« Le plus grave reproche qu’on puisse faire à cette organisation, c’est d’entrer en vigueur alors que la Marine a subi les réductions que l’on sait. Ne construit-on pas un beau cadre au moment où il n’y a plus grand-chose à mettre dedans ? »
Commandant Auguste Thomazi1

1La longue sortie de guerre de la Marine et les événements de Russie ont mobilisé les énergies des marins et de l’état-major. Tout est à reconstruire après l’épreuve de la guerre : les hommes, épuisés, dont les mérites ne sont pas reconnus, les matériels, anciens et usés, laissés sans remplacement après l’arrêt des constructions navales pendant plus de six ans et, enfin, l’organisation même de la Marine, désormais inadaptée aux nouvelles conditions de la guerre. La Marine entreprend donc une grande refonte de son organisation et de ses moyens. Ces moyens modernes et nouveaux doivent être mis en œuvre par un commandement renouvelé, au service d’une politique navale qui serve les objectifs stratégiques et diplomatiques de la France. La priorité est donnée à la reconstitution de la flotte et à la prise en compte des nouvelles armes que sont l’avion et le sous-marin. À ceci s’ajoute la nécessaire modernisation liée au passage à la chauffe au pétrole, à la direction de tir (optique et calculateurs), à la détection (son, ondes électromagnétiques) et aux communications. Ces enjeux techniques et tactiques concernent la défense des côtes, nouvelle charge de la Marine. Parallèlement à l’étude de la constitution de la défense des côtes, celle de son organisation est entreprise par l’état-major. Dans un premier temps, la Marine va moderniser les textes réglementaires de 1917 et 1918, puis tenter d’obtenir la consécration légale de sa nouvelle compétence par une loi cadre, constituant l’un des quatre volets du Statut naval soumis au Parlement.

2Avant cela, la Marine doit prendre la responsabilité de la défense des côtes dès le 11 novembre 1918. Le ministre Georges Leygues soumet donc au président de la République un projet de décret confiant aux préfets maritimes cette nouvelle tâche et leur accordant les moyens de l’assumer. Le décret du 27 décembre 19182 crée dans chaque arrondissement un service de défense contre l’ennemi flottant. Il est placé sous l’autorité d’un officier général prenant le titre de chef de la défense et ayant autorité sur les commandants de fronts de mer. Applicable aux cinq arrondissements métropolitains, cette organisation est étendue à l’Algérie et la Tunisie, mais pas au Maroc. Il faut attendre le début de l’année 1919 pour que la ZAN cesse de relever de la compétence du maréchal Foch, commandant en chef des armées alliées3. Une fois clarifiée la compétence des préfets maritimes dans la défense des côtes, la Marine peut véritablement se consacrer à l’étude d’un programme de refonte, tirant profit des expériences de la guerre.

1919 : une délicate prise en main

3L’année 1919 est d’abord celle des premières élections depuis le début de la guerre. Elles se préparent sur fond d’agitation sociale et de tensions entre anciens pays alliés, l’Angleterre et les États-Unis ne souhaitant pas voir la France prépondérante en Europe continentale. Les législatives du 16 novembre 1919 consacrent la victoire du Bloc national, avec une majorité d’hommes nouveaux, pour la plupart anciens combattants, d’où le nom de Chambre bleu horizon. Malgré cette façade d’union, les groupes parlementaires sont variés et les alliances fluctuantes présentent le risque de retournements inattendus, comme celui de janvier 1920 lors de l’élection du président de la République. Le « père la Victoire » y aspirait, mais ses rivaux distillent alors la rumeur d’une secrète aspiration de Clemenceau à la dictature ! Ce travail de sape réussit, puisque le 17 janvier 1920, Paul Deschanel, président de la Chambre, est élu contre Clemenceau. Celui-ci remet immédiatement sa démission et, le 20 janvier 1920, Alexandre Millerand constitue son cabinet. Le nouveau ministre de la Marine est Adolphe Landry, député de Corse, normalien agrégé de philosophie, directeur d’études à l’École des Hautes Études et père de la démographie contemporaine. Il prend le portefeuille de la Marine à un moment clé : celui de la reconstruction de la Royale. Il s’inscrit dans la continuité de Georges Leygues pour lui donner une organisation nouvelle et efficace, lui permettant de se moderniser en tirant les leçons du conflit. Or, la période au cours de laquelle l’état-major de la Marine se consacre à l’étude du programme de défense des côtes se révèle particulièrement instable, complexe et pleine d’inconnues, sur fond de crises politiques, diplomatiques et économiques.

4L’une des premières attaques contre ce travail de reconstruction provient de la commission du Budget de la Chambre. Son rapporteur n’est autre que Gustave de Kerguézec, toujours aussi exigeant à l’égard d’un état-major dont il se défie… La signature de l’Armistice n’a pas entamé sa pugnacité et la commission examine avec soin les modalités de démobilisation. Dès le mois de novembre 1918, la commission du Budget « aurait voulu voir tracer à grands traits une sorte d’avant-programme de démobilisation maritime ou tout le moins les directives essentielles de ce programme4 ». En son absence, le rapporteur examine point par point chaque demande de crédit, dans la perspective d’une réduction des dépenses que l’état de paix justifie. À l’occasion de l’examen des différents chapitres des crédits provisoires du 1^er trimestre 1919 (le projet de budget n’est pas encore élaboré), Kerguézec s’arrête sur le chapitre 49 consacré à l’artillerie navale. Nouveauté issue du transfert de la défense des côtes à la Marine, ce chapitre comprend des crédits affectés à la construction de matériels et à l’approvisionnement en munitions. Pour ce poste, l’état-major réclame 23 millions de francs que la commission demande de réduire de près de 10 millions de francs. Le rapporteur n’y va pas par quatre chemins et « charge » la Marine :

« La commission du Budget n’a jamais cessé de déplorer l’état dans lequel la Marine avait laissé la défense des côtes. […] Depuis trois ans, le rapporteur spécial [Kerguézec lui-même !] n’a cessé de demander au ministère l’élaboration et la présentation au Parlement d’un plan complet de défense des côtes, défense fixe et défense mobile. Il a été impuissant à l’obtenir5… »

5Kerguézec martèle sa demande d’un véritable programme pluriannuel de défense des côtes, exposant ses différents éléments : artillerie, aviation, sous-marins, patrouilles, mines, obstructions, etc. Il est pour lui inconcevable « d’accorder les crédits pour ces dépenses parcellaires et fractionnées, qui ne seraient qu’un gaspillage semblable à tous ceux qu’elle [la commission] n’a cessé de déplorer pendant la guerre ». Le ministre de la Marine, qui ne peut accepter ces critiques qu’il estime injustifiées, confie à l’EMG la préparation d’un argumentaire destiné à contrer les attaques du rapporteur et à obtenir le maintien des crédits pour la défense des côtes. Il s’agit d’abord d’une mise au point : la défense des côtes a été, jusqu’à la fin de 1917, de la responsabilité de la Guerre et « l’on ne saurait donc imputer au département de la Marine l’état de choses critiqué par M. de Kerguézec6 ». En outre, les armées ont procédé à « d’importants prélèvements sur le matériel et les approvisionnements de munitions de côte » afin de satisfaire aux « nécessités de la défense nationale ». C’est avec les éléments délaissés par la Guerre que la Marine s’est rapidement saisie de la défense des points vulnérables de la côte et de la sécurité d’une zone littorale autorisant la pêche et le cabotage. La création des PDCSM est à inscrire à son crédit. En considération de la situation et des priorités du moment, la Marine s’est fixé des objectifs concrets à court terme et « ne s’est pas attachée dès le début à l’établissement d’un programme d’armement nouveau dont, par la force des choses, la réalisation eût été impossible ». L’EMG5, auteur de la note, insiste sur les réformes, projets, améliorations, etc. entrepris et réalisés depuis la fin de 1917 : modernisation de l’artillerie, institution d’une inspection des dragages, programme d’obstructions littorales, mise au point de la détection sous-marine par hydrophones, établissement d’un réseau de postes-vigies, etc. Toutes ces améliorations ne pouvaient être laissées inachevées à l’Armistice et c’est à leur achèvement que devaient être consacrés les crédits demandés au chapitre 49. Ces travaux vont devoir en conséquence être suspendus. Il n’en demeure pas moins que l’état-major « a entrepris l’élaboration d’un plan d’ensemble de protection des côtes comportant la mise en œuvre de tous les éléments de défense, en tenant compte des leçons de la guerre. C’est là un travail de longue haleine, dont la mise au point, avec quelque activité qu’on la poursuive, demandera quelque délai7 ».

6Ce travail avait en réalité été entrepris dès la fin de 1918, avec la « Note au sujet du matériel d’armement des fronts de mer » du 31 décembre 1918 de l’ingénieur en chef d’artillerie navale Paul Paquelier8. Ce travail constitua un des éléments de réflexion de la commission des matériels de l’artillerie navale instituée le 18 janvier 1919 par le ministre de la Marine pour « tirer profit des enseignements de la guerre et appliquer aux matériels des bâtiments de combat les progrès réalisés dans toutes les branches de l’artillerie9 ». Composée d’officiers de Marine et d’ingénieurs d’artillerie navale, elle était placée sous la présidence de l’ingénieur général d’artillerie navale Prosper Charbonnier, ancien président de la commission d’expérience de Gâvre et ancien directeur de l’artillerie10. Il lui était demandé de préciser les progrès réalisés dans chaque type de matériel d’artillerie, d’en fixer l’état actuel, l’évolution probable et d’indiquer les domaines dans lesquels les études devaient être poursuivies11. La commission se réunit la première fois le 18 juin 1919, avec parmi ses membres l’ingénieur en chef Paquelier. Les tâches de la commission furent scindées en deux parties : l’une relative aux matériels de bord, l’autre à l’artillerie de côte. La première partie des travaux étant achevée fin août 1919, la commission se consacra à l’artillerie de côte après l’été. Deux éléments la guidaient dans sa réflexion : les principes du décret et de l’arrêté du 14 mai 1919 sur l’organisation des services offensifs et défensifs confiés aux préfets maritimes et ceux de la note de l’EMG5 sur « les principes généraux d’après lesquels doit être organisée la défense des côtes par l’artillerie » du 20 octobre 1919.

Le décret et l’arrêté du 14 mai 1919

7Le décret du 14 mai 191912 détermine la compétence territoriale des différents organes de la Marine sous l’autorité d’un chef des services offensifs et défensifs de l’arrondissement, assurant le commandement des chefs de secteurs, ayant sous leurs ordres des commandants de front de mer. Un tableau annexé fixe les limites des secteurs et des fronts de mer. Le 5^e arrondissement est divisé en 5 secteurs (Port-Vendres, Cette, Marseille, Toulon, Corse), la Tunisie en deux (Sfax et Bizerte) et l’Algérie en trois (Bône, Alger et Oran). Certains ports, sans être militaires, revêtent une telle importance qu’un représentant de la Marine y est nommé pour mettre en œuvre, le cas échéant, les mesures décidées (réquisition, surveillance, mise en état de défense, etc.). Sur la côte méditerranéenne, Port-Vendres, Marseille et Villefranche sont ainsi placés sous l’autorité d’un commandant de la Marine. Il en est de même en Corse, où cet officier a autorité sur l’ensemble de la côte, y compris les trois ports d’Ajaccio, Bonifacio et Bastia. Le décret du 14 mai 1919 pose le principe de l’autorité des chefs de secteurs sur les commandants de la Marine des ports de leur secteur, à une exception près : le commandant de la Marine en Corse a autorité sur le chef de secteur de la Corse. En revanche, à grade égal, le gouverneur militaire de la Corse a autorité sur le commandant de la Marine en Corse ! Les places de guerre sont alors commandées par un gouverneur, dépendant du ministre de la Guerre et ayant autorité sur les forces de ce ministère (armée, gendarmerie, aviation) relevant de la place dont il assure le commandement. Dans les villes côtières également places de guerre, la défense du front de mer est assurée au même titre que celle du front de terre. Des villes comme Marseille, Villefranche, Bizerte, Alger, Oran ou l’ensemble de la Corse, sont ainsi placées sous l’autorité d’un gouverneur militaire, lui-même subordonné au général commandant la région militaire. Le décret organise donc la répartition des commandements entre la Marine et la Guerre selon la préséance du grade. La primauté de la Guerre est maintenue puisque, « à grade égal, le gouverneur a autorité sur le commandant de la Marine et le chef des services offensifs et défensifs du secteur, mais relève du chef des services offensifs et défensifs de l’arrondissement ». Avec une organisation fondée sur les grades, toute une stratégie – malsaine – de nominations et d’affectations risquait d’être mise en œuvre par la Marine et la Guerre, suivant les villes côtières que l’un ou l’autre ministère souhaitait maîtriser. Ce risque était générateur d’une grande variété de situations et, partant, de confusions et de rivalités stériles.

8Cette subtile organisation, aussi insuffisante soit-elle, ne serait pourtant rien sans les moyens matériels qui lui sont rattachés. L’arrêté du 14 mai 1919, pris pour l’application du décret, fixe le cadre des services offensifs et défensifs, dits « OD », de chaque arrondissement13. Les services dits « terrestres » sont placés sous l’autorité d’un chef des services terrestres du front de mer, lesquels se composent de l’artillerie du front de mer (batterie de côte, postes photoélectriques et postes d’observation) et des services de surveillance et de reconnaissance. Afin d’exploiter au mieux les ressources existantes, l’arrêté rattache le service des sémaphores de la Marine aux services terrestres du front de mer : les guetteurs sémaphoriques entrent ainsi dans l’organisation de la défense du littoral. À côté des services strictement terrestres, les chefs de secteurs ont sous leur autorité les moyens maritimes fixes que sont les obstructions littorales (filets, barrages, estacades, mines) et la détection littorale. Les autres services militaires, arraisonnement, pilotages, services aériens et flottilles (y compris le dragage) sont rattachés directement au chef des services OD de l’arrondissement. Les moyens aériens ne sont pas oubliés : les leçons de la guerre semblent avoir été prises en compte et l’arrêté prévoit cinq fonctions pour ceux-ci, dont les trois premières révèlent néanmoins la perception accessoire et défensive qui prévaut encore :

« a. réglage du tir des batteries de côte ;
b. patrouilles de surveillance (recherche des mines, observation des bâtiments et aéronefs suspects, attaque des bâtiments ennemis, etc.) et escortes le long du littoral ;
c. patrouilles de reconnaissance (attaque des bâtiments ennemis) et escortes au large ;
d. défense du littoral contre les entreprises aériennes de l’ennemi ;
e. éventuellement, opérations offensives contre les côtes et bases ennemies14. »

9Pour la préparation de l’action, la Marine installe à nouveau les commissions d’études dont la guerre avait suspendu l’activité. Celles-ci relèvent du comité directeur des recherches scientifiques appliquées à la Marine, créé le 19 juin 1919, qui coordonne et supervise les recherches et expériences de la commission d’études pratiques d’artillerie de côte (CEPAC) installée à Toulon, de la commission d’études pratiques de dragage (CEPD) installée à Brest, de la commission de détection littorale (CDL) installée à Cherbourg et de la commission d’obstruction littorale.

