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Étrange Bretagne

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Jean-Yves Le Disez

Première partie. Savoir : la Bretagne des savants

Résumé du parcours

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Géographique :

France

Texte intégral

1Quelles conclusions tirer au terme de cette première étape de notre voyage ? D’abord, celle-ci, qui n’étonnera personne : la Bretagne n’a pas été, pour les Victoriens, un objet de savoir privilégié. Cette relative indigence semble donner raison à ceux, comme Sylvaine Marandon, qui ont, volontairement ou involontairement, minimisé l’importance de la région dans le voyage victorien en France. Il est vrai, et nul ne songera à le contester, que Paris a offert à de nombreux Victoriens un terrain d’observation exceptionnel en ce qui concerne non seulement la société française mais encore la modernité post-révolutionnaire. Gardons-nous cependant de tirer des conclusions hâtives. Certes, les plus curieux des Victoriens, ou les plus intrépides, ou encore les plus fortunés, choisissent des destinations plus « nobles » ou plus « exotiques », Paris ou l’Orient, notamment, mais il y a curiosité et curiosité. Celle qui conduit les voyageurs en Bretagne a le mérite d’être souvent motivée par des questionnements, des inquiétudes, qu’un savoir plus sûr de lui-même, s’exerçant dans des lieux plus prestigieux, tend parfois à occulter. À la différence de l’Orient, par exemple, la Bretagne ne confère pas ipso facto de pouvoir à ceux qui essaient de l’appréhender. Au contraire, elle les place dans une situation de non-pouvoir, dont les meilleurs, Price et Edwards, qui se rejoignent ainsi à un demi-siècle de distance, savent tirer parti. Se refusant à toute simplification — ce qui les aurait placés sous une lumière plus flatteuse - ils dotent leur enquête d’une intrigue de la découverte qui sait faire place aux déconvenues.

2Une seconde conclusion est que le savoir victorien est en crise. Le cas de Tregelles, abandonnant une carrière dans l’industrie pour se consacrer corps et âme à la critique biblique, est à cet égard typique. Des bouleversements technologiques, économiques et sociaux sans précédent engendrent des inquiétudes qui sapent les bases mêmes de l’identité aussi bien nationale que religieuse. Le besoin de savoir se confond alors souvent avec le besoin de croire, lequel n’est pas le meilleur moyen de s’ouvrir à la connaissance de l’Autre, comme la démarche de Tregelles, aux antipodes du dépaysement, le prouve amplement. Et comment ne pas voir qu’il y a encore du prosélytisme dans le socialisme féministe de Matilda Betham Edwards ? À défaut de comprendre l’Autre, le Victorien se propose de l’instruire. Voilà peut-être pourquoi le savoir n’est pas seulement là où on l’attend. Dans l’agir et le voir, d’autres, également soucieux d’instruire, finiront par acquérir, parfois malgré eux, le savoir qui échappe en grande partie à ceux qui le placent au premier plan de leurs préoccupations. Enfin, la crise est aussi dans les discours, dans leurs cadres disciplinaires : les discours de l’agronomie, de la celtomanie, de l’étude des mœurs ou de l’enquête sociale paraissent, les uns après les autres, trop étriqués, trop figés pour accueillir le sourd bouillonnement qui partout se fait jour. Là encore, la forme plus souple, plus ouverte, du simple récit de voyage en quête du pittoresque singulièrement absent de cette première constellation discursive, risque de nous révéler des surprises et de s’avérer plus propice, en définitive, à la réflexion sur cette crise que tant de Victoriens ont cru pouvoir fuir, mais qu’ils ont en réalité retrouvée, au cœur de l’immobilisme réel ou présumé de la Bretagne. Auquel cas, l’erreur de nos prédécesseurs n’aurait pas tant été d’occulter le rôle de la Bretagne dans l’œuvre des plus ambitieux (dont M. B. Edwards) que de s’arrêter à eux au détriment de textes au propos en apparence plus modeste.

3Mais ce que nous retiendrons avant tout de cette première excursion, c’est moins la nature du savoir acquis que les modes d’acquisition et d’expression de ce savoir. Les Victoriens, même s’ils ont été partiellement réhabilités, passent trop souvent pour de vulgaires philistins — l’un des leurs, Arnold, en est, bien évidemment la cause —, à l’ambition intellectuelle limitée. Certes, la spéculation intellectuelle emprunte chez eux des formes passées de mode, tel la digression ou le sermon, mais pour peu que l’on se donne la peine, comme nous espérons l’avoir fait, de suivre leur réflexion dans tous ses méandres, on est au contraire frappé par ce qu’il faut bien appeler leur probité intellectuelle, leur combativité, leur éloquence datée mais réelle. Hunt, plagiaire au demeurant fort énergique, est l’exception qui confirme la règle. Certes, la rhétorique tend à étouffer l’imagination mais, dans des circonstances adverses, alors que le doute gagne de toutes parts, leur foi dans le Verbe est, à nos yeux, à mettre à leur crédit. Elle fait d’eux les gardiens d’un certain humanisme, entre l’improvement des agronomes et l’utopie socialiste, à l’heure où la plupart de leurs contemporains cherchent le salut dans le feu de l’action ou dans les délices du voir.

© Presses universitaires de Rennes, 2002

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