore. En 1967, à l’époque de l’ORTF, une émission dramatique lui est consacrée. « En votre âme et conscience » restitue à partir des comptes-rendus du procès les débats et demande à la fin aux spectateurs de se prononcer : auraient-ils condamné l’accusée ?
6La seconde, baptisée la « bonne dame de Loudun » est accusée d’horribles crimes familiaux. Elle aurait empoisonné treize personnes. L’instruction débute en 1949. Les procès successifs et son acquittement en 1961 la métamorphosent en « vedette ». Les journaux, les reportages télévisuels, les dossiers de l’écran, les films de fiction lui donnent une stature considérable, la transformant en personnage à jamais énigmatique, renforcé par deux thèses de pharmacie13, un roman policier, des publications diverses dont les mémoires rédigées par Marie Besnard elle-même14. Elle a ses détracteurs farouches et ses partisans inconditionnels. D’autres « héroïnes » des juridictions répressives méritent de retenir l’attention et dans les pages qui suivent, elles émergent des dossiers de procédure, des chroniques, des articles savants ou dans la presse à grand tirage.
7S’il convient de restituer l’empoisonneuse dans le temps, comme y invite le présent ouvrage, il importe aussi, même brièvement, de les resituer dans l’historiographie. L’histoire des femmes violentes a connu depuis une vingtaine d’années un essor important15, alors que pendant longtemps les spécialistes des mouvements sociaux et du crime avaient plutôt tendance à minorer leur présence et leur action, adoptant d’une certaine façon le point de vue des autorités du moment16. Les statistiques disponibles depuis deux siècles soulignent que les femmes prennent une faible part dans les déviances au sens large, moins de 20 % quels que soient les indicateurs, ce qui explique en partie le désintérêt relatif dont elles ont été l’objet. En fonction des sources et des périodes, les publications n’ont ni la même ampleur ni la même fréquence, néanmoins les femmes criminelles ne constituent plus aujourd’hui un point noir de l’historiographie17.
8Au-delà du crime, l’englobant mais le dépassant, la violence des femmes pendant longtemps a été occultée. Cette situation s’explique en grande partie par une absence de prise en compte plus que par un désintérêt, longtemps « impensables, les violences féminines en deviennent invisibles, pour partie innommables18 ». Michelle Perrot et quelques auteurs avaient attiré l’attention des chercheurs sur ces aspects essentiels19. Souvent oubliées ou déresponsabilisées, elles n’entrent que peu et tardivement dans la sphère policière et judiciaire bénéficiant sans doute d’une perception distincte et aussi d’un sentiment partagé. Les faits jugés seraient moins graves ou bien peu signifiants par rapport aux gestes des hommes. La question de la responsabilité a été, dans l’interstice des discours, posée. Elles étaient considérées, au même titre que les enfants, comme des mineures, elles ne sont pas tout à fait responsables des actes qu’elles provoquent ou qu’elles commettent. De la sorte, les empoisonneuses subissent une double peine. Tout d’abord du point de vue de la lisibilité. Ce crime passe pour être particulièrement féminin et le geste appartient au secret, il est tu, et pas toujours porté à la connaissance de la justice. Souvent limité à la sphère familiale, il est centré sur le conjoint et ne fait qu’exceptionnellement événement. Quand le crime devient public, qu’il traverse les siècles, qu’il est porté sur le devant de la scène, judiciaire et médiatique, il participe de la création de figures exceptionnelles et singulières. Son succès rejette dans l’ombre les auteures de crimes non découverts ou ordinaires qui basculent dans l’univers de la banalité ou de la médiocrité, dont les actes ne méritent pas d’être mémorisés puis contés. Car l’empoisonnement n’est pas un crime noble. L’arme même appartient au commun, il est facile de se procurer des substances toxiques utilisées pour les tâches quotidiennes ou les travaux des champs. Aussi, lors des procès d’aucuns ne manquent pas de souligner que cette arme n’en est pas vraiment une...
9Il a fallu du temps pour reconnaître les femmes comme actrices du crime, maîtrisant autant les poisons que les gestes. Seules les femmes violentes élevées au rang d’héroïnes peuplent les imaginaires collectifs20, alors que les empoisonneuses ordinaires étaient disqualifiées, jusqu’au moment où, tournant historiographique oblige, elles deviennent des femmes qui accèdent au pouvoir de la violence.
