Vivre en Touraine au xviiie siècle
|Deuxième partie. Les sociétés rurales
Les sociétés rurales dans la vallée de la Loire moyenne au xviiie siècle1
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Géographique :
FranceTexte intégral
- 1 À paraître : actes du xviiie colloque international de l’AFEC, Angers, 21-23 septembre 2000.
- 2 Risler, Cours de géologie agricole, 1884.
1Mieux que les formules convenues du « jardin de la France » ou de la « douceur angevine » l’image, datant du xixe siècle, de « l’habit de bure, orné de broderies d’or2 » évoque les réalités économiques de la Touraine et de l’Anjou en rappelant l’existence de plateaux peu fertiles bordés de vallées, le vrai jardin. En 1785 le corps de ville de Tours écrit que « les vallées […] sont communément toutes très cultivées et très fertiles ; une population nombreuse y habite, les coteaux de la Loire et du Cher sont en partie couverts de vignobles précieux ; le sol s’y prête à tout genre de culture ». Pourtant les agronomes classent ces deux provinces dans les pays de « petite culture », expression péjorative entre toutes. Quelle est la réalité ?
2La Loire, ni frontière ni barrière, est un axe de circulation fondamental pour les échanges entre l’océan et l’intérieur du pays. Les hommes ne fuient pas le fleuve mais s’en méfient et s’en défendent. Il est bien un « fleuve sauvage » parce que malgré les efforts des hommes pour le dompter, il est capable de crues aux effets redoutables ; quand craquent les levées, les eaux se répandent avec violence et déposent des sables stériles qui gâchent pour longtemps les sols agricoles. La vraie limite à l’ouest est constituée par la séparation d’avec la Bretagne : c’est une frontière fiscale matérialisée à Ingrandes, au passage d’Anjou en Bretagne, par le paiement de fortes taxes, en particulier sur les vins. Vers l’est la limite administrative entre les généralités de Tours et d’Orléans correspond de mieux en mieux à une ligne de partage économique, puisque le Blésois entre de plus en plus dans la zone d’attraction du marché parisien qui achète ses vins rouges.
Le « jardin de la France »
- 3 La levée de Montjean est commencée en 1785 et achevée au xixe siècle.
- 4 E. Brouard, Saint-Mathurin-sur-Loire au xviiie siècle. Un village de « bêcheurs » de la vallée d’A (...)
3En Touraine les terres alluviales s’étendent en majeure partie sur la rive gauche de la Loire ; en aval de Tours, se développe un paysage d’îles, qui se lit encore dans la toponymie ; ces « îles » sont des portions de terre de forme étroite et allongée, enserrées soit entre deux bras de la Loire comme celle de Berthenay, soit entre la Loire au nord et le Cher ou l’Indre au sud, comme le Bréhémont, l’Île de Rupuanne ou de Saint-Martin… Dans la Vallée angevine avant les Ponts-de-Cé, c’est sur la rive droite que s’étend une vaste dépression alluviale parcourue par l’Authion et ses affluents ; en aval on retrouve des îles au milieu de la Loire, ainsi celle de Béhuard ou de Chalonnes. Les levées, continues au xviiie siècle sur les bords de la Loire jusqu’à la Maine (mais pas au delà avant le xixe siècle3) ou du Cher, donnent aux îles l’aspect d’îlots fortifiés et mettent les finages de la vallée de la Loire ou du Cher à l’abri des inondations, en dehors des crues exceptionnelles comme celles de 1756, 1766 ou 1783. Par contre en Anjou l’Authion n’est pas maîtrisé, même si le pont de Sorges et ses portes éclusières empêchent le refoulement de la Loire ; dans le comté de Beaufort au xviiie siècle4 les inondations restent annuelles.
