1Nulle part en Bretagne l'idée missionnaire ne trouva meilleur accueil que dans les collèges et les séminaires. À vrai dire, elle ne s'éveilla guère dans ces établissements qu'avec les premiers numéros des Annales de la Propagation de la Foi et n'y progressa qu'assez lentement jusqu'au milieu du xix^e siècle. Vers 1860, les conférences des missionnaires, assez rares jusque-là, se multiplièrent et donnèrent aux missions une vogue extraordinaire.

2Les premiers conférenciers furent presque tous des évêques d'Amérique qui espéraient, par leur passage dans les grands séminaires, entraîner dans leur sillage quelques clercs déjà avancés dans les ordres. Vers 1855, après la loi Falloux, certaines sociétés religieuses ouvrirent des écoles secondaires pour les enfants et les jeunes gens désireux de se préparer au noviciat ; des missionnaires commencèrent à s'adresser aux élèves des collèges et des petits séminaires.

3Les visites des conférenciers étaient toujours très désirées, aussi bien par les élèves des collèges que par ceux des séminaires, surtout quand il s'agissait d'un évêque célèbre ou d'un apôtre dont l'héroïsme était connu par les Annales de la Propagation de la Foi. Un prêtre octogénaire que j'interrogeais sur ce point me répondit en souriant qu'un jour de 1889, lorsque la cloche du grand séminaire de Rennes annonça l'arrivée du cardinal Lavigerie, un séminariste se jeta dans l'escalier avec une telle précipitation qu'il se brisa une jambe.

4Le Journal tenu par le réglementaire du grand séminaire de Vannes mentionne un grand nombre de conférences sur les missions. On y peut lire, par exemple, à la date du 10 décembre 1879 :

M^gr Clut, évêque du Mackenzie, a bien voulu nous visiter, accompagné de M^gr Bécel [évêque de Vannes] et nous adresser la parole. C'est de sa mission qu'il nous a parlé aujourd'hui et, comme il l'a dit, il a voulu, avant tout, nous montrer le revers de la médaille. Les missionnaires dans ces pays doivent se résigner, pendant sept mois de l'année, à endurer une température de 30 à 50 degrés de froid et à fouler une neige qui peut mesurer un mètre, ou même un mètre cinquante d'épaisseur. Pour toute nourriture, ils n'ont qu'un peu de viande ou de poisson séché au feu ou au soleil. Le pain n'est pas connu dans ce pays. Ils doivent apprendre les langues les plus difficiles et souvent ils sont dans la dure nécessité de s'éloigner à près de 150 lieues de tout autre missionnaire, car le vicariat de l'Athabaska-Mac- kenzie mesure une étendue de territoire trois fois grande comme la France. Pour cette vaste mission, ils ne sont encore que 17 et le bien à faire est immense car tout n'est pas épine dans ce pays. Les Esquimaux embrassent facilement la religion catholique et surtout, une fois qu'ils l'ont embrassée, ils ne manquent pas d'y persévérer...

5Ce compte rendu n'est malheureusement qu'un résumé et ne nous dit rien de l'impression faite sur les séminaristes par cette évocation de la vie apostolique dans les glaces polaires ; on peut présumer que cette impression ne différait pas de celle que notait, trois ans plus tard, un autre réglementaire à la suite d'une conférence du P. Lecorre, l'un des collaborateurs de M^gr Clut : « Les paroles d'un missionnaire si plein d'ardeur pour les pauvres sauvages sont entraînantes, aussi ont-elles touché tous les cœurs et arraché à plus d'un des larmes secrètes. »

6M^gr Ridel, vicaire apostolique de la Corée, passa à Vannes les deux dernières années de sa vie. « C'était une fête au grand séminaire chaque fois qu'il y apparaissait. Au moment de la récréation, la cloche appelait la communauté qui se réunissait autour de lui. Était-ce l'heure de la classe, la chose devenait plus facile encore, le savant professeur, réservant sa science pour le lendemain, repliait ses cahiers et descendait de chaire où l'évêque le remplaçait1 ».