La note de Georges Leygues du 20 octobre 1919 sur « les principes généraux d’après lesquels doit être organisée la défense des côtes par l’artillerie »

10Sous la signature de Georges Leygues, une note du 20 octobre 1919 précise les principes d’organisation de la défense des côtes en prenant acte des risques que présente l’aviation :

« Un des risques les plus considérables dans la guerre future pour les places maritimes est celui des bombardements aériens […]. En principe, la défense aérienne du territoire, places maritimes comprises, est assurée par l’armée de terre : la défense des côtes devra seulement, dans les fronts de mer, contribuer à la protection des places maritimes, avec tous les moyens dont elle dispose15. »

11Par ailleurs, bien qu’elle envisageât les moyens de repousser des opérations d’infanterie contre la côte, la note ne s’y étend pas, ceci étant du ressort du ministre de la Guerre, toujours chargé de la défense du littoral contre un ennemi débarquant ou ayant débarqué. Elle se concentre sur l’ennemi flottant susceptible d’attaquer les côtes et leurs organisations les plus précieuses (ports, arsenaux, ouvrages d’art, villes, etc.) de différentes manières : le bombardement, l’embouteillage, le blocus, les coups de mains et les tentatives de débarquement. Les principes d’organisation sur la base desquels le programme de défense des côtes doit être élaboré s’articulent autour des éléments suivants :

1. Une « défense à grande distance » composée d’une artillerie principale d’un calibre supérieur à 305 mm et d’une portée de 30 à 50 km constituant l’ossature de la défense des places maritimes. Lorsque le réseau ferré le permet, cette artillerie est mobile. Elle est défilée du large et installée à au moins 1 km à l’intérieur des terres, sur des positions permettant « que l’ennemi, se présentant dans un rayon de 20 000 mètres autour de la place, soit sous le feu de toutes les batteries ».
2. Une « défense à moyenne distance » constituée par l’artillerie secondaire, d’un calibre de 164 à 240 mm et d’une portée de 15 à 30 km, assurant la défense rapprochée de la place, tout en flanquant les batteries d’artillerie principale. Elle protège aussi la côte contre les débarquements et les attaques de sous-marins. Les batteries secondaires sont également mobiles, avec une position de tir proche du rivage pour assurer des tirs directs, de plein fouet. Elles doivent battre une zone de 20 km autour de la place, avec une concentration double de celle de l’artillerie principale.
3. Des obusiers et canons courts afin de protéger les passes, mouillages et rades. Ces batteries exécutent des tirs indirects sur zone depuis des positions défilées, si possible en batteries mobiles.
4. Une artillerie légère, composée de canons d’un calibre inférieur à 100 mm, destinée à défendre les entrées des ports et les points vulnérables et/ou stratégiques du rivage.

12Ces quatre rideaux défensifs doivent posséder une forte protection pour le matériel, le personnel et les munitions. La note du ministre prévoit « des camouflages très étudiés [qui] dissimuleront les installations aux vues du large et à celles de l’aviation. […] Il sera établi de fausses positions de tir et de faux camouflages16 ». Ce camouflage sera complété par des dispositifs d’émission de fumée contre les incursions de l’aviation et gênant le tir ennemi. Les batteries susceptibles d’être l’objet d’un coup de main sont protégées par des défenses rapprochées : tranchées, réseau de barbelés, nid de mitrailleuses. Enfin, les plages et rivages trop facilement accessibles disposeront de mines mouillées par faible fond. La surveillance, la détection et l’éclairage sont assurés par la détection microphonique et magnétique, ainsi que par le son (avions, temps brumeux ou nuit). L’état-major déconseille l’utilisation de projecteurs et préfère un éclairage par fusées ou obus éclairants, les premiers n’ayant qu’une portée utile de 3 000 à 4 000 m, alors que les seconds peuvent illuminer une cible à 6 000 m. En outre, le projecteur se voit de très loin et présente le grave inconvénient de découper en ombres chinoises les bâtiments de patrouille se trouvant entre l’ennemi et la côte.

Les travaux de la commission des matériels d’artillerie navale

13La commission s’intéresse aux canons, leur mobilité, leur compatibilité pour le tir contre avions, leurs projectiles, ainsi qu’aux poudres et explosifs. Ces deux derniers aspects sont rapidement traités, les conclusions des études menées au premier trimestre 1919 pour l’artillerie de bord, étant considérées comme applicables à l’artillerie de côte. La commission peut donc se consacrer au cœur de sa mission : les canons. N’ayant visiblement pas encore eu connaissance de la note de Georges Leygues, elle engage ses réflexions sur la base du rapport Paquelier, fondé en grande partie sur les enseignements de l’opération des Dardanelles qui, en 1915, vit les escadres britanniques et françaises engager des duels au canon avec les batteries côtières turques des détroits.

Le référent absolu : la campagne des Dardanelles

14Le détroit des Dardanelles, au sud de la mer de Marmara, contrôle l’accès, depuis la Méditerranée, de la mer Noire, auquel le détroit du Bosphore, au nord de la mer de Marmara, donne accès. Ces étroits passages, marquant la frontière entre l’Europe et l’Asie, permettent d’accéder à Constantinople, capitale de l’Empire ottoman. Dès avant l’épisode du Goeben et du Breslau, l’Allemagne et l’Empire ottoman avaient signé un traité secret, le 2 août 1914, offrant à l’Allemagne le contrôle des Dardanelles et rapidement mis à profit, lorsque le contre-amiral Souchon, après avoir échappé aux patrouilles britanniques, trouva refuge à Constantinople le 13 août 1914. Deux jours après que le Sultan ait déclaré le djihad contre l’Entente, le 1^er novembre 1914, la France et l’Angleterre bombardent les défenses extérieures du détroit, avec pour seul effet d’alerter les Turcs et leurs alliés allemands sur un risque d’attaque. Les Turcs n’avaient toutefois pas attendu cette attaque pour en consolider les défenses. Dès le 15 août 1914, l’amiral Souchon avait demandé l’envoi de spécialistes pour organiser cette défense et assurer les arrières du Goeben et du Breslau, rebaptisés Sultan-Selim et Medilli. Début septembre 1914, environ 400 artilleurs et spécialistes de la guerre des mines arrivèrent à Constantinople pour constituer une unité spéciale placée sous les ordres de l’amiral Guido von Usedom, inspecteur général des fortifications côtières17. Dès le 20 septembre 1914, l’amiral Souchon estimait que les détroits étaient sûrs et permettaient d’envisager sereinement des opérations contre la flotte russe de la mer Noire : ce qu’il fit les 27 et 29 octobre, précipitant les représailles alliées du 3 novembre. Cette attaque renforça la détermination des Turcs et des Allemands à consolider leurs défenses. Surtout, elle ruinait tout effet de surprise… Dès lors, la défense des Dardanelles s’organisait en trois ensembles successifs. Les défenses extérieures consistaient en trois groupes de batteries au sud de la péninsule – Sedd-ul-Bahr – et deux groupes de batteries sur la rive asiatique opposée – Koum-Kaleh. Les défenses intermédiaires, échelonnées sur chaque rive entre l’entrée du détroit et la pointe Kephez, rassemblaient sur la rive européenne, 14 batteries armées d’obusiers lourds et de moyen calibre, de mortiers, de canons de moyens calibre et de pièces légères et, sur la rive asiatique, 13 batteries aussi lourdement armées. Les défenses intérieures étaient regroupées à proximité du Goulet, avec sur la rive européenne (Kilidbahr) cinq groupes de batteries et sur la rive asiatique (Canakkale), six groupes de batteries. Les défenses extérieures et intérieures étaient des positions fixes installées avant la guerre. Des 27 batteries des défenses intermédiaires, 20 avaient été organisées après le 3 novembre 1914 et consistaient essentiellement en batteries mobiles. Cette artillerie de côte était complétée par dix barrages de mines. Enfin, trois tubes lancetorpilles pouvaient prendre en enfilade tout navire tentant de franchir le Goulet face à Kilidbahr18. Les Turcs avaient aussi établi de fausses batteries destinées à leurrer les observateurs et un grand soin avait été apporté à la dissimulation et au camouflage des batteries mobiles.

15À la demande pressante des Russes, les Britanniques – au premier rang desquels Winston Churchill, First Lord of the Admiralty – travaillaient à convaincre les Français d’accepter une opération navale dans les Dardanelles, destinée à supprimer les défenses du détroit et à surgir à Constantinople pour obtenir la reddition de l’Empire ottoman. Cet ambitieux projet visait à dégager les Russes de l’étreinte germano-turque et à prévenir une attaque turque sur le canal de Suez. Une opération purement navale fut décidée le 28 janvier 1915. Tirant argument de l’effondrement des forts belges en août 1914 sous le coup de l’artillerie lourde allemande et malgré les réserves de l’amiral Fisher, First Sea Lord, Winston Churchill emporta la conviction du War Council : comment des ouvrages turcs obsolètes pourraient-ils résister aux tirs des pièces de 305 mm des cuirassés ? Encouragé par les rapports du contre-amiral Sackville Carden sur les destructions des forts turcs lors des attaques du 3 novembre 1914, Churchill insista pour une opération purement navale, économe en troupes. Le vieux précepte de l’amiral Nelson, « A ship’s a fool to fight a fort », n’avait plus lieu d’être à l’époque des Dreadnoughts ! Cette certitude contagieuse était malheureusement erronée, car reposant sur des présupposés faux : les effets du bombardement des forts belges par les obusiers lourds allemands n’étaient pas transposables à un bombardement naval, non seulement en raison des trajectoires tendues des canons de bord, mais également des difficultés de la conduite de tir sur un navire en mouvement pris sous le feu de batteries côtières. L’attaque contre les forts extérieurs fut prononcée le 19 février 1915. Un déluge de feu s’abattit sur les forts, Cornwallis et Vengeance tirant à pleines volées des salves ininterrompues. Les effets furent jugés dévastateurs par les observateurs qui estimaient que rien ne devait rester des batteries turques après un tel bombardement. Il était prévu de répéter cette opération le lendemain, mais la météo ne le permit pas : durant cinq jours d’inaction navale, les Turcs réparèrent les dégâts. Le bombardement ne reprit que le 25 février et il fallut mettre à terre les Royal Marines pour neutraliser les canons turcs. La surprise fut alors grande de découvrir à Sedd-ul-Bahr deux pièces sur trois intactes. Il aurait fallu pouvoir répéter cette action sur chaque ouvrage : bombardement, débarquement d’une compagnie de sabotage, puis dragage… Or sans mise à terre systématique d’un groupe de destruction, un ouvrage que l’on estimait avoir détruit tirait à nouveau le lendemain. Les avions de reconnaissance, malgré leurs difficultés à agir, signalaient de nouvelles positions : dans la nuit des batteries mobiles avaient été installées et harcelaient au petit jour les dragueurs de mines et les cuirassés français et britanniques. Leur réglage se faisait en outre de plus en plus précis, le tir courbe des obusiers parvenant à toucher des zones vulnérables des navires. Les tirs nourris des batteries mobiles – qui se dissimulaient, se découvraient et se taisaient, puis se découvraient à nouveau – harcelaient les dragueurs, incapables de nettoyer le passage pour les grosses unités. Les hydravions du Royal Naval Air Service (RNAS) se révélèrent également inopérants. Ils souffraient d’avaries et d’insuffisances mécaniques à répétition et furent incapables d’atteindre une altitude suffisante pour régler le tir des cuirassés, notamment ceux du Queen Elizabeth qui tirait par-dessus la péninsule de Gallipoli depuis Gaba Tépé en mer Egée. La consommation de munitions était importante, sans résultats tangibles puisque les batteries muselées la veille tiraient à nouveau le lendemain… Churchill manifesta alors son impatience auprès de l’amiral Carden pour lequel la pression devint trop forte : le 16 mars, il tombait malade et démissionnait le lendemain. Le vice-amiral John Mickaël de Robeck prenait le commandement du Eastern Mediterranean Squadron chargé, coûte que coûte, de forcer le passage des Dardanelles.

16L’attaque décisive est prononcée le 18 mars 1915. Les débuts furent prometteurs, les batteries turques semblant réduites au silence après les tirs massifs des cuirassés britanniques. De Robeck fit donc passer la seconde ligne de navires en avant pour concentrer le tir : au fur et à mesure de la progression des navires français, des batteries turques, jusqu’alors muettes et dissimulées, se mirent à prendre à partie toutes les unités alliées sous un feu nourri, de plus en plus rapide et précis. Un véritable duel d’artillerie se déroulait de chaque côté du détroit, entre le Bouvet et le Suffren contre la côte asiatique et le Charlemagne et le Gaulois contre la côte européenne. Sous le commandement du capitaine de vaisseau Marguerye19, le Suffren effectue des tirs de saturation entre 4 000 et 9 000 m de distance sur les défenses intermédiaires turques qui disparaissent dans des nuages de terre et de fumée. À la mi-journée, ordre est donné aux Français de laisser la place à la troisième ligne. Dans la manœuvre, le Bouvet heurte une mine et, en moins d’une minute, chavire, entraînant par le fond son commandant, 23 officiers et 619 marins. Comme le reconnaît l’amiral Guépratte : « Sans ces mines sournoises [sic], la victoire était à nous. Mais elles ont fait sombrer non seulement le Bouvet, mais aussi l’Océan, l’Irrésistible et ont gravement avarié l’Inflexible20. » Le Gaulois également durement avarié dut s’échouer sur un îlot proche pour ne pas sombrer… Des 16 bâtiments de ligne engagés dans l’opération, trois avaient été coulés, trois autres gravement avariés et immobilisés pour de longs mois, tandis que le détroit demeurait interdit aux navires de l’Entente. Aucune nouvelle tentative ne fut effectuée le 19 mars et les Alliés choisirent l’option d’un véritable débarquement pour détruire les défenses côtières turques et permettre le passage de la flotte franco-britannique.

