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Les Pontchartrain, ministres de Louis XIV

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Charles Frostin

Chapitre XI. La parentèle Pontchartrain aux xviiie et xixe siècles

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Henri Carré, La noblesse de France et l’opinion publique au xviiie siècle, Paris, 1920, 650 p., p. (...)

1L’historien Henri Carré emploie l’expression « noblesse d’État » pour désigner toutes ces familles de la haute robe qui, fortes du droit d’administrer et de juger, formaient un nouvel ordre social où, au xviiie siècle, se recrutaient, de préférence, les ministres pris dans un sens large du terme, chanceliers de France, gardes des Sceaux, contrôleurs généraux des Finances, ministres d’État et secrétaires d’État. L’exemple le plus net est fourni par un puissant groupe de familles caractérisé à la fois par son appartenance à la parentèle Phélypeaux et par son aptitude à accaparer les postes ministériels jusqu’à la Révolution française. Cette appartenance à la même parentèle et cette réussite collective apparaissent, en effet, étroitement liées, les Phélypeaux ayant réalisé la performance de constituer la plus grande dynastie ministérielle de l’Ancien Régime qui, articulée en deux branches, La Vrillière et Pontchartrain, alignait une belle série de dix secrétaires d’État et pouvait, de plus, s’enorgueillir d’un chancelier de France sous Louis XIV (voir tableau 62). Et, par voie de conséquence, cette longévité politique permit aux Phélypeaux de se doter d’un formidable réseau d’influence, sans égal, encore très actif sous Louis XVI, avec Maurepas, le dernier des Pontchartrain, qui ne manqua pas de peser sur les choix ministériels en faveur de parents et d’alliés1.

2L’élan initial de cette famille blésoise de modestes officiers de finance et de judicature, passée, fin xvie siècle, de la roture à la noblesse et vite proche du pouvoir, s’accompagna sans tarder d’alliances flatteuses, plutôt aristocratiques chez les La Vrillière, tandis que les Pontchartrain recherchaient surtout les mariages en milieu parlementaire. Ainsi le fils de Paul de Pontchartrain le « fondateur », Louis Ier, épouse une Talon, et le petit-fils Louis II, le futur chancelier Pontchartrain, s’unit à une Maupeou. Ce sont deux alliances importantes qui ouvrent très largement sur le monde de la haute robe, les Talon et les Maupeou, familles célèbres du parlement de Paris, se trouvant eux-mêmes apparentés aux Amelot, aux Daguesseau, aux Caumartin, aux Voyer d’Argenson, aux Lamoignon et aux Molé, autres grandes familles en vue de cette cour souveraine. Or l’ensemble de ce groupe allait fournir nombre de ministres à la monarchie après 1715, de la Régence de Philippe d’Orléans aux toutes dernières années du règne de Louis XVI, avec, en plus, quelques cas, étudiés plus loin, menant bien au-delà de la Révolution. Il s’agit là d’un véritable renouvellement post-louis-quatorzien dont précisément l’origine paraît devoir remonter à l’action décisive, entre 1689 et 1714, de Louis II de Pontchartrain, d’abord contrôleur général des Finances et ministre d’État, puis chancelier de France. Ce Pontchartrain prit soin, en effet, de s’entourer d’hommes compétents et dévoués, tirés de sa parentèle précitée, avec, au premier rang, le conseiller d’État Henri Daguesseau, son cousin, le conseiller d’État Michel-Jean Amelot de Gournay, neveu de Daguesseau, l’intendant des Finances Urbain-Louis Lefèvre de Caumartin, cousin germain de Mme de Pontchartrain née Maupeou, et le lieutenant général de police Marc-René d’Argenson, beau-frère de Caumartin. Et ces grands collaborateurs-parents, désormais hautement considérés, sauront ouvrir un avenir ministériel à leur propre famille, à l’exception d’Urbain-Louis de Caumartin, dont le neveu Antoine de Caumartin de Boissy et le petit-neveu Antoine de Caumartin de Saint-Ange s’arrêteront conseillers d’État. Par contre, le conseiller d’État Henri Daguesseau, mort le 17 novembre 1716, aurait pu voir, à moins de trois mois près, la promotion comme chancelier de France, le 2 février 1717, de son fils Henri-François, procureur général du Parlement depuis 1700, tandis que l’ancien général de police Marc-René d’Argenson, promu garde des Sceaux le 8 janvier 1718 (mort en 1721), aura quatre ministres dans sa descendance : deux fils, un petit-fils et un arrière-petit-fils. Quant au conseiller d’État Michel-Jean Amelot de Gournay, sa brillante carrière administrative et diplomatique lui aurait laissé espérer un moment, en 1709, une promotion ministérielle, si l’on en croit Saint-Simon. Du moins son beau-frère Félix Le Pelletier de La Houssaye deviendra-t-il contrôleur général des Finances (1720-1722) et, d’autre part, ses cousins de la branche cadette, les Amelot de Chaillou, compteront deux ministres, Jean-Jacques sous Louis XV et son fils Antoine-Jean sous Louis XVI.

3Précisons que ces deux Amelot de Chaillou devaient principalement leur carrière à Maurepas. À propos de la nomination de Jean-Jacques Amelot en 1737 comme secrétaire d’État aux Affaires étrangères, le marquis d’Argenson note dans son Journal :

  • 2 Journal et mémoires du marquis d’Argenson, éd. Rathery, p. 284. Il s’agit de René-Louis d’Argenson (...)

« On a su la part qu’avait eue M. de Maurepas à élever M. Amelot au ministère… On ignorait ou on ne savait pas bien combien M. Amelot était la créature des Phélypeaux, et qu’il est proprement l’homme d’affaires et le conseil de M. de Pontchartrain le borgne ; qu’il y a alliance, etc.2. »

  • 3 Mémoires secrets de Jacques-Mathieu Augeard, secrétaire des commandements de la reine Marie-Antoin (...)
  • 4 Antoine-Jean Amelot de Chaillou fut nommé conseiller d’État au mois de décembre 1774. Ce même mois (...)

4« Pontchartrain le borgne » désigne l’ancien secrétaire d’État Jérôme de Pontchartrain (mort en 1747) qui paraît avoir gardé une influence non négligeable sur son fils Maurepas, l’activant ici à « avancer » Jean-Jacques Amelot, un homme entièrement à sa dévotion. Et, en cela, le témoignage du Journal est d’autant plus fiable que le marquis René-Louis d’Argenson (fils aîné du garde des Sceaux Marc-René d’Argenson) sera en 1744 le successeur immédiat de cet Amelot à la tête du département des Affaires étrangères. Il ne pouvait donc ignorer l’existence de liens de famille et d’intérêts entre les Pontchartrain et les Amelot, une étroitesse de liens qui se confirme encore beaucoup plus tard, en 1774, année de l’avènement de Louis XVI. Maurepas, alors revenu au pouvoir après une longue disgrâce remontant à 1749, s’empressait d’imposer à Turgot, contrôleur général des Finances, la création d’un nouvel office d’intendant des Finances en faveur d’Antoine-Jean Amelot de Chaillou, fils de Jean-Jacques. Cela n’alla pas sans heurts comme l’écrit J.-M. Augeard dans ses Mémoires secrets : « Je fus obligé d’aller à Fontainebleau au commencement d’octobre [1774] joindre M. de Maurepas pour les affaires du Parlement. Je le trouvais déjà ennuyé de M. Turgot et même piqué de sa mauvaise grâce qu’il mettait à faire M. Amelot, son parent, intendant des Finances3. » Et la sollicitude de Maurepas ne s’arrêta pas là, faisant en même temps Amelot conseiller d’État4, avant de l’« avancer », moins de deux ans plus tard, le 12 mai 1776, au poste de secrétaire d’État à la Maison du Roi.

5Cette attitude de Maurepas à l’égard des Amelot de Chaillou laisse entrevoir, de manière générale, que sa solidarité ne fut jamais un vain mot lorsqu’il s’agissait des familles qui avaient fourni à son grand-père, le chancelier Pontchartrain, et à son père, le secrétaire d’État Jérôme de Pontchartrain, de précieux collaborateurs-parents. Or, Maurepas ayant été un véritable vétéran de la politique, secrétaire d’État survivancier en 1715, en exercice en 1718, et mort ministre d’État en 1781, on comprend mieux que la partie la plus agissante et la plus en vue de la parentèle Pontchartrain, c’est-à-dire les familles parlementaires, ait connu une réussite allant en s’amplifiant sous le règne de Louis XVI avec une plus nette accumulation des postes ministériels. Et une réussite de longue haleine sautant par-delà la Révolution, puisque nombre des membres de ces familles se retrouveront pourvus de hauts emplois sous l’Empire. Les tableaux récapitulatifs joints permettent de mieux saisir l’ampleur du phénomène, en commençant, comme on vient d’en parler, par les Amelot, grande famille robine originaire de l’Orléanais, donc d’origine ligérienne comme la famille Phélypeaux, et comme elle anoblie à la fin du xvie siècle.