7Quelques semaines avant son élévation à l'épiscopat, le même Ridel avait été reçu au petit séminaire de Nantes. On savait de quel courage il avait fait preuve au cours d'une persécution qui avait provoqué le massacre de deux évêques et de plusieurs prêtres de Corée. Il avait déchaîné chez les élèves un enthousiasme délirant : « Les poitrines, a écrit l'un d'eux, se rompaient à l'acclamer, les mains se brisaient à l'applaudir ! On frémissait comme frémissent les jeunes soldats au cœur ardent quand passe devant leur troupe un capitaine qui seul est revenu de grandes guerres2 ».

8Une liste complète des conférenciers dont la voix s'est fait entendre dans les chapelles, les salles d'étude, les salles de fêtes des collèges et des séminaires bretons comprendrait plusieurs centaines de noms. On y relèverait nombre de célébrités missionnaires. Pour ne citer que des évêques, les missions de l'Extrême-Nord canadien seraient représentées par Clut, M^gr Grandin, M^gr Grouard, M^gr Turquetil ; l'Église des États-Unis par M^gr Flaget, Bruté de Rémur, M^gr Chanches, M^gr Martin, M^gr Odin, M^gr de Goësbriand ; l'Église d'Haïti par M^gr Testard du Cosquer, M^gr Guillou, M^gr Kersuzan ; les missions d'Afrique par M^gr Buléon, M^gr Augouard, M^gr Le Roy et le Cardinal Lavigerie ; les missions d'Extrême- Orient par M^gr Laouënan, M^gr Ridel, M^gr Pellerin, M^gr de Guébriand ; les missions d'Océanie par M^gr Bataillon, M^gr Vidal, M^gr Vitte, M^gr Douéré.

9Les conférences des missionnaires n'offraient pas seulement aux étudiants l'attrait de l'inconnu, l'évocation de contrées lointaines, de races aux mœurs étranges plus encore qu'un attrayant cours de géographie, elles étaient une leçon d'énergie et d'abnégation. La vue de ces héros, qui avaient tout quitté pour sauver des âmes et en qui rayonnait la personnification même du sacrifice, était une prédication plus éloquente que le meilleur des sermons. Deux anciens professeurs de Sainte-Anne-d'Auray l'ont noté dans leur histoire de cette institution :

Ces visites sont assurément à l'origine de nombreuses vocations missionnaires que le petit séminaire de Sainte-Anne a enregistrées de tout temps ; mais quel qu'en fût le résultat du point de vue de la vocation, elles avaient l'inappréciable avantage d'entretenir la flamme du dévouement et de l'apostolat dans cette jeunesse ardente, éprise d'idéal3.

10Les lectures étaient un autre aliment de l'esprit apostolique. Sans parler des Annales de la Propagation de la Foi, des Annales de la Sainte-Enfance, des Missions catholiques, des revues éditées par telle ou telle congrégation, la bibliothèque de chaque établissement offrait aux élèves un lot important d'ouvrages sur les missions. Les lectures publiques elles-mêmes avaient souvent pour sujet des biographies ou des récits de missionnaires. Elles étaient très écoutées. Une certaine année, au collège Saint-Augustin de Vitré, il fallut même interrompre la lecture au réfectoire de la vie du célèbre P. Chic- quart, « le chevalier apôtre », qui portait à un diapason trop élevé l'imagination des jeunes élèves.

11Deux autres incidents, choisis entre plusieurs, souligneront l'emprise de ces lectures sur certains jeunes gens. Vers 1880, on lisait au petit séminaire de Nantes, la vie du P. Gagelin, un Franc-Comtois martyrisé en 1833 sur l'ordre de l'empereur d'Annam. Quand c'était à Jean-Marie Viaud de faire cette lecture, « il y mettait tant de conviction qu'il semblait que son âme était enfermée dans ce livre » et ses condisciples se mirent à l'appeler « Père Gagelin »4. Une vingtaine d'années plus tard le P. Jean-Marie Viaud tombait en Mandchourie sous les coups des Boxers.

