L’ère des cartes : cartographie, impérialisme et nationalisme en Grande-Bretagne, 1884-1914
p. 191-204
Texte intégral
1En favorisant la maîtrise de l’espace, les cartes permettent aussi de maîtriser le temps. C’est cette double mission que leur donnent les géographes britanniques au tournant du XXe siècle, alors qu’ils habitent une nation où la peur du déclin se manifeste en raison de la dépression économique des années 1873-1896 et des rivalités européennes sur la carte de l’Afrique avec le congrès de Berlin en 1884. En 1897, à l’occasion du jubilé de diamant de la reine Victoria, le chantre de l’impérialisme, Rudyard Kipling, n’hésite pas à rappeler aux Britanniques que tous les empires sont mortels avec son poème « Recessional » qui fait office de véritable memento mori. Cette peur du déclin s’accentue encore avec la guerre des Boers de 1899 à 1902 et la mort, en 1901, de la reine Victoria, ciment d’une ère et de l’espace impérial.
2Les géographes britanniques profitent alors des moments de faiblesse de leur nation pour mettre la cartographie en avant durant ce qui peut être appelé une « ère des cartes ». En effet, les géographes et les cartographes transforment les cartes en symboles reliés à la conquête scientifique et politique du monde et au destin de leur nation. Ils cherchent aussi à diffuser, pour la première fois, au plus grand nombre, un nouveau mode de réflexion sur le monde basé sur la lecture des cartes. Enfin, ils se servent du pouvoir de l’image cartographique de l’empire pour promouvoir le nationalisme.
3Les cartes sont mises à l’honneur parce qu’elles peuvent fournir des repères fixes, des guides, dans un monde en changement constant. En 1905, le géographe Élisée Reclus traduit le besoin de repères de l’homme du début du XXe siècle quand il écrit : « À notre époque de crise aiguë, où la société se trouve si profondément ébranlée, où le remous d’évolution devient si rapide que l’homme, pris de vertige, cherche un nouveau point d’appui pour la direction de sa vie1. » Grâce aux cartes, véritables points d’appui, l’homme peut chercher son chemin et celui de sa nation, dans l’espace et dans le temps.
4Parler d’une « ère des cartes », c’est insister sur le lien important entre l’espace et le temps. Suivant les traces de Fernand Braudel, Christian Grataloup souligne l’intérêt de la géohistoire et démontre toute l’utilité d’allier une réflexion sur le temps à une réflexion sur l’espace en se posant sans cesse les questions « pourquoi à ce moment-là ? » et « pourquoi là2 ? ». Force est de constater, cependant, que les représentations cartographiques ne sont pas encore assez utilisées dans la réflexion historique même si l’histoire de la cartographie connaît un certain dynamisme. Il suffit d’évoquer, par exemple, les travaux d’Hélène Blais, d’Isabelle Surun, de D. Graham Burnett et de Simon Ryan en ce qui concerne les cartes des explorations et des empires au XIXe siècle3.
5Les représentations cartographiques ne fournissent-elles pas de nombreux éléments pouvant contribuer au débat sur les périodisations ? Il s’agit ici de démontrer la richesse d’une telle approche à partir de l’exploration du lien entre cartographie, impérialisme et nationalisme en Grande-Bretagne entre 1884 et 1914. Tout d’abord, il est intéressant de souligner pourquoi une nouvelle période historique débute en 1884 pour les géographes britanniques. Il est, ensuite, nécessaire de montrer que cette nouvelle période s’accompagne d’une révolution dans la manière de penser grâce à l’utilisation des cartes. Enfin, il est possible de suggérer l’idée que certains types de cartes correspondraient à certaines périodes historiques.
Une nouvelle période historique pour les géographes à partir de 1884
6S’interroger sur les longs ou les courts XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles dans les débats autour des périodisations, c’est porter un grand intérêt à la question du tournant d’un siècle. De même, il s’agit ici de définir les bornes de la période charnière entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Comment franchit-on le siècle ? À quel moment commence-t-on à franchir le siècle ?
7Des historiens de l’impérialisme comme John M. Mackenzie avec Propaganda and Empire : The Manipulation of British Public Opinion, 1880-1960, Andrew Thompson avec Imperial Britain : The Empire in British Politics c. 1880-1932, Winfried Baumgart avec Imperialism : The Idea and Reality of British and French Colonial Expansion, 1880-1914 ou Hendrik Lodevijk Wesseling avec Le Partage de l’Afrique, 1880-1914 identifient la date de 1880 comme un point de départ pour le nouvel impérialisme britannique ou européen4. Éric Hobsbawm commence, quant à lui, sa comparaison des différents empires européens en 1875 dans L’Ère des empires, 1875-19145. Les dates choisies pour faire sens et définir des périodes historiques dépendent à la fois des thèmes de recherche et des pays analysés : l’étude du lien entre cartographie, impérialisme et nationalisme en Grande-Bretagne conduit, elle, à prendre la date de 1884 comme le début du tournant du siècle.