10Dès lors les empoisonneuses pouvaient sortir de l’ombre. Les travaux ont longtemps porté sur des figures singulières, ce sont des personnages célèbres – Agrippine, Locuste, Frédégonde, Isabeau de Bavière – appartenant aux mythes ou aux causes célèbres qui ont été l’objet de la curiosité publique et de l’investigation des chercheurs et des acteurs de la justice prenant la plume. Pierre Bouchardon, Conseiller à la cour de cassation, s’est attaché aux empoisonneuses illustres du siècle des Lumières et du XIXe siècle21 ; plus tard, Laure Adler par exemple s’est intéressée à l’affaire Lafarge dans un petit livre alerte22, alors que d’autres redécouvraient Violette Nozière23. Une voie moyenne a consisté à s’attacher aux seconds couteaux, aux figures peu connues, au rayonnement limité à un espace bien délimité24. Changeant de perspective, quelques travaux, assez rares, se sont intéressés moins à une figure singulière et exceptionnelle qu’à des affaires passées à la postérité dans laquelle des femmes ont joué un rôle important25. La plus connue est assurément l’affaire des empoisonneuses de Marseille que l’on retrouvera dans le présent ouvrage et qui a donné lieu, en son temps, sous le Second Empire, à une quinzaine de publications, dont une « complainte empoisonnée26 ». Dans la production commune, quelques approches ont tenté de modifier le regard sur les empoisonneuses, soit en offrant une mise en perspective réflexive27, soit en proposant de s’attacher aux fausses évidences28.
Le corps et le geste
11Depuis une vingtaine d’années, avec une accélération plus récente, les travaux sur le poison et la toxicologie, inégaux selon les périodes, connaissent un engouement significatif29. Ils nécessitent de croiser les approches, et de maîtriser des notions venant de l’histoire, du droit, de la médecine30. Les plus efficients, du moins dans l’immédiat, sont sans doute ceux qui se sont attachés plus particulièrement au corporel31. Car si le poison crée le doute dans les esprits, les preuves de son action toxique s’inscrivent sur et dans le corps. Fatigues, troubles digestifs, vertiges, rougeur ou pâleur excessive, douleurs... autant de symptômes qui renvoient à la maladie comme à l’acte criminel. S’agit-il d’un trouble interne, d’une maladie mystérieuse, d’un accident souterrain ou bien d’une action mortelle ? Les preuves peuvent s’inscrire dans le corps, mais certains poisons volatiles ne laissent pas de trace si l’examen tarde. L’empoisonnement se distingue d’autres crimes car il est une atteinte dissimulée du corps, qui se révèle parfois par des manifestations impressionnantes mais toujours équivoques : bave, vomissements, nausées, sueurs, fièvres, hémorragies32. Le corps devient le lieu de l’expression et de la révélation du crime. Conjoint, proche, médecin, enquêteurs sont les premiers témoins. Ils s’inquiètent, s’alarment et s’interrogent. Dès lors le corps devient le terrain principal de l’enquête.
12À partir des années 1880, nombre d’écrits psychiatriques et criminologiques réduisent les femmes criminelles et les empoisonneuses à leurs actes. Les empoisonneuses répondent-elles à une pulsion irrépressible de leur être ? Est-ce leur « nature » qui les pousse à user du poison comme arme de mort ? Certes de tous temps, les manières de donner la mort s’inscrivent dans une lecture du genre : aux femmes les poisons et les lacets, aux hommes les glaives et les épées33. Le sang versé, le corps ouvert passé par le fer est bien viril alors que les souffrances entraînées par l’absorption des drogues et autres philtres qui torturent le corps répondent bien aux intentions féminines, moins nobles et plus tortueuses. Georges Duby affirmait à cet égard que l’empoisonnement est parent du sortilège et de l’envoûtement34. Rangée depuis l’Antiquité dans la catégorie des « folles », sorcières, démentes ou seulement dépourvues de maîtrise d’elles-mêmes, la « nature féminine » est l’objet du regard des juges comme des policiers, des médecins comme des journalistes.
