De la vertu de nos ancêtres ?
À propos des déclarations de grossesse en Chinonais au xviiie siècle1
p. 57-68
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Grâce aux études de démographie historique, il est désormais prouvé que les dernières décennies de l’Ancien Régime ont connu une forte augmentation des naissances illégitimes et des conceptions prénuptiales2 ; dans ce dernier cas, la fille a pu se faire épouser avant la naissance de l’enfant, qui a cependant été conçu hors mariage, tout comme un enfant illégitime. On s’interroge actuellement, peut-être dans le cadre d’une réflexion plus large sur les destinées de la famille au xxe siècle, sur la signification du phénomène. La lutte sévère, menée par l’Église et l’État, contre les relations sexuelles en dehors du cadre du mariage, qui a porté ses fruits au xviie siècle (le xvie siècle n’avait-il pas été le « siècle des bâtards » ?), semble échouer de plus en plus souvent dans la seconde moitié du xviiie siècle : dans trois villages du Chinonais (Seuilly, Cinais, la Roche-Clermault), le nombre des naissances illégitimes passe de huit entre 1721 et 1750 à vingt-quatre entre 1751 et 1790 (soit 0,85 % des naissances) ; quant aux conceptions prénuptiales, elles connaissent aussi une augmentation qui est cependant moins forte (de 6,8 % à 9,4 % des premières naissances), au cours de la même période3. La « vertu » des filles de la campagne semble plus solide que celle des habitantes de la ville, ce lieu de perdition que dénoncent alors les physiocrates, puisque ce phénomène est beaucoup plus accentué dans les villes que dans les campagnes. Mais les premières ne sont-elles pas des refuges où il est possible d’accoucher presque clandestinement et ensuite, éventuellement, d’abandonner l’enfant ?
2Les naissances d’enfants illégitimes apparaissent dans les registres paroissiaux, car ces bébés sont baptisés comme les autres, mais l’acte de baptême rédigé par le curé est souvent très sec et ne donne que le nom de la mère. Celui du père, même s’il est connu, n’est pas indiqué. Beaucoup plus instructives sont les déclarations de grossesse faites par les futures mères, célibataires ou veuves ; leur étude, menée dans différentes régions, montre s’il en était encore besoin toute l’importance des archives judiciaires pour la connaissance de la société française d’Ancien Régime4.
3Depuis au moins 1556, date d’un édit d’Henri II5, les filles ou veuves enceintes ont tout intérêt à ne pas « celer » leur grossesse et à la déclarer : si elles ne l’ont pas fait et si l’enfant meurt à la naissance sans baptême, l’accusation d’infanticide est automatique et ce crime est puni de mort. La déclaration met donc à l’abri de la présomption d’infanticide6. Cette démarche permet de plus de désigner le père dont on attend qu’il paie au moins des dommages et intérêts à la fille dont il a abusé. Le but de cette législation est d’éviter que des enfants meurent sans avoir reçu le baptême et elle vise en fait le recel de grossesse beaucoup plus que les naissances illégitimes ; l’édit a été souvent réitéré et, en 1708, Louis XIV ordonna aux curés de le proclamer en chaire tous les trois mois (certains curés notent régulièrement, dans le registre paroissial, l’avoir fait). Mais il s’avère que de nombreuses filles n’ont pas accompli cette démarche, sans que l’on sache dans quelle proportion7. De plus, comme le montre M.-C. Phan, les textes législatifs ne prévoient pas du tout les modalités précises de la déclaration qui peut être faite – ce qui laisse une certaine liberté aux filles – devant différents personnages (juges royaux ou seigneuriaux, greffiers de juridiction, notaires…). Ceux-ci les notent le plus souvent sur des feuilles volantes et les classent avec leurs autres papiers. On peut donc en trouver dans différentes séries d’archives.