8Pourquoi une nouvelle période historique commence-t-elle en 1884 pour les géographes britanniques ? Un certain nombre d’événements significatifs relient la cartographie à l’impérialisme et au nationalisme cette année-là dans le cadre du contexte général de la Grande Dépression. En juillet, l’Imperial Federation League est créée : elle cherche à renforcer les liens entre les différents territoires de l’empire6. Le 13 octobre, le méridien de Greenwich devient le méridien de référence, confirmant la place centrale de la Grande-Bretagne sur les cartes du monde. Surtout, le 15 novembre débute la conférence de Berlin, prélude au partage de l’Afrique. Enfin, le 10 décembre, une nouvelle réforme électorale élargit le droit de vote aux classes ouvrières des campagnes.
9Pour les géographes britanniques, la date de 1884 constitue un point de départ d’autant plus important que se produisent trois événements fondateurs, véritables réponses au contexte de rivalités internationales. Tout d’abord, dès le 26 juillet, la société de géographie de Londres commande au géographe John Scott Keltie une grande enquête sur l’enseignement de la géographie en Grande-Bretagne. En mai 1885, après la fin du congrès de Berlin, Keltie expose le retard britannique en effectuant des comparaisons avec les autres nations européennes (l’Allemagne surtout, mais aussi la France) et les États-Unis. Cette enquête entraîne un réveil dans l’enseignement de la géographie en Grande-Bretagne. Des chaires de géographie sont mises en place dans les universités britanniques à partir de 1887, quand le premier poste d’enseignant de géographie est offert au géographe Halford John Mackinder à l’université d’Oxford. L’année suivante, un poste de géographie est créé à Cambridge. En 1893, une association d’enseignants de géographie voit le jour : elle se donne pour rôle d’accompagner le réveil géographique lancé par la société de Londres. Enfin, en 1899, l’École de géographie d’Oxford est ouverte.
10Les deux autres événements qui contribuent à ce réveil géographique de 1884 sont la création de la première société de géographie provinciale à Manchester le 21 octobre et de la société de géographie écossaise le 3 décembre. Ces deux sociétés viennent s’ajouter à la société de géographie de Londres créée en 1830 et qui, jusqu’en 1884, semblait suffire aux Britanniques, d’autant plus qu’elle était la plus célèbre société de géographie du monde.
11Pourquoi tous ces efforts de vulgarisation de la géographie se produisent-ils en 1884 ? Pourquoi à cet endroit-là et à ce moment-là ? Une comparaison avec l’histoire de la géographie en France permet d’identifier une différence chronologique intéressante dans les réveils géographiques des deux pays. En France, le réveil se produit en 1870-1871 et son élément déclencheur est la carte du territoire national, amputé de l’Alsace-Lorraine. Il faut attendre 1884 pour qu’un tel réveil commence en Grande-Bretagne. Cette fois, c’est une carte à une autre échelle, celle d’un continent, l’Afrique, qui pousse les Britanniques à s’intéresser davantage à la géographie. Cela montre à quel point les périodisations varient en fonction de l’histoire spécifique d’un pays et révèle toute l’importance de se livrer à l’exercice de la comparaison dans l’étude des périodisations. Le réveil géographique britannique est, en réalité, une réponse à d’autres réveils géographiques : celui de l’Allemagne et celui de la France. Proches géographiquement, ces nations ne cessent de se regarder, de se comparer et de s’imiter.
12Pour comprendre l’influence des comparaisons dans l’histoire des nations, il suffit d’écouter le discours du président de la chambre de commerce de Manchester, J. F. Hutton, au moment de l’inauguration de la société de géographie :
« Il est grand temps de se rendre compte de ce que les autres nations font, et de nous efforcer de connaître davantage le monde et ses ressources. Si nous ne le faisons pas, notre commerce et nos industries déclineront, et l’Angleterre ne sera plus en mesure de maintenir la position élevée qu’elle a occupée pendant si longtemps. […] Je ne peux m’empêcher d’indiquer, par conséquent, qu’il est préjudiciable de demeurer indifférent à la condition de nos voisins7. »
13Motivées par la peur du déclin, ces comparaisons donnent lieu à des défis qui permettent de rester visible sur la carte du monde.
