Le Company Raj en Inde : une chronologie impériale décalée ?
p. 221-231
Texte intégral
1Depuis ses origines, qu’on fait généralement remonter à la parution en 1885 de l’ouvrage de Sir John Seeley, The expansion of England1, l’histoire impériale britannique a été marquée par des controverses portant sur les questions de chronologie et l’on ne peut parler d’un consensus savant. La distinction proposée par Vincent Harlow dans la Cambridge History of the British Empire en 19402, puis dans son ouvrage postérieur, The Founding of the Second British Empire3, entre un premier empire britannique à orientation avant tout atlantique et un deuxième empire plus global, la transition se situant à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, s’est largement imposée, mais a fait l’objet de critiques. En 1953, John Gallagher et Ronald Robinson dans leur célèbre article sur l’« imperialism of free trade », avaient critiqué l’idée même d’une chronologie impériale globale4, et souligné à quel point les différences l’emportaient sur les similitudes en matière de rythmes d’incorporation à la sphère impériale britannique. Pourtant Christopher Bayly, à la fin des années 1980, a semblé réhabiliter l’idée d’une chronologie impériale globale avec la notion d’un « imperial meridian », une période de cinquante années s’étendant de 1780 à 1830, pendant laquelle l’empire britannique aurait été reconfiguré dans le cadre d’un bouleversement des équilibres mondiaux, marqué en particulier par l’affaiblissement ou l’effondrement des grands empires musulmans de l’âge moderne5. Ce « meridian », par son ouverture sur une histoire globale, se distinguait nettement de l’idée développée par Harlow du passage d’un type d’empire à un autre, qui restait dans un cadre purement britannique. C’est aussi une chronologie globale de l’empire que propose l’Oxford History of the British Empire, publiée à la fin des années 1990. On est cependant déçu de constater qu’il s’agit d’une chronologie très plate, les siècles servant banalement d’unités de base de découpage du temps impérial6.
2Or, quel que soit le découpage choisi, on s’aperçoit que la chronologie de l’histoire indo-britannique est difficile à mettre en phase avec celle d’une histoire impériale générale. Les historiens de l’Inde britannique distinguent en général un « premier siècle colonial » correspondant à la période 1757-1857 d’un « second siècle colonial » allant de 1858 à 1947, la coupure correspondant à la Révolte des Cipayes de 1857-18587. Dans cette présentation, je vais m’intéresser à ce « premier siècle colonial », période pendant laquelle l’Inde britannique a été administrée par l’East India Company, d’où le nom de « Company Raj » qu’on lui accole souvent. Après avoir très rapidement rappelé les grandes lignes de cette histoire, j’essaierai de montrer comment on peut, à partir d’une réflexion sur la chronologie, déboucher sur des questionnements plus vastes portant sur la nature de l’empire britannique.
Genèse du Company Raj
3La présence britannique en Inde remonte au début du XVIIe siècle lorsque l’East India Company (EIC), compagnie à charte royale créée en 1600 pour permettre aux marchands anglais de participer au fructueux commerce des épices dominé par les Portugais et les Hollandais, acquit ses premiers comptoirs, à commencer par Madras, cédée en 1639 par un souverain local, suivie de Bombay, que la Couronne avait reçue en dot du Portugal en 1661 et qu’elle loua puis céda à l’EIC, et enfin, de Calcutta, fondée en 16908. Comme l’a montré l’historien américain Philip Stern dans un livre récent9 qui remet en cause bien des idées reçues, l’EIC a eu très tôt des prétentions à la souveraineté en Inde, et n’a pas hésité à affronter sur terre et sur mer différents pouvoirs indigènes. Cependant, la faiblesse des forces terrestres dont elle disposait l’a empêchée avant le milieu du XVIIIe siècle de jouer un rôle majeur face à des États indigènes disposant d’énormes armées. Les choses ont changé au milieu du XVIIIe siècle lorsque l’EIC a pu, tout en bénéficiant de la puissance croissante de la Royal Navy, d’une part commencer à lever des troupes indigènes, les fameux cipayes, sur le modèle français, et d’autre part, faire appel à partir de 1759 à des troupes royales.