17L’analogie avec les bombardements allemands sur les forts belges était erronée : si le tir des cuirassés avait été impressionnant et avait semblé réduire à des amas de ruines les batteries turques, ce n’était qu’illusion. En revanche, le tir concentré, précis et soutenu des batteries mobiles turques avait été meurtrier, tant pour les cuirassés que pour les dragueurs de mines, incapables de manœuvrer correctement sous le feu continu. Bien qu’impressionnant et éprouvant durement le moral des artilleurs turcs, le bombardement naval n’avait pu détruire les canons, les plateformes et les dépôts de munitions. La trajectoire des obus des canons de Marine, placés en tourelles, est tendue : l’élévation des pièces est inférieure à 30° pour les affûts les plus « élevés », mais la plupart du temps compris entre 20° et 25 °. Bien que possédant une vitesse élevée, les obus de marine, à masse identique, étaient donc loin de posséder le puissant effet terminal des obus tirés en 1914 sur les forts belges par les pièces lourdes allemandes avec des trajectoires courbes, voire plongeantes ou verticales, et une élévation supérieure à 50 ° : l’obus retombe alors quasi verticalement sur son objectif avec une vitesse pouvant atteindre 900 m/s, ajoutant l’effet cinétique à celui de l’explosion. En tir tendu, l’obus perd de sa vitesse jusqu’à l’impact et peut, suivant les distances, n’atteindre son objectif qu’à moins de 300 m/s21. Cet effet terminal était d’autant plus réduit que les obus de Marine, dits de rupture, étaient conçus pour percer les blindages des navires puis exploser à l’intérieur (fusée à retard) afin d’y causer un maximum de dégâts. Contre des remparts, des remblais, des murs, des casemates, ces obus pénétraient profondément dans les structures et explosaient avec des effets atténués par la masse des éléments dans lesquels ils s’étaient enfoncés. Les obus tirés par les mortiers lourds allemands étaient à percussion et explosaient au contact de la cible, creusant de profonds entonnoirs et brisant les structures. Les tirs des navires ne parvenaient donc que rarement à toucher l’intérieur des casemates et s’enfonçaient dans les remblais meubles des batteries causant peu de dégâts : l’effet visuel était impressionnant, l’efficacité quasiment nulle… L’utilisation d’obus à shrapnel aurait pu neutraliser les servants des pièces, mais les navires en possédaient très peu et les officiers de tir de la Marine n’en avaient aucune pratique. Ce manque d’efficacité était encore aggravé par la mobilité de la plupart des batteries turques. Lorsque les tirs étaient trop nourris, les artilleurs se mettaient à l’abri et protégeaient les pièces. Dès que les tirs cessaient ou que les navires se trouvaient à une meilleure distance, les batteries mobiles reprenaient leurs tirs meurtriers. Pendant plusieurs jours, les Alliés eurent ainsi la mauvaise surprise de subir le feu de batteries qu’ils pensaient avoir détruites. Ce harcèlement ne permit pas aux dragueurs de mines de nettoyer les eaux du détroit : les mines furent ainsi les véritables éléments déterminants de l’échec de l’opération navale franco-britannique22.

18La campagne navale des Dardanelles, désastreuse mais riche en enseignements, suscita un examen approfondi par les Français et les Britanniques, ainsi que par les grandes puissances navales de l’entre-deux-guerres : États-Unis, Japon et Italie. Les enseignements tirés furent toutefois différents. Tandis que la France y puise matière à l’amélioration de la défense de son littoral, les États-Unis et le Japon en exploitent les enseignements de manière résolument offensive. En découlera, en 1921, l’étude pionnière de Earl H. Ellis « Advanced Base Force Operations in Micronesia », à l’origine de la doctrine du corps des Marines et, en 1924, la « Synthèse des opérations combinées et opérations contre les débarquements » de l’armée japonaise23.

L’examen du rapport Paquelier

19Le rapport Paquelier, dans sa partie consacrée aux opérations contre les forts des Dardanelles, fait état du rapport de l’amiral Carden qui estimait que l’opération avait été « couronnée de succès » ! Cette appréciation fait réagir le commandant de Laurens qui confirme que les forts n’avaient aucunement souffert, faisant dire à l’ingénieur Paquelier : « Les bâtiments peuvent donc arriver à éteindre le feu, mais non à détruire les batteries24. » L’amiral Jehenne25, artilleur expérimenté, n’en était pas surpris : « L’efficacité du tir des bateaux est toujours faible. J’ai assisté jadis à un tir des Japonais aux Pescadores sur un fort. Ils ont tiré en 1 heure ½ 1 200 coups de 15 sur un fort, qui n’avait nullement souffert26. » Le commandant de Laurens abonde : « Aux Dardanelles, dans un des forts visités, il était tombé 250 coups dans l’enceinte du fort, dont 20 coups sur la ligne de feu (la batterie) aucune pièce n’a été avariée. Il y avait 4 tués et quelques blessés. » Et le président, l’ingénieur général Charbonnier, de conclure : « Ceci montre la supériorité de la côte sur les bateaux. Ce fait doit nous guider dans toute la discussion. » Cette résistance des batteries fixes plaidait en faveur de la réutilisation des tourelles d’artillerie des navires désarmés. Dans l’esprit de ce que l’amiral Jehenne appelait « faire une nouvelle artillerie avec du vieux », le président de la commission insistait sur la nécessité de récupérer les tourelles des bâtiments condamnés pour en faire des batteries fixes. À cette fin, l’EMG4 mit à disposition de la défense des côtes les tourelles des cuirassés des types Justice et Patrie, ainsi que celles des Gaulois, Charlemagne, Henri IV et Requin. Le Gaulois, comme ses sisterships Charlemagne et Bouvet, était un cuirassé pré-dreadnought de 11 300 tonnes lancé en 1897. Il était armé de deux tourelles doubles de 305 mm, de 10 pièces de 138 mm, 8 pièces de 100 mm, 20 canons de 47 mm et deux tubes lance-torpilles. Le Bouvet avait été coulé aux Dardanelles le 18 mars 1915, mais le Gaulois, gravement avarié le même jour, avait été réparé à Malte et certains de ses canons débarqués. Le désarmement du Charlemagne fut achevé en 1920. Le Henri IV était également un pré-dread nought lancé en 1903, armé de deux canons de 270 mm et 7 de 138 mm. Les Justice et Patrie étaient des cuirassés plus modernes, lancés en 1906-1908. Les Patrie étaient armés de 4 pièces de 305 mm sous tourelles doubles et de 18 canons de 164 mm. Les Justice possédaient également deux tourelles doubles de 305 mm, mais 10 canons de 194 mm. Ce stock d’artillerie de bord était censé permettre l’équipement régulier de l’artillerie de côte. Il est donc envisagé d’en transformer les affûts pour autoriser un tir à 45°, facteur d’accroissement des portées. Ainsi que le déclare l’amiral Jehenne, « Mettre un canon de bord à terre, c’est redonner à ce matériel une nouvelle jeunesse, par suite des transformations et de l’augmentation de portée qu’on peut lui donner. »

20La commission souligne également l’importance des appareils de conduite de tir (lunettes, télémètres, calculateurs, etc.). De grands progrès furent accomplis pendant la guerre. Si lors de l’opération des Dardanelles les bâtiments ne disposaient pas d’appareils de visée convenables, ni de direction de tir centralisée (chaque tourelle était commandée par un officier de tir qui visait – à découvert – les objectifs qui lui étaient désignés par le commandant), les Anglais, dès la bataille du Jutland, avaient mis en œuvre des systèmes plus perfectionnés, tant de visée que de direction de tir, qui leur permirent de régler efficacement leur tir sur les navires allemands, même lors des changements de route. La conduite de tir allait logiquement devenir un sujet de recherche prépondérant chez les belligérants, examiné par les commissions d’études pratiques, au cours des années 1920 et 193027. Un débat s’instaura entre le commandant de Laurens et le président de la commission sur l’efficacité des obus éclairants pour le tir de nuit. Le lieutenant de vaisseau Mouren soulignait les espoirs que suscitaient les nouveaux procédés de détection permettant de « tirer sans voir » : microphonie sous-marine, repérage par le son et détection magnétique. Enfin, deux voies prometteuses retinrent l’attention de la commission : l’aviation et la mobilité des batteries. Le capitaine de frégate de Laurens expliquait que la défense antiaérienne d’une place comme Marseille était assurée par les unités de la Guerre : artillerie, postes d’écoute et de détection, aviation de chasse, dont la Marine ne pouvait assurer seule la charge. Il en était de même à Toulon, à l’exception des navires au mouillage et de l’arsenal. Il poursuivait en insistant sur le rôle défensif majeur qu’aurait à jouer l’aviation, notamment dans la lutte contre les sous-marins, suivi en cela par l’amiral Jehenne :

« C’est bien mon avis, et je suis d’ailleurs convaincu que dans le futur la défense des côtes devra surtout résider dans une organisation aérienne très développée. […] Le canon perd de plus en plus ses droits dans la défense des côtes et c’est dans l’aviation qu’il faudra surtout rechercher les moyens de protéger nos places maritimes28. »

21Un consensus apparaît alors sur ce point entre l’ingénieur en chef Paquelier, l’ingénieur général Charbonnier et l’amiral Jehenne. Cette prise de conscience est remarquable, comparée à la note de Georges Leygues du 20 octobre 1919 – exactement contemporaine des travaux de la commission – qui passe rapidement sur cette question, considérant que la Guerre y pourvoirait… Ce n’est assurément pas l’avis des membres de la commission qui estiment que la Marine devrait étudier la défense antiaérienne, la prendre en charge et la mettre en œuvre. L’autre axe d’étude intéresse la mobilité. La commission tirait les leçons de l’efficacité du tir des batteries mobiles turques et de leur quasi-invulnérabilité aux bombardements opérés par les cuirassés de l’Entente. L’amiral Jehenne expose ainsi leur supériorité : « De plus, si l’ennemi connaît très à l’avance les positions des batteries fixes, il détermine beaucoup plus difficilement l’emplacement des batteries mobiles, dont les renseignements sûrs sont loin d’être obtenus instantanément29. » Le commandant de Laurens souligne qu’aucune opération des compagnies de débarquement n’avait pu neutraliser les batteries mobiles. Cela conduit l’ingénieur en chef Paquelier à imaginer des batteries de 14 montées sur Caterpillar, rejoignant en cela des projets à l’étude depuis plusieurs années. Lorsque la percée du front avait été obtenue, son exploitation ne pouvait en effet souvent se faire en raison du bouleversement du terrain bombardé, qui interdisait à l’artillerie de suivre l’infanterie. La solution fut donc recherchée du côté de la chenille ou Caterpillar en anglais. Les premiers essais furent conduits pour des canons de 105 L montés sur des châssis de chars Renault FT. Les recherches se concentrèrent rapidement sur l’artillerie lourde, justifiant d’avantage le recours aux affûts sur chenilles, matériel perfectionné et coûteux. Le lieutenant-colonel Rimailho – « père » du 75 – sous-directeur de la compagnie de Saint-Chamond, poursuivait depuis fin 1916 des études sur un double attelage de chenilles – dit « automouvant » – dont l’avant-train motorisé transportait les munitions et l’arrière-train l’affût d’un mortier de 220 mm. De mars à septembre 1918, cinq matériels différents furent à l’origine d’un programme d’armement devant aboutir à la fabrication de 300 pièces à chenilles, dites « d’exploitation ». Ce programme fut stoppé par l’Armistice, mais 75 matériels furent fabriqués à partir de 1919 pour des pièces de 194 GPF (appellation du 19 de marine employé en ALGP) et mortiers de 280 TR Schneider30. C’est précisément sur ce type de matériel que l’ingénieur en chef Paquelier comptait pour assurer une défense « invulnérable » des côtes. Ceci semble pourtant bien utopique lorsque l’on sait que ces automouvants se déplaçaient alors à la vitesse de 5 à 7 km/h… La mobilité tant vantée pouvait-elle être obtenue avec de tels moyens ? Pouvait-elle assurer la concentration des feux sur une zone du littoral en cas d’attaque ou de menace d’attaque ? Tel était précisément l’ordre du jour de la séance du 14 novembre 1919 de la commission.

Figure 8. – Canon de 194 mm GPF sur affût à chenilles Saint-Chamond – Cours Lecointre (SHD Marine).

La séance du 14 novembre 1919 et « l’étrillage » du rapport de Laurens…

22À l’ouverture de la séance, l’ingénieur général Charbonnier fit état de la note de Georges Leygues du 20 octobre, dont les membres de la commission avaient pu constater la convergence avec les conclusions du rapport de Laurens… Visiblement gêné de n’avoir pas mentionné l’existence de la note lors de la séance précédente, le capitaine de frégate de Laurens prétendit n’en pas être l’auteur. L’agacement du président Charbonnier reste toutefois perceptible : « Il est bien entendu que la liberté de discussion de la commission doit rester entière et qu’elle doit pouvoir donner son avis même s’il est différent de celui exprimé, soit dans la note de l’EMG, soit dans d’autres documents officiels31. » La tension demeure palpable. Le président prend le contrepied systématique des conclusions de Laurens, que ce soit au sujet des pièces et calibres à adopter que sur celui de la mobilité des batteries, soudain considérée comme un leurre. L’ingénieur en chef Paquelier ouvre les hostilités en soulignant que deux jours sont nécessaires à la mise en condition de tir d’une batterie mobile. Si ce délai ne constituait pas un handicap pour l’ALVF, il est rédhibitoire pour l’artillerie de côte, dont la réaction doit être immédiate face à une attaque surprise. Le prétendu avantage de concentration sur le point menacé de la côte est donc illusoire : avant même que l’on ait commencé à déplacer les batteries l’ennemi aura disparu… Le président réfute également la prétendue discrétion de l’artillerie sur voie ferrée, dans la mesure où « une batterie mobile type ALVF avec tous ses fourgons, wagons et impedimenta ne sera pas infiniment [moins] visible, repérable et vulnérable qu’une batterie fixe ». À cela s’ajoutent le coût de construction et d’entretien d’un réseau ferré côtier dédié à la circulation des trains d’ALVF, les installations indispensables à l’implantation d’une batterie lourde sur voie ferrée (embranchements, épis, voies de garage, postes de direction de tir, etc.), le tout étant beaucoup plus repérable que les installations d’une batterie fixe qui peuvent être dissimulées sous terre. La critique de l’aveuglement et du manque de sens pratique de Laurens devient amèrement ironique lorsque ce dernier précise que chaque canon de gros calibre devrait être approvisionné à 200 coups, ce qui, souligne le président, représente 50 wagons pour du matériel d’un calibre de 45 cm, rendant illusoire toute mobilité ou invisibilité et soulignant ainsi l’absurdité des projets théoriques de Laurens… Ce dernier ne dit d’ailleurs mot et l’on imagine parfaitement l’atmosphère pesante de cette séance. C’est une véritable leçon que Charbonnier donne à de Laurens lorsqu’il lui explique la différence entre mobilité stratégique – laquelle permet de grands déplacements d’un front à l’autre, mais à un rythme qui s’inscrit dans la durée – et la mobilité tactique – qui s’applique aux évolutions du champ de bataille pendant la phase de combat. Or, si l’AVLF peut servir la mobilité stratégique, avec toutefois un intérêt limité pour les défenses côtières (confrontées à des actions surprises et des cibles mouvantes, rapides et de taille réduite), elle n’est en aucun cas adaptée à la mobilité tactique. Une mobilité intéressante est à la rigueur celle des pièces de moyen et faible calibres, inférieurs à 164 mm. Or, on ne peut combattre du 340 mm de bord qu’avec au moins du 305 mm à terre. Le président critique vivement l’irréalisme du rapport de Laurens qui souhaite doter l’artillerie de côte des mêmes canons – aussi modernes et donc onéreux – que ceux de l’artillerie navale, alors que l’installation à terre permet justement d’exploiter plus efficacement des pièces inutilisées de modèle plus ancien. Pour l’ingénieur général Charbonnier, « l’art d’accommoder les restes » autorise seul financièrement l’exécution du programme de défense des côtes : « L’artillerie de bord d’hier contrebat à terre l’artillerie d’aujourd’hui des navires. »