14Si 1884 constitue bien une rupture dans la prise de conscience de l’importance de la géographie pour relever les défis issus des rivalités entre nations, cette rupture s’inscrit dans une certaine continuité. Dès 1869, en effet, grâce à un concours de géographie pour les élèves des public schools, la société de géographie de Londres essaie de développer l’enseignement de la géographie chez les classes supérieures de la société appelées à décider du destin de la nation et de l’empire. Elle envoie également des lettres en 1871, en 1874 et en 1879 aux universités d’Oxford et de Cambridge pour faire reconnaître la géographie comme une discipline universitaire. Par ailleurs, cinq ans avant la création de la société de géographie de Manchester, les évêques de Salford et de Manchester, des professeurs d’université et le président de la chambre de commerce tentent déjà de créer cette société sans y parvenir. Hutton explique ainsi ce premier échec : « Nous n’avions certainement ni compris ni ne nous sommes rendu compte de l’existence d’autres nations marchandes qui rivalisent avec et étudient les causes de la réussite et de la suprématie commerciale dont la Grande-Bretagne a si longtemps bénéficié8. » Ce n’est qu’à partir de 1884 que toutes ces tentatives commencent à fonctionner, certainement parce que le public est plus réceptif et que les efforts des géographes pour promouvoir leur discipline sont plus affirmés et convaincants dans un contexte historique plus favorable à la prise en compte de l’importance des connaissances géographiques.
15Ce qui est intéressant dans la date de 1884, ce n’est pas simplement qu’il se produise un certain nombre d’événements importants, c’est aussi et surtout parce qu’elle est identifiée par les géographes contemporains comme un point de départ. Ce sont ainsi les contemporains qui définissent le commencement d’une nouvelle période dans le domaine de la géographie. Ils se mettent en scène comme des modernes en adoptant un discours de rupture qui va distinguer l’ancienne façon d’enseigner la géographie de la nouvelle.
16Ces géographes veulent « héroïser leur présent » pour reprendre les mots de Michel Foucault9. Très vite, ils décrivent ce qui s’est passé en 1884 dans le domaine de la géographie comme un « réveil » ou une « révolution ». Selon le président de la société de géographie de Londres Lord Aberdare, invité à la première réunion de la société de géographie de Manchester en 1885, « la fondation simultanée de sociétés à Édimbourg et à Manchester [est] la preuve que ce pays [est], enfin, en train de se réveiller en prenant conscience de la nécessité de la diffusion des connaissances géographiques10 ». En 1906, le président de la société de géographie de Londres George Taubman Goldie identifie explicitement la date de 1884 comme le point de départ d’une « révolution » conduisant à une « démocratisation de la géographie » dans le contexte de la ruée vers l’Afrique11. En 1912, le nouveau président de la société de géographie de Londres George Curzon emploie également le terme de « révolution » pour évoquer la prise de conscience par l’opinion publique de l’utilité de la géographie à la fin du XIXe siècle12.
17En adoptant ce langage, ces géographes veulent montrer qu’ils insufflent une dynamique, qu’ils initient dans leur discipline un changement d’époque qui peut peut-être contribuer à sauver leur nation du déclin. Ils apportent du nouveau parce qu’ils ont peur de la fin de leur monde, laquelle coïnciderait plus ou moins avec la fin du siècle, et ils espèrent garder la maîtrise du temps grâce à la maîtrise de l’espace avec leurs cartes.
18Bien entendu, le réveil géographique de 1884, qui coïncide d’ailleurs avec un intérêt du public pour les dernières grandes explorations comme celles de Henry Morton Stanley, est graduel et ne pénètre pas dans tous les établissements. Un deuxième sursaut avec la guerre des Boers contribue néanmoins à convaincre encore l’opinion de l’utilité de la géographie. En pleine guerre, en 1901, une revue pour enseignants de géographie, le Geographical Teacher, est créée afin d’apprendre à davantage de Britanniques à lire des cartes13. Les géographes profitent de cette guerre pour montrer ce qu’il en coûte de manquer de cartes lors d’une guerre, dans un contexte où la notion d’« efficacité nationale » est à l’honneur, tout en soulignant aussi le manque de formation géographique des officiers14.
19Cette période où les fils de la cartographie, du nationalisme et de l’impérialisme sont étroitement liés s’achève cependant en 1914, alors que commence la Première Guerre mondiale et que l’attention des Britanniques se tourne désormais vers les cartes du conflit publiées dans les journaux Comme le souligne le géographe A. J. Herbertson en 1914, les cartes deviennent, dès lors, des outils indispensables à la compréhension de la Première Guerre mondiale :
« La plupart d’entre nous pensons qu’il est impossible de penser à autre chose qu’à la guerre. Nous nous tournons vers nos cartes chaque matin, nous traçons la position des armées, et nous nous demandons comment ce fait topographique ou cet autre ont influencé les changements qui se sont produits ou qui sont susceptibles d’affecter le prochain mouvement15. »
20Si c’est désormais la Première Guerre mondiale qui attire les Britanniques vers les cartes, au cœur de leur utilisation des cartes demeure cette volonté de maîtriser le temps (le passé, le présent et l’avenir) grâce à la maîtrise de l’espace.