- 5 F. Lebrun, Les Hommes et la mort en Anjou aux xviie et xviiie siècles, Paris, Mouton, 1971, p. 149
4Les communautés d’habitants se sont fixées sur les coteaux quand la viticulture l’emporte, plus près du fleuve quand règne la poylculture intensive. Ces zones sont fortement peuplées ; dans la Vallée angevine non seulement les paroisses comptent souvent plus de 200 feux mais la densité humaine est élevée : elle atteint 82 habitants au km2 à la fin du xviie siècle, contre 57 dans la zone viticole du Saumurois-Layon ou 30 dans le Baugeois5 ; au début du xixe siècle elle dépasse 80 et même souvent 100 habitants au km2. En Touraine la densité est rarement aussi forte et des paroisses comme Lignières et Vallères connaissent une baisse de population.
5Les fonds alluviaux, humides, portent de vastes prairies qui forment des pacages communs ou soumis à la vaine pâture, où les animaux sont nombreux. L’abondance du fumier a permis depuis longtemps une agriculture intensive qui le plus souvent, ignore tout temps de « repos » et ne répond en rien au schéma traditionnel de la rotation triennale ou biennale avec jachère. Lorsqu’existe « un tiers en guérets », par exemple autour de Gennes, le sol porte en fait des cultures « dérobées » : pois, pommes de terre, chanvre.
6Entre Tours et Angers la production agricole prépondérante est celle de légumes et de chanvre. La gamme des cultures pratiquées ici ou là est remarquable de diversité sans qu’existent des rotations complexes à la flamande et si les fourrages artificiels (vesces, trèfle, sainfoin) ne sont pas ignorés ils ne sont pas intégrés dans le cycle de culture. Le « blé d’Italie », le « blé breton », les pommes de terre sont produits en quantité suffisante pour figurer sur les marchés, comme à Chinon. Partout les arbres fruitiers, pommiers, poiriers, pruniers surtout, sont présents dans les champs et les fruits séchés, en particulier les « prunes de sainte-Catherine », sont exportés. Les noyers fournissent l’huile pour la consommation domestique ou l’exportation.
7Cultivés en pleine terre les légumes secs, en particulier les pois de toutes espèces dans les varennes de Tours ou en Chinonais, les fèves dans la Vallée d’Anjou sont la grande spécialité ; ils sont expédiés à Nantes ; ail, oignons, échalotes, réglisse, coriandre… sont produits dans la région de Bourgueil. Les fèves, à la saison végétative brève, sont cultivées en alternance avec les céréales, si bien que le sol peut donner deux et même trois récoltes par an. En Bréhémont et autour de Beaufort s’y ajoute le chanvre, il couvre des superficies limitées (dans le comté de Beaufort 20 à 25 % du sol dans les années 1770) ; mais la culture elle-même puis la préparation du fil prennent beaucoup de temps. Au-delà des Ponts-de-Cé, les légumes disparaissent mais la vigne retrouve son importance ; le lin s’ajoute au chanvre. Nulle part la production des céréales, seigle ou froment, n’est négligée mais elle occupe une place restreinte. L’association des cultures est souvent seigle/pois/chanvre dans les îles de Touraine ou au nord-est de Saumur… ou froment/fèves/chanvre dans la zone de Beaufort. La culture des céréales complète celle de la vigne en amont de Tours et dans la partie aval de la vallée en Anjou où s’ajoutent chanvre et lin. Seuls un travail incessant des hommes et une grande abondance de fumier rendent possible cette agriculture intensive ; les rendements céréaliers peuvent atteindre 8 pour 1 mais la productivité totale des facteurs est sans doute faible.
- 6 R. DION, Histoire de la vigne et du vin en France, Paris, 1953, p. 449-455.
8La relation qui lie vigne, ville et fleuve est bien connue ; sur les coteaux la vigne occupe de vastes surfaces aux alentours de Tours, Saumur et Angers. Les vins rouges, abondants en Touraine et de médiocre qualité, sont consommés sur place ou expédiés vers Paris. Par contre les vins blancs achetés par les Hollandais descendent la Loire jusqu’à Nantes : ils viennent des paroisses de Vouvray ou de Rochecorbon près de Tours, ou de la vallée du Layon. R. Dion a bien montré que cette spécialisation des vignobles était due à l’existence de la douane d’Ingrandes qui renchérit le coût du vin et ne peut être supportée que par des produits de prix relativement élevé6.