4La conquête de l’Inde par l’EIC a été effectuée pour l’essentiel entre 1757 et 1818, même si certaines régions du sous-continent ont été annexées plus tardivement. Ce n’était pas une phase d’expansion impériale globale : pendant cette période, outre les colonies pénitentiaires créées en Nouvelle-Galles du Sud et dans la Terre Van Diemen, seuls le Canada et quelques îles des Antilles ont été acquis à la suite de victoires sur la France. Les acquisitions du Cap, de Ceylan et de l’île Maurice, aux dépens des Hollandais et des Français, sont, elles, directement liées à la conquête de l’Inde et ont été effectuées en partie avec des troupes indiennes. Toutes ces conquêtes étaient le produit de rivalités avec d’autres puissances européennes. Par contre, en Inde, la conquête s’est faite avant tout aux dépens d’États indigènes, et c’est là que réside son caractère unique pour l’époque. Le décalage s’explique par le fait que la Compagnie a pu mobiliser des ressources financières et humaines indiennes au service de ses objectifs, ce qui lui a permis de se dispenser en partie du soutien de la métropole. Les avances que lui ont consenties des banquiers indiens ont été particulièrement précieuses. Si elle n’avait pas eu accès à ces ressources, sa tâche eût été pratiquement impossible à mener à bien.
5Cette conquête a donc un double point de départ au milieu du XVIIIe siècle. L’un est purement indien : suite à la prise de Calcutta par le Nawab du Bengale en 1756 et au massacre de civils britanniques dans un mystérieux incident connu comme celui du « Black Hole of Calcutta », l’EIC a été amenée à intervenir dans un conflit interne dans le riche État du Bengale, principal producteur de tissus en Inde, où elle avait des intérêts commerciaux considérables. Après la victoire remportée en 1757 à Plassey par Clive sur les troupes du Nawab et une autre victoire plus décisive remportée en 1764 à Buxar par le major Munro sur une coalition de pouvoirs indiens, elle fut en mesure d’établir sa domination partielle sur la région, qui fut reconnue en 1765 au traité d’Allahabad par l’empereur moghol, suzerain en droit du Bengale10. L’autre point de départ fut un affrontement militaire en Inde du Sud avec les Français dans le cadre de la guerre de Sept Ans qui aboutit en 1761 à une victoire décisive sur ces derniers, permettant à l’EIC de se transformer en puissance territoriale en Inde du Sud, et ouvrant la voie à sa mainmise sur l’Arcot, l’un des principaux États indigènes de la région, qui fut complète en 1781, même si l’annexion officielle ne fut effectuée qu’en 1801. Les victoires remportées dans ces deux régions différentes du sous-continent entre 1757 et 1764 furent le socle sur lequel s’édifia progressivement au cours des cinq décennies suivantes, par une série de campagnes militaires séparées par des périodes de paix, l’empire indien de l’East India Company11. Pendant cette période, elle soumit à sa domination, directe, par l’annexion pure et simple, ou indirecte, par la conclusion de traités d’alliance subsidiaire qui transformèrent certains États indigènes comme l’Hyderabad, le Mysore ou l’Oudh en protectorats de fait, de nombreuses régions d’Inde, au point qu’en 1818, après sa victoire sur les Mahrattes, elle n’avait plus de rivaux sérieux sur le sous-continent. Mais l’EIC se trouva elle-même soumise à un contrôle de plus en plus étroit de la part du gouvernement et du Parlement à Londres. Deux dates sont décisives à cet égard : en 1773, la Compagnie, en grandes difficultés financières, dut, pour obtenir l’aide de Londres, accepter une supervision directe du gouvernement sur ses affaires, et une réorganisation administrative par laquelle le gouverneur du Bengale, sa principale possession, se vit reconnaître précédence sur les gouverneurs de Bombay