Les cartes : de nouveaux outils pour penser le monde
21Ainsi, dans le domaine de la géographie, une période charnière commence à partir de 1884, non seulement parce que les contemporains la conçoivent comme telle, mais aussi car d’une certaine manière une révolution dans la manière de penser est à l’œuvre : un public plus large prend conscience de l’utilité des cartes et commence à penser le monde grâce aux cartes. Une nouvelle période historique ne débute-t-elle pas à partir du moment où la manière de penser évolue ?
22Entre 1884 et 1914, les géographes britanniques établissent une équation entre géographie et citoyenneté. À l’époque de ce que Gustave Le Bon appelle « l’ère des foules », ils ont à l’esprit les mots que l’homme politique libéral Robert Lowe prononce après la réforme électorale de 1867 : « Éduquons nos maîtres16. » Ils démontrent alors que les connaissances géographiques deviennent indispensables pour le nouveau citoyen qui dispose du droit de vote à la suite des réformes électorales de 1832, de 1867 et de 1884, ce nouveau citoyen étant amené à voter sur des problèmes internationaux et à influencer, par là, le destin de la nation.
23John George Bartholomew, en intitulant son atlas The XXth Century Citizen’s Atlas of the World, indique qu’il se soucie particulièrement de l’éducation du citoyen britannique : son « atlas a été plus particulièrement adapté aux besoins géographiques accrus du citoyen britannique dans cette nouvelle ère dans laquelle se développent les intérêts mondiaux, les empires mondiaux, et le commerce mondial17 ». De son côté, Alfred Harmsworth, magnat de la presse, un des pionniers du journalisme populaire, écrit, en 1908, dans la préface de son atlas : « La possession de ces informations [géographiques] est d’une importance vitale à une époque de concurrence et de fortes rivalités internationales18. » Les connaissances géographiques deviennent nécessaires en raison du contexte international où, dans une perspective darwiniste, il faut savoir changer ses habitudes, s’adapter pour survivre.
24Par conséquent, l’accès à la géographie se démocratise tandis que les cartes deviennent de plus en plus accessibles grâce aux progrès de l’impression qui favorisent leur diffusion et leur circulation dans les atlas, les journaux et les manuels scolaires. Les professeurs de géographie qui ont adopté la nouvelle manière d’enseigner la géographie cherchent alors à créer une communauté de lecteurs de cartes qui auront appris à lire et à décoder le langage cartographique.
25Savoir lire les cartes, c’est pouvoir utiliser une nouvelle manière de penser le monde. En effet, ces dernières offrent la possibilité de visualiser, c’est-à-dire de voir tout en réfléchissant. Le célèbre géographe et géopoliticien Halford John Mackinder, dont les idées séduisent les enseignants de géographie britanniques, explique ce qu’il entend par le pouvoir de visualiser qui se développe grâce à la lecture de cartes :
« Vous devez acquérir la capacité de voir avec l’œil de l’esprit non la simple carte de l’Italie avec la botte au bout de cette dernière, mais le ciel bleu, la mer bleue et le soleil qui brille […]. Visualiser est l’essence même du pouvoir géographique, qui doit être cultivé jusqu’à ce qu’il devienne possible de penser immédiatement à l’ensemble de la surface de la terre dans toutes ses complexités, avec ses ceintures de toute nature, de télégraphes, de chemins de fer, de navires, des ceintures de pouvoir, des ceintures de pensée19. »
26Visualiser, c’est pénétrer à l’intérieur de la carte pour comprendre comment s’imbriquent la géographie physique, la géographie commerciale et la géographie politique. Visualiser, c’est « voir mentalement », c’est-à-dire « penser de manière géographique20 » selon Mackinder.
27Cette nouvelle manière de penser fonctionne aussi à partir de cartes mentales. Représentations cartographiques d’espaces particuliers ou du monde, développées et augmentées dans l’esprit de l’individu sur le mode de l’écriture, de l’effacement et de la réécriture, à la manière d’un palimpseste, les cartes mentales fournissent un fond de repères spatiaux et schématiques, influencés par un contexte historique, et consultables à la demande comme des guides permettant de comprendre un territoire donné.