23Le coup de grâce est donné au commandant de Laurens à propos de sa proposition d’utiliser des canons d’une portée de 120 km… L’ingénieur général Charbonnier souligne l’impossibilité pour une telle pièce de tirer sur un but mobile, ce qui est l’objet même de l’artillerie de côte. Il semble que de Laurens ait été subjugué par les prouesses techniques du Pariser Kanone – improprement dénommé « Grosse Bertha » – qui, à 120 km de Paris, permit aux Allemands de toucher à 367 reprises la capitale française jusqu’au 9 août 191832. La dispersion des impacts révéla toutefois la grande difficulté de réglage du tir à ces distances : l’obus met près de 3 minutes pour parcourir la distance qui le sépare de la cible et il s’élève à 40 km d’altitude ! Toucher un navire dans ces conditions est impossible. Pour le président de la commission la question est close. De Laurens avance un dernier argument en faveur de l’artillerie lourde sur voie ferrée : « C’est l’organisation envisagée par les Américains pour la défense de leurs côtes. » Des deux côtés de l’Atlantique, les mêmes causes avaient entraîné les mêmes effets. À l’issue de la guerre, les États-Unis disposaient d’un stock important de matériels d’artillerie mobile, dont la version « américanisée » du 155 GPF de 1917. Cinq pièces de 14 in (soit 355,6 mm) montées sur wagons avaient été envoyées en France et armées par des marins placés sous les ordres du contre-amiral Charles P. Plunkett : ce furent les plus grosses pièces d’artillerie américaines utilisées en France. À l’Armistice, les États-Unis se trouvèrent donc à la tête d’un important arsenal, alors que depuis plusieurs années la modernisation de la défense des côtes américaines prévoyait la possibilité d’une organisation fondée sur une artillerie mobile33. Lawrence W. Luellan, individu jouissant de relations influentes au sein de l’armée, avait réussi à convaincre plusieurs officiers généraux du bien-fondé d’un système de batteries d’artillerie lourde sur voie ferrée, se déplaçant rapidement vers des emplacements préparés pour le tir, disposés à proximité de lignes ferroviaires régulières longeant la côte. Ce dispositif était censé permettre à un canon de 12 à 14 in sur wagon de se fixer rapidement sur une plateforme de béton conçue à cet effet et permettant un tir quasi-immédiat n’endommageant ni le wagon ni la voie. Il fut si convaincant que le président Wilson transmit ce projet au War Department, qui le mit à l’ordre du jour des commissions militaires de la Chambre des Représentants et du Sénat en février 191634. Malgré les économies qu’il promettait par la réutilisation des matériels fabriqués pour les besoins de la guerre en Europe, ce système ne séduisit pourtant pas les officiers du War Department. Ceux-ci, à l’image des membres de la commission française des matériels de l’artillerie navale, comprirent rapidement que cette prétendue mobilité n’était qu’un leurre et que le coût de réalisation des fameux emplacements de tir serait à peine inférieur à celui de batteries fixes, étant donné la technicité et la complexité des installations à prévoir. Enfin, il était illusoire de vouloir dissimuler à une aviation de réglage – on n’évoque pas encore en 1918 l’aviation de bombardement ! – ces installations étendues et leurs accès ferroviaires (voies de garage, épis, plateformes, etc.). Un officier de l’artillerie de côte américaine s’en fit d’ailleurs l’écho dès février 1917, en précisant que si l’artillerie lourde mobile pouvait renforcer l’artillerie fixe, elle ne pouvait la remplacer et ce, malgré l’impressionnante démonstration donnée par l’artillerie lourde allemande sur voie ferrée en août 1914 contre les forts belges35. L’ingénieur général Charbonnier a donc beau jeu de demander s’il s’agit de la solution officiellement adoptée par « l’Amirauté américaine ». Ce à quoi il est répondu par un autre membre de la commission qu’il s’agit d’une étude « d’un officier de la marine, parue dans une revue américaine et n’a qu’un caractère personnel ». Le dernier argument du commandant de Laurens s’effondre donc…

24Malgré cette hostilité, deux aspects sont retenus comme principes techniques. Il s’agit tout d’abord de la constitution d’une véritable artillerie anti-aérienne, conçue dès l’origine pour le tir contre avions. Dans ce domaine, les membres de la commission reconnaissent tous que la réutilisation de canons de bord de modèle ancien ne s’y prête pas. Ce matériel – canons, affûts, munitions et direction de tir – doit donc être spécialement destiné au tir antiaérien et les hommes qui le servent disposer d’une formation et d’un entraînement spécifiques. Il s’agit ensuite d’une solution, à l’origine proposée par l’ingénieur principal Paquelier, qui consiste à débarquer les tourelles des cuirassés désarmés, pour les réutiliser dans leur intégralité – canons, affûts, accessoires, monte-charges, refouloir, etc. – à terre dans des emplacements ad hoc, permettant notamment de disposer les magasins à munitions sous terre, à l’abri des tirs ennemis. Les travaux de la commission de l’artillerie navale s’achèvent ainsi avec l’année 1919 en posant des principes, déjà dégagés en théorie par l’EMG5 dans la note du 20 octobre :

• l’utilisation de l’artillerie de bord déclassée et débarquée des unités désarmées de l’armée navale. Il est recommandé de réutiliser les tourelles ou bien de moderniser les affûts, afin de tirer sous des angles plus importants ;
• l’artillerie lourde de gros calibres doit constituer l’ossature de la défense des points les plus importants du littoral (arsenaux, bases navales, grands ports de commerce) et être installée dans des ouvrages fixes à l’épreuve des bombardements, défilés du large et camouflés aux vues de l’aviation ;
• l’artillerie secondaire, destinée à défendre les passes, flanquer les batteries d’artillerie lourde et assurer la défense contre un débarquement ou une attaque de sous-marins, peut être fixe et mobile. La commission fonde ses travaux sur la réutilisation des canons de 164 et 194 mm, déjà adaptés pour les besoins de la Grande Guerre, soit sur voies ferrées, soit en artillerie mobile tractée ;
• l’emplacement des batteries est à étudier dans son ensemble sur la base des enseignements de la Grande Guerre (Dardanelles) et en faisant fides installations anciennes désormais obsolètes et/ou inadaptées ;
• la lutte contre le danger aérien est à prendre en compte dans cette étude et dans l’élaboration et l’organisation d’une artillerie contre avions efficace.

25Ces travaux viennent clore une première série d’études qui se sont déroulées dans une situation politique et diplomatique complexe et mouvementée. La conférence de la paix s’est en effet ouverte le 18 janvier 1919 au Quai d’Orsay. C’est une période délicate pour la Marine qui ne peut encore adopter ses dispositifs de paix pour l’armement de ses unités et la défense de ses bases. Elle le peut d’autant moins qu’elle est mise, de manière importante, à contribution pour le soutien des opérations alliées en Baltique et en mer Noire. Les Français et les Britanniques souhaitent en effet soutenir les gouvernements baltes et ceux de la Crimée et de l’Ukraine dans leur lutte contre les Bolchéviques. Les années 1920-1921 sont donc éprouvantes pour la Marine qui doit à la fois gérer une sortie de guerre qui n’en finit pas, des matériels épuisés par six années d’opérations, une crise des effectifs, de nouvelles responsabilités et le défi d’une modernisation humaine, organisationnelle et matérielle, vitale pour son avenir. Or, ce sont de ces deux années « blanches » qu’émergent les grandes réformes qui vont constituer la matrice de la nouvelle marine du pays. Cette lente gestation éclôt soudainement à la fin de l’année 1921.

L’organisation réglementaire de la défense des côtes (1921-1926)

26La genèse du décret du 27 décembre 1921 sur la défense des côtes est beaucoup moins documentée dans les archives que celle de ses prédécesseurs des 21 septembre 1917 et 18 janvier 1918. Emmanuel Boulard y voit la main du maréchal Pétain, rejoint par l’amiral Lacaze, tous deux prenant conscience d’une nécessaire convergence militaire, indispensable à la défense du pays36. Il relève « fin 1921, une inspection discrète [qui] rassemble sur les côtes le maréchal Philippe Pétain et le vice-amiral Lucien Lacaze, vice-présidents respectifs des Conseils supérieurs des deux départements militaires… » et en déduit un compromis à l’origine du décret. Cette inspection s’est en fait déroulée à l’été 1921, Pétain et Lacaze étant à Brest le 4 août, avant de gagner Lorient le 6, puis Quimper le 737. Le 9 août, ils s’embarquent – ironie de l’histoire – pour l’île d’Yeu, où se tient un véritable conseil de défense nationale, rassemblant sous l’égide du ministre de la Marine Guist’hau, le maréchal Pétain, les généraux Buat, Guillaumat et Prax, ainsi que les amiraux Lacaze, Schwerer et Exelmans38. Des décisions ont-elles été prises ? Des principes convenus ? Le fait est que ni les archives du CSM, ni celles du CSDN n’en font état. La seule trace se trouve dans le carton du CSM de la période 1920-1922 : la convocation à une séance officieuse du CSM sur la « refonte du décret et de l’arrêté sur l’organisation de la défense du littoral contre l’ennemi flottant39 », qui précède la séance officielle du 14 novembre 192140. S’il n’a pas été possible de retrouver de compte rendu ou de notes sur ces deux réunions, un rapport du 12 novembre 1921 du vice-amiral Grasset, chef de l’EMG de la Marine, laisse toutefois penser que le CSM aurait également examiné une version mise à jour des programmes de défense des côtes de juillet 192041. Ce projet a été approuvé mais, comme l’indique le Répertoire des affaires soumises au Conseil supérieur de la Marine du 1^er janvier 1920 au 1^er janvier 192342, n’a pas reçu de suite et a été remanié… Il semble que la Guerre n’ait pas aisément accepté le transfert de compétence entrepris fin 1917 et ait tenté des manœuvres parallèles, si ce n’est concurrentes. Le 5 septembre 1921, informé des travaux que menait l’EMG de la Marine, le ministre de la Guerre Barthou signalait à son homologue la création d’une commission supérieure d’études de la défense des côtes, présidée précisément par le maréchal Pétain43… Le 12 novembre suivant, il prenait acte de l’adhésion de la Marine à son projet et fixait les axes de réflexions à entreprendre en commun : organisation du commandement des fronts de mer, défense anti-aérienne, destin de l’artillerie de côte44. Cette « commission Pétain » n’a pas laissé d’autres traces dans les archives. Le maréchal est présent à la séance du CSM du 14 novembre 1921, mais, faute de procès-verbal accessible, on ignore si la question de cette commission supérieure a été évoquée ou si le programme proposé par le ministre de la Guerre a été considéré. La Marine a vraisemblablement préféré aller de l’avant et assurer la consécration de sa compétence, sans donner trop d’importance à la manœuvre de la Guerre.

Le décret du 27 décembre 1921, texte fondateur de la défense des côtes

27Le décret du 27 décembre 1921 portant organisation de la défense des frontières maritimes constitue le véritable acte fondateur de la nouvelle organisation confiée à la Marine. Il est d’ailleurs significatif que ce décret ait été signé le même jour que le décret organisant le haut commandement des forces maritimes45. Celui-ci constitue un progrès majeur par rapport aux pratiques antérieures, dont la Grande Guerre avait montré les limites et que Raoul Castex dénonçait dans ses cours à l’École de guerre navale46. Il complète les réformes de juin 1920 en posant le principe de la désignation du responsable de la conduite de la guerre dès le temps de paix : le CEMG de la Marine, secondé par deux vice-amiraux chargés de deux grandes régions maritimes Manche-Atlantique et Méditerranée. À la mobilisation, ils prennent le titre de commandant en chef des forces maritimes du Nord ou du Midi. Tous les éléments de la défense du littoral sont, dès le temps de paix, placés sous les ordres de quatre vice-amiraux portant respectivement le titre de commandant en chef des frontières maritimes de la Manche, de l’Atlantique, du Sud de France et de l’Afrique du Nord47. Cette nouvelle organisation permet à la Marine d’intégrer dans son schéma de commandement la défense des côtes : « Le ministre de la Marine est chargé d’organiser et d’assurer la défense des frontières maritimes48. » Revenant sur plus d’un siècle de tâtonnements, ce décret met fin à la dualité entre l’ennemi flottant et l’ennemi débarquant ou ayant débarqué. Il place l’ensemble des éléments concourant à la défense du littoral sous les ordres d’un marin désigné dès le temps de paix et prenant le titre de vice-amiral commandant en chef la frontière maritime. Quatre grandes régions littorales, superposées aux arrondissements, sont érigées en frontières maritimes : la Manche, l’Atlantique, le sud de France et l’Afrique du Nord. Ces commandants de frontières maritimes relèvent, en temps de paix et selon les moyens qu’ils mettent en œuvre, des deux ministres de la Marine et de la Guerre et, en temps de guerre, du vice-amiral commandant le théâtre d’opérations maritimes. À l’intérieur de la frontière maritime, des fronts de mer sont constitués sur les points principaux du littoral et placés sous les ordres d’un officier de marine. Malgré cette simplification, une distinction est maintenue entre la défense des ports de guerre et des places maritimes pourvues d’un front de terre et celle des portions du littoral situées en dehors de ces ports et places. Dans les premiers, le commandant du front de mer est subordonné au commandant de frontière maritime, mais a sous ses ordres un officier de marine chargé de la défense contre l’ennemi flottant et un officier général chargé de diriger les opérations à terre contre un ennemi débarquant ou ayant débarqué. En dehors des ports de guerre et places maritimes, soldats ou marins sont placés sous l’autorité de leurs Départements respectifs et sont subordonnés les uns aux autres par les « règles générales de la hiérarchie ». Des dispositions particulières prévues pour la Corse, l’Algérie-Tunisie et le Maroc, règlent les questions de commandement avec les gouverneurs généraux et le résident général au Maroc. Malgré cet enchevêtrement de compétences qui maintient la dualité de commandement que le décret est censé supprimer, l’instauration du commandant de frontière maritime permet de réunir sous une autorité unique la direction et la coordination des études, la mise en œuvre des moyens maritimes et terrestres, ainsi que leur inspection. Sont également déjà prévues des périodes d’entraînement et d’exercices en commun Guerre-Marine placées sous l’autorité du commandant de frontière.