12Au petit séminaire de Saint-Pol-de-Léon, vers 1860, Joseph Camper, un élève des plus indisciplinés et dont l'esprit donnait de telles inquiétudes à ses maîtres qu'ils envisageaient sérieusement de le remettre à sa famille...fut si impressionné par un passage de la biographie d'un oblat qui, il est vrai, était son propre frère, qu'il fondit en larmes et dut descendre de chaire. À partir de ce jour, il changea complètement de conduite. À la fin de ses études secondaires, il entra au noviciat des Pères oblats et c'est dans une mission du Manitoba qu'il mourut en 19165.

13De temps à autre, dans les grands séminaires surtout, circulaient des lettres qui venaient des pays de mission ou des noviciats de congrégations missionnaires, écrites par d'anciens condisciples ou d'anciens professeurs. De nombreux professeurs, en effet, et même des supérieurs d'établissement, délaissèrent l'enseignement pour la vie apostolique. Pour nous en tenir à ceux qui furent élevés à l'épiscopat, Bruté de Rémur, évêque de Vin- cennes (États-Unis) avait été directeur au grand séminaire de Rennes, M^gr Guilloux, archevêque de Port-au-Prince, avait été supérieur du collège de Ploërmel ; M^gr Hillion, son successeur à la tête de l'Église d'Haïti, avait été supérieur du petit séminaire de Sainte-Anne-d'Auray ; M^gr Kersuzan, évêque de Cap-Haïtien, avait été professeur dans ce même établissement ; M^gr Legal, archevêque de Saint-Boniface (Canada), avait enseigné les mathématiques au petit séminaire de Guérande.

14De plus, à certaines époques, le corps professoral de plusieurs établissements était constitué par des congréganistes : les collèges de Saint-Martin de Rennes et de Saint-Sauveur de Redon furent dirigés par des Eudistes ; le collège Saint-François-Xavier de Vannes par des Jésuites ; le collège de Langonnet par des Pères du Saint-Esprit ; le collège de Sarzeau par des Pic-puciens ; le collège Saint-Charles de Saint-Brieuc par des Pères de Sainte- Croix ; le grand séminaire de Quimper par des Oblats de Marie et le grand séminaire de Saint-Brieuc par des Maristes. Dans toutes ces maisons, il y avait des professeurs qui n'attendaient qu'un signe de leurs supérieurs pour passer en Amérique, en Afrique, en Chine ou en Océanie. Ce signe n'était pas rare et le départ de leurs maîtres pouvait faire une vive impression sur les élèves. En 1863, Mathurin Picarda, futur vicaire apostolique de Sénégambie, venait d'achever ses humanités. Il écrivait de Langonnet en sollicitant son admission au noviciat des Pères du Saint-Esprit :

Le départ de quelques-uns de mes professeurs pour les missions a excité mon admiration, puis j'ai envié leur bonheur. D'abord vague, le désir de les imiter s'est accru en moi et, depuis deux ans, mon vœu le plus ardent a toujours été de me consacrer à Dieu, dans la congrégation du Saint- Esprit6.

15Même dans les institutions dirigées par des prêtres séculiers, il n'était pas rare de rencontrer parmi les professeurs, d'ardents promoteurs de l'idée missionnaire. Avant d'être nommé directeur du Petit Messager des Missions, l'abbé Robert avait enseigné l'histoire et la géographie au collège Saint-Stanislas de Nantes. Pendant sa classe, il ne pouvait s'empêcher de parler des missionnaires. « Entre deux récitations de leçon ou deux explications de bataille, le bon abbé succombait assez facilement à son petit penchant. Ni Turenne, ni Napoléon ne lui faisaient perdre de vue d'autres héros qu'il leur préférait7 ».

16Au grand séminaire de Nantes, M. Roger avait coutume de consacrer les premières minutes de ses cours d'hébreu à la lecture de lettres à lui adressées par ses anciens élèves dispersés aux quatre coins du monde. On sait déjà comment les relations de M. Roger avec les missionnaires nantais furent à l'origine du Petit Messager, mais il faut signaler qu'il y a toujours eu à Nantes un directeur spécialement chargé de maintenir le contact avec les anciens élèves devenus missionnaires et d'entretenir avec eux une correspondance qui prolongeait dans leur vie sacerdotale l'influence des leçons du séminaire. En assumant cette fonction de 1863 à 1899, M. Roger continuait l'œuvre de direction spirituelle entreprise une vingtaine d'années plus tôt par M. Féret. Il y ajoutait des secours matériels. La reconnaissance de ses correspondants se manifestait par l'envoi de toutes sortes d'objets curieux qui formèrent à la longue une imposante collection. C'est ainsi que, grâce à M. Féret et surtout à M. Roger, le séminaire de Nantes put se flatter de posséder à la fois la plus belle collection de lettres de missionnaires et le musée missionnaire le plus important de Bretagne.