9La parcellisation du sol est poussée à l’extrême : l’Anjou et la Touraine font partie des provinces de l’Ouest où le droit coutumier impose le principe de l’égalité stricte pour les partages successoraux entre héritiers roturiers. À chaque génération le patrimoine est divisé ; aucune parcelle n’y échappe et ainsi se développe une pulvérisation de la propriété. Cependant d’innombrables opérations de ventes, échanges et locations peuvent permettre de reconstituer un ensemble de terres suffisant pour assurer la subsistance d’une famille. Grâce à la petite taille des lopins la location en est aisée et relativement peu coûteuse : selon les quittances conservées par les notaires le loyer est presque toujours inférieur à 50 livres ; l’exposé des dettes dans les inventaires après décès montre que chacun amodie plusieurs lopins mais aussi que beaucoup de paysans sont propriétaires de parcelles qu’ils donnent en location.
10Il existe donc une véritable agriculture de jardinage. Mais partout elle n’est possible que grâce à la présence des communs qui permettent l’élevage, facteur important de l’équilibre économique et social des communautés.
La hiérarchie sociale
- 7 A. Nunes, Les Voituriers par eau de Limeray au xviiie siècle, mémoire de maîtrise, Tours, 1992.
11Les écarts sociaux mesurés selon la hiérarchie fiscale ne paraissent pas très importants. Deux configurations existent : dans une répartition ternaire, se présentent les gros « fermiers », les vignerons ou, au même niveau les « bêcheurs », enfin les journaliers, ou bien dans des villages comme Rochefort, une caste de métayers qui monopolise les grosses exploitations, un groupe plus nombreux de bordiers qui louent des closeries et enfin les journaliers ; une structure bipolaire, peu contrastée, comprend en majorité des « laboureurs » moyens et des bêcheurs. Partout existent les artisans de la vie quotidienne ; mais pour répondre à des besoins plus spécifiques, les métiers spécialisés du bois ont une réelle importance, moins les charpentiers en bateau parce que la construction des embarcations n’est pas complexe, que des tonneliers qui produisent les « vaisseaux » nécessaires au transport des denrées agricoles ; s’y ajoutent, par exemple dans la région de Beaufort, de très nombreux ouvriers du chanvre : filassiers et surtout texiers. Les « voituriers par eau » ne semblent pas présents partout mais être regroupés dans quelques communautés seulement. Celles-ci sont peu nombreuses en Touraine : dans l’élection d’Amboise ils sont environ 200 en 1787 à Limeray7 (qui compte entre 21 et 35 feux de mariniers au xviiie siècle), ou Montlouis ; on peut ajouter celles qui se trouvent dans la vallée du Cher ; Tours même en compte relativement peu. L’Anjou en abrite davantage à Montjean, aux Ponts-de-Cé ou Saint-Clément-des-Levées… Leur situation sociale, par exemple dans l’élection d’Amboise, semble très proche de celle des vignerons (qui sont cependant dix fois plus nombreux). Les écarts à l’intérieur du groupe ne sont pas très importants : un petit tiers (31,5 %) paie plus que la taille moyenne du village de domicile, mais personne n’est très riche (aucun ne paie plus que 4 fois la cote moyenne) ; deux autres petits tiers (63,5 %) paient moins que la cote moyenne et seulement 5 % versent moins du quart de cette dernière.
- 8 B. Maillard, Les Campagnes de Touraine au xviiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, (...)