28Mackinder souligne l’importance de se forger des cartes mentales en montrant toute l’utilité de pouvoir convoquer ses propres cartes pour penser le monde. En janvier 1890, devant le public de la société de géographie de Manchester, il fait une allusion explicite à la notion de « carte mentale » quand il indique que, s’il apprend qu’un échantillon de blé vient de Lahore, la capitale du Pendjab, il utilise tout son univers cartographique mental pour replacer cet échantillon dans son contexte géographique :
« Si j’ai reçu une bonne formation géographique, le mot Pendjab aura probablement, pour moi, plusieurs connotations, pour employer un terme de logique. Je verrai Lahore dans le coin septentrional de l’Inde.
Je me la représenterai dans une grande plaine, au pied d’une chaîne de montagnes enneigées, au milieu des rivières du bassin de l’Indus. Je penserai aux moussons et au désert, à l’eau amenée des montagnes par des canaux d’irrigation. Je connaîtrai le climat, le moment des semences, et de la moisson. Karachi et le canal de Suez brilleront sur ma carte mentale. […] C’est cela l’aptitude géographique : l’esprit qui survole aisément le globe, qui pense en termes de cartes, qui habille rapidement la carte de sens, qui place, de manière correcte et intuitive, le drame commercial, historique, ou politique sur la scène21. »
29À l’heure où la géographie devient une discipline qui a sa place dans les universités, cet exemple montre à quel point les cartes sont présentées comme des instruments de réflexion. Grâce aux manuels scolaires, aux atlas et aux journaux, l’outillage mental d’un plus grand nombre de personnes commence à inclure la cartographie. Utiliser des cartes comme sources en histoire permet, dès lors, de commencer à retrouver une partie de l’imaginaire mental des individus. Et l’analyse des cartes mentales partagées par plusieurs individus à une époque donnée et dans une nation déterminée conduit à se pencher sur l’évolution de la perception de l’espace au cours du temps.
Périodes historiques et représentations cartographiques
30Pourquoi les représentations cartographiques sont-elles particulièrement utiles dans l’étude des périodisations ? Tout d’abord, il faut évoquer les cartes historiques qui représentent des découpages temporels. En 1906 par exemple, dans un manuel de géographie, P. H. L’Estrange retrace l’histoire de l’expansion impériale sur une carte : il indique l’étendue des colonies britanniques au moment du traité d’Utrecht (en rose), la perte des colonies américaines (avec des hachures noires), les possessions à la fin des guerres napoléoniennes (en bleu), l’empire colonial au moment de la conférence de Berlin de 1884 (en marron) et le nouvel impérialisme à partir de 188422 (en rouge) (figure 1). Il utilise donc bien, lui aussi, la date de 1884 comme une césure évidente dans l’histoire de l’expansion de l’empire.

Figure 1 – La représentation cartographique des périodisations de l’empire britannique. (Source: L’Estrange P. H., A Progressive Course of Comparative Geography on the Concentric System, Londres/Liverpool, George Philip & Son, 1906, p. 118.)
31Au-delà des cartes historiques qui associent représentations de l’espace et découpages temporels, il est possible d’avancer que certains types de cartes sont emblématiques de certaines époques. Ainsi, les nouvelles représentations cartographiques du monde ou d’un pays n’annoncent-elles pas les nouvelles périodes historiques ? Les thèmes des cartes ne reflètent-ils pas en partie le zeitgeist, l’esprit d’une époque, la manière dont ceux qui font les cartes ou qui y ont accès pensent l’espace ?
32Entre 1884 et 1914, les Britanniques voient le monde à travers trois prismes principaux correspondant à trois types de cartes emblématiques de cette période : les cartes d’explorations, les cartes commerciales et les cartes de l’empire, c’est-à-dire des cartes qui représentent le progrès des connaissances, la multiplication des échanges et l’affirmation du pouvoir sur l’espace.
33Si les cartes d’explorations, qui célèbrent les progrès dans les connaissances de l’homme, ont une très longue histoire, à la fin du dix-neuvième siècle, celles-ci mettent en scène les dernières grandes explorations. Dès 1861, le cartographe écossais Alexander Keith Johnston observe cette dernière étape qui vise à remplir les blancs des cartes : « Un nouveau chapitre a été ouvert dans l’histoire générale de l’humanité23. » Le visage du monde est en train d’être dévoilé complètement et les cartographes identifient cette période comme un moment singulier où les progrès dans la connaissance de l’espace terrestre ouvrent une nouvelle période historique.
34Dans la revue de la société de géographie de Londres, les itinéraires des derniers grands explorateurs sont mis en scène en rouge. Le public se passionne pour leurs exploits relatés dans les journaux24. Certaines cartes proposent des bilans généraux des explorations dans le monde en distinguant les différents degrés de précision des connaissances cartographiques suivant les territoires25. Ces cartes sont emblématiques d’un état d’esprit à la charnière de la fin d’un siècle et du début d’un nouveau. C’est l’époque des bilans alors que les cartographes ont conscience de la fin d’une époque liée à la fin des grandes explorations.