Les Amelot

6Comme l’indiquent les tableaux 63, 64 et 65, les Amelot se rattachent à la parentèle Pontchartrain par toute une série d’alliances plus ou moins proches. Chez les Amelot de Gournay, se succèdent : l’alliance Creil conduisant aux Maupeou et, de là, à la chancelière Pontchartrain née Maupeou ; l’alliance Le Pelletier de La Houssaye, aux Talon-Pontchartrain et aux Daguesseau ; l’alliance Danycan de l’Épine, famille de négociants-armateurs malouins, à une nièce du chancelier Pontchartrain et à une petite-cousine de la chancelière Pontchartrain qui épousèrent chacune un frère Danycan, l’une en 1705 et l’autre en 1714 (voir tableau 32) ; enfin, l’alliance Crozat, qui ouvre encore sur le clan Pontchartrain : en 1707, Marie-Anne Crozat, fille du financier Antoine Crozat, grand protégé du chancelier Pontchartrain, est mariée au comte d’Évreux, cousin d’Éléonore-Christine de La Rochefoucauld-Roye, femme du secrétaire d’État Jérôme de Pontchartrain : puis, en 1722, un frère de Marie-Anne, Louis-François Crozat, marquis du Châtel, épouse Marie-Thérèse de Gouffier dont le frère Charles-Antoine s’unira en 1736 à Marie-Catherine Phélypeaux, fille de l’intendant de Paris, conseiller d’État, Jean Phélypeaux (mort en 1711), qui est le frère du chancelier Pontchartrain (voir tableaux 42 et 43).

  • 5 Cf. D. Dessert, Argent, pouvoir et société…, op. cit., p. 656, notice Moufle, p. 703, notice Vougn (...)

7Chez les Amelot de Chaillou, la politique matrimoniale s’engage sensiblement dans la même voie avec l’alliance Barrillon, famille déjà apparentée au secrétaire d’État Paul de Pontchartrain par les Mangot, et avec l’alliance Fleuriau, famille qui comptera deux ministres entre 1716 et 1727, Fleuriau d’Armenonville et son fils Fleuriau de Morville : Armenonville est le frère consanguin de Marguerite Fleuriau, belle-mère du secrétaire d’État Balthazar Phélypeaux de Châteauneuf (branche La Vrillière), petit-neveu de Paul de Pontchartrain (voir tableau 5). À cela s’ajoute l’alliance Vougny qui vaut d’être mentionnée, même si elle met en jeu des liens de clientèle sans référence à une quelconque parenté. Les politiques matrimoniales des grandes familles de l’époque exploitaient, en effet, systématiquement ces deux genres de liens. L’efficacité des réseaux d’influence en dépendait. C’est précisément le cas du mariage en 1726 de Jean-Jacques Amelot de Chaillou, le futur secrétaire d’État, avec Marie-Anne de Vougny, une union qui ramène au lobby financier de Louis de Pontchartrain. Marie-Anne est la fille de Jean-Marie de Vougny et la nièce de Louis-François Moufle de Champigny, deux puissants financiers morts respectivement en 1729 et 1725. Au départ, Jean-Marie, fils d’un médecin du roi, avait été lancé par Fleuriau d’Armenonville, qui, alors intendant des Finances, en fit son secrétaire et le fermier de ses biens. Il bénéficia également de la protection de Bignon de Blanzy, autre intendant des Finances et neveu de Louis de Pontchartrain. Cette double recommandation lui valut, sous le haut patronage de Pontchartrain, de s’engager en grand dans les « affaires du Roi » avec la participation à une trentaine de traités entre 1693 et 1708. De là, il exerça les fonctions de receveur général des Finances de la généralité de Rouen jusqu’en 1719 où Armenonville, devenu secrétaire d’État, lui procura la charge de secrétaire du Conseil des Finances (Polysynodie), qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1729. De son côté, le beau-frère de Jean-Marie de Vougny, Louis-François Moufle de Champigny, gros traitant durant les guerres de la ligue d’Augsbourg et la Succession d’Espagne, put mener parallèlement une belle carrière d’officier de finance comme trésorier général des galères, puis comme trésorier général de la Marine grâce aux soins particuliers du même Pontchartrain qui était l’ami de la famille Moufle5. Autrement dit, Vougny et Moufle de Champigny furent des « créatures » du clan Pontchartrain.

8En fait, dans ces cas précités Amelot-Fleuriau-Vougny-Moufle, les alliances de parentèle et de clientèle s’imbriquent étroitement. Ainsi, à la génération suivante, le mariage d’Anne-Philiberte Amelot, fille du premier lit du secrétaire d’État Jean-Jacques Amelot de Chaillou avec Marie-Pauline Bombarda et belle fille de Marie-Anne de Vougny, seconde femme de Jean-Jacques, illustre la tendance des politiques matrimoniales à rechercher des alliances près de familles déjà très fréquentées et appréciées pour les services rendus. Anne-Philiberte, en effet, épouse Jean-Baptiste Fleuriau de Morville, brigadier des armées, petit-fils de Fleuriau d’Armenonville qui favorisa considérablement la carrière financière de Jean-Marie de Vougny, beau-père de Jean-Jacques Amelot de Chaillou. Et, de plus, les Fleuriau se rattachant à la parentèle Phélypeaux, le mariage Amelot-Fleuriau laisse entrevoir chez les Amelot une constante à privilégier les alliances dans cette même parentèle, comme le confirme le mariage, en 1759, du frère consanguin d’Anne-Philiberte, Antoine-Jean Amelot de Chaillou, futur secrétaire d’État, avec Marie-Françoise Le Gendre, fille d’un président des Comptes et belle-sœur de l’introducteur des ambassadeurs Jean-Nicolas Dufort de Cheverny (1731-1802), d’une riche famille à la fois parlementaire et financière, apparentée aux Pontchartrain par les Feydeau de Brou. Quoique le degré de parenté soit éloigné, le cas de Dufort de Cheverny vaut d’être évoqué, sa charge d’introducteur des ambassadeurs (1752-1764), c’est-à-dire de « chef du protocole », l’ayant transformé en un personnage central de la Cour. On voit, par là, que les fonctions curiales n’échappaient pas nécessairement à l’emprise des grandes familles robines étudiées ici, déjà fort habiles pour accaparer les postes ministériels. Ajoutons, autre sujet d’intérêt, que Dufort de Cheverny a laissé des Mémoires, précieuse source d’information pour les historiens, récemment réédités de façon scientifique par J.-P. Guicciardi (Paris, Perrin, 1990, 546 p.).

9Par de multiples liens, les Amelot de Chaillou se trouvèrent donc dans le sillage de la puissante dynastie des Pontchartrain, ce qui les mit à même de fréquenter les allées du pouvoir et de s’installer dans la carrière ministérielle. De manière plus précise, à l’origine, cette situation privilégiée des Chaillou devait beaucoup au crédit de leur cousin Michel-Jean Amelot de Gournay près de Louis et de Jérôme de Pontchartrain dont il avait été un collaborateur-parent particulièrement efficace durant la période 1690-1715. Et, par la suite, leur avenir politique ne pouvait que se consolider en raison de la longue présence de Maurepas au gouvernement sous le règne de Louis XV (jusqu’à sa disgrâce en 1749), puis sous le règne de Louis XVI, de 1774 à sa mort en 1781. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Jean-Jacques Amelot de Chaillou et son fils Antoine-Jean aient bénéficié d’un cursus honorum des plus rapides à la faveur de dispenses d’âge, avant d’accéder aux intendances, et, de là, passer aux fonctions ministérielles.