et de Madras avec le titre de gouverneur général de l’Inde ; en 1784, avec le vote par le Parlement de la loi connue sous le nom de « Pitt’s India Act » fut institué un « Board of Control » de l’EIC dont le président avait rang de ministre de la Couronne, organe qui l’emportait désormais clairement sur la « Court of Directors », émanation des actionnaires de l’EIC. Peter Marshall a, dans un ouvrage récent12, mis en parallèle ces développements indiens avec les évènements nord-américains. Il a montré que, dans les deux cas, on a une tentative du gouvernement de Londres et du parlement de renforcer leur contrôle sur des institutions et des sujets coloniaux. Tandis qu’en Amérique du Nord, cette tentative a échoué et débouché sur la guerre d’indépendance, en Inde elle a permis de mettre au pas l’East India Company. Donc, contrairement à une idée reçue, la constitution d’un empire indien n’est pas un fait postérieur à la perte de la plupart des colonies nord-américaines, elle est en fait contemporaine. Un lien très direct entre les évènements en Amérique du Nord et en Inde est d’ailleurs perceptible : c’est pour protester contre le monopole de l’East India Company sur les ventes de thé que fut organisée la fameuse « Boston Tea Party ». Par ailleurs le vaincu de Yorktown, Lord Cornwallis, devint en 1786 gouverneur général de l’Inde, et appliqua là les leçons de son expérience américaine, en particulier sous la forme d’une série de mesures visant à empêcher l’émergence en Inde d’une communauté de colons et de créoles qui auraient pu être influencés par l’exemple des Treize Colonies. En effet, comme Vincent Harlow l’avait fait remarquer, l’indépendance de facto de l’Inde sous la Compagnie était plus menaçante d’un point de vue impérial que l’indépendance des colonies américaines13.
6Au total, on perçoit à quel point le processus de conquête de l’Inde est singulier. Il a sa temporalité propre, clairement distincte du temps impérial global, mais qui lui est cependant liée de multiples façons. Son caractère graduel s’explique avant tout par le fait qu’il existait en Inde, contrairement à la situation dans d’autres régions d’Afrique et d’Asie plus tard soumises à la domination britannique, de puissants États indigènes, dotés d’importantes forces armées et d’une artillerie efficace et que si la Compagnie avait essayé de les affronter tous en même temps, elle eût sans aucun doute été vaincue. Elle opta donc pour le « saucissonnage » ou la « tactique du salami » par laquelle elle réduisit ses adversaires à merci un à un. Non pas d’ailleurs qu’avant 1798, elle ait jamais eu un plan cohérent de conquête du sous-continent. C’est avec l’arrivée en 1798 comme gouverneur général de Richard Wellesley, aristocrate contre-révolutionnaire obsédé par la menace française, que la Compagnie, malgré les réticences des directeurs à Londres, plus soucieux de dividendes que d’acquisitions territoriales, conçut pour la première fois le projet d’établir une véritable domination sur l’ensemble de l’Inde. Le proconsulat de Wellesley assisté de ses deux frères, Henry, et surtout Arthur (le futur duc de Wellington), fut marqué par une série de victoires contre les principaux rivaux de la Compagnie, le Mysore, qui fut liquidé en 1798, et les Mahrattes qui furent considérablement affaiblis14. La frénésie de conquête de Wellesley finit cependant par inquiéter Londres, qui obtint son rappel en 1804. Pendant la décennie suivante, les énergies britanniques se concentrèrent sur la lutte contre la France et son allié hollandais, dans laquelle l’Inde joua un rôle mineur mais non insignifiant. À partir de 1814, une fois la France vaincue, la Compagnie, avec le soutien de Londres, put réaliser son plan de domination avec la victoire décisive obtenue contre les Mahrattes en 1818.