35Ce progrès dans les connaissances n’est pas exempt d’une nostalgie pour un âge héroïque où les blancs des cartes poussaient les explorateurs comme Stanley à l’aventure26. Cette nostalgie a été capturée par Joseph Conrad en 1899, dans Au Cœur des ténèbres où il retranscrit grâce à son personnage Charles Marlow l’esprit d’une époque fascinée par les blancs des cartes27. Ayant assisté à la transformation de la carte de l’Afrique, certains géographes, comme John Scott Keltie, évoquent le souvenir marquant des blancs de la vieille carte défraîchie de ce continent suspendue au mur de leur salle de classe28.
36Parallèlement à la fin des explorations et alors que les nouvelles régions découvertes sont elles aussi intégrées dans le commerce international, le monde s’accélère et les échanges commerciaux se multiplient. Pour rendre compte de cette mondialisation des échanges, un nouveau type de cartes se développe : les cartes commerciales conçues comme de véritables échiquiers commerciaux permettant aux hommes d’affaires de lutter dans la guerre économique. Tandis que sur certaines cartes sont inscrits les noms des produits des différentes régions, sur d’autres la révolution dans les moyens de transport est célébrée, notamment sur les cartes isochroniques qui cherchent à rendre compte de la réduction de la distance-temps en montrant quelle distance en nombre de jours sépare Londres du reste du monde29. Au moment de la Grande Dépression, un autre genre cartographique apparaît avec des cartes qui font voir l’insertion des différentes régions du monde dans le commerce international, distinguant les régions où le commerce est développé des régions capables de développement et de celles qui ne le sont pas30.
37Ainsi les cartographes mettent en scène ce monde moderne qui se profile, cette première mondialisation et influencent les cartes mentales de leurs lecteurs. De ce monde cartographique dont ils sont en partie les créateurs, ils soulignent la nouveauté : ils ont pour la première fois la possibilité de développer « une conception intellectuelle du monde comme un ensemble31 » alors que les derniers blancs disparaissent et que les différentes parties du monde sont reliées ensemble par les moyens de transport. Enfin, le monde peut être compris comme « fermé » et les géopoliticiens comme Mackinder commencent à en chercher la formule32.
38Chercher la formule du monde, c’est avant tout s’interroger sur la place de leur nation dans le monde. Ce monde de plus en plus complexe, il faut pouvoir le dominer. Ainsi, la carte la plus emblématique de la période est la carte du monde vu à travers les lunettes roses de la Grande-Bretagne, un monde dominé par la présence de l’empire britannique relié aux grandes routes commerciales33. Cette carte devient à la fois le symbole d’un impérialisme triomphant et le symbole de la gloire nationale, symbole d’autant plus fort qu’elle est parfois présentée sous la forme d’un cœur34. La carte de l’empire britannique en rouge affirme le pouvoir des Britanniques sur l’espace comme si elle voulait aussi fixer ce pouvoir dans le temps : elle rassure dans un monde en changement constant. La puissance symbolique de cette carte s’inscrit dans la cartographie mentale de nombreux Britanniques comme le Premier ministre Clement Attlee pour devenir un lieu de mémoire35.
39En fin de compte, ces trois types de cartes emblématiques de la période 1884-1914 et représentant le progrès dans les connaissances, la multiplication des échanges et la domination impériale traduisent toutes la volonté de maîtriser l’espace dans un contexte donné. Elles affirment le besoin de maîtriser un monde qui se complexifie. Ainsi, les représentations cartographiques témoignent des moyens mis en œuvre par l’homme pour maîtriser le temps en maîtrisant l’espace, c’est-à-dire pour maîtriser son monde. C’est le même désir qui est à l’œuvre sur les cartes d’aujourd’hui sur lesquelles de nouveaux thèmes sont apparus comme ceux qui sont liés à l’écologie et qui reflètent une autre manière de penser le monde.
40Les ouvrages sur l’histoire de la cartographie révèlent à quel point nos représentations du monde changent au cours du temps. Par exemple, Peter Barber, dans The Map Book, explique comment la carte de Gough de 1360 symbolise le passage en Grande-Bretagne d’une représentation religieuse du monde centré sur Jérusalem à une représentation plus nationale36. Inclure un questionnement sur les représentations du monde à différentes époques à partir de points de vue variés, c’est approfondir la réflexion sur l’histoire. Se demander dans quelle époque les gens évoluent, c’est également se demander dans quel monde ils évoluent.