4Dans les archives du bailliage et siège royal de Chinon8, perdues au milieu d’autres procédures, sont conservées ces déclarations qui nous permettent de pénétrer dans un monde qui reste en général silencieux, et dans les mentalités d’une petite ville de province ; Chinon, à l’écart des mouvements de la circulation, vit surtout de ses fonctions administratives et judiciaires, puisqu’elle est le siège d’un bailliage, d’un grenier à sel, d’une élection, d’une subdélégation, etc. et compte 5500 à 6000 habitants à la veille de la Révolution ; c’est aussi un marché actif dans une région agricole prospère. Pour les deux dernières décennies de l’Ancien Régime, moment où l’esprit procédurier a fait des progrès et où la justice cherche à atteindre plus d’efficacité, il reste 68 déclarations de grossesse faites en application de l’édit d’Henri II auquel il est toujours fait référence ; on peut ajouter trois plaintes contre le père formulées après une déclaration ; la fille peut en effet toujours déposer une plainte contre le père présumé de l’enfant qu’elle porte, soit avec sa déclaration, soit après, ce qui permet l’ouverture d’une information ; au total, au moins 13 filles sur 71 ont ainsi demandé des poursuites contre leur suborneur pour obtenir des dommages et intérêts, ou au moins une somme qui leur permette de faire face aux dépenses de l’accouchement et de vivre pendant le temps où elles ne pourront pas travailler. Ces déclarations, parfois très sèches, peuvent aussi être beaucoup plus bavardes et expliquer en partie ce qui s’est passé. Au minimum elles comportent le nom de la fille, mais aussi le plus souvent, son âge, sa profession, son lieu de résidence, le nom de ses parents, s’ils sont vivants ou morts, la profession du père, et ces mêmes indications sont fournies pour le garçon mis en cause quand son nom est donné. Enfin, parfois, le greffier a noté ce que la fille lui a dit des circonstances qui ont accompagné la conception de l’enfant. Ces déclarations faites devant le bailliage sont loin de permettre de repérer toutes les grossesses illégitimes car, outre que certaines jeunes filles n’en font pas, d’autres s’adressent aux juges seigneuriaux9 ; toutefois, si elles veulent ensuite porter plainte, elles doivent aller devant le lieutenant général criminel au bailliage10. Par contre, il semble qu’en Chinonais les notaires n’aient pas reçu de telles déclarations11. On peut imaginer que les filles se déterminent en fonction de deux motivations : aller au plus près ou, au contraire, au plus loin pour essayer de cacher leur situation. À ces facteurs de dispersion, il faut ajouter les aléas de la conservation des archives.
5Ces raisons expliquent qu’il ne faille sans doute pas attacher trop d’importance aux fluctuations du nombre des déclarations au cours de la période étudiée :

6Pour un total de 71, la moyenne est de 3,5 par an. Certaines années (1776, 1780 à 1782) connaissent une forte poussée du nombre des déclarations et ce phénomène ne semble pas isolé12 : peut-être y a-t-il eu à ces dates un effort particulier pour faire appliquer la loi et une aggravation des pressions exercées sur les filles.
7Au cours d’une même année, les déclarations peuvent être totalement dispersées ou, au contraire, très groupées ; ainsi, le 2 mars 1770, deux déclarations sont faites, suivies d’une plainte deux jours après. Cependant, on note une forte concentration des déclarations dans les mois de mars (11 cas) et décembre (9 cas) qui en voient donc 29 %13. La coïncidence avec le Carême et l’Avent est flagrante, car ce sont des mois où la conscience de la faute et la pression du confesseur pèsent plus lourd. La déclaration peut se faire à n’importe quel moment de la grossesse. On comprend sans mal que la fille attende le dernier moment, pour cacher le plus longtemps possible son état ou dans l’espoir de se faire épouser malgré tout. Certaines attendent si bien qu’elles sont surprises par le début de l’accouchement avant d’avoir pu faire leur déclaration : ainsi, le 7 décembre 1775, Marguerite Cochereau, qui se met en règle aussitôt. La majorité des filles cependant se décident quand leur grossesse date de 5 à 7 mois (38, soit 65,5 % des déclarantes) 14 ; quelques-unes le font même plus tôt, peut-être pour faire pression sur le garçon et se marier rapidement. Certaines se rappellent très bien à quelle date le garçon incriminé a commencé à « avoir [leur] connaissance charnelle15 », mais leurs calculs sur la durée de leur grossesse sont entachés d’erreur et la sous-estiment le plus souvent16. Si on essaie de calculer grossièrement à quel mois remonte la conception, il apparaît que deux périodes de l’année sont particulièrement favorables : le printemps d’abord, puisque mai et juin connaissent 20 % des conceptions illégitimes et si on ajoute juillet on passe à 35 % ; l’hiver ensuite (20 % de ces conceptions en décembre et janvier, sans doute l’effet des longues nuits d’hiver…). Pour les conceptions d’enfants légitimes, dans la même période, on retrouve la même poussée de printemps mais un peu plus précoce17 ; à l’inverse, décembre et janvier sont plutôt des mois creux. Pourquoi cette différence de comportement18 ? En revanche, on comprend aisément que le temps des grands travaux agricoles ne soit favorable ni aux conceptions illégitimes (18,3 % d’août à octobre) ni aux autres.