7Au cours de ces années, la Compagnie bénéficia à plusieurs reprises de l’aide militaire directe de la métropole, d’abord dans le cadre de la guerre de Sept Ans, mais, même après sa victoire décisive dans cette dernière, elle continua à invoquer une menace française, devenue largement imaginaire après 1783 et la fin de la guerre d’indépendance américaine. Ainsi, en 1798 au moment de l’expédition de Bonaparte en Égypte, dont l’objectif proclamé, mais parfaitement irréalisable, était d’attaquer les Anglais en Inde, Wellesley prit prétexte d’une correspondance du sultan de Mysore, Tipu, avec les autorités françaises à l’île Maurice, pour régler son compte à ce souverain, redoutable chef de guerre qui cependant avait été vaincu en 1792 par Cornwallis et ne représentait plus une véritable menace pour l’Inde britannique. Ce qui mérite d’être noté malgré tout, c’est que, dans cette première phase, la conquête de l’Inde s’effectua avant tout avec des troupes indigènes, les cipayes, dont les effectifs atteignaient dès 1805 l’énorme chiffre de 155 000 hommes, ce qui faisait des armées de la Compagnie la troisième armée de style européen du monde après celles de la France napoléonienne et de la Russie. Bien que les troupes royales aient joué un rôle décisif dans certains engagements, leur nombre en Inde ne dépassa jamais les 20 000. Il y avait aussi les régiments européens de la Compagnie, aux effectifs plus nombreux, mais dont l’efficacité était variable. C’est seulement au temps des guerres sikhes, en 1846-1849, les plus sanglantes guerres coloniales qu’ait connu l’Inde, que les troupes royales jouèrent le rôle décisif dans la victoire de la Compagnie. Et ce sont bien entendu les troupes britanniques qui contribuèrent de façon décisive à la répression de la mutinerie des cipayes de l’armée du Bengale en 1857. Les évènements dramatiques de 1857-1858, qui faillirent entraîner l’effondrement de l’Inde britannique, eurent pour conséquence une « normalisation » de son statut, avec l’abolition de l’East India Company, ainsi que de l’empire moghol, dont la Compagnie continuait à se déclarer vassale. À partir de 1858, l’Inde est devenue une colonie presque comme une autre, même si elle avait son propre ministère, l’India Office, séparé du Colonial Office, et si la proclamation de la reine Victoria en 1877 en tant qu’impératrice des Indes (« Empress of India »), lors d’un durbar solennel organisé à Delhi en l’absence de la souveraine, lui donnait une place particulière en rapport à la monarchie britannique, qui devenait ainsi une sorte de « double Monarchie » sur le modèle austro-hongrois.
Au-delà de la chronologie : questions sur la place de l’Inde dans l’empire britannique
8La prise en compte du décalage chronologique entre l’histoire indo-britannique et l’histoire impériale globale peut déboucher sur des questionnements de fond concernant certains aspects de l’histoire impériale britannique. Je vais donc m’intéresser successivement à l’aspect économique, en rapport en particulier avec la question du « free trade », et à l’aspect politique, la question de la souveraineté.