41Les cartes constituent donc de précieux outils dans le débat sur les périodisations parce qu’elles révèlent l’esprit d’une époque et les cartes mentales des habitants d’un pays même s’il convient de nuancer ce qu’elles font voir en raison du problème de la réception et des différences d’accès aux cartes. Il est utile de souligner le rôle particulièrement important des cartographes qui, s’ils sont eux-mêmes les produits de leur époque, sont capables, grâce à leurs cartes, d’influencer la perception du monde des habitants d’une nation à un moment donné en favorisant la construction d’un système de cartes mentales dans l’esprit de leurs lecteurs.
42En dernier lieu, la maîtrise de l’espace et du temps sur les cartes est liée à la question de l’identité. Se poser la question « où suis-je ? » dans l’espace et dans le temps, c’est en partie répondre à la question « qui suis-je ? ». L’homme profite de l’espace cartographique pour se situer dans l’espace, dans le temps, par rapport aux autres et pour pouvoir ainsi se définir une identité. Dans cette quête identitaire, il inscrit sur ses représentations de l’espace ses représentations du temps, c’est-à-dire à la fois les constructions du passé, les actions du présent et les défis de l’avenir.
Notes de bas de page
1 Reclus E., L’Homme et la Terre, vol. I, Paris, Librairie universelle, 1905, p. ii.
2 Grataloup C., Faut-il penser autrement l’histoire du monde ?, Paris, Armand Colin, 2011, p. 15.
3 Blais H., Voyages au Grand Océan : Géographie du Pacifique et colonisation 1815-1845, Paris, CTHS, 2005 ; Blais H., « Les enquêtes des cartographes en Algérie, ou les ambiguïtés de l’usage des savoirs vernaculaires en situation coloniale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 54, no 4, 2007, p. 70-85 ; Surun I., « Le blanc de la carte, matrice de nouvelles représentations des espaces africains », I. Laboulais-Lesage (dir.), Combler les blancs de la carte : modalités et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVII-XXe siècles), Strasbourg, Presse universitaires de Strasbourg, 2004, p. 117-144 ; Burnett D. G., Masters of All They Surveyed : Exploration, Geography, and a British Eldorado, Chicago, Chicago University Press, 2000 ; Ryan S., The Cartographic Eye : How Explorers Saw Australia, Cambridge, CUP, 1996.
4 Mackenzie J. M., Propaganda and Empire: The Manipulation of British Public Opinion, 1880-1960, Manchester, Manchester University Press, 1994 [1984]; Thompson A., Imperial Britain: The Empire in British Politics c. 1880-1932, Harlow, Pearson Education, 2000; Baumgart W., Imperialism: The Idea and Reality of British and French Colonial Expansion, 1880-1914, Oxford, OUP, 1982; Wesseling H. L., Le Partage de l’Afrique, 1880-1914, Paris, Denoël, 1996 [1991].
5 Hobsbawm É., L’Ère des empires, 1875-1914, Paris, Fayard, 1989.
6 Bell D., The Idea of Greater Britain: Empire and the Future of World Order, 1860-1900, Princeton, Princeton University Press, 2007.
7 « It is high time to realize what other nations are doing, and to exert ourselves to know more of the world and of its resources. Unless we do this our commerce and our industries must decline, and England will be unable to maintain the high position she has so long held. […] I cannot refrain from thus pointing the impolicy of our remaining indifferent to the condition of our neighbours », Hutton J. F., « Inaugural Address to the Society », Journal of the Manchester Geographical Society, vol. 1, 1885, p. 1.
8 « Certainly we had not considered nor realized that there are other mercantile nations who are competing for and studying the causes of that commercial success and supremacy which Great Britain has so long enjoyed », ibid.
9 Foucault M., Qu’est-ce que les Lumières ?, Rosny, Bréal, 2004, p. 73.
10 « The simultaneous foundation of societies at Edinburgh and Manchester [is] a proof that this country [is] waking up at last to a sense of the necessity of a diffusion of geographical knowledge », Aberdare L., « First Meeting », Journal of the Manchester Geographical Society, vol. 1, 1885, p. 49.
11 Goldie G. T., « Twenty-five Years Geographical Progress », Geographical Journal, vol. 28, juillet-décembre 1906, p. 380.
12 Curzon G., « Annual Dinner », Geographical Journal, vol. 40, juillet-décembre 1912, p. 102.
13 Freshfield D. W., « Introduction », Geographical Teacher, vol. 1, 1901-1902, p. 2-3.
14 Goldie G., « Geographical Ideals », Geographical Journal, vol. 29, janvier-juin 1907, p. 8.
15 « Most of us feel it is impossible to think of anything but the war. We turn to our maps every morning, trace the position of armies and ask ourselves how this and that topographical fact has influenced the changes that have taken place, or is likely to affect the next movement », Herbertson A. J., « Editorial Notes », Geographical Teacher, vol. 7, 1913-1914, p. 357.