10Déjà, avec le père de Jean-Jacques, Denis-Jean-Michel Amelot de Chaillou (marié à une Barrillon apparentée aux Pontchartrain), s’annonce la réussite. En 1690, un an après l’arrivée de Louis de Pontchartrain au gouvernement, il est nommé maître des requêtes à l’âge de 23 ans, avant d’être promu intendant du Commerce en 1708, siégeant au Conseil de Commerce, organisme créé en 1700 sous l’inspiration de Pontchartrain et dont la cheville ouvrière sera Amelot de Gournay. La même année 1708, Jean-Jacques Amelot de Chaillou était nommé avocat général aux requêtes de l’hôtel à l’âge de 19 ans, avant de passer maître des requêtes en 1712 à l’âge de 23 ans. Suivent une intendance de généralité (La Rochelle) en 1720, l’intendance des Finances en 1726, et le secrétariat d’État aux Affaires étrangères en 1737.

  • 6 Antoine-Léon Amelot de Chaillou avait épousé en 1784 Marie-Madeleine Fontaine de Biré, fille de Ma (...)

11Antoine-Jean, son fils, fait mieux dans la rapidité. Avocat du Roi au Châtelet en 1751 à l’âge de 19 ans, maître des requêtes à l’âge de 21 ans, il devient, l’année suivante, président au Grand Conseil, un record de jeunesse pour une présidence de cour souveraine. De là, en 1764, on lui confie l’intendance de Bourgogne pour y rester jusqu’en 1774, année où Maurepas rentré en grâce le fait nommer intendant des Finances et conseiller d’État, avant de le propulser en 1776 au ministère comme secrétaire d’État à la Maison du Roi. À l’exemple de son père Jean-Jacques titulaire des Affaires étrangères pendant sept ans (1737-1744), Antoine-Jean connut une longévité ministérielle de même durée. Démissionnaire de la Maison du Roi en 1783, il eut le temps, aidé par Maurepas mort en 1781, d’assurer à son fils Antoine-Léon Amelot de Chaillou (1760-1824) un début de carrière propre aux jeunes gens les plus choyés du pouvoir : conseiller au Parlement à l’âge de 18 ans, maître des requêtes à l’âge de 19 ans, intendant de Bourgogne à l’âge de 23 ans, en vertu d’une commission qui lui fut accordée au mois de novembre 1783, le même mois où son père Antoine-Jean se retirait du ministère. C’était un arrangement de famille à titre de compensation et tout semblait donc promettre à Antoine-Léon un avenir ministériel plus ou moins proche lorsque survint la Révolution, sans pour autant briser net ses espérances de carrière. Intendant à Dijon jusqu’en 1790, il passait aussitôt après dans l’administration financière, probablement aidé par son beau-père, un grand officier de finance, Marie-Sébastien Fontaine de Biré, administrateur du Trésor royal de 1788 à 17916. Administrateur de la caisse de l’extraordinaire en 1790-1792, régisseur de l’enregistrement en 1793, emprisonné d’octobre 1793 à octobre 1794, on le retrouve sous le Consulat commissaire civil à l’armée d’Italie en 1798-1799, puis régisseur de la Loterie de 1799 à 1802. Cet Amelot de Chaillou terminera receveur général des Hospices de Rouen sous la Restauration.

12À la différence des Chaillou, la branche Gournay ne compte aucun secrétaire d’État, bien que Michel-Jean, le conseiller d’État très apprécié du chancelier Pontchartrain, ait fait figure de chef de file de la tribu Amelot jusqu’à sa mort en 1724. Du moins sa petite-fille Michèle-Catherine Amelot de Gournay, mariée en 1725 à un Crozat, conduit-elle au célèbre duc de Choiseul : ce ministre de Louis XV de 1757 à 1770 avait épousé en 1750 Louise-Honorine Crozat, nièce de Michèle-Catherine Amelot de Gournay (voir tableau 64). En résumé, l’exemple des Amelot des deux branches met en valeur l’aptitude d’une grande famille de robe à se perpétuer au pouvoir ou à rester dans les allées du pouvoir jusqu’à l’écroulement de la vieille monarchie et même, dans une certaine mesure, à s’adapter aux bouleversements de la fin du siècle, comme l’illustre le cas précité d’Antoine-Léon Amelot de Chaillou. Cet exemple vaut pour la plupart des grandes familles parlementaires de la parentèle Pontchartrain, en particulier – et avec beaucoup plus d’éclat – chez les Voyer d’Argenson et les Daguesseau qui, après avoir vécu au xviiie siècle complètement immergés dans le milieu ministériel, réussiront à sauter par-delà la Révolution pour se retrouver haut placés sous l’Empire.

Les Voyer d’Argenson

  • 7 La première alliance des Voyer dans la robe remonte au mariage de Pierre de Voyer de Paulmy, grand (...)

13Issus d’une famille chevaleresque de Touraine passée de l’épée à la robe au début du xviie siècle7, les Voyer d’Argenson formèrent au xviiie siècle une véritable dynastie ministérielle. Son fondateur fut le célèbre Marc-René d’Argenson (1652-1721) dont la réussite se dessina tard, à partir de 1692, grâce à la protection de l’intendant des Finances Urbain-Louis Lefèvre de Caumartin (1653-1720), cousin et bras droit de Louis de Pontchartrain alors contrôleur général des Finances. Piétinant comme lieutenant général au présidial d’Angoulême durant treize années par suite de la disgrâce de son père conseiller d’État trop lié au parti dévot et à la Compagnie du Saint-Sacrement, Marc-René sut se faire remarquer de Caumartin à l’occasion d’un passage de celui-ci en qualité de membre d’une commission des Grands Jours chargée de « la réformation des abus de la justice dans le Haut et Bas Limousin ». De là naquit la fortune politique de ce magistrat subalterne, comme l’explique son fils aîné René-Louis, marquis d’Argenson, secrétaire d’État et mémorialiste :

« M. de Caumartin se piquait de science généalogique ; il savait que notre maison est des plus anciennes de France, des premières de notre Touraine… Voilà donc de Caumartin qui s’engoue particulièrement de mon père ; il était allié de M. de Pontchartrain et son favori, chargé des plus grandes affaires de finances. M. de Caumartin presse mon père de venir à Paris. »

14Marc-René ne manqua pas de répondre à une telle invitation, ce qui lui permit d’être présenté à Pontchartrain et de faire sa conquête :

« M. de Caumartin noua une grande connaissance et amitié entre mon père et M. de Pontchartrain… M. de Pontchartrain disait à tout le monde : “Savez-vous ce que c’est que ce M. d’Argenson là ? C’est un homme à aller à tout par la suite.” »

  • 8 Journal et mémoires du marquis d’Argenson, op. cit., t. 1, p. 9 et 10.

15Et le mémorialiste d’ajouter : « Cette opinion bien conçue et portée au Roi fructifia bientôt. On commença par lui donner quelques commissions lucratives et surtout bien laborieuses. » Leur objet principal concernait les amirautés et le Conseil des Prises, et « dans ces affaires de marine, souligne le mémorialiste, il se rendit si capable en peu de temps que M. de Pontchartrain le borgne [Jérôme de Pontchartrain] étant reçu en survivance de son père pour la place de secrétaire d’État de la Marine, on lui donna mon père pour l’instruire8 ».

  • 9 Ibid., p. 11.

16La survivance de Jérôme de Pontchartrain, datée du 27 décembre 1693, avait été précédée le 14 janvier de la même année par le mariage de Marc-René d’Argenson avec Marguerite Lefèvre de Caumartin (1672-1719), sœur consanguine de Caumartin, un mariage dont Pontchartrain « en facilitait tous les moyens9 ». Puis, l’année suivante, en mars 1694, Marc-René pouvait acheter un office de maître des requêtes grâce au prêt – et sans intérêt – de Jacques Fermé (1652-1707), un ancien receveur des tailles à Angoulême qui, devenu traitant durant la guerre de la ligue d’Augsbourg, faisait partie du lobby financier de Louis de Pontchartrain. Non sans crudité, le mémorialiste a parlé de la gratitude de Marc-René à l’égard du généreux prêteur :

  • 10 Ibid., p. 11. Pour Jacques Fermé, voir D. Dessert, op. cit., p. 39 et p. 769, note 32. Jacques Fer (...)