8Les déclarations de grossesse permettent aussi de tracer le portrait des filles et de leurs séducteurs. Contrairement à ce qu’on peut penser, ce ne sont pas les très jeunes filles, malgré l’ignorance qu’elles invoquent parfois : « née et habitant dans le fond de la campagne, peu instruite et sans expérience19 », qui fournissent les contingents les plus nombreux : les moins de 20 ans ne sont qu’un peu plus de 10 % des déclarantes20 alors qu’elles sont très nombreuses dans la population. L’âge tardif au mariage, qui dépasse 25 ans en moyenne dans la seconde moitié du xviiie siècle21, fait que les célibataires sont très nombreuses.
9Presque les trois-quarts des filles (72,5 %) qui font une déclaration ont entre 20 et 29 ans et un nombre non négligeable (15,5 %) ayant atteint et dépassé les 30 ans ne peut guère invoquer l’ignorance. C’est à 24,5 ans que la moitié d’une génération de filles est mariée et, au delà, le nombre des célibataires susceptibles d’être enceintes hors mariage va en diminuant. Comme la majorité est à 25 ans, c’est toutefois 47 % des déclarantes qui sont mineures. Il semblerait donc que, malgré la longue période d’abstinence imposée par la pratique du mariage tardif, les premières relations sexuelles se produisent assez tard22. Dans l’échantillon, il n’y a qu’une veuve.
Âge des filles lors de la déclaration de grossesse

10Dans de nombreuses déclarations, la fille explique ce qui a pu l’amener à la situation dans laquelle elle se trouve et il est bien normal qu’elle allègue très souvent des promesses de mariage : 18, soit une sur 4, sont dans ce cas, et même selon l’une, deux bans du futur mariage avaient été publiés à l’église23. Dans trois cas, il s’agissait de forcer les parents du garçon à donner leur consentement24. Un cas est plus original : le fils de Jean Obliger, laboureur à Saint-Nicolas-de-Bourgueil, avait « pris goût » à Marguerite Audineau domestique chez son père et ils « s’étaient donné mutuellement la foi du mariage » avec le consentement du père qui craignait que « led. fils fût obligé de tirer à la milice » ; mais « comme le bruit de la milice s’était évanoui », l’espoir de la fille en avait fait de même25. Deux hommes mariés auraient même promis d’épouser la fille dès que leur femme serait morte ! Deux femmes seulement disent avoir été violées, en particulier, une fille « un peu simple d’esprit » qui gardait les bestiaux de ses parents.
11Pour la plupart, ces filles sont issues de ces milieux sociaux très humbles qui formaient la grande majorité de la population du Chinonais ; elles n’échappent pas au sort commun et sont placées comme domestiques, parfois même avant l’âge de 10 ans. Leur conduite s’explique donc en partie par la situation de subordination dans laquelle elles se trouvent et par la peur de perdre leur travail. Toutes ne déclarent pas une profession, alors que, sans doute, elles en ont une, mais c’est l’habitude alors de ne pas toujours indiquer le métier des filles. Celles pour lesquelles le renseignement est fourni sont, dans 28 cas, domestiques, dans six, couturières ou lingères, et, dans deux, bergères. Leurs pères sont surtout des journaliers, des paysans ou des artisans, le plus « huppé » étant marchand.
Profession des pères des filles qui ont fait une déclaration de grossesse

12Note26
13Leur famille habite Chinon (9 cas sur les 30 connus) ou les paroisses voisines en Touraine, Anjou et Poitou. Un père vient de bien loin avec sa fille : c’est un maçon limousin. Les filles sont rarement placées dans la paroisse où vivent leurs parents (4 seulement) ; sept (sur 38 qui ont indiqué leur lieu de travail) sont à Chinon et les autres dans les paroisses limitrophes ou très proches, ce qui explique sans doute qu’elles aient fait leur déclaration à Chinon alors qu’il existait peut-être dans leur paroisse d’origine un juge seigneurial apte à la recevoir. Mais, en tout cas, on ne peut imputer aux filles de la ville tous les cas de grossesses et de naissances illégitimes qui se produisent en ville27. Les quatre couturières travaillent à Chinon et sont toutes filles d’artisans ; ces dernières sont d’ailleurs rarement domestiques, alors que c’est le lot courant des filles de paysans.