28Le décret est complété par une instruction interministérielle du 29 mai 192249 et un arrêté ministériel50, abrogeant les décrets du 18 janvier 1918 et du 14 mai 1919. Au premier bureau de l’EMG, le contre-amiral Brisson, alors sous-chef d’état-major général de la Marine, travaillait sur le nouvel arrêté. Son rapport au CSM sur l’examen « du projet d’arrêté portant organisation des éléments affectés par le Département de la Marine à la défense des frontières maritimes » est achevé le 27 avril 192251. La délicate question de la nouvelle position hiérarchique des préfets maritimes est abordée en détail par le Conseil. Bien que ne pouvant assumer la charge de la défense des frontières en plus de ses attributions actuelles, le préfet devait rester maître dans son port. Ce n’est donc qu’en qualité de gouverneur de la place portuaire et de commandant du secteur côtier qui l’englobe, qu’il est subordonné au commandant de la frontière maritime. En dehors de cette configuration, le préfet maritime jouit de la même indépendance à son égard qu’envers un commandant de force navale. Toutefois, « pour donner aux commandants en chef des frontières maritimes l’indépendance et la liberté nécessaire pour l’exercice de leur commandement, il y a en principe intérêt à placer le siège de ce commandement dans une ville où ne soient pas déjà installés les services d’un autre commandement important… » C’est-à-dire la préfecture maritime… Ainsi, afin de ne pas froisser les susceptibilités des préfets maritimes, ni faire de l’ombre aux nouveaux commandants de frontière maritimes, l’amiral Brisson recommande au CSM d’établir les centres de commandement des frontières maritimes à Dunkerque, Lorient, Toulon (mais provisoirement) et Alger. En ce qui concerne l’artillerie de côte, le nouvel arrêté accorde plus d’autonomie aux chefs de secteurs et renforce l’organisation en plaçant aux côtés du commandant de frontière maritime un officier supérieur spécialiste des questions d’artillerie de côte. Le service des communications est largement rationalisé, en concentrant entre ses mains à la fois la surveillance, la signalisation et les transmissions, y compris le chiffre. Les projets d’instruction et d’arrêté sont examinés par le CSM lors de sa séance du 23 mai 1922 et adoptés sans que l’on sache s’ils ont été discutés.

29Le vice-amiral commandant en chef une frontière maritime constitue le troisième échelon du haut commandement naval, sous l’autorité du commandant de théâtre d’opérations, lui-même placé sous les ordres du CEMG de la Marine. La grande nouveauté de cette organisation est la continuité du commandement entre le temps de paix et le temps de guerre : celui qui organise la défense du littoral en temps de paix en assure le commandement en temps de guerre. Son autorité s’exerce par l’intermédiaire des commandants de secteurs, de flottilles, de l’aéronautique, des services de communication, des gouverneurs des ports de guerre et des généraux commandant les troupes de terre et les autres services de la Guerre. Il dispose d’un état-major dont le chef est un contre-amiral et le sous-chef un colonel de l’armée. Deux conseillers techniques, dans les domaines de l’artillerie et des armes sous-marines, assurent des fonctions d’études et de conseils, ainsi qu’un rôle d’inspection. Cet état-major est chargé d’étudier et concevoir, sur la base des instructions du ministre de la Marine, le plan de défense de la frontière maritime. Les commandants de secteurs sont des officiers de la Marine (à l’exception du commandant du secteur de Dunkerque, en raison de l’existence d’une frontière terrestre) qui peuvent avoir autorité sur un ou plusieurs secteurs et commander un des fronts de mer de leur secteur. Le préfet maritime est commandant du secteur où se trouve son chef-lieu (Toulon ou Bizerte, par exemple). Le commandant de secteur exerce son autorité sur tous les éléments de la Marine, ainsi que sur ceux de la Guerre placés sous la délégation du commandant en chef de la frontière maritime. Le commandant du front de mer est l’officier qui assure l’emploi de tous les éléments de défense et coordonne leur action contre l’ennemi flottant, sur la base du plan de défense et en fonction des instructions reçues du commandant de secteur. L’organisation de la défense du littoral algéro-tunisien est identique, à l’exception près que le vice-amiral commandant en chef la frontière maritime de l’Afrique du Nord est placé sous l’autorité du gouverneur général de l’Algérie et du résident général de France à Tunis. Le commandant de la Marine au Maroc assure les fonctions de commandant en chef de la frontière maritime sous l’autorité du commissaire résident général au Maroc. L’arrêté du 2 juin 1922 présente de manière détaillée la nature et l’organisation des moyens mis à disposition des commandants en chef des frontières maritimes :

• Les flottilles composées des escadrilles de patrouille, de dragage, de sous-marins, de mouilleurs de mines, ainsi que de vedettes rapides.
• L’aéronautique, concentrée à proximité des bases de la Marine, est constituée des escadrilles d’avions et d’hydravions d’observation, de chasse et de bombardement, des dirigeables et des ballons captifs.
• La défense fixe comprend les obstructions littorales (mines et filets), les batteries de torpilles, l’organisation de l’arraisonnement, du pilotage et de la police des rades, le service des chenaux de sécurité, la détection littorale et les postes photoélectriques.
• L’artillerie de côte rassemble les batteries, les postes photoélectriques, la communication et, le cas échéant, l’aviation et les ballons de réglages.
• L’artillerie de défense contre avions (DCA), organisée par port, met en œuvre des batteries d’artillerie, des mitrailleuses et des projecteurs. L’arrêté ne prévoit en revanche aucun moyen de détection, que ce soit par le guet ou le son.

30L’artillerie de côte est propre à chaque secteur et, selon le nombre et l’importance des fronts de mer et des ouvrages d’artillerie de côte, ses personnels sont organisés en une ou plusieurs compagnies de côte, regroupés pour chaque secteur en un bataillon de côte. Ce bataillon assure dès le temps de paix l’instruction et l’entraînement des personnels, la préparation de la mobilisation, la surveillance et l’entretien des ouvrages. Bien que le commandant en chef de la frontière maritime disposât d’une artillerie contre avions affectée aux ports de guerre, l’instruction du 29 mai 1922 prend soin de préciser que « la défense des régions littorales contre les aéronefs fait partie de l’organisation générale de la défense aérienne du territoire et est réglée par les instructions spéciales relatives à cette défense ». La DCA des ports est ainsi sous le commandement du chef de bataillon de côte du secteur, mais hors de cette zone, la DCA revient à la Guerre, avec tout le risque de défaut de communication et de coordination que cela comporte. Subsiste donc dans la défense contre les attaques aériennes un partage des responsabilités en menaçant l’unité et l’efficacité.

31Un des premiers commentateurs de cette nouvelle réglementation est le chroniqueur du Yacht. Dans sa « Correspondance des ports » du 10 janvier 192252, il polémique sur l’utilité des commandants de théâtres d’opérations et de frontières maritimes qui s’interposent entre l’EMG de la Marine et les préfets maritimes. De manière acerbe, il signale que les premiers titulaires des commandements de théâtres d’opérations seraient les amiraux de Bon et Charlier, « qu’on ne savait où placer », et que le nouveau commandant en chef des frontières maritimes de l’Afrique du Nord, le vice-amiral Varney, ancien préfet maritime de Bizerte, « va aller résider à Alger, ce qui est beaucoup plus agréable. Là, on n’aura plus l’impression d’être limogé ! » Enfin, dernière pique à destination de la nouvelle organisation : « Et il paraît que, comme nos généraux, nos vice-amiraux vont, suivant leurs fonctions, voir augmenter sur leurs manches le nombre d’étoiles. » Ces premières attaques conduisent le cabinet du ministre à commander à l’EMG1 une note explicative à destination de la presse53. Cette précaution n’est pas suffisante pour atténuer les critiques et le chroniqueur du Yacht revient sur la nouvelle organisation le 20 juin 1922 pour signaler les candidats aux commandements de théâtres et de frontières maritimes54. Ces billets ne constituent que les premières escarmouches d’une critique plus argumentée publiée par le commandant Thomazi le 26 août 1922 : « Les frontières maritimes et le haut commandement55. » C’est tant un technicien qu’un homme de terrain et un connaisseur des rouages du haut commandement qui affûte sa plume pour disséquer cette réforme. Après avoir brièvement rappelé l’impasse dans laquelle s’était engagée la défense des côtes avec la rivalité stérile Guerre-Marine, il souligne le fait que la guerre de 14-18 a démontré que seule la Marine était à même d’assurer la défense du littoral en disposant, de manière coordonnée, des moyens navals et terrestres nécessaires. Il insiste toutefois sur l’impossible tâche des préfets maritimes, conduits à assumer à la fois des fonctions sédentaires et mobiles, administratives et opérationnelles, incompatibles avec l’organisation existante et les moyens humains, matériels et financiers dont ils disposent : les deux décrets du 27 décembre 1921 viennent donc les soulager. Si Thomazi approuve cette réforme, il s’interroge toutefois sur son adéquation à la situation qui prévaut :

« Le plus grave reproche qu’on puisse faire à cette organisation, c’est d’entrer en vigueur alors que la Marine a subi les réductions que l’on sait. Ne construit-on pas un beau cadre au moment où il n’y a plus grand-chose à mettre dedans56 ? »

32Il remet également en cause l’intérêt des deux commandants de théâtre d’opérations, « rouages dont l’inutilité est démontrée ». Enfin, l’installation des commandants de frontière maritimes en dehors des ports chef-lieu d’arrondissement, si elle marque leur position hiérarchique à l’égard des préfets maritimes, apparaît peu logique et facteur de complexité – et de coûts – inutiles. Son jugement est finalement plutôt nuancé et sa critique s’enrichit de suggestions d’améliorations assez logiques. Ces critiques de bon sens sont relayées par les parlementaires lors de la discussion du budget de la Marine pour 1923. L’opinion du rapporteur du budget à la Chambre, Louis de Chappedelaine, est favorable à la réforme, tout en suggérant de fondre en une même autorité les quatre commandants de frontières maritimes et les préfets maritimes57. Son collègue du Sénat, Henry Bérenger, n’apprécie guère cette Marine « à terre » dont il considère que le « but principal [est] de créer de nouveaux emplois au moment où il est question d’une réduction des cadres de la Marine58 ». Il estime que la défense des côtes doit être assurée par « l’action offensive de la flotte attaquant l’ennemi au large, avec des navires de surface, des sous-marins, des avions ». Bérenger est donc hostile à l’artillerie de côte et réitère la demande inlassable du Parlement de voir déposé par le ministre un projet de loi sur l’organisation de la défense des côtes… En attendant, il demande au Sénat de refuser « tout crédit nouveau qui lui serait demandé pour l’entretien des superpréfets et de leurs marins à terre ». Comme on le verra, le Sénat ne suivit par Bérenger sur ce point, et vota les crédits nécessaires aux premiers projets de la défense des côtes.

33Au moment où la chambre haute vote le budget de la Marine pour 1923, le commandant Thomazi s’intéresse à nouveau à la défense des côtes59. Alors que le premier projet de loi sur l’organisation de la défense des frontières maritimes a été déposé fin mars 1923 à la Chambre, il rappelle les fondamentaux de l’attaque et de la défense des côtes dans une étude présentant trois opérations emblématiques de la Grande Guerre : l’attaque des Dardanelles, l’embouteillage de Zeebrugge et d’Ostende et les opérations allemandes dans le golfe de Bothnie. Cela lui permet de montrer que l’attaque des côtes ne présente un intérêt pour l’ennemi que lorsqu’elle vise un point stratégique du rivage (port, base, arsenal, île côtière) et qu’elle n’a une chance de succès que lorsque l’assaillant y consacre des moyens humains et matériels importants. Les opérations « d’insultes » aux côtes – tels les bombardements de Bône et Philippeville, de Scarborough ou encore de Calais et Dunkerque – ne furent que des « escarmouches sans portées ». En réalité, « attaquer par mer une position fortifiée, même si elle n’est pas très moderne, expose l’assaillant à de grands risques. Et le risque, quand il s’agit de matériel naval, est à considérer tout particulièrement à cause de la difficulté des remplacements ». Il en conclut que la défense directe du littoral est suffisamment assurée par une simple protection des points importants, ports de guerre et grands ports de commerce dont dépend le ravitaillement. Pour lui, cette défense directe doit être assurée par la défense fixe, car le rôle de la flotte n’est pas de protéger le littoral, mais de combattre les navires ennemis. Il fustige les erreurs de la fin du XIX^e siècle, dont la flotte spéciale dédiée à la défense du littoral : « Cette erreur, nous l’avons commise jadis avec les cuirassés garde-côtes, les canonnières, les petits torpilleurs, les petits sous-marins. Quelle que puisse être la pauvreté momentanée de notre marine, il faut espérer que nous n’y retomberons jamais. »

34Le premier semestre de 1923 est riche d’articles traitant de la défense des côtes et de sa nouvelle organisation. Il s’ouvre sur celui du journaliste et écrivain Henri Bernay, collaborateur régulier du Yacht. Sensible à l’intérêt croissant qu’y portent le public et les hommes politiques, il en propose un bilan critique60. À une époque où la marine de guerre doit se reconstruire, où le traité de Washington en limite le développement, il lui paraît excessivement néfaste de ne se préoccuper que de défense et de débattre de la constitution de flottes sous-marines ou de bâtiments légers exclusivement dédiés à la défense du littoral. Bernay y perçoit comme un retour aux excès de la Jeune Ecole.

« Nous ne pouvons nous empêcher, en apprenant cette décision, de penser aux cuirassés garde-côtes, aux canonnières, aux petits torpilleurs, aux petits sous-marins dont notre flotte a été encombrée pendant si longtemps, absorbant des crédits qui auraient pu être employés à la construction de vrais navires de guerre, et ne possédant à eux tous qu’une valeur militaire insignifiante. »

35Pour lutter contre le retour à ces erreurs, il en appelle au bon sens et à la compétence du contre-amiral Daveluy dans son Étude sur la stratégie navale de 1905, dont il tire quelques réflexions sur l’inanité de la défense mobile des côtes : « La protection directe ne peut être exercée que par des éléments qui ne subissent pas, au même degré que les bâtiments, la loi du nombre, et dont le prix modéré ne grève pas trop lourdement notre budget : ces éléments sont constitués par les défenses fixes. » Le journaliste se fait l’avocat de la constitution d’une véritable flotte de haute mer offensive qui, le cas échéant, pourra agir en soutien de la côte. L’aéronautique doit également s’affranchir d’une affectation côtière et être constituée d’appareils à long rayon d’action pouvant chercher et combattre une flotte ennemie avant qu’elle n’approche du littoral ou se concentrer rapidement, de n’importe quel secteur de la frontière, vers le point menacé de la côte. Bernay souhaite une véritable flotte d’action navale et non de défense côtière, dont les arrières – arsenaux, bases, ports – sont protégés par une défense fixe efficace, constituée par l’artillerie de côte et les obstructions. Après ceux de Thomazi et Bernay, deux autres articles se répondent en un dialogue complémentaire. L’un est écrit par un marin pour le grand public, l’autre par un artilleur dans une revue d’arme. Le premier, publié dans l’Écho de Paris des 13 et 18 avril 1923, sous la plume du vice-amiral Jean Ratyé, est une synthèse à peine abrégée de son cours au CHEN61.