12Dans cette élection d’Amboise, selon les rôles de taille de 17878, la population paysanne comporte 8,5 % de fermiers et de laboureurs, 28,5 % de vignerons et 8 % de journaliers ; entre ces deux derniers groupes les différences sont sans doute faibles. Dans les villages viticoles journaliers et domestiques sont rares parce que la main d’œuvre familiale suffit pour la vigne ; par contre sur le plateau à l’agriculture céréalière les journaliers forment un tiers (32,5 %) de la population. Les trois quarts des laboureurs et fermiers paient plus que la cote moyenne de taille de leur paroisse mais rarement beaucoup plus. La situation est inversée pour les vignerons : un cinquième (20,7 %) d’entre eux versent une taille supérieure à la moyenne et deux tiers acquittent une taille comprise entre la moyenne et le quart de celle-ci, ils ne sont donc pas misérables, alors que plus de 40 % des journaliers paient moins du quart de la cote moyenne ou sont taxés symboliquement.
- 9 Archives départementales du Maine-et-Loire, C 155. La cote moyenne dans la communauté est de 5 liv (...)
13Ailleurs, là où ne domine pas la vigne, par exemple à Chouzé9, au contact de la Touraine et de l’Anjou, en 1730 on dénombre pour 76 feux, 5 laboureurs qui paient en moyenne 20 livres 12 sols et 12 closiers, des paysans moyens qui versent 9 livres 13 sols, soit moitié moins que les laboureurs ; 20 bêcheurs taxés à 3 livres 8 sols, soit six fois moins que les laboureurs et trois fois moins que les closiers, et un unique journalier sont au bas de la hiérarchie. Plus en aval, à Beaufort, dans la « quarte des Montansais », canton purement agricole, en 1750, sur 208 feux, on compte 59 % de bêcheurs qui doivent payer chacun 17 livres 9 sols, 7 % de laboureurs cotisés à 38 livres 15 sols, soit un peu plus du double, et un seul journalier ; les écarts sont moins grands qu’à Chouzé.
- 10 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 336. L’arpent de Touraine et d’Anjou vaut environ 2/3 (...)
14L’originalité de cette société paysanne est due à la présence nombreuse de paysans « spécialisés », vignerons et « bêcheurs ». Ces derniers sont des jardiniers qui cultivent le chanvre et les légumes secs déjà évoqués. Ils ne peuvent mettre en valeur que de faibles superficies mais la propriété de deux arpents10 permet à une famille de vivre. Ils ne sont ni journaliers ni brasiers car ce sont des paysans spécialisés dans le travail à la bêche. Dans la vallée on trouve en effet des « terres à bêche » qui selon les baux de location doivent être « bêchées, graissées et cultivées ». Le bêcheur ne dispose pas d’instrument de labour tracté mais d’outils de travail manuel, dont des « pelles à bêcher » qui sont d’une valeur relativement élevée. La production du chanvre est coûteuse en travail mais le calendrier de cette culture et celui des céréales sont complémentaires, les temps morts sont rares.
- 11 F. Lebrun, op. cit., p. 68.
15Une partie des bêcheurs est propriétaire de nombreux petits lopins comme le montrent les partages de biens ; la valeur de leurs biens immobiliers peut être élevée : à la Marsaulaye, en 1759, pour 21 partages la moyenne est de 1336 livres et les valeurs extrêmes vont de 600 à 3 200 livres ; en 1768 la moyenne des patrimoines soumis à partage atteint 1 420 livres pour les bêcheurs et 10 867 livres pour les laboureurs. Toutefois on ignore quelle proportion du sol les paysans détiennent et combien d’entre eux ne possèdent rien. Si l’on en croit un voyageur en 1752, la misère est grande : dans les villages coquets « bâtis de pierres de taille très blanches et couverts d’ardoises […] on meurt de faim11 ».
- 12 Archives départementales d’Indre-et-Loire, 3E17/60, minutes Herpin, Bréhémont, inventaire après dé (...)