9Sur le plan économique, l’Inde du « Company Raj » fut loin d’être une colonie d’exploitation classique, et elle diverge aussi du récit de l’« impérialisme du libre échange » inauguré par le fameux article de Gallagher et Robinson. L’EIC, une fois qu’elle eut été évincée, entre 1640 et 1660, par les Hollandais du commerce des épices qui avait été sa raison d’être originelle, se reconvertit dans le commerce des tissus d’Inde, les fameuses « indiennes15 ». Lorsqu’elle mit la main en 1765 sur la principale région productrice de tissus, le Bengale, elle procéda à une réorganisation des circuits de production dans l’espoir d’augmenter ses profits, mais les mesures de type coercitif qu’elle imposa (regroupement des artisans dans des villages spécialisés, les arang) eurent en fait des effets très négatifs sur le niveau de la production. Comme au même moment la Grande-Bretagne élevait des barrières douanières pour protéger de la concurrence indienne son industrie textile alors en plein essor, le résultat fut une chute considérable des exportations de tissus d’Inde, qui, vers 1800, étaient devenues négligeables. Pour rester profitable et continuer à verser des dividendes à ses actionnaires, la Compagnie dut chercher une activité de substitution : elle la trouva dans le commerce avec la Chine. La demande anglaise et européenne de thé, dont la Chine était alors la seule productrice, était en effet en forte augmentation et la Compagnie s’assura, aux dépens de ses rivaux hollandais, un quasi-monopole des ventes de thé chinois en Europe, une activité très rémunératrice. Pour éviter d’avoir à transférer en Chine d’importantes quantités de métaux précieux pour financer ses achats de thé, ce qui eût été contraire à sa logique mercantiliste, la Compagnie, étant donnée l’absence de demande chinoise pour les produits anglais, commença à exporter d’Inde vers la Chine des quantités croissantes de coton et d’opium, dont la demande en Chine était en augmentation constante. C’est donc le commerce avec la Chine qui constitua à partir de 1770 la principale source de profits pour les actionnaires de la Compagnie16, tandis qu’au Bengale ses fonctionnaires se livraient à un pillage éhonté du pays pour alimenter leur cassette personnelle. Des mesures prises en 1790-1791 par Cornwallis mirent fin à cette phase de pillage, mais le commerce avec la Chine connut un essor constant. Quand, sous la pression des milieux libre-échangistes métropolitains, la Compagnie se vit retirer en 1813 le monopole du commerce anglais avec l’Asie (déjà fort écorné depuis 1793), elle conserva néanmoins le monopole du commerce avec la Chine, le seul qui comptait. Ce dernier ne fut aboli qu’en 1833. Si l’on exclut le commerce avec la Chine, la contribution de l’Inde à l’économie impériale pendant la première moitié du XIXe siècle fut assez limitée17. La principale exportation de l’Inde vers la Grande-Bretagne au cours de la période 1800-1830 fut l’indigo, un colorant indispensable à l’industrie textile, mais il connut une crise dans les années 1830 (due à une spéculation excessive) et perdit alors de son importance. Le coton et le sucre, autres produits exportés par l’Inde, pour leur part se heurtaient à la concurrence du coton du Sud des États-Unis et du sucre antillais. Il fallut attendre les années 1850 et le début de la construction d’un réseau ferré en Inde pour assister à un essor significatif des exportations indiennes vers la Grande-Bretagne. En fait, l’héritage de l’ère mercantiliste resta perceptible en Inde bien après l’abolition du monopole de l’EIC. Comme l’a montré Anthony Webster dans un livre récent18, la Compagnie, même à son crépuscule, représentait encore un formidable obstacle au libre jeu des forces économiques que l’abolition de son monopole avait laissé présager.
10Sur le plan politique le Company Raj fut marqué par le caractère hybride de ses institutions. D’une part l’EIC, à partir de 1765, se plaça en situation de vassale du moribond empire Moghol (qui, depuis 1739, n’existait plus comme structure politique centralisée). Ainsi, c’est par un farman (édit) de l’empereur moghol Shah Alam qu’elle se vit conférer en 1765 le diwani du Bengale, c’est-à-dire le droit de prélever l’impôt et d’exercer la justice civile dans la province, le nizamat, c’est-à-dire les fonctions régaliennes ainsi que la justice criminelle restant théoriquement aux mains du Nawab du Bengale. Bien qu’elle ait rapidement exercé dans les faits la totalité du pouvoir, elle ne remit jamais en cause le traité de 1765 qui fondait la légitimité de sa présence au Bengale. Le Bengale ne fit donc jamais l’objet d’une annexion en bonne et due forme. Par