16 Goldie G., « Geographical Ideals », art. cit., p. 10.
17 « It has been more specially adapted to the increased geographical requirements of the British citizen in this new age of wider world interests, world empires, and world commerce », Bartholomew J. G., The XXth Century Citizen’s Atlas of the World, Londres, George Newnes, 1902, p. iv.
18 « The possession of this [geographical] information is of the most vital importance in these days of competition and keen international rivalry », Harmsworth A., Harmsworth Atlas and Gazetteer, Londres, Carmelite House, 1908, p. i.
19 « You have to acquire the ability to see with the mind’s eye, not the mere map of Italy with the boot at the end of it, but the blue sky, and the blue sea, and the brilliant sun […]. To visualize is the very essence of geographical power, which should be cultivated until it becomes possible to think of the whole world’s surface at once in all its complexities, with its girdles of all kinds, telegraphic, railway, steamer, girdles of power, girdles of thought », Mackinder H. J., « The Development of Geography Teaching Out of Nature Study », Geographical Teacher, vol. 2, 1902-1904, p. 192-193.
20 « Mentally see », « Thinking geographically », Mackinder H. J., « The Teaching of Geography from an Imperial Point of View », Geographical Teacher, vol. 6, 1911-1912, p. 80, p. 83.
21 « If I have been properly trained in geography, the word Punjab will, to borrow a term from logic, probably connote to me many things. I shall see Lahore in the northern angle of India. I shall picture it in a great plain, at the foot of a snowy range, in the midst of the rivers of the Indus system. I shall think of the monsoons and the desert, of the water brought from the mountains by the irrigation canals. I shall know the climate, the seed time, and the harvest. Kurachee and the Suez Canal will shine out from my mental map. […] This is geographical capacity – the mind which flits easily over the globe, which thinks in terms of the map, which quickly clothes the map with meaning, which correctly and intuitively places the commercial, historical, or political drama on its stage », Mackinder H. J., « On the Necessity of Thorough Teaching in General Geography as a Preliminary to the Teaching of Commercial Geography », Journal of the Manchester Geographical Society, vol. 4, 1890, p. 3-4.
22 L’Estrange P. H., A Progressive Course of Comparative Geography on the Concentric System, Londres/Liverpool, George Philip & Son, 1906, p. 118.
23 « A new chapter has been opened in the general history of mankind », Johnston A. K., Royal Atlas of Modern Geography, Edinburgh/Londores, W. & A. K. Johnston, 1899 [1861], p. vii.
24 Riffenburgh B., The Myth of the Explorer: The Press, Sensationalism and Geographical Discovery, Londres, Belhaven Press, 1993.
25 Bartholomew J. G., « The Mapping of the World », Scottish Geographical Magazine, vol. 6, 1890, p. 304.
26 Darwin L., « Address to the Geographical Section of the British Association », Scottish Geographical Magazine, vol. 12, 1896, p. 498. Stanley H. M., « Central Africa and the Congo Basin, or, the Importance of the Scientific Study of Geography », Journal of the Manchester Geographical Society, vol. 1, 1885, p. 23.
27 Conrad J., Heart of Darkness, Oxford, OUP, 1990 [1899], p. 142.
28 Keltie J. S., « A Half Century of Geographical Progress », Journal of the Manchester Geographical Society, vol. 31, 1915, p. 59-60.
29 Bartholomew J. G., Atlas of the World’s Commerce, Londres, George Newnes, 1907, p. 28.
30 Bartholomew J. G., « A Commercial Chart of the World », Scottish Geographical Magazine, vol. 4, 1888, p. 624.
31 « An intellectual conception of the world as a whole », Bartholomew J. G., Atlas of the World’s Commerce, op. cit., p. 1.
32 Mackinder H. J., « The Geographical Pivot of History », Geographical Journal, vol. 23, janvier-juin 1904, p. 422.
33 Parkin G. R., Round the Empire, Londres, Cassell and Company, 1911 [1892], p. 1.
34 Harmsworth A., Harmsworth Atlas and Gazetteer, op. cit., p. 1.
35 Attlee C., Empire into Commonwealth: The Chichele Lectures Delivered at Oxford in May 1960 on Changes in the Conception and Structure of hte British Empire during the Last Half Century, Oxford, OUP, 1961, p. 6; Colley L., Captives: Britain, Empire and the World, New York, Anchor Books, 2002, p. 4. Avila I., « La carte de l’Empire britannique : construction d’un symbole national, 1884-1914 », F. Bensimon et A. Enders (dir.), Le Siècle britannique : Variations sur une suprématie globale au XIXe siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, p. 185-206.
36 Barber P., The Map Book, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2005, p. 64.
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