13Les uns et les autres disent et écrivent que le geste est banal et sans envergure. Il appartient presque à la monotonie du quotidien. Accompli intentionnellement et sans doute souvent prémédité depuis longtemps, il est discret, tantôt lent, tantôt rapide. L’empoisonneuse est perçue comme une spécialiste de la dissimulation, aussi son geste est-il difficile à identifier et à prouver. L’empoisonnement ne nécessite ni complicité ni force physique. Ce n’est pas l’audace ou l’imagination qu’il met en œuvre. Son auteur est dépourvu de qualité, il ne possède ni sang-froid ni courage ni panache ni même une grande intelligence. Au contraire, il peut être chétif et ne pas faire preuve de beaucoup de discernement. Il lui faut tout simplement garder secret son projet. Toutes ces caractéristiques vont à la rencontre des clichés sur les femmes. Presque systématiquement, dans les imaginaires sociaux, ce type de crime correspond à un mode d’action féminin. Il illustre les défauts attachés au sexe dit faible. En effet, empoisonner ne nécessite pas un engagement corporel puissant ou une force physique quelconque. Le passage à l’acte n’est pas frontal, encore moins brutal. L’action violente est celle du poison.
14Le poison semble aisément disponible, presque à portée de main. C’est assurément cette facilité qui en fait encore une arme féminine. Nul besoin d’élaboration ou de réflexion, au mieux une complicité familiale ou amoureuse. Le côté insidieux et masqué attaché à l’acte correspond aux caractéristiques du poison lui-même qui passe pour l’arme de la perfidie, invisible et sournoise. Hypocrite aussi, est celle qui en verse subrepticement, à l’abri des regards, dans la soupe du soir ou qui en agrémente le rôti dominical. Le mode d’admission est celui de la quotidienneté où règne la mère de famille. L’espace du crime est celui du privé, du cadre familial où cuisine et soins se mêlent, permettant un glissement commode du bienfaisant à l’intentionnellement meurtrier. Les produits utilisés appartiennent eux aussi à la banalité de la maisonnée, facilement remisés dans la pharmacie domestique ou l’appentis du jardin. Ils sont souvent achetés par celle qui se débarrasse autant des rats qui envahissent le grenier, du gêneur qui occupe son lit, d’un enfant encombrant ou d’une voisine honnie. Les plantes qui soignent et apaisent constituent la même cuisine féminine que celle des poisons, une sorte de pharmaka dont on ne soupçonne pas facilement les agissements néfastes. Pour cela, il faudrait pénétrer dans un monde rarement mis en lumière, celui de la femme ou des femmes de la maison35, ou se retrouvent parfois des compagnes d’infortunes, soumises à la domination du père ou du mari. Au creux de la maisonnée, des liens de connivence sont tissés et les femmes réunies peuvent en tirer un avantage certain pour supprimer un gêneur ou une rivale.
Figures plurielles
15Les femmes empoisonneuses pourraient être classées en trois grandes catégories. D’un côté, les grandes séductrices36 qui trouvent le moyen idoine pour se débarrasser de leurs conjoints devenus gênants. Séductrices qui usent de leur charme, elles entendent se libérer à peu de frais d’un carcan conjugal pesant ou d’une tutelle paternelle insupportable en usant d’une liberté nouvelle. Souvent dépeintes comme dangereusement belles, calculatrices et avides, tentatrices et ensorceleuses, elles charment et envoûtent, telle une Circé pour mieux mener à bien ses desseins néfastes, ou la ravissante Madame de Montespan et la machiavélique La Voisin37, ou encore Thérèse Desqueroux qui n’est pas un simple personnage de fiction mais que Claude Mauriac a transfiguré par l’écrit ou que Georges Franju, en 1962, et Claude Miller, cinquante ans plus tard, ont porté à l’écran38.