contre l’Arcot, autre État théoriquement vassal du Moghol, fut annexé officiellement en 1801 sans traité. Mais, même lorsqu’elle se fût assurée de la personne de l’empereur moghol après la prise de Delhi par le général Lake en 1803, l’EIC continua à s’en proclamer le vassal et à verser jusque dans les années 1830 un tribut symbolique à un monarque qui était son pensionné, dépourvu de tout pouvoir effectif. Par rapport à l’empereur moghol, elle jouait le rôle de « maire du palais » d’un « roi fainéant », mais en même temps elle était subordonnée au gouvernement de Londres, représenté par le Board of Control, et au parlement de Westminster, qui contrôlait ses activités et renouvelait sa charte tous les vingt ans. La question de la souveraineté était donc compliquée, partagée qu’elle était entre Whitehall, Westminster et Leadenhall Street (siège de la Cour des directeurs de l’EIC à Londres) à Londres, le gouverneur général à Calcutta, et le Fort Rouge à Delhi, où résidait l’empereur fantoche moghol, suzerain théorique de la « Company Bahadur » (titre honorifique donné par les Indiens à ce qui était officiellement « The Honourable East India Company »). Bien que le gouvernement de Londres ait pris l’habitude, à partir des années 1820, de conclure des traités internationaux qui engageaient l’Inde sans consulter Calcutta ou, a fortiori, Delhi, la situation sur le plan juridique, était floue. Là encore on voit des survivances d’un ancien régime en plein cœur d’un XIXe siècle bourgeois et capitaliste.
11Malgré son particularisme institutionnel, l’Inde joua un rôle central dans les calculs stratégiques britanniques dès la fin du XVIIIe siècle, et un certain nombre d’annexions territoriales et de conflits dans la période 1795-1858 ont leur source en Inde. On les énumère rapidement. Entre 1795 et 1806, les colonies hollandaises du Cap et de Ceylan (le Cap étant rendu aux Hollandais en 1802 à la paix d’Amiens pour être reconquis en 1806) furent annexées, des annexions dictées par la nécessité de contrôler la route maritime vers l’Inde au moment où la Hollande devenait l’alliée de la France, et d’empêcher la rade de Trincomalee à Ceylan de servir de base à une attaque maritime contre l’Inde. En 1810, l’île Maurice (île de France), avec l’excellente rade de Port-Louis, d’où les corsaires français comme les frères Surcouf harcelaient les convois britanniques, fut occupée ainsi que l’île voisine de la Réunion à la suite d’une importante expédition organisée depuis l’Inde, la seconde étant restituée à la France en 1815. En 1811, une expédition partie d’Inde et composée pour moitié de troupes indiennes procéda à la conquête militaire des possessions hollandaises de Java et des Moluques, toujours par crainte de voir les Français les occuper et en faire des bases pour une attaque contre l’Inde. Elles furent restituées aux Pays-Bas en 1814, mais ce fut le prélude à l’annexion en 1819 de Singapour, qui resta une dépendance de l’Inde, ainsi que Penang (fondée en 1786) et Malacca (acquise des Hollandais en 1824) jusqu’en 1867. En 1825-1826, il fut procédé à l’annexion de l’Arakan et du Tenasserim à la suite de la première guerre birmane, au départ une guerre défensive causée par l’avancée vers l’Assam des Birmans. En 1839, ce fut l’annexion d’Aden au Yemen et de sa rade située au débouché du détroit de Bab-el-Mandeb reliant la mer Rouge à l’océan Indien, Aden qui fera partie de l’Inde britannique jusqu’en 1937. En 1842, la première guerre de l’opium conduisant à l’annexion de Hong Kong résulta directement des tentatives des autorités chinoises d’interdire la contrebande de l’opium en provenance d’Inde. La première guerre d’Afghanistan en 1839-1842 résulta de la crainte (infondée) des autorités de Calcutta d’une avance russe vers l’Inde19. Bien qu’elle ait été un échec militaire, elle conduisit à l’annexion du Sind en 1843, et, à terme, à celle du Punjab, en 1846-1849. L’annexion de la Basse-Birmanie en 1852, consécutive à la seconde guerre birmane, fut aussi largement dictée par des considérations indiennes. L’expédition de Perse en 1856 et de la deuxième guerre de l’opium en 1858-1860 furent menées avec des troupes en partie indiennes. Visiblement, il y avait une dynamique expansionniste propre à l’Inde, dont les commerçants et les soldats jouaient un rôle essentiel dans nombre de territoires, tandis que ce furent les coolies recrutés en Inde qui sauvèrent de l’effondrement que risquait d’entraîner l’abolition de l’esclavage en 1833, l’industrie sucrière de nombre de colonies, non seulement de la proche Maurice, dans l’océan Indien, mais aussi de Trinidad et de la Guyane dans la lointaine Amérique du Sud20.