« Ce M. Fermé s’était pris d’une grande passion pour mon père ; il voulait ainsi hasarder ses biens, et aider mon père de tout ce qu’il lui fallait. Aussi mon père a-t-il fait sa fortune, il l’a mis dans toutes les affaires qu’il a pu ; on est homme là à gagner de gros biens ; lui et ses enfants nous ont toujours été attachés10. »

17Pourvu d’un office de maître des requêtes, condition nécessaire pour s’élever dans la hiérarchie administrative, en même temps bien intégré à la parentèle Pontchartrain par son mariage avec une Caumartin, et de plus, marque de confiance, chargé de participer à la formation ministérielle du jeune Jérôme survivancier, Marc-René d’Argenson voyait enfin s’ouvrir devant lui un avenir prometteur. Pontchartrain père ne tarda pas, en effet, à lui déblayer le terrain en le faisant promouvoir, le 26 janvier 1697, lieutenant général de police de Paris à la place de Nicolas de La Reynie, septuagénaire, prié de se retirer. Travailleur infatigable, Marc-René sut mener énergiquement sa lieutenance de police de 1697 à 1717, et cela non sans subir maints reproches et mortifications, du moins jusqu’en 1715, sous l’autorité directe, ombrageuse et tatillonne, de Jérôme de Pontchartrain, « ministre de Paris » en tant que secrétaire d’État à la Maison du Roi. Débarrassé de la tutelle de ce ministre qui, jeune survivancier, avait bénéficié de ses conseils, ce lieutenant général de police allait trouver ses ambitions amplement satisfaites sous la Régence avec sa double nomination de garde des Sceaux et de « président des Finances » qui le hissa au premier plan du gouvernement entre 1718 et 1720. C’était donc un remarquable couronnement de carrière pour l’ancien magistrat du présidial d’Angoulême, manifestation du fort crédit dont il jouissait alors près de Philippe d’Orléans, non seulement en raison de ses compétences, mais aussi de services personnels rendus avant 1715. Le neveu de Louis XIV devait, en effet, beaucoup à Marc-René d’Argenson qui, en « policier » avisé, avait étouffé des affaires embarrassantes, notamment ses intrigues montées contre Philippe V lors de la guerre de Succession d’Espagne.

  • 11 Saint-Simon, Pléiade, t. 1, p. 195.
  • 12 Marc-René, né en 1652, et François-Hélie, né en 1656, avaient pour mère Marguerite Houllier de La (...)

18Saint-Simon n’a pas manqué de souligner l’étonnant changement de fortune, à partir des années 1690, de Marc-René, insistant sur le rôle de Caumartin, « un intendant des Finances fort à la mode en ces temps-là, et qui les faisait presque toutes [les finances] sous Pontchartrain, contrôleur général, son parent proche et son ami intime11 ». L’expression « parent proche » convient, Caumartin ayant épousé une Quentin de Richebourg, cousine germaine de Marie de Maupeou, femme de Louis de Pontchartrain (voir tableau 25). Saint-Simon n’oublie pas non plus de signaler que Marc-René sut entraîner dans son sillage son fils aîné René-Louis (1694-1757), son fils cadet Marc-Pierre (1696-1764), et son frère François-Hélie (1656-1728), ecclésiastique. « Argenson, commente-t-il, n’avait pas perdu son temps. Il était né pauvre, il se retira riche, ses enfants tout jeunes bien pourvus en place avant l’âge, son frère chargé de bénéfices. » René-Louis est, en effet, maître des requêtes en 1718, à l’âge de 24 ans, conseiller d’État et intendant de Hainaut deux ans après ; Marc-Pierre, maître des requêtes en 1719 à l’âge de 23 ans, lieutenant général de police de Paris en 1720, intendant de Tours en 1721. Tous les deux deviendront secrétaires d’État, l’aîné de 1744 à 1747 (Affaires étrangères), le cadet de 1743 à 1757 (Guerre). Quant à François-Hélie, il accomplit, sur le tard, un beau parcours dans l’Église, évêque de Dol en 1703, archevêque d’Embrun en 1715, archevêque de Bordeaux en 171912.

  • 13 Saint-Simon, éd. Ramsay, t. 16, p. 54.

19Après avoir mentionné les premiers emplois et le mariage des deux fils de Marc-René, Saint-Simon prend soin d’ajouter qu’ils « sont depuis parvenus au ministère et à être secrétaires d’État13 ». Précisons que le mémorialiste meurt en 1755 à l’âge de 80 ans, soit deux ans avant la sortie de Marc-Pierre du ministère de la Guerre. Par contre, il omet de signaler le mariage pourtant très important de leur sœur aînée Catherine d’Argenson (née en 1693) avec Thomas Legendre de Collandre, maréchal de camp, fils d’un riche négociant de Rouen, inspecteur général du Commerce. Mais Saint-Simon ne pouvait prévoir les prolongements de cette alliance qui mènent à deux ministres de Louis XVI, le comte de Montmorin et le comte de La Luzerne, comme l’indique le tableau 66.

  • 14 Pour Marc-Pierre, comte d’Argenson, secrétaire d’État à la Guerre, et pour son neveu Antoine-René, (...)
  • 15 Dictionnaire des Lettres françaises, xviiie siècle (dir. Mgr Grente), nouvelle édition, 1995, p. 1 (...)

20Au premier regard sur ce tableau, les Voyer d’Argenson alignent donc au xviiie siècle une série de quatre ministres, Marc-René le fondateur, ses deux fils, René-Louis, marquis d’Argenson, Marc-Pierre, comte d’Argenson, et son petit-fils Antoine-René, marquis de Paulmy. Titulaire de la Guerre seulement une année (du 3 février 1757 au 22 mars 1758), ce Paulmy avait préféré s’effacer devant un haut personnage turbulent, le maréchal de Belle-Isle, petit-fils de Nicolas Fouquet. Mais cette démission ne signifia pas pour lui la fin des emplois. Auparavant étroitement associé durant six années, comme survivancier, au travail de son oncle Marc-Pierre d’Argenson, secrétaire d’État à la Guerre14, Paulmy, homme cultivé, célèbre par sa contribution à la formation de la Bibliothèque de l’Arsenal15, sera ambassadeur de Pologne de 1759 à 1765, de Venise en 1767-1768, puis lieutenant général du Roi en Touraine à partir de 1769, avant de devenir, au mois de mai 1774, chancelier de la jeune reine Marie-Antoinette.

21À cette liste, il convient, sans abuser des références généalogiques, d’ajouter un cinquième ministre de la dynastie en la personne du comte de Montmorin, secrétaire d’État aux Affaires étrangères de 1787 à 1791, petit-fils de Catherine d’Argenson et arrière-petit-fils du garde des Sceaux Marc-René d’Argenson. Ici, en effet, la généalogie se double d’une tradition familiale vivace qui remonte à René Ier, comte d’Argenson (1596-1651), conseiller d’État, ambassadeur à Venise, mort en charge, et à son fils René II, comte d’Argenson (1623-1700), conseiller d’État, ambassadeur à Venise de 1651 à 1655. En considération de ces deux ambassades, Venise décerna aux Voyer d’Argenson les honneurs de porter ses armes et de prendre le prénom de Marc, saint Marc ayant été le patron de la Sérénissime République. D’Argenson, le fondateur de la dynastie, fils de René II et né à Venise, sera donc prénommé Marc-René. Suit son fils cadet, le secrétaire d’État à la Guerre, prénommé Marc-Pierre, père d’un lieutenant général des armées prénommé Marc-René, lequel donnera à son fils aîné, futur préfet de Napoléon, le prénom de Marc-René-Marie. Tout cela fait mieux ressortir la signification du prénom Armand-Marc donné à Montmorin, le futur ministre de Louis XVI, qui ne pouvait ainsi oublier son illustre bisaïeul réputé autant pour sa lieutenance de police de Paris que pour sa brillante fin de carrière sous la Régence.

22Une vue d’ensemble de ce tableau laisse d’abord entrevoir l’étendue de l’environnement ministériel dans lequel baignent les Voyer d’Argenson, de l’époque de Louis XIV à celle de Louis XVI. Marc-René, le fondateur, est cousin par alliance de la chancelière Pontchartrain. Il marie ses deux fils René-Louis et Marc-Pierre, futurs secrétaires d’État, dans des familles apparentées aux Pontchartrain : les Méliand, par les Le Bret, et les Larcher par les Hébert du Buc. Puis Marie-Madeleine d’Argenson, fille de René-Louis et sœur de Paulmy (secrétaire d’État), épouse le comte de Maillebois, petit-fils du contrôleur général des Finances Nicolas Desmarets. De son côté, Catherine Legendre de Collandre, fille de Catherine d’Argenson, s’allie aux Montmorin Saint-Hérem, famille auvergnate de noblesse chevaleresque, très introduite à la Cour. Son mari Armand-Gabriel de Montmorin avait été menin du Dauphin, père de Louis XVI, et son fils Armand-Marc le sera du futur Louis XVI devenu Dauphin à la mort du précédent en 1765.