36Le premier volet est consacré à une présentation synthétique de la question, illustrée de remarques frappées au coin du bon sens, telles que « la côte était, avant tout, la base naturelle d’opérations de ses armées navales – qu’on pouvait pas plus séparer l’arsenal du bâtiment de combat, qu’on ne peut séparer le canon de son caisson de munitions… » ou encore « des marins inaptes à la marche, incorporés à la mobilisation dans l’armée de terre, tandis que des troupiers, incapables de distinguer un croiseur d’un cargo, venaient armer les ports de côtes ». Après avoir rappelé les bases de la doctrine de la Marine :

« – l’action navale avant tout ;
– pas de muraille de Chine le long de la côte ;
– pas de dispersion de nos défenses fixes, mais concentration de ces défenses sur les bases de la flotte, points sensibles et importants du littoral ;
– des responsabilités nettement définies »,

37il approuve les nouveaux textes, estimant justifiée la création des commandants de frontière maritimes, rôle que ne pouvaient assumer les préfets. Celui-ci requiert un chef unique, se consacrant entièrement à cette mission et capable de mettre en œuvre, sans délai, toutes les forces fixes et mobiles de la côte, aériennes, flottantes et terrestres62. Le second volet expose l’organisation de l’EMG de la Marine et celle du CSM issues du décret du 27 décembre 1921. Il n’en dresse aucune critique, soulignant leur logique et leur cohérence, notamment géographique et organique, ainsi que l’économie qui en découle pour le budget :

« En résumé :

• 5 amiraux de moins, un conseil supérieur réduit à 5 vice-amiraux, tous ayant fonction active. Toute la défense des côtes, toute l’aviation maritime en plus.
• Un commandement adapté aux nécessités de la guerre moderne. L’unité de commandement assurée à tous les degrés, les responsabilités définies et affirmées à tous les échelons.

Tels sont les résultats réalisés par les nouveaux décrets. »

38Bref, un beau texte de propagande, au service de la Marine, écrit par un de ses éminents serviteurs, au moment même où se discutent au Parlement le budget de la Marine pour 1923, le projet de loi sur l’organisation de la défense des frontières maritimes et le projet de loi pour l’ouverture de crédits pour les travaux de défense des côtes et de l’aéronautique maritime. À la même période, paraît l’étude du colonel Dumontet dans la Revue d’Artillerie, très ancrée dans l’actualité parlementaire et faisant écho à l’article de l’amiral Ratyé, qu’il cite à plusieurs reprises. Cette étude dresse un historique très inspiré de l’ouvrage de Jacques Avice, La défense des frontières maritimes, qui vient de paraitre chez Challamel. Très descriptif, peu critique ou sans opinion originale, le colonel Dumontet, bien qu’alimenté aux meilleures sources alors accessibles, ne pousse pas la réflexion aussi loin que Thomazi. Son étude est surtout pro domo : lorsqu’il aborde l’émergence des dangers aériens, c’est pour en minimiser les véritables effets – les récentes expériences conduites par le général Mitchell ne l’ont pas convaincu – et ériger l’artillerie de côte en obstacle ultime à l’offensive ennemie. À l’appui de ce véritable acte de foi, il cite une déclaration du ministre de la Marine lors des débats de décembre 1922 sur le budget de la Marine pour 1923 : « Il faut un certain temps à des avions pour prendre leur vol. Il faut un certain temps à des sous-marins pour rejoindre une flotte ennemie qui apparaît au large. Il n’y a que l’artillerie qui puisse entrer immédiatement en action63. » L’impression globale qui ressort de la lecture de ces articles est celle d’une conjonction d’opinions favorables aux défenses fixes du littoral, dont la constitution, à frais limités, n’hypothèque pas la reconstitution de la flotte, ni la création d’une aviation navale. En revanche, on perçoit la césure qui subsiste entre ces opinions renseignées et celles du public et des hommes politiques. Ces derniers demeurent pour la plupart attachés à un schéma issu du XIX^e siècle qui fait de la défense des côtes la fonction principale de la marine d’une nation « terrienne ». Les vieux atavismes sur la crainte de ce qui vient d’au-delà de l’horizon plat de la mer, demeurent présents dans l’imaginaire des parlementaires.

39Au cours de l’année 1923, les critiques relatives au coût de la réforme du commandement des frontières maritimes furent croissantes, malgré les articles de presse favorables. La demande d’ouverture de crédits supplémentaires pour les travaux de défense des côtes déposée au printemps 1923 par le ministre de la Marine, au moment même où la crise financière et les attaques contre le franc se font durement ressentir, conduit les parlementaires à rechercher des économies à tout prix. L’hiver 1923-1924 est en effet particulièrement néfaste du point de vue financier et monétaire. Si après la crise de 1920-1921 l’économie française entame une phase de croissance, celle-ci apparaît financée par la « planche à billets » et la ferme conviction que l’Allemagne « paiera » : en occupant la Ruhr à partir du 11 janvier 1923, Poincaré est allé chercher des gages sur place… Ceci ne protège pas le franc de la spéculation, lequel a vu sa valeur par rapport au dollar quasiment divisée par quatre depuis 1918. C’est dans ce climat que l’augmentation des impôts de 20 % (le fameux « double décime »), envisagé dès février 1923, est finalement votée le 14 mars 1924. Il n’est donc pas surprenant que la commission extraparlementaire des réformes, présidée par le député de Meurtheet-Moselle, Louis Marin, se soit saisie de la question de l’organisation de la défense des côtes. Son rapport du 3 novembre 1923 en réclame la réduction du surcoût, évalué à 2 000 000 francs64. L’EMG de la Marine l’étudie, avec pour objectif de contrer une demande qu’il estime fatale. La situation de 1923 montre une économie de 5 296 sous-officiers et hommes de troupe par rapport aux effectifs (Guerre et Marine) de 1914. En revanche, la nouvelle organisation requiert 521 officiers au lieu de 502. La Marine suggère une comparaison différente, prenant pour base non pas la situation de 1914, mais celle de 1917-1918 lorsque la Marine prend en charge les services OD. La différence n’est alors que de 2 vice-amiraux et 28 officiers supérieurs de plus, pour un surcoût évalué à 696 000 francs, soit moins du tiers de l’évaluation du rapport Marin.

40L’exposé de l’EMG1 montre que la seule économie réalisable sans entamer l’efficacité de la défense des côtes, réside dans la suppression du commandement de frontière maritime, qu’il chiffre au seul coût de son logement marseillais, soit 20 000 francs65 ! On est bien loin des deux millions suggérés par la commission des réformes. Le sort du projet Marin aurait pu être différent si, dès le mois d’avril 1924, l’EMG1 n’avait pas entrepris la réforme de l’organisation de 1921-1922. Le 3 mai 1924, la commission de réorganisation du commandement des frontières et arrondissements maritimes remet en effet son premier rapport sur la refonte du décret du 27 décembre 192166.

Le décret du 12 septembre 1924 et la simplification de l’organisation

41Le premier semestre 1924 marque un profond changement dans le paysage politique français. Bien que nationalement minoritaire en nombre de voix, le Cartel des gauches est le grand vainqueur des législatives du 11 mai 1924. Un bras de fer institutionnel conduit à la démission du président de la République Millerand, mais ne permet pas l’élection du candidat du Cartel, Painlevé : Gaston Doumergue est élu par 515 voix contre 309. Édouard Herriot forme son gouvernement le 14 juin 1924, avec le général Nollet à la Guerre et Jacques-Louis Dumesnil à la Marine67. C’est un homme au fait des questions techniques et un partisan de la modernité qui arrive rue Royale. Au cours de la première quinzaine du mois de mai, les travaux de révision du décret du 27 décembre 1921 mènent à sa refonte68 et à l’élaboration une nouvelle instruction interministérielle69. Cette réforme s’inscrit dans celle du haut commandement par le décret du 1^er septembre 1924. La principale nouveauté du décret du 12 septembre 1924 est la suppression de la frontière maritime comme unité territoriale et de commandement70. Plus court que celui de 1921, il repose sur les six arrondissements consacrés par le décret sur le haut commandement71. Ne voulant pas avouer des raisons d’économie, voire d’ego des préfets maritimes, comme étant à l’origine de cette simplification, l’EMG de la Marine explique qu’

« en 1921, il était indispensable que le commandant d’une frontière maritime ne fut pas absorbé par la charge administrative de préfet maritime au détriment de son rôle militaire d’organisation de la défense de la frontière ; mais que, en tenant compte de l’état d’avancement des études très importantes entreprises depuis deux ans, le moment était venu de supprimer la dualité de commandement et de rendre aux préfets maritimes le commandement de leur arrondissement, défense du littoral comprise72 ».

42Si le nouveau décret consacre la disparition des quatre frontières maritimes, il regroupe néanmoins, en temps de guerre, les arrondissements sous l’autorité de deux vice-amiraux commandant en chef des théâtres d’opérations maritimes, celui de l’Atlantique, Manche, mer du Nord et celui de la mer Méditerranée. Ils ne prennent toutefois leur commandement qu’en temps de guerre, ayant, en temps de paix, la qualité de membres du CSM et les fonctions d’inspecteurs généraux. À l’ouverture des hostilités, ils ont sous leurs ordres : les forces navales de haute mer, les forces de patrouille et l’ensemble des moyens, fixes ou mobiles, terrestres, aériens ou flottants. Les préfets maritimes disposent d’un état-major mixte, l’organisation en secteurs et en front de mer demeurant inchangée. L’instruction interministérielle du 4 novembre 192473 renforce la liaison entre les organismes de la Marine et ceux de la Guerre. Le préfet maritime, qui dispose désormais d’un état-major « scindable » (militaire et administratif), est assisté dès le temps de paix par deux officiers de l’Armée. Chaque commandant de secteur dispose également – mais seulement en temps de guerre – d’un état-major mixte Marine/Guerre, que le commandant de secteur soit un marin ou un soldat (comme pour les secteurs de Dunkerque et de Nice). Lorsque le chef-lieu de l’arrondissement est aussi place de guerre (comme Toulon, par exemple), le préfet maritime gouverneur dispose dès le temps de paix d’un adjoint officier de l’Armée. L’autre nouveauté est l’introduction de dispositions spéciales pour le secteur de Nice. À l’instar du secteur de Dunkerque, celui de Nice est à la fois une frontière terrestre et maritime. Faut-il voir dans cette organisation spécifique une conséquence de la prise de pouvoir par Mussolini en 1922 ? Si dès 1921, face à l’ancienne alliée devenue rivale, l’EMG fonde l’étude du programme naval sur un conflit avec l’Italie, seule ou alliée à l’Allemagne, l’opinion publique et le quai d’Orsay adoptent un regard plutôt favorable envers le régime fasciste qui s’instaure. Camille Barrère, ambassadeur de France à Rome de 1897 à 1924, est la cheville ouvrière de cette « lune de miel », dont l’apogée est le soutien apporté par Rome à l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises et belges, en présence de conseillers techniques et d’observateurs italiens74. Pour la Marine française, méfiante depuis 1921, l’électrochoc fut néanmoins l’incident de Corfou, en septembre 1923, lorsque Mussolini, adoptant la politique de la canonnière, fit de nombreuses victimes civiles pour prendre le contrôle de l’île, avant de se retirer lamentablement… Si en 1924 la diplomatie française souhaite ménager ses bonnes relations avec le voisin transalpin, la Marine a déjà compris qu’avec la fin de l’empire austro-hongrois, les « sœurs latines » risquent de se disputer la Méditerranée occidentale. L’article 10 de l’instruction interministérielle, relatif au secteur de Nice, en est un signe. La défense du littoral de ce secteur (de la frontière italienne au Var) est désormais confiée au général commandant le secteur fortifié des Alpes-Maritimes, sous les ordres du général commandant la XV^e région militaire et en accord avec le préfet maritime de Toulon.

43Les questions de détails sont réglées par un arrêté du ministre de la Marine du 9 janvier 192575 comportant les règles d’organisation particulières justifiées par le nouveau rôle militaire du préfet maritime et répartissant les fonctions et subordinations entre commandants de secteurs. Deux tableaux présentent les différents échelons de commandement de la défense du littoral, avec les titres et fonctions. Cette organisation requiert 36 officiers en temps de paix, auxquels s’ajoutent 26 officiers en temps de guerre, soit un total de 62 officiers pour l’ensemble du littoral métropolitain, l’Algérie, la Tunisie et le Maroc. Parmi eux, deux généraux de l’Armée assurent un commandement de secteur : le gouverneur de Dunkerque et le commandant du groupe fortifié des Alpes-Maritimes. Les deux premiers inspecteurs généraux des forces maritimes sont le vice-amiral Merveilleux du Vignaux pour le Nord et le vice-amiral Ratyé pour le Midi76. Ils siègent au CSM aux côtés des vice-amiraux Varney, Jehenne et Dumesnil, sous la vice-présidence du vice-amiral Salaün, CEMG de la Marine depuis juillet 1924.

44Les journalistes maritimes s’intéressent rapidement à cette réforme77. C’est le cas d’Olivier Guihéneuc qui, dans le Yacht du 4 octobre 1924, après avoir brossé un historique des vicissitudes de la défense des côtes et salué l’initiative de Gustave de Kerguézec en 1917, regrette la disparition des frontières maritimes qui avaient le mérite d’organiser dès le temps de paix le commandement du temps de guerre78. Il craint que le nouveau rôle du préfet maritime pâtisse des tâches que cet officier assume déjà. L’organisation instituée en 1811 par Napoléon, avec quatre grands commandements maritimes, comme celle de 1921, lui apparaissait rationnelle :

« Tant qu’on n’aura pas, à nouveau, séparé l’ordonnateur (qu’on l’appelle intendant comme en 1815, ou préfet comme sous le Premier Empire) du chef militaire, l’on utilisera que fort mal des capacités qui se trouvent bien rarement unies en un même homme : il est naturel que les vrais militaires ignorent l’administration, et qu’ils en redoutent la responsabilité, tout en la méprisant un peu […]. Qu’on subordonne, surtout en temps de guerre, ce préfet administrateur au commandant en chef militaire, rien de mieux. Il faut une autorité suprême, et il la faut assez proche. En temps de guerre, ou même de tension politique, l’administration ne doit jamais faire obstacle au commandant. »

45Si Guihéneuc tolère que les restrictions budgétaires puissent justifier cette simplification, il ne la regrette pas moins, tout en se félicitant du maintien des deux commandements en chef des forces maritimes du Nord et du Midi.

Le décret du 1^er avril 1926 et la consolidation de l’organisation de la Marine

46L’organisation de 1924 est à nouveau modifiée en 1926 pour des raisons budgétaires et en raison de la réforme du haut commandement naval. Le décret du 3 février 1926, inspiré par l’amiral Salaün et signé par Georges Leygues, ministre de la Marine dans le cabinet Briand du 26 novembre 1925, consolide le rôle du CEMG de la Marine qui, en temps de guerre, peut continuer à cumuler ses fonctions avec celles de commandant en chef des forces maritimes françaises. Il est alors assisté, en plus des deux sous-chefs de l’EMG, par un vice-amiral dénommé « major général de la Marine », chargé de toutes les questions relatives à la préparation des moyens mis à la disposition des forces maritimes françaises79. C’est précisément appliquer au CEMG de la Marine, le principe défendu par Olivier Guihéneuc en 1924 à propos des préfets maritimes : un administrateur – intendant subordonné au commandant. Le décret du 1^er avril 1926 portant organisation du commandement de la défense du littoral80 consacre la réunion des II^e, III^e et IV^e arrondissements sous l’autorité du préfet maritime de Brest (II^e arrondissement) et ce, dès le temps de paix. En temps de guerre, ces trois arrondissements, ainsi que le I^er (Cherbourg) passent sous l’autorité du commandant de théâtre maritime d’opérations de l’Atlantique, Manche et mer du Nord, désigné dès le temps de paix et membre du CSM. On retrouve là l’organisation du décret de 1924, mais avec une véritable subordination des préfets maritimes de Lorient et Rochefort à celui de Brest. En termes de liaison des armes, le décret prévoit la tutelle du ministre de la Guerre sur les quatre « grands » préfets maritimes (Cherbourg, Brest, Toulon et Bizerte) pour tout ce qui a trait aux troupes et aux moyens d’action de la Guerre mis à leur disposition. La disparition des préfectures maritimes de Lorient et Rochefort est effective le 1^er janvier 1927.