17Dans tous les collèges et les séminaires, l'Œuvre de la Propagation de la Foi et celle de la Sainte-Enfance jouissaient d'une grande faveur. Dans certains établissements, chaque samedi soir, un élève faisait le tour de l'étude pour recueillir le sou de la semaine.

18Le biographe de François-Marie Camper nous a rapporté la tactique utilisée par celui-ci pour gagner à ces œuvres l'adhésion de ses condisciples du collège de Saint-Pol-de-Léon.

Au sortir de l'étude, il abordait un élève séparément et lui proposait de passer avec lui la récréation en lui disant qu'il avait à l'entretenir de quelque objet particulier. La conversation roulait sur les sauvages dont il dépeignait le triste état et les besoins spirituels. Puis il ajoutait : « Ne voudrais-tu pas faire quelque chose pour eux ? » Comme l'esprit général de la maison était bon, la réponse était presque toujours affirmative.
Il ne se bornait pas à son action personnelle. Il y associait ceux de ses condisciples sur qui il pouvait compter. Quand il n'avait pas lui-même avec un élève des rapports suffisants pour l'aborder directement et se promettre un bon succès de ses propositions, il en chargeait un autre qui pouvait mieux s'insinuer dans l'esprit de celui qu'il voulait gagner8.

19Chez certains élèves, le désir de se préparer à la vie des missions fut à l'origine de certains comportements, de certaines attitudes. Au cours de l'hiver de 1840, qui fut particulièrement rigoureux, François Laouënan, condisciple d'Ernest Renan au petit séminaire de Tréguier, futur archevêque de Pondichéry, ne se revêtit que de tissus les plus légers. Au petit séminaire de Nantes, vers 1890, un élève qui demandait à son camarade Henri Bertheux, futur missionnaire aux îles Salomon, le pourquoi de sa vie si grave et si mortifiée, s'entendit répondre : « Je serai missionnaire : les âmes ne se gagnent que par le sacrifice ».

20De 1860 à 1914, il y avait dans chaque établissement, souvent même dans chaque classe, plusieurs élèves décidés à consacrer leur vie à la conversion des païens. Ils avaient évidemment tendance à mettre en commun leur juvénile enthousiasme. On lit dans la notice nécrologique du P. Henri Jouan, qui, en guise d'apostolat missionnaire, dut se contenter d'une chaire de littérature française à l'université d'Ottawa :

Au petit séminaire de Ploërmel, il rêvait de partir et ses plus douces jouissances étaient de s'entretenir avec ses amis des travaux des missions dont les Annales de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance nous apportaient l'écho. Que de fois, avec lui ou sous son influence, ses amis ont rêvé tout éveillés de chevauchées dans les plaines du Cap ou dans les pampas de l'Amérique, de voyages en canots d'écorce sur les lacs du Canada ou en pirogue dans les îles d'Océanie à la recherche de nos pauvres frères noirs ou rouges !9.

21Un jour d'hiver où le vent était très froid et soufflait avec violence, un groupe de collégiens se tenait au sommet d'un rocher dominant une grève des environs de Saint-Pol-de-Léon. Au cours des promenades du collège de Saint-Augustin de Vitré, dans la vallée de Villouze, on voyait parfois des élèves fabriquer des passages à gué en roulant d'énormes pierres dans le lit de la Vilaine. Dans un cas comme dans l'autre, c'était l'équipe des futurs missionnaires qui prétendaient faire ainsi leur apprentissage.