14La plupart des filles déclarent de qui elles sont grosses : c’est leur intérêt. Les trois-quarts indiquent clairement le nom du garçon, deux ne donnent qu’un prénom. Mais trois se refusent à dire ce nom (c’est « une personne qu’elle ne veut nommer ») et pour 14 (20 %), il s’agit d’un inconnu, d’un passant, contre lequel toute poursuite est illusoire. Ces pères présumés appartiennent au même monde que les filles et les fréquentations étaient bien faciles. Ils sont jeunes, bien qu’un peu moins que les filles (27 ans en moyenne pour les 11 cas connus) ; ils sont célibataires (trois cas exceptés, dont un veuf) ; ils ont presque tous les mêmes professions que les filles ou leurs pères : 22 % sont domestiques et 27 % sont paysans. Il faut ajouter les soldats, des carabiniers en particulier à ces dates, qui prennent leurs quartiers d’hiver à Chinon (cinq cas au moins) ; les autres sont journaliers, compagnons ou artisans. Mais alors que, parmi les filles, il n’y en a aucune qui ne soit d’un milieu très populaire (ce qui ne veut pas dire que ces situations ne puissent pas exister dans d’autres groupes sociaux), parmi les hommes mis en cause se trouvent deux membres de la basoche (un hussier et un greffier), et un prêtre, le curé de Saché28. Les « amours ancillaires » ne sont pas rares et l’image de la servante obligée de se soumettre au bon plaisir de son maître prend ici une certaine réalité : dans notre échantillon, six filles incriminent leur patron et sept autres, le fils de ce dernier ; quatre pères présumés seulement sont des garçons en service dans la même maison.
15Quelles pouvaient être les réactions de ces hommes mis devant leurs responsabilités ou confrontés à de telles accusations ? Les comportements se révèlent très divers : certains nient tout simplement (2 cas), deux autres « envoient la balle » et portent des accusations contre la fille, qui chercherait à empêcher leur mariage avec une autre29 ou qui mènerait une vie « licencieuse » au vu de tous ; deux quittent le pays en cachette (sans compter les soldats qui sont évidemment des passants) ; quant à ceux qui auraient promis le mariage, deux semblent vouloir se raviser et onze refusent carrément de remplir leurs engagements ; l’un d’eux invoque alors la trop grande différence de fortune. Un dépouillement systématique des registres paroissiaux de toute la région de Chinon permettrait de découvrir si certains couples n’ont pas fini par se marier et légitimer l’enfant (qui peut même être né après le mariage-régularisation de ses parents). Nous connaissons deux de ces « heureux dénouements » grâce au dépouillement des registres des trois paroisses citées plus haut. Le 10 décembre 1782, Marie Bourdeau, fille d’un journalier de Seuilly, 26 ans, domestique chez Pierre Lhuillier laboureur à la-Roche-Clermault, faisait une déclaration de grossesse contre Pierre Blucheau lui aussi domestique et employé par le même patron. Le 21 mai 1783, le mariage était célébré dans l’église de Seuilly et en même temps, la petite Jeanne, née le 4 mars précédent et déclarée de père inconnu, était légitimée par ses parents. Plus compliquée est l’histoire de Marie Richard qui a accouché par deux fois (en 1784 et 1789), cas de « récidive » d’ailleurs très rare ; les deux bébés ont été dits alors de « père inconnu ». La déclaration de la mère pour la seconde naissance a été conservée dans les archives du bailliage de Chinon : passée le 18 mai 1789, elle met en cause Louis Vazereau, métayer à Cinais. Le mariage eut lieu en 1790, mais il fallut une « dispense de crime public » pour cause d’adultère : l’homme était marié au moment des faits et seul son veuvage permit le mariage avec la mère de ses enfants, qui ne furent reconnus et légitimés, pour une raison que nous ignorons, que le 1er brumaire an V.