16D’un autre côté nombre de femmes anonymes, éclairées seulement par les lumières éphémères d’une presse locale, souvent décrites comme laides et rustres, sont associées de près ou de loin au monde paysan ou à la masse ouvrière indistincte. Ces empoisonneuses appartiennent aux immenses cohortes de celles dont on ne parle pas, que leur existence limite aux portes de leur demeure. Comme si ces femmes qui ont recours au poison devaient se trouver aux antipodes d’une échelle d’un imaginaire féminin : elles sont celles du quotidien partagé sans relief ni aspérité, celles qui appartiennent à la banalité des sans nom et des sans voix qui, un jour, accomplissent un geste remarquable que l’entourage et les juges ne pourront expliquer que par un « coup de folie » pour être sorties de la brume opaque de la sujétion et de la soumission.
17Bien loin de celles-ci, d’autres figures d’empoisonneuses revêtent les habits de femmes à fortes personnalités, que l’on montre du doigt pour leur physique ou leur conduite. Ce sont les « débauchées » qui susciteront notamment à la Belle Époque d’amples discours39. Elles n’hésitent pas à se mettre hors la loi du couple, de la famille et des convenances. Avec elles, le mystère du crime s’évanouit en partie, le geste fatal devient compréhensible car conforme à leur nature déjà dévoyée.
18Pourtant qu’il s’agisse de la mère, de l’épouse ou de la grande séductrice affranchie, le dénominateur est l’intention mais aussi l’occasion. Car toutes sont nourricières et cuisinières. Hélène Jégado, déjà mentionnée, en est l’illustration la plus expressive. Ses bolées de bouillon, ses soupes de légumes et ses potages revigorants avaient fait sa réputation. Domaine exclusif, la cuisine est bien le lieu des possibles. L’achat des ingrédients comme la confection des mets, le lieu de la dissimulation aussi. Verser du poison dans un aliment ou un liquide n’est en soit pas remarquable. Il fait partie de ceux mille fois répétés, accomplis généralement sans réflexion ou intention, il appartient à l’ordinaire mais ce jour-là son dessein appartient à une autre dimension : celle du meurtre prémédité. Si toutes les conséquences ne sont pas mesurées par celles qui l’accomplissent, l’intention est réelle : se débarrasser du gêneur, du mari ou du père, du violent, de l’alcoolique ou simplement de celui qui entrave. Pourtant le geste est exécuté en espérant ne pas être découvert, les tentatives ont pu être nombreuses et répétées avant d’êtres fatales. Le poison dilué dans une dose quotidienne d’une alimentation commune n’est pas facilement détectable dans le corps car le médecin témoin appelé au chevet n’identifie pas immédiatement et parfois jamais le geste criminel. Qui irait accuser une mère de famille aimante ? Qui penserait à la soupe du soir ? Les symptômes éprouvés et décrits sont souvent voisins d’une maladie, d’une indigestion et sans doute le nombre des empoisonnements était-il bien plus important que celui qui a été détecté, car le geste criminel est souvent identifié par une maladresse ou une mauvaise réputation, un tiers jaloux ou un amant trop impatient, un héritage suspect.
19Ces empoisonneuses sont très tôt entrées dans l’histoire et durablement mises en lumière par les sources qui veillent à en dresser un portrait assez stable et stéréotypé allant de la mauvaise femme à la mauvaise mère, de la sorcière à la séductrice. Mais s’il fallait quantifier le crime et l’associer au sexe de celui qui l’accomplit, nul doute que les femmes empoisonneuses sont moins nombreuses que les empoisonneurs, mais dans les représentations collectives, de l’Antiquité à nos jours, le geste homicide reste associé à leur nature supposée. Le geste terrible d’administrer du poison peut être lu par l’entourage et par la justice comme une manifestation d’autonomie et de liberté vis-à-vis d’un milieu social, d’un mari, d’une famille, d’enfants ou de patrons. De la sorte, il est possible d’interpréter l’empoisonnement comme un geste, parmi d’autres, pour sortir de sa condition, espérer un lendemain meilleur, quitte à en payer le prix fort.
20La punition de l’empoisonnement dépasse largement la question du genre de ses utilisateurs. Les condamnations pénales des empoisonneuses dépendent d’abord largement de l’existence ou non d’une législation spécifique à la sanction de l’usage des poisons selon le temps : si l’Antiquité avait prévu le cas lorsque l’empoisonnement politique était à son comble, le Moyen Âge ne présente lui aucune unité en matière de justice et de législation40. Qui plus est, c’est souvent bien plus le mobile qui compte, les intentions de celui qui tue, dans une société chrétienne, plus que le geste lui-même et plus encore le statut de la victime qui péri ainsi que son lien à son agresseur. La mort guette donc souvent les empoisonneuses reconnues coupables dans les périodes anciennes mais le modus operandi qui les pousse hors de ce monde varie selon la gravité de leur geste aux yeux de la loi et de la morale, selon le danger qu’on les accuse de faire peser sur la société.