47Cette organisation est consacrée par le décret du 22 avril 1927 portant organisation de la marine militaire81, véritable « charte de la Marine82 ». Les forces maritimes de la France comprennent les forces navales et aériennes de haute mer, les forces navales, aériennes et terrestres de défense du littoral et les écoles. En temps de paix, les forces de défense du littoral sont placées sous les ordres des préfets maritimes, lesquels relèvent directement du ministre de la Marine. En temps de guerre, toutes les forces maritimes, y compris celle de défense du littoral, passent sous le commandement du CEMG de la Marine, qui peut constituer des commandements en chef de théâtres d’opérations. Le décret parachève également la subdivision du littoral français en quatre régions maritimes : la 1^re avec préfecture maritime à Cherbourg, la 2^e à Brest, la 3^e à Toulon et la 4^e à Bizerte. Cette dernière comprend le littoral de l’Algérie et de la Tunisie, scindé en deux arrondissements. Le décret intègre également à l’organisation générale de la Marine les secteurs de défense du littoral et prévoit la possibilité d’en modifier le nombre et l’étendue en temps de guerre. Les commandants de secteurs sont sous les ordres directs du préfet maritime. L’organisation de la défense du littoral, établie par le décret du 1^er avril 1926, ne fut modifiée qu’une fois avant la seconde guerre mondiale, par différents textes de 193283. L’organisation de la marine militaire, issue du décret de 1927, fut quant à elle maintenue jusqu’à la création du Code de la défense en 2004, après avoir été aménagée en 1973 et 1991. La défense maritime du territoire est aujourd’hui régie par les articles D. 1431-1 et suivants du Code de la défense.

Le projet fantôme : les vicissitudes du projet de loi sur l’organisation de la défense des frontières maritimes

48L’année 1922 marque une étape importante dans la reconstruction de la Marine française. La conférence de Washington, qui ravale la Royale au troisième rang derrière les États-Unis, l’Angleterre et le Japon, tout en la plaçant à égalité avec l’Italie, sert d’aiguillon et de cadre pour la reconstitution de la Marine. La première tranche du programme naval, promulguée le 18 avril 1922 sous l’égide du ministre de la Marine Raiberti, deux mois après la signature du traité de Washington, autorise la mise en chantier de 81 097 tonnes, dont un porte-avions et 3 croiseurs de ligne : c’est la plus importante tranche de l’entre-deux-guerres, hors celle de 193884. Elle consacre l’arrêt des chantiers des cuirassés de la classe Normandie, dont seule la coque du Béarn est destinée à être transformée en porte-avions, mettant ainsi à disposition de l’artillerie de côte 25 canons de 340 mm. Le nouveau programme de défense des côtes, dont la Chambre réclame l’examen avant tout vote des crédits, est adopté par la Marine le 7 juillet 1922. La demande est à nouveau relayée par les députés lors des débats sur le budget de 1923 qui ont lieu en décembre 1922, date à laquelle la prise du pouvoir de Mussolini ajoute un facteur de tension en Méditerranée. Au printemps suivant, le premier projet de loi relatif à l’organisation de la défense des frontières maritimes est déposé à la Chambre par Flaminius Raiberti. Il constitue l’un des quatre éléments du futur Statut naval de la France, à côté de ceux consacrés (I) à la constitution, l’armement et les stocks de guerre de la flotte française de haute mer (8 mars 1923), (II) à la constitution d’approvisionnements en combustibles liquides (22 mai 1923) et (III) à l’organisation de l’aéronautique maritime (25 mai 1923).

Le premier projet de loi sur la défense des frontières maritimes

49Le projet de loi n^o 5881 du 27 mars 1923 sur le Statut naval (organisation de la défense des frontières maritimes) est présenté par les trois ministres de la Marine, de la Guerre et des Finances85. Il vise d’abord à consacrer légalement le transfert de la défense des côtes à la Marine. On se souvient des objections soulevées par le ministre de la Guerre lors des discussions des décrets de 1917 et 1921, tendant à nier la légalité de décrets transférant une compétence fondée sur une loi, fut-elle de 1791. Il doit ensuite valider l’organisation établie par les décrets de 1918 et 1921. Ce projet doit enfin constituer le cadre légal du programme d’armement du 1^er août 1922 dans lequel doivent s’inscrire les différents budgets soumis au vote du Parlement.

La consécration légale de la compétence de la Marine

50Le projet de loi n^o 5881 affirme d’emblée que « le ministre de la Marine est chargé d’organiser et d’assurer la défense des frontières maritimes », gravant ainsi dans le marbre sa compétence plénière. Il n’y a plus de distinctions subtiles entre l’ennemi flottant et l’ennemi débarquant ou ayant débarqué, dont le byzantisme rédactionnel avait entraîné un schisme entre la Guerre et la Marine jusqu’à la Grande Guerre. La sécurité de l’espace côtier est désormais placée sous la responsabilité du ministre de la Marine, quelle que soit la menace. Le projet valide l’organisation du décret : la dichotomie des moyens de défense à la disposition de la Marine (Guerre/Marine) et la division du littoral en quatre régions placées sous le commandement d’un officier général. Il précise que le rattachement à la Marine des éléments appartenant à la Guerre se fait, non seulement à la mobilisation, mais également sur demande du ministre de la Marine pour exécuter entraînements et exercices en temps de paix, améliorant la préparation, la coordination et l’unité de commandement. Cette volonté d’unité se traduit par un nouvel article qui confie la défense contre aéronefs au ministre de la Marine. Alors que le décret de 1921 n’en faisait pas mention, le projet de loi confie à la Marine la défense antiaérienne des ports de Cherbourg, Brest, Toulon et Bizerte, la Guerre conservant celle du territoire. La dichotomie horizontale supprimée après 150 ans de luttes est ainsi malheureusement réintroduite dans la troisième dimension… Les mêmes errements semblent donc se perpétuer entre les deux Départements, jusqu’à devenir lutte lorsqu’il sera question de récupérer l’aviation après la disparition du ministère de l’Air… Quelle liaison, quelle unité de commandement est possible si l’attaque aérienne contre une base de la Marine vient de la terre86 ? Réglée dans la deuxième dimension, la rivalité Guerre-Marine resurgit dans la troisième !

51Le projet de loi n^o 5881 confirme la division du littoral en quatre régions, érigées en frontières maritimes et placées chacune sous le commandement d’un vice-amiral, distinct du préfet maritime. La création de ces nouveaux commandements, avec siège en dehors de la préfecture maritime, ayant provoqué une vive polémique, tant dans la presse qu’au Parlement, l’exposé des motifs du projet de loi s’y attarde pour en justifier le bien fondé et démentir les accusations de création de prébendes pour amiraux démobilisés. Avec un peu plus d’un an de recul, le ministère dresse un bilan positif des travaux des commandants de frontières maritimes. Ils ont pu conduire de nombreuses et fructueuses études destinées à refonder la défense des côtes. Ils ont établi une liaison forte et fluide avec les généraux commandant les régions militaires côtières. Ils ont entrepris les premiers exercices mettant en jeu les moyens fixes et mobiles, terrestres et flottants, de la Guerre et de la Marine, pour les coordonner en vue d’une action plus efficace. Forts de cette première réussite, ils doivent être pérennisés : un seul homme ne pourrait efficacement assumer simultanément les fonctions administratives de préfet et celles, militaires, de commandant d’un futur front, mettant en œuvre des moyens diversifiés, difficiles à coordonner. C’est donc l’ensemble de l’organisation de la défense du littoral qui est validée par ce projet de loi.

La validation de l’organisation de la défense du littoral

52L’article 5 du projet de loi n^o 5881 reprend les éléments du décret du 27 décembre 1921 : les flottilles de défense côtière, l’artillerie de côte fixe ou mobile, l’artillerie et les mitrailleuses de la DCA et les défenses fixes sous-marines. L’aéronautique de frontière maritime, prévue par l’arrêté du 2 juin 1922, est absente du projet de loi.

53À cette date, l’aviation maritime est en pleine transformation, avec les essais de bombardements de navire, la prise en main des dirigeables ex-allemands (tel le L72, futur Dixmude), les exercices d’appontage du lieutenant de vaisseau Teste… L’aéronautique de frontière maritime était particulièrement fournie dans l’arrêté de 1922 : avions de chasse, bombardiers, hydravions d’observation et d’attaque, dirigeables et ballons captifs. Tous ces moyens sont regroupés sur des bases proches des ports de guerre, tels Karouba à Bizerte ou Palyvestre à Toulon. Cet « oubli » s’explique par le projet de loi du 25 mai 1923 sur l’organisation de l’aéronautique maritime, qui structure l’aéronavale en deux catégories : aviation de bord et aviation de défense des côtes87. Si dans la perspective de l’adoption du Statut naval dans toutes ses composantes, cette organisation paraît cohérente, il est en revanche étonnant que le principe d’une liaison et d’une coordination entre les moyens spécifiquement affectés à la défense du littoral et l’aéronautique côtière ne soit pas posé par le projet de loi, ainsi qu’il le fait pour les éléments de défense appartenant au ministère de la Guerre. En ce qui concerne l’artillerie de côte, celle-ci est répartie en artillerie principale, secondaire et légère, ainsi qu’assistée par les sections de projecteurs. L’organisation de détail est laissée à l’initiative du ministre, après consultation du CSM. L’exposé des motifs du projet de loi s’étend pourtant longuement sur l’artillerie de côte. Il est probable qu’il faille y voir une réponse aux interrogations des parlementaires sur les crédits réclamés par la Marine. Son emploi est justifié par l’instantanéité de ses réactions, qui seule permet de garantir une riposte efficace. Les ministres insistent ici sur le grand souci d’économie qui a présidé à la constitution des groupes d’artillerie de côte : les canons d’artillerie principale proviennent des marchés annulés des cuirassés de la classe Normandie ou des cuirassés déclassés. Les batteries seront au nombre de trois pour les bases de premier ordre et de deux ou même une pour les autres bases. Enfin, les matériels d’artillerie secondaire et légère proviendront essentiellement des stocks de navires déclassés ou sont même déjà en position. Tout ceci devrait donc être – dans l’esprit des ministres – de nature à rassurer les parlementaires.

Un cadre légal pour le programme du 1^er août 1922

54L’article final du projet de loi n^o 5881 dispose que « l’organisation matérielle de la défense des côtes sera réalisée progressivement dans la limite des crédits inscrits chaque année au budget de la Marine ». La volonté du gouvernement est donc d’accorder à la défense des côtes un statut légal qui puisse constituer, comme pour les autres programmes, un cadre législatif fixant la ligne directrice des crédits sollicités tous les ans. L’objectif n’est pas de soumettre à la Chambre le programme du 1^er août 1922, mais de permettre au ministre de la Marine de s’y référer. Ce programme a en effet été systématiquement exposé aux commissions de la Marine, de la Chambre et du Sénat, comme en témoignent les exposés des rapporteurs du Budget de chaque assemblée. Bien que non divulgué aux parlementaires, le ministre de la Marine s’y réfère systématiquement pour justifier ses demandes de crédit, tout comme le projet de constitution de la flotte fait office de plan d’actions pour les différentes tranches navales.

Le rapport Boussenot sur la défense des frontières maritimes

55Transmis à la commission de la Marine de la Chambre, le projet de loi n^o 5881 est rapporté par Georges Boussenot88 lors de la séance du 22 décembre 192389. En introduction, celui-ci reconnaît le progrès que représente ce projet de loi, mais lui reproche aussitôt son caractère « purement organique ». Le député relaie à nouveau la demande des parlementaires d’examiner le programme de reconstitution matérielle de la défense des côtes, dont le projet de loi n^o 5881 ne constitue que la « préface nécessaire ». Après avoir brossé un long historique de la défense des côtes de 1582 à 1921, le rapporteur s’intéresse aux menaces qui pèsent sur les côtes françaises : bombardements, blocus, embouteillages et débarquements. Il souligne les risques que font peser les sous-marins et les avions sur les bases navales et les installations côtières stratégiques. Sa crainte est notamment motivée par la menace que représentent les « monitors submersibles », tel celui développé par la Royal Navy pendant la Grande Guerre et « doté d’un petit hydravion pour régler son tir. Il se proposera généralement de détruire un objectif précis, offrant un intérêt déterminé : ouvrage d’art, aérodrome ou établissement industriel en bordure de la côte90 ». Le danger aérien n’est pas non plus négligé. La proximité des aérodromes de l’ennemi avec les ports français est évoquée pudiquement, qualifiée d’éventualité qui « peut fort bien se réaliser »… L’Italie n’est encore visée qu’entre les lignes. Le député de la Réunion n’ignore pas non plus les risques que présente l’aviation embarquée sur « des grands navires porte-avions déjà réalisés par certaines puissances maritimes comme l’Angleterre, l’Amérique, l’Italie et le Japon ». Il rappelle à la Chambre les opérations réussies de Port-Arthur en 1904 et de Zeebrugge et Ostende en 1918. Ces précédents et la rapide évolution des armes de la troisième dimension plaident selon lui pour une puissante artillerie de côte à tir rapide. Il en appelle également aux leçons tirées des Dardanelles « défendues avec succès par des champs de mines, couverts par l’artillerie de côte ». Il insiste sur l’importance de la coordination des différents moyens. Boussenot montre que l’on ne peut pas se contenter d’une défense indirecte des côtes par les forces de haute mer, mais qu’elle doit être constituée par des éléments qui y sont spécialement affectés et dont le cœur est l’artillerie de côte. Il voit ainsi les forces mobiles, vedettes, patrouilles, dragueur, sous-marins, opérer contre l’ennemi sous la couverture de l’artillerie de côte. La France n’ayant pas les moyens financiers de réaliser une flotte cuirassée capable de tenir loin de ses côtes un ennemi potentiel, elle est contrainte à mettre en œuvre les moyens limités qui assureront cette protection.