16Autre question à soulever, celle de l’attitude des parents, des juges, de la société… Les réactions sont beaucoup moins tranchées qu’on pourrait l’imaginer. Il n’est pas exclu que des filles aient alors subi des mauvais traitements de la part de leurs parents, mais il n’en reste pas trace. Deux patrons ont mis dehors leur servante dès l’annonce de leur grossesse, surtout s’ils étaient compromis et certains parents ont peut-être eu la même réaction, mais les filles n’en parlent pas. Au contraire, vingt-et-une, soit 30 %, des filles habitent chez leurs parents au moment de la déclaration30. Un père entendait bien obtenir une somme rondelette à titre de dommages et intérêts, mais à trop exiger il a tout perdu31. Malgré la forte mortalité32, ces filles ne sont pas totalement dépourvues de famille : sur 47 cas connus, 5 (11 %) sont totalement orphelines et 19 ont encore père et mère ; par contre, 17 ont perdu leur père et six leur mère. Presque la moitié des filles étaient donc orphelines de père.
17Quant aux juges, leur réaction n’est pas systématiquement hostile. Certes la déclaration de la fille ne suffit plus et une plainte est nécessaire pour qu’une information soit ouverte et que des dommages et intérêts soient éventuellement obtenus, mais on note chez l’autorité de justice une attention réelle pour la mère et pour l’enfant, qui a disparu ensuite, en particulier dans le Code civil33. La décision des juges n’apparaît pas toujours dans les dossiers qui sont conservés, mais dans neuf cas au moins, ils ont accordé une provision alimentaire à la fille ; le montant variant entre 50 et 100 livres, est en moyenne de 75 livres34. Reste à savoir si ces sommes ont été effectivement versées !
18Dans toutes ces pauvres aventures, la grande inconnue est évidemment le sort des enfants. Combien sont-ils à n’avoir vécu que quelques heures, victimes des conditions dans lesquelles leurs mères ont accouché, ou à avoir été très vite abandonnés35. La majorité des enfants recueillis à l’hôpital des enfants trouvés de Tours, la Madeleine36, sont des illégitimes et, malgré la distance qui sépare Chinon de Tours, on peut penser que quelques petits Chinonais y ont été portés. Quelques-uns ont sans doute connu un sort plus tragique encore ; la législation clairement affirmée depuis le xvie siècle visait surtout à assurer le salut de l’enfant en veillant à ce qu’il ne soit pas privé du baptême, mais elle n’a pas suffi à empêcher avortements provoqués et infanticides, dont il reste quelques traces lorsqu’une information judiciaire a été ouverte, souvent à la suite d’une dénonciation37.
19Les archives judiciaires nous fournissent ainsi d’innombrables renseignements sur les comportements déviants de nos ancêtres en matière de morale sexuelle (viols, concubinages, relations sexuelles avant le mariage…) et sur les réactions de la société en face de ces conduites qui mettaient en péril ses fondements. Mais il ne faut pas oublier que ces documents, par leur nature même, attirent l’attention sur ces violations de la loi morale et civile qui sont le fait d’une très petite minorité. Il semble bien qu’en ce xviiie siècle dit libertin, la grande masse de la population des campagnes et des petites villes, comme Chinon, soit restée tout à fait fidèle aux prescriptions de l’État et de l’Église.
Annexes
1 – Déclaration simple de Madeleine Guillot, 28 décembre 1780
20Source : Archives départementales d’Indre-et-Loire, B, bailliage de Chinon, minutes civiles et criminelles et actes divers, 1780.
21Aujourd’hui vingt huit décembre mil sept cent quatre vingt, par devant nous Pierre Bertrand Chesnon de Baigneux, conseiller du roy, lieutenant général criminel au bailliage et siège royal de Chinon, assisté de Michel Etienne Louis Urbain Desnoyers notre commis greffier ordinaire. A comparu en personne Madeleine Guillot fille majeure de trente ans domestique de Pierre Roux lab r demeurant paroisse de Ligré, laquelle nous a dit que pour satisfaire aux édits et déclarations de Sa Majesté et de nos rois ses prédécesseurs, elle déclare estre enceinte d’enfant d’environ six mois, des œuvres dudit Pierre Roux son maître, laquelle déclaration icelle fille Guillot nous a affirmée sincère par le serment qu’avons d’elle pris au cas requis et ne seulement faire quant à présent que pour satisfaire aux édit et déclarations de Sa Majesté et icelle fille Guillot proteste de se pourvoir par la suite contre ledit Pierre Roux pour raison du fait de sa grossesse, se réservant à cet effet tous ses droits, pour les exercer en temps et lieu, par les voies de droit ; enjoignons à lad. comparante de se faire aider lors de son accouchement par personne capable, comme aussi d’avoir soin de son fruit, de lui faire administrer le saint baptême dont elle nous informera ainsi que le procureur du roi et ladite fille Guillot a déclaré ne savoir signer de ce enquis suivant l’ordonnance fait et donné par nous, juge susdit en notre hôtel les jour et an que dessus.