12Reste à comprendre comment cette dynamique s’articulait avec la politique britannique en général, ce qui n’est pas toujours évident. La logique expansionniste de l’Inde britannique ne coïncidait pas nécessairement avec la vision qu’on avait à Londres des intérêts globaux de l’empire britannique. Parfois les autorités de Calcutta, exploitant en particulier la lenteur des communications avant l’ère du télégraphe, réussirent à forcer la main à Londres. Ce fut le cas en 1837-1839 à Aden quand le gouvernement de la présidence de Bombay, soutenu par Calcutta, procéda de son propre chef à l’annexion de cette place stratégique dont le contrôle apparaissait nécessaire à l’expansion du rôle de Bombay comme grand port. Ce fut le cas aussi au moment de la guerre d’Afghanistan de 1839-1842, décidée par le gouverneur général de l’Inde Lord Ellenborough, inquiet d’une imaginaire menace russe. Par contre, dans d’autres cas, c’est le gouvernement impérial qui entraîna le gouvernement de l’Inde malgré ses réticences dans des aventures militaires, comme lors de la deuxième guerre de l’opium. L’exercice d’un contrôle plus direct de Londres sur l’Inde après l’abolition de l’EIC en 1858, facilité par l’arrivée du télégraphe, permettra de largement résoudre le problème, tout en laissant subsister des zones de friction (Perse, Golfe Persique, Zanzibar21).
Conclusion
13Le Royaume-Uni acquit entre 1756 et 1818 un empire en Asie sans l’avoir vraiment voulu, non pas dans un « fit of absence of mind », pour reprendre l’expression de Seeley22, mais du fait d’un enchaînement de circonstances, dont surent profiter les représentants en Inde de l’East India Company, malgré les réticences des dirigeants londoniens de la Compagnie. Face au danger potentiel que représentait une telle accumulation de pouvoir et de richesses dans les mains de quelques-uns, le gouvernement de Londres et le parlement mirent en place en 1773-1784 des mécanismes de contrôle qui leur permirent de tirer profit des avancées de la Compagnie en Inde. Les ressources de cette dernière furent mobilisées au cours de la grande lutte contre la France entre 1793 et 1815. Après que la Compagnie, privée en 1813 de son monopole du commerce britannique en Inde, se fût à partir de 1818 transformée en souverain de facto de la quasi-totalité de l’Inde, son utilité pour l’empire devint avant tout celle d’une base avancée pour la domination de l’Asie. Ainsi le décalage entre la conquête de l’Inde et la grande expansion de l’empire à l’époque victorienne fut-il finalement un facteur de force, même si la révolte des Cipayes de 1857 parut à un moment menacer l’ensemble de l’édifice impérial. Une fois la révolte matée, l’Inde fut « normalisée » dans le cadre impérial, et l’East India Company termina peu glorieusement sa carrière après 250 ans. Pourtant la proclamation de la reine Victoria comme « impératrice des Indes » en 1877 témoignait du fait que l’Inde conservait une place unique dans l’empire et qu’elle ne pouvait être tout à fait une colonie comme une autre.
Notes de bas de page
1 Seeley J. The Expansion of England, Londres, Longman, 1885.
2 Harlow V., « The New Imperial System, 1783-1815 », J. Holland Rose, A. P. Newton et E. A. Benians (dir.), The Cambridge History of the British Empire, vol. II, The Growth of the New Empire 1783-1870, Cambridge, CUP, 1940, p. 129-187.