56L’aviation a également impressionné le rapporteur, spécialement les expériences menées au printemps 1921 aux États-Unis par le Brigadier General Billy Mitchell. Si l’efficacité des bombardements de cuirassés opérés par Mitchell avait été remise en cause, l’effet médiatique fut en revanche énorme, comme le montre la réaction de Boussenot : « Les photographies qui ont été prises de cette expérience, et qui ont été publiées dans le numéro du 1^er mars des Lectures pour tous, sont d’un effet saisissant91. » Il adopte dès lors les conclusions des experts pro-Mitchell qui considèrent que désormais l’aviation de défense pourra livrer bataille à une escadre ennemie avant même qu’elle soit parvenue en vue de la côte ou à portée de canon. Il admet néanmoins qu’à cette date l’aviation demeure encore incapable d’opérer de nuit. Il s’attarde ensuite sur les moyens plus classiques de la défense des côtes. Le plus long développement est consacré à l’artillerie de côte, insistant sur la coordination dont dépend l’efficacité de la défense face à une attaque soudaine et organisée du littoral. Si une attaque de jour permet de mettre en œuvre tous les moyens dans « un engagement général, de nature bien complexe, dans lequel, à chacun des moyens d’attaque employés par l’ennemi, la défense devra opposer l’arme ou le groupement d’armes le plus capable de repousser ce genre d’attaque », il en va différemment en cas d’attaque de nuit, la défense ne pouvant compter que sur la puissance de l’artillerie de côte et les torpilleurs de défense. En sa qualité de représentant des colonies, Georges Boussenot demande à compléter le projet de loi n^o 5881 par des dispositions spécifiques à la défense des colonies, dont la responsabilité doit, selon lui, revenir au ministère des Colonies et non à celui de la Marine. Celle-ci devra néanmoins y concourir, au sein d’une organisation qu’il souhaite cohérente avec les principes du projet de loi n^o 5881. Sa volonté est d’assurer la sécurité des ports de Dakar, Saigon, Diego-Suarez et Fort-de-France.

57Les conclusions du rapport Boussenot réclament une réforme et ajoutent deux développements. La réforme concerne le siège du commandant de frontière maritime que le rapporteur, à l’instar des critiques du décret du 27 décembre 1921, demande à la Marine de ramener dans les préfectures maritimes. Le premier complément vise le principe d’un financement inscrit dans le budget annuel de la Marine, qu’il convient d’amender pour assurer un contrôle efficace du Parlement sans sacrifier à la confidentialité qui sied au sujet. Il propose donc l’établissement d’un programme convenu entre les ministres de la Marine et des Finances. C’est le programme du 1^er août 1922, approuvé par le CSM du 7 juillet 1922, et déjà « circulé » auprès des commissions parlementaires. Puis, l’approbation de ce programme « technique et financier » par les deux commissions de la Marine et des Finances. Ceci permettrait aux parlementaires de contrôler les projets de la Marine tout en évitant une trop grande publicité. Il est prévu de voter tous les ans des crédits cohérents et suivis, sans dévoiler l’ensemble du programme. Le second complément apporte un cadre légal à l’organisation de la défense des côtes coloniales, placée sous la responsabilité du ministère des Colonies, avec la coopération de la Marine.

58Après le dépôt de ce rapport en décembre 1923, le début de l’année 1924 n’est pas propice à l’inscription de la discussion de projets de cette ampleur à la Chambre : les prochaines législatives sont prévues au mois de mai 1924 et la crise financière mobilise les esprits. Le projet de loi n^o 5881 reste donc lettre morte jusqu’aux élections du 11 mai 1924 qui donnent le pouvoir au Cartel des gauches.

Le second projet de loi sur l’organisation des frontières maritimes

59Après la victoire du Cartel des gauches, c’est le cabinet de Jacques-Louis Dumesnil qui reçoit la note du chef d’état-major de la Marine, le vice-amiral Grasset, qui estime qu’il convient de déposer à nouveau le projet de loi sur l’organisation des frontières maritimes92. Il est favorable à l’amendement proposé par Boussenot concernant le budget de la défense des côtes, mais ne souhaite pas que les commissions du Parlement aient un droit de regard sur le programme d’ensemble. Il a été séduit par le processus des tranches mis en œuvre par le Parlement pour la flotte de haute mer et appelle donc de ses vœux « la réalisation du programme par tranches successives faisant chacune l’objet d’un projet de loi spécial, portant attribution des crédits nécessaires et précisant le nombre des ouvrages, bâtiments de défense, mines, obstructions, etc. ». Cette demande est cohérente avec l’étude que mène, depuis début mai, l’EMG de la Marine sur une refonte du décret du 27 décembre 1921, au sein de la commission de réorganisation du commandement des frontières et arrondissements maritimes. Néanmoins, dans la mesure où la nouvelle organisation n’est fixée par décret que le 12 septembre 1924 et réglée en détail par l’arrêté ministériel du 9 janvier 1925, ce n’est qu’après cette date que le nouveau projet de loi est déposé sur le bureau de la Chambre.

Un projet refondu ou régressif ?

60De mai 1924 à janvier 1925, date du dépôt du projet de loi n^o 110993, l’EMG et le cabinet travaillent à une nouvelle version du projet de loi n^o 5881 qui prenne en compte les observations de la commission de la Marine, ainsi que le nouveau cadre réglementaire de la défense des côtes. Tout au long du printemps et de l’été 1924, l’EMG1 étudie divers projets d’organisation de la défense des frontières maritimes, dont celles du littoral algéro-tunisien94. L’étendue territoriale de la compétence de la Marine est, dès l’article 1^er, circonscrite au littoral de la métropole et de l’Afrique du Nord. Il n’est plus question du principe général et absolu de « défense des frontières maritimes ». C’est un premier coin dans la réforme engagée en 1917. Le corollaire en est « l’éviction » de la Marine pour les colonies. Le projet reprend également la proposition de Boussenot d’en confier la responsabilité au ministre des Colonies, la Marine n’étant plus qu’un pourvoyeur de moyens… Sans grande ambition, le projet de loi n^o 1109 renvoie à un « décret d’administration public » le sort de la défense des bases de Dakar, Saigon, Diego-Suarez ou Fort-de-France. Un nouvel article 2 réintroduit le subtil distinguo entre l’ennemi débarquant et l’ennemi ayant débarqué, qui avait empoisonné le débat jusqu’aux décrets de 1917 et 1921. Par prudence, le ministre de la Marine ne fixe pas la limite, laissant au gouvernement le soin de le faire. L’exposé des motifs a beau jeu de faire état « de l’accord établi entre les Départements de la Guerre et de la Marine pour préciser la liaison qui doit être maintenue entre ces deux Départements pour la direction des opérations, en particulier dans le cas où, l’ennemi ayant débarqué et s’étant solidement accroché sur notre sol, la Marine doit passer à la Guerre la direction des opérations95 ». Cet accord est tout relatif, même si l’instruction interministérielle du 4 novembre 1924 fonde une liaison plus étroite entre les deux Départements : rien n’est réglé et la Marine se concentre sur la sécurité de ses bases, plus que sur un hypothétique débarquement ennemi. En bonne politique, on laisse à l’avenir la décision de trancher entre les deux compétences… Cette incertitude pèse également sur la mise à disposition des moyens de la Guerre, qui ne le sont plus « dès la mobilisation », mais seulement « en temps de guerre », introduisant une période de flottement au moment le plus délicat d’un conflit. En revanche, un article permet, en temps de paix, de ne pas limiter la mise à disposition des éléments de la Guerre aux seules périodes d’exercices, mais la prévoit également « lorsque les circonstances le nécessitent ». Cela permet au ministre de la Marine de mettre en œuvre les moyens de l’Armée en cas d’alerte ou de tensions passagères, lorsque la sécurité de certains points du littoral peut être menacée. Une telle mesure fut, par exemple, mise en œuvre pendant la guerre d’Espagne. Cette faculté est clairement favorable à la Marine et à sa maîtrise des moyens de défense placés à proximité du littoral, quel que soit leur Département de rattachement. La compétence de la Marine est également étendue en matière de défense anti-aérienne. Alors que dans le projet de loi n^o 5881, elle n’assurait que la DCA des quatre grands ports de guerre, le projet de loi n^o 1109 lui confie la défense contre avions de tout le littoral, en plaçant sous son autorité les moyens anti-aériens du Département de la Guerre dans les zones situées hors des bases de la Marine. La dichotomie qui prévalait dans la défense aérienne est donc supprimée. La Marine assume ainsi la plénitude de la défense du littoral, quels que soient les moyens mis en œuvre.

61Le ministre de la Marine ne reprend pas l’amendement Boussenot relatif au programme « technique » de défense des côtes à soumettre aux commissions du Parlement avant le vote des budgets annuels. Il revient à la rédaction initiale du projet de loi n^o 5881 qui prévoyait un vote annuel des crédits à l’occasion de la discussion du budget général de la Marine. Le seul élément budgétaire nouveau est la fixation du nombre de sous-marins dédiés à la défense des côtes : 48 (en plus des unités du Statut naval). Le budget consacré aux sous-marins côtiers passe ensuite du budget de la défense des côtes à celui de la flotte en raison de leur intégration dans les quotas fixés par le traité de Washington. Alors que le projet de loi n^o 1109 est soumis au Parlement, seules les unités de la tranche 1923 ont été votées : 9 sous-marins côtiers. Cette tranche navale fut d’ailleurs dénommée « tranche côtière », non en raison des crédits votés pour la défense des côtes, mais pour l’adoption du programme de constructions des sous-marins. Ce n’est pourtant qu’à partir de 1926 que les crédits furent régulièrement apportés aux sous-marins côtiers, à raison de 4 sous-marins par ans, soit 29 sous-marins à fin 1930. Le projet de loi est renvoyé à la commission de la Marine pour rapport.

62Or, l’actualité politique est plutôt mouvementée en cette année 1925… Trois cabinets se succèdent d’avril à novembre 1925, entre scandale des bilans truqués de la Banque de France, guerre du Rif et hausse des impôts… Le projet de loi n^o 1109 n’est finalement rapporté que le 11 décembre 1925, alors que Georges Leygues est ministre de la Marine depuis le 28 novembre 1925, dans le gouvernement Briand.

Le rapport Chaumié du 11 décembre 1925

63Le rapport Chaumié96 est d’abord un hommage à l’œuvre de la Marine, qui « a eu tout à créer » depuis le 21 septembre 1917, et aux ministres Raiberti et Dumesnil pour leur acharnement à « préparer le redressement de notre puissance navale ». À l’instar de Boussenot, il dresse un historique de la question, avec pour fil conducteur la maîtrise progressive acquise par la Marine97. Le plaidoyer lui est clairement favorable, avec une stigmatisation du ministère de la Guerre, qui « était parti en laissant la clef sous la porte et, quand la Marine est entrée, elle a trouvé une maison déménagée au trois quarts, où ne restaient plus que des meubles inutilisables ». S’il soutient le nouveau projet en ce qu’il laisse à d’autres textes le soin de régler le sort des colonies, il critique la rédaction du nouvel article 1^er qui ne vise que les tentatives ennemies « venant de la mer ». Rien ne justifie qu’en cas d’attaque aérienne, par exemple venant « de terre », le préfet maritime n’ait pas autorité pour mettre en œuvre tous les moyens dont il dispose. Le rapporteur suggère donc de retirer cette précision. Pour contraindre le ministère de la Marine à établir un programme avec un ordre d’urgence, le rapporteur reprend les amendements du projet Boussenot posant le principe de vote de crédits annuels « d’après un programme technique et financier établi d’accord entre les ministres de la Marine et des Finances ». Emmanuel Chaumié saisit cet amendement pour y ajouter le principe de l’approbation de ce programme par les commissions parlementaires. Emmanuel Chaumié revient enfin sur la loi du 10 juillet 1791 sur la conservation et l’entretien du domaine militaire, constituant le principal argument juridique de la Guerre pour conserver la maîtrise des ouvrages de côte. Malgré leur mise à disposition par l’instruction ministérielle du 18 janvier 1918, la Marine n’est toujours pas « chez elle » dans les ouvrages de côte qu’elle est chargée d’armer. Le rapporteur n’a pas d’expressions assez sévères contre la Guerre : « marchandage intolérable », « procédure décourageante », « mauvaise volonté chicanière », « arbitraire d’un département ministériel têtu », etc. Il réclame l’arbitrage du président du Conseil avec l’aval du CSDN, pour contraindre le ministère de la Guerre à céder à la Marine les immeubles utiles à la défense des côtes, afin qu’elle puisse en assumer la plénitude de gestion et d’administration. Il demande donc le dépôt rapide d’un projet de loi abrogeant la loi du 10 juillet 1791.

64Ni le rapport Chaumié, ni le projet de loi n^o 1109 ne sont soumis au Parlement au cours de la législature qui a conduit le Cartel des gauches au pouvoir… Bien que maintenu au portefeuille de la Marine, Georges Leygues ne semble pas vouloir presser le mouvement. En dépit des demandes récurrentes des commissions à l’occasion des discussions du budget de la Marine, le ministère semble se satisfaire de l’attribution de crédits annuels sans dévoiler ou soumettre au contrôle du Parlement un plan d’ensemble. La méthode des tranches adoptée pour la constitution de la flotte devient la norme. Au cours des 10 ans qui ont suivi le « choc » du traité de Washington, les commissions de la Marine de la Chambre et du Sénat ont régulièrement soutenu les demandes de crédit de la Marine, quand elles ne les dépassaient pas… Ronald C. Hood souligne l’originalité de l’alliance entre la Marine, son EMG et les deux commissions du Parlement98. Il relève que les membres des commissions ont soutenu à plus de 80 % les votes formels sur les budgets de la Marine. Sur 25 mises au vote demandées entre les deux guerres, 7 n’avaient aucune chance de l’emporter, ayant été demandées par les Communistes et les 18 autres furent favorables à la Marine, à hauteur de plus des deux tiers. Ce soutien des commissions et du Parlement se révéla plus bénéfique qu’une loi qui aurait enfermé le programme du 1^er août 1922 dans un carcan législatif et soumis celui-ci à un contrôle formel des commissions. Après l’adoption du nouveau programme de défense des côtes le 18 mars 1926, puis du décret du 1^er avril 1926 portant organisation du commandement de la défense du littoral, le projet de loi n^o 1109 n’est pas plus soumis à la discussion du Parlement. L’été 1926 est marqué par la chute du franc et la fin du Cartel des gauches. Il faut attendre la victoire de la droite aux législatives d’avril 1928, avec le maintien de Georges Leygues au portefeuille de la Marine du cabinet Poincaré (23 juillet 1926), pour que le gouvernement dépose à nouveau le projet de loi n^o 1109 et relance le processus législatif sur la base du rapport d’Emmanuel Chaumié99. À nouveau, le projet n’est jamais soumis à la discussion du Parlement. La création du ministère de l’Air en 1928 ne facilite pas la coordination des services : l’aéronautique a pris une grande importance dans la défense des côtes et une partie de celle affectée à cette tâche est destinée à rejoindre le ministère de l’Air… La défense des côtes, de duale risque de devenir triple, avec tous les inconvénients que l’on connaît déjà. Après 1929, la priorité est donnée à la constitution de la défense de la frontière au nord-est, sans que les crédits qui parviennent à être mobilisés pour la défense des côtes ne poussent le gouvernement à soumettre le projet de loi n^o 1109 aux députés. Abandonné après 1928, ce projet disparaît corps et bien dans les cartons des travaux législatifs inaboutis. Malgré cela, la Marine parvient à mettre en œuvre une grande partie de son programme de défense des côtes.