Étrange Bretagne
|Troisième partie. Voir : la Bretagne à l'épreuve du tourisme
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Géographique :
FranceTexte intégral
- 1 É. Souvestre, Les derniers Bretons, vol. I, 258.
Le beau n’est autre chose que le bon.
É. Souvestre1.
- 2 M. J. Wiener, English Culture, 49 (notre traduction). Notons que R. Williams aboutit à des conclus (...)
1Ainsi, notre exploration du voir victorien tel qu’il s’est exercé en Bretagne s’achève, non sur des certitudes, mais sur le constat d’une irréductible ambivalence. Le paysage physique, humain et culturel de la Bretagne demeure jusqu’au bout étrange et étranger, malgré toutes les tentatives mises en œuvre pour le domestiquer. Sans doute y a-t-il un mystère breton qui a fasciné et fascinera, mais il n’est pas douteux que l’on doive aussi chercher la cause de cette ambiguïté dans le contexte psychologique et social de l’époque victorienne elle-même. Notre analyse rejoint et conforte celles de Raymond Williams et de Martin J. Wiener. Pour ce dernier, « plus que partout ailleurs, en Angleterre à la fin du xixe siècle, la campagne était "vide" et pouvait facilement être utilisée comme symbole culturel global. Moins l’Angleterre rurale avait d’importance sur le plan pratique, plus il était aisé d’en faire un ensemble de valeurs différentes et complémentaires, une sorte de balancier psychique2 ».
- 3 Nous empruntons ce terme à D. Porter (Haunted Joumeys, 125).
- 4 Notons que ses Contrasts parurent en 1836, c’est-à-dire à la même époque que Les derniers bretons e (...)
- 5 M. J. Wiener, op. cit., 64.
2Que la Bretagne ait joué, aux côtés d’autres régions en Grande-Bretagne et en Europe, ce rôle de « balancier psychique », nous espérons l’avoir démontré en mettant à nu les récits de ces gloutons optiques. Si cette « scopophilie3 » a une histoire, si l’on peut distinguer une mutation du regard au fil des ans, le contraste cher à Pugin4 demeure la marque principale du discours. Ce que Wiener dit des arts décoratifs victoriens, à savoir qu’ils « exprimaient, très souvent dans le même mouvement, à la fois un optimisme matériel et une inquiétude spirituelle5 », on peut aussi le dire du récit touristique victorien en Bretagne.
- 6 R. Gilmour, The Victorian Period, 17.
- 7 J. Pemble, The Mediterranean Passion, 210.
3Notre lecture nous a aussi permis de constater que les Victoriens, nourris, entre autres, de Gilpin, de Pugin, de Ruskin et de Morris, abreuvés de revues, telle l’Illustrated London News, mettant, à l’instar des Expositions Universelles qu’ils visitèrent par millions, la diversité du monde à la portée de tous, atteignirent ce que Robin Gilmour appelle « une sophistication visuelle6 » sans précédent. Le danger, plus d’un siècle plus tard, est de minimiser cette acuité visuelle au prétexte qu’elle ne débouche pas sur une écriture du voir d’une sophistication égale. C’est que pour ces Victoriens, comme pour la plupart de leurs contemporains, voir n’est pas une fin en soi. Comme l’écrit John Pemble : « ce que les critiques de Ruskin et de ses disciples n’ont pas vu, c’est la nature des attentes de la plupart des Victoriens. L’édification et le progrès moral, et non le plaisir, étaient ce que recherchaient ces voyageurs, et en interprétant l’art en ces termes, Ruskin le rendit à a fois accessible et gratifiant sur le plan spirituel7 ».
4L’exercice du regard est avant tout quête de la valeur. Au sens propre et au sens figuré. La dépense ostentatoire est avant tout recherche du bien (dans tous les sens du terme) et du bon. Ce que voit le Victorien en Bretagne, c’est moins les objets eux-mêmes que ce qu’ils signifient pour lui quant à l’idée qu’il se fait de sa propre valeur, de la valeur de l’Autre, des valeurs de sa propre société, des valeurs de la société autre.
- 8 L. Wittgenstein (Remarques sur les couleurs, T.E.R, 1983). Cité in F. Affergan, Exotisme et altéri (...)
- 9 A. Dupront fait joliment observer que la pratique du pèlerinage disparaît puis réapparaît, « comme (...)
- 10 A Dupront, op. cit., 529.
5Étrange pratique, au fond, que celle du tourisme, à laquelle nous sacrifions tous désormais peu ou prou. Voir n’est pas observer. Comme l’écrit Wittgenstein : « on observe pour voir ce que l’on ne verrait pas si l’on n’observait pas8 ». Le voir touristique apparaît ainsi comme un avatar moderne du pèlerinage9 en particulier, et du religieux en général. Égrener les lieux, sacrifier au rite de voir ce qui doit être vu dans chacun d’eux, remplit un peu la fonction exercée selon A Dupront par les chapelets et les rosaires, c’est-à-dire « une véritable thérapie sociale et individuelle, de détente, d’oubli de soi et d’ouverture à la présence divine et de l’Autre10 ». Mais, comme le dit le curé de Saint-Jean-du-Doigt à de Quetteville, « c’est selon la foi » et l’œil victorien voit d’autant plus ce qu’il veut voir que le doute gagne de toutes parts.
Notes
1 É. Souvestre, Les derniers Bretons, vol. I, 258.
2 M. J. Wiener, English Culture, 49 (notre traduction). Notons que R. Williams aboutit à des conclusions similaires. De fait, Wiener souligne lui-même sa communauté de vues avec l’auteur de The Country and the City, lorsqu’il le cite à l’appui de sa démonstration : « Comme le dit R. Williams, “une économie urbaine et industrielle triomphante réinventa la campagne (…) de manière à compenser sa propre image” [R. Williams, New Statesman 88 (27 September 1974), 428] » (M. J. Wiener, op. cit., 51).
3 Nous empruntons ce terme à D. Porter (Haunted Joumeys, 125).
4 Notons que ses Contrasts parurent en 1836, c’est-à-dire à la même époque que Les derniers bretons et le Barzaz-Breiz.
5 M. J. Wiener, op. cit., 64.
6 R. Gilmour, The Victorian Period, 17.
7 J. Pemble, The Mediterranean Passion, 210.
8 L. Wittgenstein (Remarques sur les couleurs, T.E.R, 1983). Cité in F. Affergan, Exotisme et altérité, 139.
9 A. Dupront fait joliment observer que la pratique du pèlerinage disparaît puis réapparaît, « comme s’il y avait, inscrit dans la terre, un tellurisme du pèlerinage » (Du sacré, 526).
10 A Dupront, op. cit., 529.
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