22Signé : Chesnon de Baigneux
23Desnoyers C. greffier
2 – Déclaration de grossesse par Renée Daveau portant plainte contre René Godefrois, 3 juin 1780
24Source : Archives départementales d’Indre-et-Loire, B, bailliage de Chinon, minutes civiles et criminelles et actes divers, 1780.
25Aujourd’hui trois juin mil sept cent quatre vingt,
26Par devant nous Louis Charles Lenée de Donzai, conseiller du roi, assesseur civil, lieutenant particulier criminel au Bailliage et siège royal de Chinon, assisté de Michel Etienne Louis Urbain Desnoyers, notre commis greffier ordinaire,
27Est comparue en personne Renée Daveau, fille, âgée de vingt neuf ans, de François Daveau et Renée Raffault, ses père et mère, demeurant chez ledit Daveau son père en cette ville faubourg et paroisse de St-Jacques, laquelle nous a déclaré que le nommé Godefrois maçon, demeurant en cette dite ville, paroisse de St-Etienne près le puits des bancs, lui ayant à différentes fois, fait des promesses de mariage et à cette fin la fréquentait souvent, et pour y parvenir avec moins de difficulté a proposé, et vivement sollicité la comparante de la connaître charnellement, ce qu’elle a refusé pendant plus de cinq à six mois, que continuellement pressée par le dit Godefrois, elle a eu la faiblesse de se laisser séduire sous les promesses et serment qu’il lui faisait de l’épouser, de sorte qu’ayant eu commerce charnel avec lui depuis le commencement de l’hiver dernier, elle est enceinte de ses œuvres d’environ trois mois, et que depuis ce temps le dit Godefrois a toujours continué à fréquenter la comparante et ce sous les mêmes promesses, mais que cependant depuis environ quinze jours il a cessé de faire la visite à la comparante et lui a déclaré qu’il n’entendait plus l’épouser, malgré les sollicitations que lui en pût faire la comparante, qu’il se dispose même à sortir de cette ville, et d’abandonner lad. comparante, quoiqu’il ait avoué et se soit reconnu comme l’auteur de la grossesse d’icelle comparante ; pourquoi ladite Daveau requiert qu’il nous plaise lui donner acte de la plainte qu’elle nous rend en crime de séduction, circonstances et dépendances contre ledit René Godefrois, en conséquence lui permettre de faire informer par témoins qui seront à cet effet assignés devant nous pour sur l’information être par nous décernés… et par provision lui accorder une provision alimentaire de cinq cents livres.
28Sur quoi donnant acte à ladite fille Daveau de sa comparution et déclaration de grossesse par elle ci-dessus faite contre ledit René Godefrois et de la plainte en séduction qu’elle nous rend contre icelui, lui avons permis d’informer dudit crime circonstances et dépendances par témoins qui seront assignés devant nous ; avons de ladite fille Daveau pris et reçu le serment au cas requis par lequel elle a juré et affirmé que la déclaration par elle ci-dessus faite est sincère et véritable, avons ordonné que ladite fille Daveau sera vue et visitée par Marguerite Chappat femme Bondou Maîtresse matrone en cette ville, laquelle prévenue a comparu et en acceptant sa commission après avoir d’elle pris et reçu le serment au cas requis a dit être âgée de cinquante trois ans, a promis et juré de faire ladite visite en son âme et conscience ; à cet effet s’étant retirée avec ladite fille Daveau, icelle femme Bondou étant revenue vers nous, nous a dit avoir visité ladite fille Daveau, et reconnu qu’elle est vraiment enceinte de trois mois, le serment d’icelle femme Bondou réitéré a dit que son rapport contient vérité ; avons enjoint à la fille Daveau d’avoir soin de son fruit dont elle se trouve enceinte, de se faire aider lors de son accouchement par personne capable et suffisante, et de lui faire administrer le Saint Baptême duquel elle justifiera dans le mois au procureur du roi. Et faisant droit sur la demande en provisions de ladite Daveau, lui avons adjugé et adjugeons la somme de cent cinquante livres de provisions de gésine alimentaire au paiement de laquelle somme sera ledit René Godefrois maçon garçon majeur demeurant en cette dite ville paroisse de St-Etienne contraint par toutes voies… raisonnables même par corps et emprisonnement de sa personne, ce qui sera exécuté nonobstant opposition et appellation quelconque suivant l’ordonnance, mandons au premier huissier ou sergent royal sur ce requis de mettre les présentes à exécution de ce faire lui donnons pouvoir.