21Les empoisonneuses ont rarement été interrogées, sans doute convient-il de s’arrêter non seulement sur la manière dont les figures se construisent, circulent et se diffusent mais aussi sur la façon dont elles sont reçues. Il convient également de suivre les images communes, rarement discutées et de se demander pourquoi les assertions péremptoires ne sont pas remises en cause, enfermant une nouvelle fois les femmes empoisonneuses dans des représentations supposées aller de soi : l’empoisonneuse ne reste-telle pas la mère indigne, la fille monstrueuse, l’amante sans scrupule, l’épouse hypocrite, l’intrigante vénale et perfide ? À elle seule, tout se passe comme si l’empoisonneuse était une sorte de condensé de la femme criminelle, autorisant les prises de position les plus conventionnelles et les plus hargneuses. Il faudrait se demander pourquoi et de quelles façons ? L’empoisonneuse semble échapper à la civilisation des mœurs, son existence témoigne de la domination masculine, puisqu’elle n’a pas d’autres moyens de passer à l’acte. Ni femme virile, ni femme soumise, elle incarne dans le couple, dans la famille, dans le quartier, dans la boutique, dans l’entreprise ou encore dans l’hôpital, la menace persistante. Discours alarmiste et panique morale peuvent alors continuer à se déployer et c’est ce que les chapitres qui suivent s’évertuent à restituer et à interroger41.
Notes de bas de page
1 Dorothy G. Cumming (1895-1983).
2 B. Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Laffont, 1976.
3 E. Backe, Of Metis and Magic. The Conceptual Transformations of Circe and Medea in Ancient Greek Poetry, Phd supervised by D. Scourfield, National University of Ireland, Maynooth, 2006 et récemment M. Bettini et C. Franco, Le mythe de Circé, Paris, Belin, 2013.
4 La bibliographie concernant Médée est pléthorique, on retiendra seulement ici : A. Moreau, Le mythe de Jason et Médée. Le va-nu-pieds et la sorcière, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; H. Bartel et A. Simon (éd.), Unbinding Medea, Interdisciplinary Approaches to a Classical Myth from Antiquity to the 21st Century, Londres, Legenda, 2010 ; A. Wygant, Medea, Magic and Modernity in France, Stage and Histories 1553-1797, Aldershot and Burlington, Ashgate, 2007 ; E. Griffiths, Medea, London/New York, Routledge, 2006 ; J.M. Dillon, « Medea among the Philosophers », dans J.J. Clauss, S.I. Johnston (eds.), Medea : Essays on Medea in Myth, Literature, Philosophy and Art, Princeton University Press, 1997, p. 211-218.
5 L. Belloni, « Medea polupharmakos », CCC, 2, 1981, p. 117-133. Cf. aussi J. Derrida, « La pharmacie de Platon », Tel Quel, 32-33, 1968, repris dans La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 77-214, et dans Platon, Phèdre (traduction, introduction et notes de Luc Brisson), GF-Flammarion, 1989.
6 Sur le lien entre femmes et poison dans l’imaginaire romain, S. Currie, “Poisonous Women and Unnatural History in Roman Culture”, M. Wyke (dir.), Parchments of Gender. Deciphering the Bodies of Antiquity, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 147-167. Mais aussi avec profit, D.B. Kaufman, « Poisons and Poisoning among the Romans », Classical Philology, 27, 1932, p. 156-167 et J.-M. Pailler, « Les matrones romaines et les empoisonnements criminels sous la République », CRAI, 131, 1987, p. 115-128.