3 Harlow V., The Founding of the Second British Empire, 1763-1793, Londres, Longman, 1952-1964, 2 volumes.
4 Ils écrivaient: « The Phasing of British Expansion or Imperialism is not likely to be chronological. » Gallagher J., Robinson R., « The Imperialism of free Trade », W. R. Louis (dir.), The Robinson and Gallagher Controversy, New York/Londres, New Viewpoints, 1976, p. 54-70.
5 Bayly C. A., Imperial Meridian: the British Empire and the World, 1780-1830, Londres, Longman, 1989.
6 The Oxford History of the British Empire: Marshall P. J. (dir.), The Eighteenth Century, vol. 2, Oxford, OUP, 1998, Porter A. (dir.), The Nineteenth Century, vol. 3, Oxford, OUP, 1999; Brown J. M., Louis W. R., (dir.), The Twentieth Century, vol. 4, Oxford, OUP, 1999.
7 The Cambridge History of India: Dodwell H. H. (dir.), British India 1497-1858, vol. 5; Dodwell H.H. (dir.), The Indian Empire 1858-1918, vol. 6, Cambridge, CUP, 1922.
8 Bowen H., Lincoln M., Rigby N., The Worlds of the East India Company, Woodbridge, The Boydell Press, 2002.
9 Stern P. J., The Company-State: Corporate Sovereignty and the Early Modern Foundations of the British Empire in India, New York, OUP, 2011.
10 Marshall P. J., « Bengal, The British Bridgehead: Eastern India 1740-1828 », The New Cambridge History of India, vol. 2, pt 2, Cambridge, CUP, 1987.
11 Markovits C. (dir.), Histoire de l’Inde moderne 1480-1950, Paris, Fayard, 1994.
12 Marshall P. J., The Making and Unmaking of Empires: Britain, India and America, c. 1750-1783, Oxford, New York, OUP, 2009.
13 « The de facto independence gained by the British in India was from the imperial point of view even more menacing than that achieved by the thirteen colonies… for it threatened to destroy the sources of wealth and power to which Englishmen were looking as compensation for failure in the West and to imprint an indelible stain on the nation’s honour », Harlow V., The Cambridge History of the British Empire, vol. II, op. cit., p. 139.
14 Sur les conquêtes de Wellesley, voir Ingram E., « Timing and Explaining Aggression: Wellesley, Clive and the Carnatic, 1795-1801 », Indo-British Review, vol. 21, no 2, 1994, p. 104-115, et Fuhr E., « The Treaty of Bassein and the Expansion of the East India Company under the Marquis Wellesley », ibid., p. 116-129.
15 Chaudhuri K. N., The East India Company and the Trade of Asia, 1640-1760, Cambridge, CUP, 1971.
16 Furber H., John’s Company at Work: The Expansion of the East India Company in India in the Late Eighteenth Century, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1948.
17 Pour une vue d’ensemble, voir Bowen H. V., The Business of Empire: the East India Company and Imperial Britain, 1756-1833, Cambridge, CUP, 2006.
18 Webster A., The Twilight of the East India Company: The Evolution of Anglo-Asian Commerce and Politics, 1790-1860, Woodbridge, The Boydell Press, 2009.
19 Yapp M., Strategies of British India. Britain, Iran and Afghanistan 1798-1850, Oxford, Clarendon Press, 1980.
20 Tinker H., A New System of Slavery. The Export of Indian Labour Overseas 1830-1920, Londres, Hansib, 1993 [1re édition: 1974].
21 Sur l’évolution après 1858, voir Blyth R. J., The Empire of the Raj: India, Eastern Africa and the Middle East, 1858-1947, Houndmills, Basingstoke, Macmillan, 2003.
22 Seeley J., « Preface », The Expansion of England, op. cit.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008