16L’intérieur des maisons décrit dans les inventaires après décès, qui concernent rarement les plus misérables, renferme quelques meubles confortables comme les lits dont la valeur dépasse 40 livres, ou nouveaux comme les armoires. Dans l’inventaire fait avant remariage d’un bêcheur de Bréhémont en janvier 177612 figurent une « paire d’armoires » (33 livres), de l’argent monnayé (36 livres), des outils de travail, comme une tranche, une faux, deux fourches de fer, une « pille à piler le mil » ; il a 4 vaches et 2 veaux estimés 150 livres, 3 chevaux et une jument (63 livres), et même six poulets (8 sols pièce) ; les stocks de produits agricoles comportent encore du foin, du froment et du méteil, des fèves et du chènevis. L’actif des biens mobiliers s’élève à plus de 1 184 livres et les dettes passives (loyer, impôts et fournitures) à 231 livres ; l’actif net se monte à 987 livres Ce bêcheur n’est donc pas dans la misère, bien qu’il ne soit pas propriétaire de la maison et des terres qu’il occupe et dont le loyer, en dehors des « suffrages » traditionnels, atteint 170 livres, ce qui n’est pas négligeable.
17La propriété peut s’accroître au cours de la vie d’un couple et l’expropriation paysanne n’est pas une fatalité : le 14 janvier 1786 les enfants d’un bêcheur de la Marsaulaye marié deux fois se partagent l’ensemble des biens immobiliers dépendant de la succession de leurs parents : les biens du père valent 2 500 livres, ceux de sa seconde épouse 1 500 livres, la première n’ayant rien ; les « acquêts et conquêts » de la première communauté s’élèvent à 340 livres et ceux de la seconde à 1 450 livres ; le patrimoine a pu se développer et la situation matérielle du couple s’est améliorée, en particulier lors de la seconde union qui a vu la pleine maturité du ménage. Les bêcheurs possèdent aussi un important capital en bétail, jusqu’à 20 % de la valeur des biens mobiliers, grâce aux ressources des communs d’autant plus nécessaires qu’il n’existe pas de jachère ; ces troupeaux comprennent toujours des vaches et leurs « suites », très souvent des chevaux ou juments, parfois des cochons, presque jamais de moutons ; les volatiles sont nombreux, dont surtout des oies qui se comptent par dizaines. Toutefois ce bétail n’est pas celui qui permet de prendre en location une métairie.
18Au même niveau économique et financier que les bêcheurs se trouvent les vignerons ; mais les deux groupes s’excluent mutuellement : à bêcheurs nombreux, vignerons rares et inversement. Ils sont parfois dénommés closiers car ils cultivent, le plus souvent en location, des closeries qui sont de petites exploitations (quelques arpents) comportant des bâtiments d’habitation et d’exploitation avec souvent un pressoir, des vignes en étendue importante, des terres labourables et quelques prés. Certaines ont perdu leurs vignes mais conservé leur nom de closerie. Les vignerons sont très nombreux dans quelques zones : la région d’Amboise et les paroisses autour de Tours d’une part, le Saumurois et la vallée de la Loire en aval des Ponts-de-Cé de l’autre. Entre Tours et Angers, la vigne ne couvre pas une surface significative et les paysans ne sont pas appelés vignerons, car il ne suffit pas pour l’être de cultiver quelques ceps ou treilles. Les vignerons et certains closiers sont des locataires ordinaires, c’est-à-dire qu’ils paient un loyer, en argent le plus souvent. Mais il existe encore près d’Angers et de Tours des détenteurs d’un « bail à closerie », conforme à la tradition. Le closier dispose d’un logement, d’un jardin, de terres à ensemencer en céréales, dont il est locataire à titre gratuit ou onéreux ; pour le travail dans les vignes auxquelles il donne les quatre « façons nécessaires », il est payé au forfait par le propriétaire (souvent 20 livres par arpent) ; cet argent peut lui être versé ou être déduit du prix du loyer de l’exploitation. Il n’est pas chargé de faire la vendange mais doit fournir des journées de travail gratuites ; il ne fabrique ni ne vend le vin, tâches qui reviennent au propriétaire. Le closier n’est donc ni un journalier puisqu’il est embauché, souvent de façon tacite, à l’année, ni un domestique puisqu’il mène son travail à sa guise, ni un locataire puisqu’il est payé pour certaines tâches…