7 A.A. Barrett, Agrippina. Sex, Power ans Politics in the Early Empire, Londres, Routledge, 2005.
8 La faute originelle est ainsi parfois assimilée à l’empoisonnement d’Adam par Ève, comme l’écrit Geoffroy abbé de Vendôme au XIIe siècle, quant à la savante Hildegarde de Bingen elle voit en Ève l’introductrice du poison sur terre. Cf L. Moulinier-Brogi, « Plantes toxiques et humeurs peccantes : la pensée du poison chez Hildegarde de Bingen », dans F. Collard, E. Samama, Le corps à l’épreuve. Poisons, remèdes et chirurgie, aspects des pratiques médicales dans l’Antiquité et au Moyen Âge, Reims, D. Guéniot, 2005, p. 71-103.
9 M. Tsikounas (dir.), Éternelles coupables. Les femmes criminelles de l’Antiquité à nos jours, Paris, Autrement, 2008.
10 Parmi une importante bibliographie, voir J.-C. Petitfils, L’affaire des poisons. Crimes et sorcellerie au temps du Roi-Soleil, Paris, Perrin, 2009. A. Walch, La Marquise de Brinvilliers, Paris, Perrin, 2010.
11 P. Bouchardon, « La Brinvilliers du XIXe siècle : l’empoisonneuse Hélène Jégado », Revue internationale de criminologie et de police technique, V, 4, octobre-décembre 1951, p. 19-25.
12 J. Teule, Fleur de tonnerre, Paris, Julliard, 2013.
13 C. Cochet, Les empoisonnements criminels à l’arsenic. Aspects toxicologique et historique illustrés par l’affaire Marie Besnard, thèse d’exercice, Pharmacie, Tours, 2001, dact. S. Pouvereau-Ducasse, Les expertises toxicologiques lors de l’affaire Marie Besnard, thèse de pharmacie, Bordeaux 2, 1987.
14 M. Besnard, Mes mémoires, par Marie Besnard, Paris, Les Productions de France, 1962.
15 Parmi une production aujourd’hui très conséquente dont le site Criminocorpus rend compte pour la période contemporaine, il est possible de mentionner : C. Dauphin, A. Farge (dir.), De la violence des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, C. Cardi, G. Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012. De nombreuses contributions se trouvent aussi enclavées dans des numéros spéciaux, à l’instar de celui de C. Lavergne, A. Perdoncin (dir.), « Décrire la violence », Traces, 19, 2010/2.
16 Voir toutefois A. Farge, « Évidentes émeutières », dans N. Davis, A. Farge (dir.), Histoire des femmes en Occident, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Plon, 1991.
17 C. Parent, Féminismes & criminologie, Paris-Bruxelles, Presses de l’université de Montréal-Presses de l’université d’Ottawa-De Boeck université, 1998.
18 C. Cardi, G. Pruvost, Penser la violence des femmes, op. cit., p. 20.
19 M. Perrot, « Ouverture », dans C. Bard, F. Chauvaud, M. Perrot, J.-G. Petit (dir.), Femmes et justice pénale, XIXe-XXe siècles, Rennes, PUR, 2002, p. 9-21. Voir aussi M. Perrot, Des femmes rebelles-Olympe de Gouges, Flora Tristan, George Sand, Paris, Elysad, 2014 et A. Corbin, J. Lalouette, M. Riot-Sarcey (dir.), Femmes dans la cité, Paris, Créaphis, 1998.
20 C. Dauphin, A. Farge (dir.), De la violence et des femmes, op. cit.
21 P. Bouchardon, Crimes d’autrefois, Paris, Perrin et Cie, 1926.
22 L. Adler, L’amour à l’arsenic, Paris, Denoël, 1986.
23 Parmi une production importante, notons : B. Hautecloque, Violette Nozière : la célèbre empoisonneuse des années trente, Nantes, Normant, 2010 ; J. Pidault, Saint-Paulien. L’affaire Nozière. Crime ou châtiment ?, Paris, Impr. de Ramlot et Cie, 1933, et surtout A.-E. Demartini, « L’affaire Nozière entre instruction judiciaire et médiatisation », Le Temps des médias, 15, 2010/2, p. 126-141, qui lui a consacré son dossier d’habilitation (2014).
24 A. Broussillon, L’exécution de l’esclave Gertrude, l’empoisonneuse du Petit-Bourg, Guadeloupe, Abymes, Éd. Créapub, 1999 ; C. Bertrand, « L’affaire des Chartrons : une « semi-empoisonneuse » bordelaise à la Belle Époque », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 116, 1, 2009, p. 155-126.