22Au petit séminaire des Couëts, vers 1872, Joseph Lecron, futur préfet apostolique du Dahomey, était l'âme d'un petit groupe de séminaristes, tous de la même classe : Alexandre Dorgères qui devait s'illustrer également au Dahomey, Julien Loiseau, futur jésuite et missionnaire en Californie et Henri Rivet, futur prêtre des Missions Étrangères et missionnaire dans la presqu'île de Malacca. À la fin de leur seconde, Lecron, Dorgères et Rivet, sous prétexte de s'endurcir en vue de leurs futures randonnées apostoliques, entreprirent à pied un grand pèlerinage à travers la Bretagne. Leur porte- monnaie étant très léger, ils partageaient la soupe des pauvres dans des fermes hospitalières. Quand, à un carrefour ils hésitaient sur la route à suivre, Dorgères mettait son chapeau en girouette sur son doigt et le faisait pirouetter ; ils allaient du côté où s'arrêtait le ruban. Il leur arriva de passer la nuit à la belle étoile, sur le bord d'un chemin ou dans une forêt. À leur retour, les gais compagnons avaient trouvé tant de charme dans leur vagabondage qu'ils étaient plus décidés que jamais à embrasser la vie de missionnaire.

23L'autorité n'encourageait pas toujours ces groupes qu'elle avait parfois des raisons de trouver trop bruyants. Leur activité pouvait prendre alors une forme plus ou moins clandestine. Au grand séminaire de Rennes, vers 1880, une revue manuscrite, rédigée parfois pendant les cours d'Écriture Sainte, circulait parmi les élèves qui rêvaient des missions. En 1925, au petit séminaire de Châteaugiron, les « futurs congolais » de la division des petits eurent, pendant quelque temps, leur petit bulletin hebdomadaire, écrit à la main en caractères d'imprimerie, où ne manquaient ni les dessins ni même les poésies.

24À Nantes et à Saint-Brieuc, dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre de grands séminaristes, groupés en des cercles d'étude, traitaient des principaux problèmes concernant les missions, correspondaient avec des missionnaires et organisaient de petites expositions.

25L'étude de la naissance et du développement des œuvres apostoliques a mis en évidence le rôle primordial joué par les évêques dans la diffusion de l'idée missionnaire en Bretagne. La plupart d'entre eux ont témoigné aux missions une sollicitude très active ; aucun ne s'est montré vraiment indifférent à leur égard. M^gr de la Romagère lui-même, s'il ne favorisa pas l'Œuvre de la Propagation de la Foi, tenta, plusieurs années durant, de fonder à Tréguier un séminaire destiné à former des prêtres pour les colonies.

26Depuis le début du xx^e siècle cependant, la Propagation de la Foi, proclamée jusque-là « la plus excellente des œuvres catholiques », ainsi que les autres œuvres missionnaires ont vu diminuer sensiblement le nombre et l'importance des interventions épiscopales en leur faveur. Il faut chercher l'explication de ce changement dans la laïcisation des écoles publiques et dans la séparation de l'Église et de l'État qui ont mis les diocèses dans la nécessité de subvenir par eux-mêmes au fonctionnement de leurs écoles libres et à l'entretien de leur clergé. En face des besoins nouveaux, les réactions ne furent pas cependant partout identiques. Ainsi, tandis que la Semaine religieuse du diocèse de Vannes écrivait en faveur du Denier des écoles libres : « La conservation de la foi dans notre pays n'est-elle pas aussi importante que sa propagation à l'étranger ? L'Instruction chrétienne des petits Chinois vaut-elle mieux que celle des enfants de nos villes et de nos campagnes ?10 », celle du diocèse de Quimper réfutait cette formule qui, en pleine période de persécution, se présentait à l'esprit de beaucoup de chrétiens : « Avant tout maintenir et propager la foi dans le diocèse, soutenir nos églises, nos écoles, nos prêtres » ; elle citait l'exemple des catholiques allemands qui, au cours de la persécution du Kulturkampf organisée de 1871 à 1878 par Bismarck, avaient porté de 300 000 à 900 000 F leurs offrandes à l'Œuvre de la Sainte-Enfance et concluait :

Malgré les temps mauvais, malgré les œuvres innombrables qui sollicitent la générosité des catholiques, aidons la Propagation de la Foi. Elle est de Dieu puisqu'elle est le moyen humain de réaliser l'ordre de N.-S. d'enseigner toutes les nations ; et nous savons que Jésus a prononcé cette parole, non pas dans une Église pacifiée et triomphante, mais alors que, en butte à toutes les persécutions perfides et violentes de la Synagogue, elle n'était pas sûre du lendemain11.