19Le groupe des métayers et des laboureurs, qui sont bien ici des paysans aisés, domine la société paysanne ; leur fortune comporte souvent des biens immobiliers importants et toujours un capital d’exploitation en animaux et matériel. Lorsque le partage des biens immobiliers détenus par le défunt François Camus laboureur à la Marsaulaye est opéré par sa veuve qui veut « éviter la discorde » après sa mort, en juillet 1760, ils sont estimés 7 200 livres, avec deux maisons, 11 arpents (soit 7,5 ha) de terre labourable en 15 parcelles, 0,4 arpents de pâture et 2,7 arpents de pré en 8 parcelles ; il s’y ajoute des rentes foncière et hypothécaire. Ces paysans prennent en location les « grandes » exploitations que sont les métairies, dont les loyers valent plus de 150 livres par an, mais elles sont relativement rares. Ils possèdent souvent le bétail de trait constitué par des paires de bœufs dont la valeur dépasse 200 livres et des ovins, sans compter les vaches, chevaux, volailles… ; ils font des charrois ou des travaux de labour pour les autres habitants, en particulier les bêcheurs. Ils détiennent des stocks de céréales, surtout du froment, de chanvre, de fèves, pois ou haricots, qui dépassent presque toujours 1000 livres net quand il s’agit d’un laboureur encore en activité. Les actifs immobiliers de laboureur peuvent atteindre 10 000 livres et au-delà. Mais ces paysans sont souvent débiteurs de lourdes sommes, constituées en particulier des arriérés de « ferme » et de salaires des domestiques.
20Ce groupe des laboureurs, fortement homogame, est une caste. Dans les contrats de mariage les apports ne sont jamais très élevés lorsqu’il s’agit d’une première union ; mais les dots et apports des futurs conjoints comprennent les éléments de base de l’équipement du foyer (meubles, ustensiles de cuisine, linge) et d’une installation agricole (terre et animaux). Ainsi un jeune marié devenu chef de feu pourra commencer comme bêcheur, prendre en location des parcelles puis s’il est fils de laboureur, accéder à ce même rang en louant une métairie ; il est d’ailleurs fréquent que le bail de l’exploitation des parents passe à un des enfants.
21Dans ces villages, domestiques et journaliers sont rares ; sans doute certains bêcheurs ou vignerons sont-ils en fait des salariés. Mais seuls les fermiers les plus importants ont besoin d’une telle main d’œuvre ; de plus les enfants célibataires servent de domestiques. Les purs journaliers sont très rares ; beaucoup louent ou même possèdent des parcelles puisque celles-ci sont abondantes et d’un loyer peu élevé.
- 13 R. Dion, Le Val de Loire, Tours, Arrault, 1934, p. 565.
22Les pauvres laissent peu de traces dans les archives mais on peut saisir des signes de paupérisation dans la décennie 1780 ; par exemple au nord de Saumur, dans la région d’Allonnes et de Brain, à partir de 1785, se multiplient les actes de résiliation de bail, d’exponse, de renonciation à une succession… passés par des bêcheurs et des laboureurs lourdement endettés. Les loyers ont-ils trop augmenté alors que la hausse des prix s’était ralentie ? Le phénomène reste à étudier. De plus l’évolution vers une agriculture de jardinage a sans doute provoqué la diminution du nombre des métairies et la transformation des modes de culture : selon le fermier d’une partie des domaines de Monsieur, Tessier du Mottay en 1779, les grandes exploitations subissent « un démembrement en morceaux détachés », ce qui entraîne « le passage de la grande culture à la charrue à la petite culture à bras » ; de plus la mise en culture des prés a réduit les zones de pacage pour les bovins, donc les laboureurs utilisent de moins en moins les bœufs comme animal de trait et se contentent de mauvais chevaux, plus faciles à nourrir sur les communs13.