  • 16 Ambassadeur à Madrid en 1777, Montmorin réussit à rallier l’Espagne à la politique américaine de V (...)
  • 17 Passionné de grec, La Luzerne traduisit et publia La Retraite des Dix mille, Paris, 1786. Il est a (...)

23Cet Armand-Marc, comte de Montmorin, diplomate apprécié16, promu, à la mort de Vergennes en 1787, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, démissionnaire en 1791 (massacré en septembre 1792), apporte en quelque sorte un prolongement indirect à la dynastie des Voyer d’Argenson par le mariage de sa fille Victoire (1765-1794) avec César-Guillaume de La Luzerne, fils de César-Henri, comte de La Luzerne, brillant gouverneur général de Saint-Domingue de 1785 à 1787, secrétaire d’État à la Marine de 1787 à 1790, mort en Autriche en 1799. Et ce secrétaire d’État, également connu comme helléniste, traducteur de Xénophon17, ramène lui-même à cet environnement, mais ici en raison de ses liens étroits avec les Lamoignon, encore une grande famille parlementaire conduisant aux Pontchartrain. Sa mère, Marie-Élisabeth de Lamoignon, était, en effet, la sœur de Malesherbes, secrétaire d’État à la Maison du Roi (1775-1776), et la fille de Guillaume de Lamoignon de Blancmesnil, chancelier de France de 1750 à 1768. Or ce Blancmesnil avait pour grand-mère maternelle une Marie Talon qui se trouvait être la cousine germaine de Marie-Suzanne Talon, mère du chancelier Pontchartrain. Et, par la suite, dans la seconde moitié du xviiie siècle, ce lien ancien s’était en quelque sorte réactualisé par le mariage dans deux familles étroitement apparentées aux Pontchartrain, de Marie-Catherine de Lamoignon et de sa sœur Marie-Gabrielle, filles du garde des Sceaux Chrétien-François Lamoigon de Basville (1787-1788), petit-neveu du chancelier Lamoignon de Blancmesnil : la première épouse un Daguesseau de Fresnes, petit-fils du chancelier Daguesseau, et la seconde, un Feydeau, petit-fils du garde des Sceaux Paul-Esprit Feydeau de Brou. Ainsi, comme on le vérifiera plus loin avec les tableaux consacrés aux Daguesseau et aux Lamoignon, ces familles de la parentèle Pontchartrain ne cessent de se rapprocher les unes des autres durant le xviiie siècle, au point de se donner un grand rendez-vous sous le règne de Louis XVI pour accentuer encore plus leur emprise sur la composition du gouvernement. Ce fut, en quelque sorte, l’aboutissement d’une politique matrimoniale d’« endogamie ministérielle » mise en place entre 1690 et 1715, sous l’impulsion, en particulier, de Louis de Pontchartrain, marieur infatigable.

24Enfin, dernier enseignement, le tableau de la dynastie des Voyer d’Argenson et de ses prolongements peut illustrer, chez nombre de membres des familles étudiées ici, l’art de sauter par-delà la Révolution pour se retrouver haut placés sous l’Empire. Il s’agit du parcours très évocateur de Marc-René-Marie d’Argenson (1771-1842), petit-fils du secrétaire d’État à la Guerre Marc-Pierre d’Argenson, et fils du lieutenant général des armées Marc-René d’Argenson marié à Catherine de Mailly, d’une famille ancienne dans laquelle le secrétaire d’État Louis Phélypeaux de La Vrillière avait pris femme en 1700.

  • 18 Il s’agit de Joseph-Auguste, comte de Mailly d’Haucourt (1706-1794), commandant en chef au Langued (...)
  • 19 Pour la carrière d’Achille, duc de Broglie, voir Dictionnaire Napoléon, t. 1, p. 323, et Premiers (...)
  • 20 Cf. Dictionnaire Napoléon (dir. J. Tulard), Paris, Fayard, 1999, t. 2, p. 956.

25Au début de la Révolution, le jeune Marc-René-Marie, tout acquis aux idées nouvelles, n’hésita pas à s’affirmer « socialiste » pour la répartition des richesses, se montrant en cela fort différent de son grand-père maternel, le maréchal de Mailly, qui fut l’un des défenseurs malheureux des Tuileries lors de la journée du 10 août 1792 et termina à la guillotine en 179418. La tournure des événements calma vite les velléités révolutionnaires de cet arrière-petit-fils du garde des Sceaux Marc-René d’Argenson. Servant comme aide de camp de La Fayette et celui-ci ayant déserté à l’ennemi en 1792, il choisit de se retirer en Touraine, province d’origine de la famille, un refuge qui lui permit d’échapper à la Terreur. Puis, changement complet d’orientation, il épousait en 1795 Sophie de Rosen Kleiroop, veuve d’un guillotiné de 1794 (comme le maréchal de Mailly), le prince CharlesLouis-Victor de Broglie, maréchal de camp à l’armée du Rhin en 1791. S’adonnant alors à l’agriculture en Poitou et veillant sur l’éducation de son jeune beau-fils Achille de Broglie (né en 1784)19, Argenson, devenu notable influent, sut attendre le moment où le nouveau pouvoir sorti de Brumaire se trouva suffisamment consolidé pour clore définitivement la Révolution. Porteur d’un grand nom et président du collège électoral de la Vienne, il fit partie en 1804 d’une délégation envoyée à Napoléon qui lui proposa une place de chambellan à la Cour impériale. Préférant la carrière administrative, Argenson obtint, en mars 1809, l’importante préfecture des Deux-Nèthes (englobant Anvers), un théâtre qui lui permit de se mettre en valeur lors du débarquement anglais de Walcheren (août-septembre 1809) et d’être récompensé par le titre de baron de l’Empire. Préfet des Deux-Nèthes jusqu’en 1813, il refusera en 1814, sous la Première Restauration, la préfecture des Bouches-du-Rhône pour ensuite, sous les Cent-Jours, se faire élire député de Belfort. Puis, sous la Seconde Restauration, élu successivement député du Haut-Rhin, député de l’Eure, député du Bas-Rhin, on le voit toujours siéger dans l’opposition. Enfin, en 1830, il se rallia aussitôt à la monarchie de Juillet ramenant le drapeau tricolore et réhabilitant les services civils et militaires rendus sous l’Empire. Ce beau parcours politique s’arrêta peu après Argenson, ayant été battu aux élections de 183420.

Les Daguesseau

  • 21 Pour le chancelier Daguesseau, voir Les journées d’études tenues à Limoges à l’occasion du bicente (...)

26Ce même enchaînement d’alliances engendrant une forme de continuité à travers les changements de régime s’observe à partir des Daguesseau, bien que cette famille, à la différence des Amelot et des Voyer d’Argenson, n’ait pas formé de dynastie ministérielle. Son unique représentant au pouvoir sous l’Ancien Régime est le chancelier Henri-François Daguesseau, petit cousin du chancelier Louis de Pontchartrain, un personnage qui, il est vrai, pesa lourd politiquement. Procureur général du Parlement depuis 1700 et d’esprit gallican comme Pontchartrain, il fut l’animateur de l’opposition à l’enregistrement de la bulle Unigenitus durant les dernières années du règne de Louis XIV. Puis, en 1717, le Régent l’appellera à la Chancellerie de France, une place pleine d’embûches qui lui fera connaître, sur une longue période, une série de retraits des Sceaux et d’exils. Démissionnaire en 1750 à l’âge de 82 ans, mort en 1751, Henri-François Daguesseau compta moins de vingt années comme garde des Sceaux sur un total de trente-trois années comme chancelier de France21. Mais, ici, l’intérêt principal présenté par cette grande famille parlementaire tient à l’environnement ministériel qui se dégage de sa politique matrimoniale pratiquée tout au long du xviiie siècle, se prolongeant même au-delà du temps fort de la Révolution avec une alliance Daguesseau-Ségur en 1797, comme l’indique le tableau 67.