27Formés dans les collèges et les séminaires où l'idée missionnaire tenait une si grande place, il est tout naturel que les prêtres bretons se soient pour la plupart employés de tout leur cœur à la diffusion de l'idée missionnaire parmi leurs paroissiens.

28Presque tous avaient éprouvé, à un moment ou à l'autre, le désir de partir eux-mêmes aux missions ; parmi les plus jeunes, beaucoup le conservaient encore et s'apprêtaient à le réaliser. Bien rares étaient ceux qui, au nombre de leurs condisciples devenus missionnaires, ne comptaient pas des amis intimes. Ces circonstances augmentaient singulièrement dans l'âme des prêtres bretons le désir, commun à tout prêtre et même à tout catholique, de voir l'Église s'étendre au monde entier. Ce désir porta de nombreux prêtres non seulement à se dévouer aux œuvres missionnaires établies dans leur paroisse, mais encore à léguer aux missions leur calice et une partie, parfois la totalité, de leurs économies ; il fut même, pour quelques- uns, la source d'importants sacrifices. L'abbé P. Morvan, recteur de Mon- treuil-sur-Isle († 1861) légua à la Propagation de la Foi ou à des missions par lui déterminées, tous ses biens, entre autres sa bibliothèque et 700 F de rente. M. Henri de Séré écrivait à Paris en rendant compte de cette générosité : « Ce vénérable prêtre a économisé toute sa vie dans le but d'enrichir notre Œuvre à laquelle il était dévoué. Il avait voulu, m'a-t-on dit, être missionnaire ; il s'est dédommagé de ne pouvoir effectuer sa pieuse intention en s'imposant toutes les privations possibles pour donner davantage aux missions ».

29L'idée missionnaire eut assez d'emprise sur quelques prêtres pour leur faire prendre l'initiative de fonder des établissements spéciaux pour la formation de futurs missionnaires. En 1843, l'abbé Guibou, professeur au petit séminaire de Nantes, entreprit en faveur des missions la fondation d'une école de vocations tardives. Il loua une maison et commença sans bruit, avec une dizaine de jeunes gens de dix-huit à trente ans, et sans autre autorisation qu'une permission verbale de son évêque, M^gr de Hercé. Dès le début il avait soumis ses projets à M. Libermann, fondateur des missionnaires du Saint Cœur de Marie, qui l'avait conseillé et encouragé. En 1846, après avoir constaté sur place la bonne marche de l'école, celui-ci s'efforça d'obtenir du ministre de l'Instruction publique les autorisations nécessaires, mais ses démarches échouèrent ; même au ministère de la Marine dont dépendaient alors les colonies, on ne voyait pas l'utilité d'une pareille institution. Aux tracasseries administratives que valut à M. Gui- bou la situation illégale de son établissement s'ajoutèrent sans tarder de graves difficultés financières. Par ailleurs, le clergé nantais lui reprochait, à juste titre, d'avoir plus de zèle que d'esprit d'organisation et lui refusait sa confiance. L'abbé Guibou se découragea et son école, trop grevée de dettes pour être facilement reprise par d'autres, fut fermée dès la fin de 1847. Malgré son échec, il avait été le précurseur d'une institution nouvelle, les écoles apostoliques, appelées à jouer un rôle considérable dans le recrutement des sociétés missionnaires. M. Libermann, qui avait suivi de près son expérience, écrivait dès janvier 1848 : « L'affaire malheureuse du bon Père Guibou m'a fait bien de la peine. Je ne désespère pas de former plus tard un établissement semblable en Bretagne ». La réalisation de ce projet, quelques années plus tard, sera, nous le verrons, d'une grande importance pour les missions spiritaines12.