Rapports sociaux et vie de la communauté
23Dans la vallée la vie locale est beaucoup plus active qu’ailleurs dans le plat pays, les assemblées d’habitants y sont fréquentes. Ces paroisses ont un grand privilège : grâce aux communaux, elles ont des ressources financières et elles n’ont pas à s’auto-imposer pour payer leurs dépenses, civiles ou religieuses. Dans les années 1770 et 1780, se tiennent 17 assemblées générales à Rivarennes et 24 à Bréhémont : les deux villages sont en procès à cause d’un morceau de communs. En effet les communautés, qui savent qu’elles ont des ressources, n’hésitent pas à se lancer dans des procès dont la raison la plus fréquente est la gestion et la défense des communaux ou des droits d’usage. On peut alors arriver à ce résultat paradoxal de les voir aliéner temporairement ou définitivement des portions de communs, donc se priver de leur usage, pour assurer leur propriété. Les communs sont bien des facteurs à la fois de cohésion et de division.
- 14 Archives départementales d’Indre-et-Loire, G 39 à 43
24Les procès peuvent opposer la communauté à son seigneur. Ainsi à Chalonnes le seigneur, l’évêque d’Angers, est en contestation permanente avec les habitants à propos des prés communs de l’île. Le chapitre Saint-Gatien de Tours est seigneur à Huismes du « Bois chétif », dans l’Île Saint-Martin, juste en aval de l’embouchure du Cher, à Rupuanne ; à plusieurs reprises aux xviie et xviiie siècles il se plaint des usurpations commises par les habitants qui n’hésitent pas, afin de conserver leurs droits d’usage, à combler les fossés établis pour empêcher les troupeaux de pénétrer sur ces terrains ; encore en 1784 un procès est en cours. Le chapitre cathédral est aussi seigneur, près de Tours, du Bois de Plante où les habitants de trois paroisses ont des droits de pacage et de panage ; ils peuvent ainsi faire un élevage de chevaux et de bovins dont ils vendent les produits à Tours et qui leur fournit un abondant fumier. En 1717 le chapitre décide de récupérer ces terres pour les transformer en prairie ; en 1722 des lettres patentes l’y autorisent mais attribuent aux habitants un tiers de l’espace, alors que le seigneur ne voulait en concéder qu’un quart14. Ces conflits sont étalés sur une longue période et il ne faut pas y voir les effets d’une « réaction seigneuriale », mais plutôt ceux de la prise de conscience de la valeur des terrains disputés.
25La défense des communaux peut aussi grouper plusieurs paroisses contre des projets de dessèchement et de défrichement, en particulier au temps de la physiocratie. Elles sont parfois rejointes dans la lutte par des seigneurs : ainsi pour empêcher le dessèchement des marais de Parilly près de Chinon ou dans le comté de Beaufort, où des hommes aussi célèbres que le comte d’Essuiles ou Turbilly ont perdu la bataille.
- 15 R. Loyau, Communs et communautés rurales dans la vallée de la Loire au xviiie siècle. L’exemple de (...)
26De longs et coûteux procès opposent aussi des communautés voisines qui s’y ruinent. L’exemple le plus frappant, mais non unique, est celui du conflit entre Rivarennes et Bréhémont, dans la vallée du Cher, qui a vu de vraies batailles rangées, avec mort et blessés en 1753. En 1752 une banale affaire de mésus due à un habitant de Rivarennes sur un commun de Bréhémont réveille une contestation sur la propriété d’un morceau de ce commun (66 arpents, 44 ha) qui avait déjà provoqué un procès au milieu du xvie siècle. Le procès ne s’achève qu’en 1770, car en première instance la Maîtrise des Eaux et Forêts de Chinon donne raison à Rivarennes ; Bréhémont interjette alors appel devant la Table de Marbre et gagne… ; sa rivale doit lui payer 6 000 livres de dommages et intérêts et 4050 livres comme indemnité pour les revenus non perçus sur le commun pendant 9 ans, à quoi s’ajoutent évidemment les frais judiciaires, pour au moins 5 000 livres15. Et le conflit recommence en 1789… Pour faire face aux dépenses, entre 1770 et 1779 Bréhémont a procédé à 61 adjudications de communaux, et encore à 6 dans la décennie 1780, tandis que Rivarennes, qui multiplie aussi les emprunts, en organisait 36, puis 27.