27Dans ce bref rappel généalogique de la famille Daguesseau des années 1650 aux années 1820, on s’est contenté de mentionner cinq de ses alliances. La première, celle du conseiller d’État Henri Daguesseau avec une Le Picart de Périgny, cousine germaine du chancelier Pontchartrain, a été suffisamment évoquée pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir. Suivent, dans l’ordre, les mariages de son fils Henri-François Daguesseau, le futur chancelier de France, avec une Lefèvre d’Ormesson, de son petit-fils Jean-Baptiste-Paulin Daguesseau avec une Le Bret, de son arrière-petit-fils Henri-Cardin-Jean-Baptiste Daguesseau de Fresnes avec une Lamoignon, et de son arrière-arrière-petite-fille Marie-Félicité Daguesseau avec un Ségur. Ces quatre dernières alliances sont remarquables, comme l’alliance Le Picart de Périgny, par l’horizon ministériel qu’elles découvrent. Les Lefèvre d’Ormesson mènent à Charles de Barentin (apparenté aux Pontchartrain), dernier garde des Sceaux de la Monarchie (1788-1789) ; les Le Bret au secrétaire d’État aux Affaires étrangères René-Louis, marquis d’Argenson (1744-1747) déjà mentionné, et au contrôleur général des Finances Félix Le Pelletier de La Houssaye (1720-1722), cousin germain du chancelier Daguesseau ; les Lamoignon (apparentés aux Pontchartrain) à l’avant-dernier garde des Sceaux de la Monarchie, Chrétien-François de Lamoignon de Basville (1787-1788) et aussi, par-delà la Révolution, au comte Molé, ministre sous l’Empire, la Restauration et la monarchie de Juillet. Enfin, l’alliance Ségur de 1797 fait remonter au maréchal de Ségur, ministre de la Guerre sous Louis XVI, Marie-Félicité Daguesseau ayant épousé son petit-fils.

  • 22 La famille d’Ormesson prétendait descendre de saint François de Paule, fondateur de l’ordre des Mi (...)
  • 23 Cf. Françoise Mosser, Les intendants des Finances au xviiie siècle, Paris, Droz, 1978, 304 p., p. (...)
  • 24 Cf. Jean-François de Solnon, Les Ormesson au plaisir de l’État, Paris, Fayard, 1992, 538 p., p. 45 (...)

28Se dégage ainsi une politique matrimoniale teintée d’« endogamie ministérielle » à la faveur d’entrecroisements fréquents d’alliances comme le montrent les tableaux joints, en commençant par l’alliance Lefèvre d’Ormesson (tableau 68). Ce tableau donne un aperçu du fonctionnement d’un réseau de parentèle et aussi de ses étonnants prolongements. Le neveu et le petit neveu du chancelier Daguesseau, Marie-François-de-Paule Lefèvre d’Ormesson et Henri II-François-de-Paule Lefèvre d’Ormesson, intendant des Finances22, sont des protégés de Maurepas. S’y ajoute, pour le second, la protection d’Armand-Thomas Hue de Miromesnil, garde des Sceaux de 1774 à 1787, lui-même très lié à Maurepas dont il avait épousé en secondes noces la cousine Blanche Bignon en 1762, et dont la propre famille était déjà apparentée aux Pontchartrain ; ce double patronage explique qu’Henri II Lefèvre d’Ormesson (1751-1808) ait bénéficié d’un cursus brillant et rapide, ponctué de dispenses d’âge : conseiller au Parlement à l’âge de 17 ans, maître des requêtes à l’âge de 19 ans, intendant des Finances à l’âge de 24 ans, conseiller d’État semestre en 1778 à l’âge de 27 ans, « âge auquel il était sans exemple jusqu’alors qu’on fût parvenu à cette dignité23 ». De là, la faveur le propulsa au Contrôle général des Finances en 1783, mais seulement pour une durée de six mois, sans pour autant pâtir de cet échec, passant dès 1785 conseiller d’État ordinaire pourvu d’attributions financières importantes. Et on le voit même s’adapter à la Révolution, du moins dans ses débuts. Chef de division de la Garde nationale en août 1789, juge du Tribunal du VIe arrondissement de Paris en octobre 1790, administrateur du département de Paris en janvier 1791, élu maire de Paris en octobre 1792, mais déclinant cette responsabilité, Ormesson, incarcéré en 1794 et libéré par Thermidor, se contentera ensuite de fonctions municipales sous le Consulat et l’Empire, probablement peu désireux de se mettre en vue sous le nouveau régime né du 18 Brumaire. Cette attitude de retrait de l’ancien ministre des Finances de Louis XVI ne l’empêcha cependant pas de faire partie de la haute société impériale, puisqu’en 1807, un an avant sa mort, il avait marié son fils unique Marie-Henri-François-de-Paule Lefèvre d’Ormesson (1785-1858), homme sans ambition, maître des requêtes en 1814, à Henriette-Ernestine de Grouchy (1787-1866), fille du général Emmanuel de Grouchy (1766-1847), maréchal de France en 1815. À la signature du contrat de mariage assistèrent Napoléon, Joséphine, la reine Hortense, Madame Mère, l’archiduchesse de Berg Caroline Murat, l’archichancelier Cambacérès, l’architrésorier Lebrun, Talleyrand, Fouché et huit autres ministres24. L’Empereur tenait ainsi à honorer les grandes familles de l’Ancien Régime, même si leur ralliement n’avait pas été ostentatoire.

29Toujours en se référant au tableau sommaire des alliances Daguesseau, le mariage en 1775 du petit-fils du chancelier Daguesseau, Henri-Cardin-Jean-Baptiste Daguesseau de Fresnes (1752-1826) avec Marie-Catherine de Lamoignon, ouvre de larges perspectives. Cette Lamoignon est la fille de Chrétien-François Lamoignon de Basville (1735-1789), garde des Sceaux en 1787-1788, et la sœur de Marie-Louise de Lamoignon mariée à Édouard-François Molé de Champlâtreux, président à mortier, guillotiné en 1794, père du célèbre comte de Molé (1781-1855), ministre sous l’Empire, la Restauration et la monarchie de Juillet. De son côté, Daguesseau de Fresnes se trouvait être proche cousin, par les Lefèvre d’Ormesson, de Charles-Louis-François-de-Paule de Barentin (1738-1819), le dernier garde des Sceaux de l’Ancien Régime (1788-1789), qui sera nommé chancelier de France honoraire en 1814, lors de la première Restauration. Toutes ces alliances, dans un même groupe de familles, mènent donc en plein milieu ministériel à la veille de la Révolution.

30D’autre part, Daguesseau de Fresnes retient l’attention par son art à accomplir un long parcours politique malgré les changements de régime. Avocat général au Parlement en 1774 à l’âge de 22 ans, conseiller d’État dès 1784, il s’enthousiasme pour le mouvement de 1789. Député de la noblesse aux États généraux, il fut l’un des premiers de son ordre à rejoindre le tiers état pour ensuite devenir, en sens inverse, l’un des premiers nobles « libéraux » à prendre ses distances avec la Révolution naissante. Démissionnaire dès 1790 de l’Assemblée constituante pour « raisons de santé », puis devenu « suspect » à partir de 1792, Daguesseau de Fresnes sut se faire oublier sous la Terreur, sans avoir à émigrer et à verser dans la Contre-Révolution, ce qui lui permit de s’adapter fort bien à la nouvelle donne politique sortie du coup d’État du 18 Brumaire. D’où une belle carrière sous le Consulat et l’Empire : président du tribunal d’appel à Paris en 1800, ministre plénipotentiaire à Copenhague en 1802, sénateur en 1805, comte de l’Empire en 1808. Et quand survint la Restauration, sa situation ne se trouva nullement compromise, le Roi l’appelant à la Chambre des pairs, puis le nommant pair de France héréditaire. Heureux Daguesseau ! Distingué par Napoléon soucieux d’attirer les grands noms de la vieille France, ce petit-fils du chancelier Daguesseau se trouva également choyé par Louis XVIII, ne fût-ce qu’en considération de sa double qualité de gendre de Lamoignon de Basville et de cousin de Barentin, les deux derniers gardes des Sceaux de Louis XVI.

31Non moins évocateur apparaît le cas de sa fille Marie-Félicité Daguesseau (1778-1847) qu’il marie en 1797 chez les Ségur, une grande famille déjà alliée aux Daguesseau et présentant comme eux une attitude semblable face à l’évolution des événements : engouement pour le mouvement de 1789, position en retrait durant les années chaudes de la Révolution, réapparition au grand jour après le 18 Brumaire. L’époux de Marie-Félicité, Octave de Ségur (1779-1818), était petit-fils du maréchal de Ségur, secrétaire d’État à la Guerre de 1780 à 1787, et fils de Louis-Philippe de Ségur (1758-1830) marié à Marie-Élisabeth Daguesseau (tante de Marie-Félicité), un brillant ambassadeur à Petersbourg de 1784 à1789, appelé à devenir, sous Napoléon, l’indispensable organisateur des fêtes de la Cour en qualité de grand-maître des cérémonies.