29Fait et arrêté le présent par nous juge susdit et soussigné les jour et an que dessus, et ont les dites fille Daveau et femme Bondou matrone signé.
30signé : Lenée
31Desnoyers, c. greffier
32Renée Daveau
33M. Chappat.
34Vacations : trois livres au greffier et la femme Bondou quarante sols. Contrôlé aux épices, reçu treize sols six deniers ; à Chinon, ce 3e juin 1780. Signé Métayer Rivery.
Notes de bas de page
1 Publication : Bulletin de la Société des Amis du vieux Chinon, t. IX, n° 4, 1990, p. 436-455.
2 Sont considérés comme ayant été conçus avant le mariage de leurs parents les enfants qui naissent dans les sept premiers mois de la vie du couple.
3 B. Maillard, Recherches sur la population de la Touraine au xviiie siècle, (thèse de 3e cycle dactylog., 1974) « Vie et mort en Chinonais au xviiie siècle », Bulletin de la Société des Amis du vieux Chinon, 1981, p. 660-664.
4 Les études sur ce thème sont nombreuses depuis quelques années. Une synthèse récente sur toutes les questions autour de la naissance peut être lue dans : M. Laget, Naissances. L’accouchement avant l’âge de la clinique (Seuil, 1982) ou dans : J. Gelis, L’Arbre et le fruit, Fayard, 1984, J.-L. Flandrin a présenté dans Les Amours paysannes (xvie-xviiie siècles), col. Archives, Gallimard Juillard, 1975, une série de témoignages puisés dans les archives de différentes régions.
5 Cité dans Isambert, Les Ordonnances des rois de France, t. 13, p. 471-473.
6 M.-C. Phan, « Les Déclarations de grossesse en France (xvie-xviiie siècles). Essai institutionnel ». Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 1975, n°1, p. 61-88.
7 J. Gelis estime que environ un quart à un tiers des grossesses illégitimes sont déclarées (op. cit., p. 408). À Rouen, entre 1761 et 1789, il n’y a que 1°555 déclarations pour 5°653 naissances illégitimes enregistrées dans la ville, soit 27,5 %, cf. P.-P. Bardet, Rouen aux xviie et xviiie siècles. Les mutations d’un espace social, Paris SEDES, 1983, p. 321.
8 Elles sont déposées aux Archives départementales d’lndre-et-Loire, elles ne sont ni classées ni inventoriées mais l’ordre chronologique des années est grossièrement respecté dans les différentes liasses.
9 Ainsi, entre bien d’autres, c’est devant le juge du marquisat de Rochecot, à St-Patrice, que Catherine Liénard, 20 ans, fille d’un marchand tonnelier du village, fait sa déclaration. Les hasards de la conservation des archives font que l’on peut trouver ces documents hors des séries judiciaires : ainsi, les déclarations faites dans la seconde moitié du xviiie siècle devant les juges de la baronnie de Ligueil sont dans la liasse cotée G 417.
10 S. Delanoue, qui habite St-Germain-de-Bourgueil a fait sa déclaration devant le sénéchal du lieu mais elle dépose une plainte le 11 décembre 1781 devant le lieutenant-criminel général de Chinon.
11 Nous n’en avons pas trouvé dans les minutes des notaires résidant à Savigny, Seuilly ou la Roche-Clermault.
12 À titre de comparaison, au cours de la même période, les déclarations (conservées) se font dans le bailliage de Loches au rythme de trois par an. Mais on en trouve huit pour 1776, six en 1777 et sept en 1780…
13 On note la même concentration à Loches, où mars et décembre concentrent 26 % des déclarations.
14 Toujours à Loches, 62 %.
15 L’une parle de Pentecôte, une autre de la Saint-Jean
16 Le calcul a pu être fait à Tours, grâce au fichier des actes de l’état civil ancien constitué aux Archives municipales. Nous avons pu retrouver la date de naissance de certains enfants illégitimes dont la mère avait fait une déclaration : pour 25 cas, entre 1745 et 1755, 44 % des filles ne se trompent pas ou peu dans l’évaluation de la durée de leur grossesse ; une sur quatre la minore d’environ un mois et quelques unes, au contraire la majorent ; mais, dans l’ensemble, la marge d’erreur est assez faible.