27Les communaux sont enfin source de zizanie à l’intérieur même des communautés. Parfois on veut réduire des entreprises d’usurpation jugées trop importantes, alors qu’elles restent tolérées si elles sont limitées à l’espace de l’emplacement d’une maison et d’un jardin. Plus souvent il s’agit d’imposer des limites, dans l’intérêt général, au nombre et à la nature des animaux à admettre, en particulier pour des animaux appartenant à des « forains », comme des bouchers de la ville voisine. Dans le comté de Beaufort où des communs sont indivis entre 16 paroisses c’est une tâche toujours difficile. Les droits du « gros bétail » ne sont généralement pas discutés ; les animaux qui posent problème sont les ovins et surtout les oies, accusées « d’empestiférer » les pacages. Les solutions adoptées doivent être validées par la Maîtrise locale des Eaux et Forêts mais les contraventions sont incessantes et les contestations jamais éteintes…
28Dans la vallée de la Loire, la lutte pour la défense des communs, qui ne peuvent pas être considérés comme le « patrimoine » des seuls pauvres, se poursuit pendant la Révolution et au début du xixe siècle. Les populations des vallées ne sont sans doute pas plus chicanières que d’autres mais les intérêts à défendre multiplient les occasions de conflit.
29Le blanc du tuffeau et le bleu de l’ardoise donnent une réelle unité aux paysages ligériens en Anjou et Touraine ; mais les sociétés y présentent des facettes multiples. Bien des idées reçues sur la routine des paysans doivent être revues. À force de travail et d’ingéniosité mais sans « révolution agricole » ces hommes ont développé une agriculture intensive de jardinage, à l’instar les paysans d’Alsace à la même époque. L’économie y est monéta-
Notes
1 À paraître : actes du xviiie colloque international de l’AFEC, Angers, 21-23 septembre 2000.
2 Risler, Cours de géologie agricole, 1884.
3 La levée de Montjean est commencée en 1785 et achevée au xixe siècle.
4 E. Brouard, Saint-Mathurin-sur-Loire au xviiie siècle. Un village de « bêcheurs » de la vallée d’Anjou, mémoire de maîtrise, Angers, 1999, p. 147.
5 F. Lebrun, Les Hommes et la mort en Anjou aux xviie et xviiie siècles, Paris, Mouton, 1971, p. 149.
6 R. DION, Histoire de la vigne et du vin en France, Paris, 1953, p. 449-455.
7 A. Nunes, Les Voituriers par eau de Limeray au xviiie siècle, mémoire de maîtrise, Tours, 1992.
8 B. Maillard, Les Campagnes de Touraine au xviiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998, 500 p., p. 508-517.
9 Archives départementales du Maine-et-Loire, C 155. La cote moyenne dans la communauté est de 5 livres 15 sols.
10 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 336. L’arpent de Touraine et d’Anjou vaut environ 2/3 d’hectare.
11 F. Lebrun, op. cit., p. 68.
12 Archives départementales d’Indre-et-Loire, 3E17/60, minutes Herpin, Bréhémont, inventaire après décès du 10 janvier 1776.
13 R. Dion, Le Val de Loire, Tours, Arrault, 1934, p. 565.
14 Archives départementales d’Indre-et-Loire, G 39 à 43
15 R. Loyau, Communs et communautés rurales dans la vallée de la Loire au xviiie siècle. L’exemple des paroisses tourangelles en aval de Tours, mémoire de maîtrise, Tours, 1999, p. 115-117.
© Presses universitaires de Rennes, 2003