30Quelques prêtres morbihannais formèrent un plan beaucoup plus hardi que celui de M. Guibou. En 1845, la résolution prise par l'abbé Le Berre, au lendemain de son ordination, de se joindre aux disciples de M. Libermann eut un grand retentissement parmi ses condisciples de séminaire. Son départ pour le Gabon, l'année suivante fut à leurs yeux celui d'un conquistador à l'assaut d'un pays de merveille : l'Afrique mystérieuse qui s'ouvrait enfin à l'influence chrétienne. Son dévouement ne provoqua pas seulement dans la jeunesse cléricale du diocèse de Vannes des sentiments d'admiration et de sympathie ; il y suscita un élan d'enthousiasme qui, chez certains jeunes prêtres, voulut se traduire en réalisations concrètes.

31Pendant que les abbés Dréano et Guyodo suivaient eux-mêmes les traces du P. Le Berre, les abbés Mary, Guillaume, Le Berre, frère du missionnaire, Le Vulgos et Mandard rêvaient de créer dans le Morbihan un petit séminaire pour de jeunes Noirs qui leur seraient envoyés d'Afrique par les missionnaires. Avec l'aide de quelques laïcs qui partageaient leur zèle pour les missions, ils se faisaient forts de fonder cet établissement et de le soutenir de leurs deniers. Ils achetèrent même une maison à Auray.

32En 1850, l'abbé Mary, qui le premier avait conçu ce projet, le soumit à M. Libermann devenu supérieur général de la Congrégation du Saint- Esprit, mais celui-ci, convaincu que le clergé indigène africain devait être formé en Afrique même, hésita à lui donner son approbation et l'idée d'un petit séminaire céda la place à celle d'une école professionnelle où des ouvriers de divers métiers seraient formés pour les missions. Dix-huit mois plus tard, aucun jeune Noir n'avait encore été envoyé à Vannes. L'abbé Mary déplorait le peu d'intérêt que les missionnaires portaient à son projet qui, protestait-il, « n'était que pour favoriser l'œuvre de leur mission, que pour en planter le drapeau dans ce pays de foi, que pour faire un appel expressif aux âmes généreuses et dévouées des deux sexes et susciter ainsi un plus grand nombre de vocations ».

33Cette déception ne ralentit pas le zèle apostolique de l'abbé Mary et de ses amis. Faute de jeunes Noirs, ils préparèrent pour les missions des enfants recueillis en Bretagne, ressuscitant, sous une forme un peu modifiée, la tentative de M. Guibou. Mais tandis que les uns étaient d'avis de ne garder ces enfants que le temps nécessaire pour juger de leurs capacités, permettre de discerner l'orientation de leur vocation, et de les diriger ensuite vers la congrégation de leur choix, d'autres voulaient les conduire jusqu'au sacerdoce et, alors seulement, les céder à un évêque ou à une congrégation missionnaire, moyennant un remboursement de 500 F par année d'études. Cette divergence de sentiments, la dispersion des efforts qu'elle provoqua amenèrent la ruine de l'œuvre. Les abbés Mary et Le Vulgos continuèrent cependant avec succès de préparer des enfants pour les missions d'Afrique, particulièrement pour la Congrégation du Saint-Esprit. L'abbé Mandard se fit lui-même missionnaire et devint vicaire général de l'évêque de Vancouver13. Après un essai dans la Compagnie de Jésus, l'abbé Le Berre devint recteur de Moustoir'ac et fut, nous l'avons vu, un des traducteurs les plus dévoués du Brediah er Fé.

34Vers la fin du xix^e siècle, un prêtre du diocèse de Rennes, l'abbé Legaigoux (†1936) reprit l'œuvre de M. Guibou. Il consacra en effet une grande partie de son activité sacerdotale à des jeunes gens désireux de se consacrer aux missions ; soixante-huit de ses élèves furent ordonnés prêtres et exercèrent leur apostolat en Afrique, en Océanie et surtout dans la République d'Haïti.

35Au cours du xix^e siècle, plusieurs prêtres bretons acceptèrent d'ajouter à la charge de leur ministère celle de grand vicaire d'un évêque d'Amérique. Le chanoine Gély devint ainsi grand vicaire de M^gr Flaget, évêque de Louis- ville ; le P. Bertin, un eudiste rennais, grand vicaire de M^gr Chanches, évêque de Natchitoches ; l'abbé de Lesquen et l'abbé Desnos, chanoines de la cathédrale de Rennes, furent grands vicaires procurateurs de M^gr Martin, évêque de Natchitoches.