17 Dans la seconde moitié du xviiie siècle, dans les trois villages cités précédemment.
18 J. Depauw a noté le même phénomène à Nantes. Il attribue la poussée hivernale des conceptions illégitimes (qui n’existe pas pour les conceptions légitimes) à la multiplication des amours ancillaires (« Amours illégitimes et société à Nantes au xviiie siècle », Annales ESC, n° 4-5, 1972 p. 1155-1182).
19 Déclaration de Marie Bourdeau, le 10 décembre 1782.
20 À Rouen, J.-C. Bardet observe qu’il y a moins de conceptions prénuptiales chez les rares journalières qui se marient avant 20 ans que chez celles qui le font entre 20 et 24 ans (op. cit. p. 326).
21 B. Maillard, « Vie et mort en Chinonais au xviie siècle », Bulletin des Amis du Vieux Chinon, 1981, p. 661.
22 À Nantes, les déclarantes ont surtout entre 22 et 26 ans et 47 à 48 % sont mineures (cf. J. Depauw, art. cit.).
23 Déclaration de Catherine Porcheron, le 30 mai 1779.
24 J. Gelis pose la question de l’utilisation de ce moyen par les jeunes pour lutter contre le mariage tardif qu’on leur impose (op. cit., p. 413).11 ne semble pas que cette hypothèse se vérifie à Chinon.
25 Déclaration de Marguerite Audineau, le 7 janvier 1773.
26 On sait qu’en Touraine le « laboureur » n’est pas un gros paysan comme le « riche laboureur » de La Fontaine et des plateaux du Bassin parisien. Les paysans aisés sont plutôt dits métayers ; aucune fille de métayer n’apparaît dans notre échantillon.
27 Cf. F. Lebrun, « Naissances illégitimes et abandons d’enfants en Anjou au xviiie siècle », Annales ESC, n° 4-5, 1972, p. 1183-1189.
28 Déclaration le 14 janvier 1777, de Marie Thibault (24 ans), domestique du vicaire de Saché contre le sieur Maugenet, curé de la paroisse. Ce n’est pas un cas tout à fait exceptionnel : en février 1746, une jeune fille d’Amboise avait accusé le curé de St-Florentin de cette ville d’être responsable de sa grossesse.
29 Dans un autre cas (Marguerite Rabusseau, le 3 juillet 1772), c’est la fille qui fait opposition au mariage du garçon (avec une fille qui est peut-être sa sœur puisque les deux filles portent le même nom).
30 Dans les déclarations faites devant le bailliage de Loches, certaines filles disent clairement qu’elles sont rentrées chez leurs parents à cause de leur état.
31 Claude Chauvelin, laboureur à Huismes, accusé d’avoir abusé de sa servante qui est enceinte, essaie dans un premier temps de tout arranger pour que personne n’en sache rien ; il propose 200 livres aux parents de la fille, qui en veulent 500 ; puis il en offre 300 et le lendemain de la déclaration 400. Mais le père en réclame 450 puis finit par accepter 400 livres. Mais c’est trop tard ! Chauvelin, qui est allé « consulter », nie tout désormais. Il fut cependant condamné à payer 100 livres de provision alimentaire.
32 Dans les trois paroisses citées ci-dessus, parmi les habitants qui ont atteint 20 ans (et qui ne sont déjà plus que la moitié de leur génération), 28 % meurent entre 20 et 40 ans, 36 % entre 40 et 60 ans.
33 M.-C. Phan, art. cit., p. 74.
34 Le salaire du manouvrier n’atteint pas une livre par jour.
35 On trouve encore dans les registres paroissiaux ou les archives judiciaires de la fin de l’Ancien Régime des traces d’exposition d’enfants nouveau nés de parents inconnus.
36 R. Caisso, « Les Aumônes et l’hôpital des enfants exposés de Tours », Bulletin de la Société Archéologique de Touraine, 1981 et 1982.
37 En 1787, par exemple, sur dénonciation d’une petite servante, une information est ouverte contre Marie Breton, servante elle aussi chez André Barré à Parilly : elle est accusée d’accouchement clandestin et d’infanticide.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008