32Cette alliance de 1797 ne tarda pas à s’avérer des plus prometteuses, les Ségur allant se trouver entourés de considération sous le Consulat et l’Empire, et encore à un plus haut degré que les Daguesseau. En 1801, par exemple, Bonaparte avait tenu à honorer le vieux maréchal de Ségur, âgé de 77 ans (mort peu après, le 8 octobre 1801), par une grandiose réception aux Tuileries, dernier hommage rendu à cet ancien ministre, emprisonné, ruiné sous la Terreur, et pourtant artisan du remodèlement de l’armée qui contribua aux succès militaires de la Révolution. Suit l’accumulation des charges, honneurs et dignités pour Louis-Philippe de Ségur qui, après avoir éprouvé des déboires diplomatiques en 1791-1792 (à Rome, à Berlin), s’était prudemment retiré de la vie publique jusqu’au 18 Brumaire. Membre du Corps Législatif en 1801, conseiller d’État en 1802, membre de la Légion d’honneur en 1803, il continue un brillant cursus honorum sous l’Empire : grand-officier du palais de l’Empereur en 1804, grand-aigle de la Légion d’honneur en 1805, comte de l’Empire en 1808, et, en 1813, l’entrée au Sénat conservateur.

33Pourvu d’un tel beau-père, et sans oublier son propre père sénateur et comte de l’Empire, Marie-Félicité Daguesseau se trouva donc, en quelque sorte, immergée dans cette haute société impériale que Napoléon voulait être très ouverte aux grandes familles de l’Ancien Régime. Son mari Octave, sous-préfet à Soissons en 1802, dès l’âge de 22 ans, sera fait comte de l’Empire en 1810, bien qu’il ait quitté tôt son poste et son foyer pour s’engager chez les hussards. L’instabilité d’Octave n’altéra d’ailleurs nullement la position sociale de Marie-Félicité qui, femme autoritaire et indépendante, sut procurer un beau parti à se deux fils, Eugène (1798-1863) et Adolphe (né en 1800). L’aîné, Eugène, page de Napoléon en 1813 à l’âge de 15 ans, épousera en 1819 la fille du célèbre gouverneur de Moscou en 1812 Fiodor Rostopchine, Sophie Rostopchine, la non moins célèbre comtesse de Ségur, auteur de récits à l’usage des enfants. Suivra en 1823 le mariage, fort différent, du cadet Adolphe avec Marie-Auguste-Félicité de Lamoignon, petite-fille de Chrétien-François de Lamoignon de Basville, garde des Sceaux en 1787-1788 : d’un côté, pour Eugène, une alliance qui mène à la haute société tsariste ; de l’autre, pour Adolphe, l’alliance Lamoignon évocatrice du prestigieux passé de la magistrature française d’« ancienne roche ». L’alliance Rostopchine n’est, certes, pas sans intérêt, témoignant d’une politique matrimoniale à allure européenne en la circonstance. Mais ici l’alliance Lamoignon de 1823 mérite une attention privilégiée en ce sens qu’elle ne ramène pas seulement aux souvenirs de l’ancienne France, mais permet aussi de constater, par-delà la Révolution, la continuité et même le renforcement des liens de parenté entre ces grandes familles parlementaires de la parentèle Pontchartrain tant de fois évoquées plus haut.

34Marie-Auguste Félicité de Lamoignon, l’épouse d’Adolphe de Ségur, est, en effet, fille d’une Molé, Félicité, mariée en 1802 à Christian de Lamoignon (1770-1827), un émigré rentré en France sous le Consulat (fils du garde des Sceaux Lamoignon de Basville). Or cette Félicité, née en 1786, était la nièce de son propre mari, la sœur cadette du comte Molé, né en 1781, et la cousine germaine de Marie-Félicité Daguesseau, femme d’Octave de Ségur. Signalons, au passage, que Marie-Félicité Daguesseau fut, de 1808 à 1815, la maîtresse du comte Molé, son cousin germain. Le tableau 69, qui part des mariages des trois filles et du fils du garde des Sceaux Lamoignon de Basville, donne un aperçu de l’enchaînement des alliances Daguesseau-Lamoignon-Ségur-Molé, un enchaînement marqué par l’endogamie dans le cas de l’alliance Lamoignon-Molé. D’autre part, dans ce tableau, s’ajoute l’alliance Feydeau par le mariage de l’une des Lamoignon avec un Feydeau, petit-fils du garde des Sceaux Paul-Esprit Feydeau de Brou, cousin de Maurepas et apparenté aux Molé. Cette série de quatre mariages, avec restitution de leur environnement, débouche ainsi sur un véritable enchevêtrement d’alliances accentué, lui-même, par une appartenance commune des familles à la parentèle Pontchartrain.

Conclusion

35Rompus depuis des générations à la pratique d’un système d’alliances éprouvé, les grandes familles de la parentèle Pontchartrain purent se tailler une large place dans l’occupation des postes ministériels, de la Régence de Philippe d’Orléans à la fin du règne de Louis XVI.

36Ce fut donc une réussite collective, elle-même due, au départ, à l’action décisive, entre 1689 et 1714, de Louis de Pontchartrain, d’abord contrôleur général des Finances et secrétaire d’État, puis chancelier de France. Homme expert en matière de politique matrimoniale pour étendre son réseau d’influence, Pont-chartrain, en effet, eut aussi l’art de s’entourer de collaborateurs-parents triés sur le volet, désormais, grâce à lui, confortablement installés dans les allées du pouvoir. Par là, ces collaborateurs de premier plan, un Daguesseau, un Voyer d’Argenson, un Amelot, seront solidement armés pour assurer l’avenir politique de leurs fils, neveux ou cousins. D’autre part, notre propos ici a été d’ouvrir sur la première moitié du xixe siècle en mettant en relief l’aptitude de ces familles si liées à la vieille monarchie à se reconvertir dans la société post-révolutionnaire avec, sous l’Empire, la voie retrouvée des charges et honneurs, sans oublier de remarquables prolongements jusque sous la monarchie de Juillet, tel le cas du comte Molé, issu de l’une des plus illustres familles parlementaires, apparentée aux Pontchartrain par les Talon, par les Chauvelin et par les Daguesseau (tableau 70). Descendant du célèbre Mathieu Molé, garde des Sceaux en période critique, de 1651 à 1656, il deviendra président du Conseil des ministres sous Louis-Philippe, de 1836 à 1839, après avoir été le plus jeune des ministres de Napoléon en 1813-1814.

37Dans ce bref rappel du parcours des grandes familles de la parentèle Pont-chartrain avant et après la Révolution, on ne saurait terminer sans évoquer le cas des Beauharnais qui fut différent, n’appartenant pas à la robe parlementaire, ni n’accédant aux postes ministériels sous l’Ancien Régime. Leur voie, alors très spécifique, fut de se cantonner dans l’accaparement des emplois relevant du département de la Marine et des Colonies.

38Confrontée à la Révolution, cette famille se divisa, un Beauharnais, François, émigrant et servant dans l’armée de Condé, tandis que son frère cadet, Alexandre, d’ardeur jacobine, devint un général de la République guillotiné en 1794. Puis survint le coup d’État de 18 Brumaire qui allait propulser les Beauharnais dans les hauts emplois et dignités, et surtout dans de prestigieuses alliances à l’échelle européenne. Ainsi le prince Eugène de Beauharnais, fils d’Alexandre, fut fait vice-roi d’Italie par l’empereur Napoléon et marié par ses soins à la fille du roi de Bavière.

39Il s’agit là d’une réussite collective incontestablement de caractère exceptionnel, mais qui ne s’explique pas seulement par l’aventure napoléonienne. Cette réussite, en effet, vient de loin, étant la résultante de deux poussées claniques successives, d’abord Pontchartrain-Beauharnais, puis, dans l’immédiat, Bonaparte-Beauharnais. La première poussée se précise au cours du xviie siècle pour s’amplifier avec le siècle suivant. Au départ, les Beauharnais sont favorisés à la fois par la même appartenance régionale – les pays de Loire – que les Phélypeaux de Pontchartrain et par deux alliances très directes avec eux : le mariage en 1605 d’Anne de Beauharnais avec Paul de Pontchartrain, le fondateur de la dynastie ministérielle, et en 1683 le mariage de Marie-Anne de Beauharnais avec le frère cadet du chancelier Pontchartrain. Devenus très proches parents de ces hommes de pouvoir, les Beauharnais purent se faire une « spécialité » de l’occupation des postes de commandement à bord des vaisseaux du Roi comme de celle des hauts postes de l’administration maritime et coloniale sous le triple patronage de Louis de Pontchartrain, de Jérôme de Pontchartrain et de Maurepas-Pontchartrain durant plus d’un demi-siècle, de 1690 à 1749. Ce fut une véritable invasion de la prolifique tribu Beauharnais. Et après 1749 (disgrâce de Maurepas), elle continua à prospérer dans la même orientation, à l’exemple de François de Beauharnais, marquis de la Ferté-Beauharnais, capitaine de vaisseau, nommé en 1756 gouverneur général des Îles-du-Vent. Autrement dit, les Beauharnais ne sauraient être qualifiés de « noblesse peu connue avant la Révolution » comme on le répète souvent. Au contraire, ils doivent être rangés dans les premiers rangs de la « noblesse de service » au sens du système de « tchin » établi en Russie par le tsar Pierre le Grand.