25 J. Parsons, « Quelques empoisonneuses », Histoire de la médecine, 24, 1, 1974, p. 2-42. B. de Castelbajac, Histoires d’empoisonneuses d’hier & d’aujourd’hui, Paris, Michel de Maule, 2010.
26 H. Buguet, Ces petites dames de Marseille ou les empoisonneuses, complainte empoisonnée éclose dans les Bouches-du-Rhône et recueillies sur celle d’un Gavroche, Paris, Madre, 1868.
27 A.-E. Demartini, « La figure de l’empoisonneuse. De Marie Lafarge à Violette Nozière », dans L. Cadiet, F. Chauvaud, C. Gauvard, P. Schmitt-Pantel, M. Tsikounas, Figures de femmes criminelles de l’Antiquité à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 27-40.
28 C. Bertrand « Empoisonneuses malgré elles : les femmes victimes de la rumeur » dans F. Chauvaud, G. Malandain (dir.), Impossibles victimes, impossibles coupables. Les femmes devant la justice (XIXe-XXe siècles), Rennes, PUR, 2009, p. 45-55.
29 Voir en particulier A. Pastore, Veleno. Credenze, crimini, saperi nell’Italia moderna, Bologne, il Mulino, 2010.
30 Toutefois les travaux ont davantage portés sur l’empoisonnement en général, sans distinguer, sauf à travers des exemples, les figures d’empoisonneurs des figures d’empoisonneuses. Voir par exemple l’ouvrage grand public de R. Villeneuve, Poisons et empoisonneurs célèbres, Paris, Éditions J’ai lu, 1968.
31 Sur la notion de corporel, P.-H. Keller, D. Cupa, M.-J. Del Volgo, O. Douville, et al., Le corporel, Paris, Dunod, 2010.
32 L. Bodiou, F. Chauvaud, M. Soria (dir.), Le corps empoisonné. Pratiques, savoirs et imaginaire de l’Antiquité à nos jours, Classiques Garnier, 2014.
33 N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette, 1985.
34 G. Duby, Dames du XIIe siècle, t. 3, Ève et les prêtres, Paris, Gallimard, 2000, p. 29.
35 Si le cinéma (La vie domestique, sorti en 2013, d’Isabelle Czajka) et les séries télévisuelles s’intéressent de plus en plus aux Desperate housewives et autres Devious maids, les études historiques en la matière manquent.
36 Sur la séduction, voir C. Dauphin, A. Farge (dir.), Séduction et Sociétés. Approches historiques, Paris, Seuil, 2001. Voir aussi à ce sujet les représentations picturales de ces femmes séductrices et mortifères dans C. Laurens, Les fiancées du diable. Enquête sur les femmes terrifiantes, Paris, éd. du Toucan, 2011.
37 J.-C. Petitfils, Crime et sorcellerie au temps du roi soleil, Paris, Perrin, 2010.
38 C. Mauriac, Thérèse Desqueyroux, Paris, EPI, coll. « Grands écrivains », 1984 (1927) ; film noir et blanc, Thérèse Desqueyroux de Georges Franju, scénario de Georges Franju et François Mauriac, avec Emmanuelle Riva, Philippe Noiret, Samy Frey, 1962 ; film de Claude Miller, Thérèse Desqueyroux, avec Audrey Tautou, Gilles Lellouche et Anais Demoustier, 2012.
39 Voir en particulier, B. Dijkstra, Les idoles de la perversité. Figures de la femme fatale dans la culture fin de siècle, Paris, Seuil, 1992.
40 F. Collard, Pouvoir et poison. Histoire d’un crime politique de l’Antiquité à nos jours, Paris, Seuil, 2007.
41 Sur les paniques morales, S. Cohen, Folk Devils and Moral Panics. The Creation of the Mods and Rockers, New York, Routledge, 2002, [1972]. D. Downes, P. Rauck, C. Chinkin, C. Gearty, Crime, Social Control and Human Rights. From Moral Panics to States of Denial. Essays in Honour of Stanley Cohen, Cullompton, Wilan Publishing, 2007.
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