40S’était ajouté aussi, pour étendre leur réputation sociale, l’effet de mariages créoles contractés à l’occasion de séjours effectués outre-mer pour raisons de service. Ainsi le marquis de La Ferté-Beauharnais avait épousé en 1751 Marie-Anne Pyvart de Chastullé, fille d’un puissant habitant sucrier de Saint-Domingue, et, en 1779, il mariera son fils cadet Alexandre de Beauharnais (déjà mentionné) à Joséphine de Tascher de La Pagerie, fille d’un habitant sucrier de la Martinique. Or les Chastullé, famille d’origine ligérienne comme les Pontchartrain et les Beauharnais, comptaient des alliances aristocratiques, dont le mariage en 1788 d’une Chastullé et d’un La Rochefoucauld. Et les Tascher de La Pagerie, pour leur part, pouvaient se réclamer de la noblesse d’ancienne extraction. Par là, les Beauharnais, à la différence des autres familles de la parentèle Pontchartrain, se trouvèrent très proches au xviiie siècle du puissant « lobby » antillais qui continuera à jour un rôle occulte sous la Révolution.

41Précisément ces mariages créoles évoqués ici ne furent pas étrangers à la seconde poussée clanique qui propulsa les Beauharnais dans le monde des familles régnantes. L’initiatrice de cette poussée fut, en effet, la créole Joséphine de Tascher de La Pagerie, veuve d’Alexandre de Beauharnais (guillotiné en 1794), mère d’Eugène et d’Hortense de Beauharnais, et épouse en 1796 du général Bonaparte. Dès l’arrivée de Bonaparte au pouvoir, Joséphine, très « politique », s’associa étroitement aux prémices d’une politique de réconciliation de l’ancienne et de la nouvelle France, renforcée d’une politique matrimoniale qui mènerait à une « fusion ». L’historien Jacques-Olivier Boudon a récemment mis en valeur, en termes concis, le rôle de l’épouse du Premier Consul, puis de l’Impératrice des Français.

« Liée par ses origines à l’ancienne noblesse, elle n’a eu de cesse depuis le 18 Brumaire d’obtenir clémence et réparation pour les émigrés rentrés en France. Elle a également très tôt soutenu l’idée d’un passage vers la monarchie. Elle offre ainsi une parfaite synthèse entre l’esprit d’Ancien Régime et les mœurs révolutionnaires qu’elle a parfaitement assimilées lorsqu’elle était la femme d’un général de la Révolution, puis la maîtresse de Barras, l’un des directeurs les plus influents. À la Cour, Joséphine introduit nombre de représentants de l’ancienne noblesse. En cela, elle répond pleinement au projet napoléonien de ralliement de ce groupe à l’Empire » (Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Perrin, 2003, 512 p., p. 190).

42Joséphine eut donc alors toute latitude, et elle ne s’en priva pas, pour manifester, à coup de mariages répétés, dans le cadre de cette politique matrimoniale accompagnant le projet napoléonien, un véritable esprit de solidarité clanique à l’égard de tout ce qui touchait directement ou indirectement à sa famille d’origine, les Tascher, et encore, de manière plus impérative et immédiate, à l’égard de l’avenir de ses deux enfants Beauharnais, Eugène, futur vice-roi d’Italie, et Hortense, future reine de Hollande. Et sans oublier les collatéraux Beauharnais. Personne ne sera oublié. Les tableaux 26, 71, 72 et 73, qui donnent une généalogie sommaire des Beauharnais, permettent au lecteur de suivre leur histoire depuis le xviie siècle et de constater leur éclatante réussite au début du xixe siècle.

43La distinction établie par Tocqueville entre les sociétés aristocratiques et les sociétés démocratiques apparaît maintenant comme « l’une des catégories d’analyses politiques les plus indispensables » selon l’expression de l’historien Marc Fumaroli. Dans l’univers aristocratique, le lien social est avant tout déterminé par les rapports hiérarchiques et par des usages préétablis. On s’y conformait particulièrement avec vigilance dans le choix d’alliances destinées à s’intégrer dans des réseaux de parentèle étendus qui faisaient la puissance des familles ambitieuses de pouvoir. Sauf exceptions, comme le cardinal Dubois ou le cardinal Fleury, les ministres de la vieille monarchie, et quelques que fussent leurs qualités personnelles, devaient, en effet, leur ascension à des parents déjà haut placés. Dans le cas des ministres Pontchartrain de Louis XIV étudiés ici, le chancelier Pontchartrain est le petit fils du secrétaire d’État Paul de Pontchartrain. Suivent son fils Jérôme de Pontchartrain, et, sous Louis XV, son petit-fils Maurepas Pontchartrain.

44Tandis que dans les sociétés démocratiques, « chacun est sans autre ancêtre que soi-même, les liens sociaux y sont hasardeux ou alors artificiels, comme ceux qui peuvent former des associations caritatives ou syndicales ». Ainsi s’exprime Marc Fumaroli, réactualisant en quelque sorte la pensée de Tocqueville, et qui ajoute : « Cette différence profonde d’organisation forme deux humanités différentes, très difficiles à comparer, l’une ayant disparu, l’autre étant notre horizon familier » (La Nouvelle Revue d’Histoire, n° 9, nov.-déc. 2003, p. 8-10).

45Cependant cet univers aristocratique, pris dans un ensemble de mentalités, pratiques et habitudes, fut loin de s’évanouir, comme par enchantement, sous le coup des événements de la fin du xviiie siècle. Exemple d’une résistance tenace, les vieilles politiques matrimoniales aux recettes mises au point aux xvie-xviie siècles, continuèrent à prospérer par-delà la tourmente révolutionnaire et l’avènement du régime napoléonien. Elles se manifestèrent, et avec constance, au sein des grandes familles de l’Ancien Régime ralliées à l’Empire. Un phénomène de « survivance » qui ne cessera de susciter l’irritation de l’Empereur. La « fusion » de l’ancienne et de la nouvelle France était l’un des (nombreux) rêves napoléoniens, alors que ces familles privilégiaient, au contraire, les alliances entre elles, toutes familles déjà apparentées.

46Les familles de la parentèle Pontchartrain étudiées ici offrent une illustration de cette situation à l’époque post-révolutionnaire. Aussi avons-nous choisi de conclure sur ce groupe de familles notre essai consacré aux ministres Pontchartrain de Louis XIV et à l’avenir de leur réseau d’influence.

47Les Phélypeaux de Pontchartrain, la plus longue dynastie ministérielle de l’Ancien Régime, ont construit aux xviie et xviiie siècles un réseau de parentèle et de clientèle qui fut, incontestablement, sans égal. Et la survie de ce réseau, en suivant les tableaux généalogiques, se prolongera jusqu’à la monarchie de Juillet, avec le comte Molé. Ainsi les Phélypeaux, petits robins anoblis à la fin du xvie siècle, donnèrent l’exemple de la parfaite réussite sociopolitique, jouissant longtemps de l’occupation des postes ministériels et laissant un réseau conforme aux normes aristocratiques, puisqu’il était peuplé de magistrats des parlements, une noblesse de robe située dans les hautes strates du royaume. La puissance de ce réseau, arrivée à son apogée à la fin de l’Ancien Régime et prolongée sous les nouveaux régimes par la continuation de politiques matrimoniales traditionnelles, contribua ainsi à retarder l’acceptation des valeurs et pratiques de l’« univers démocratique ».

Notes

1 Henri Carré, La noblesse de France et l’opinion publique au xviiie siècle, Paris, 1920, 650 p., p. 7.

2 Journal et mémoires du marquis d’Argenson, éd. Rathery, p. 284. Il s’agit de René-Louis d’Argenson, secrétaire d’État aux Affaires étrangères de 1744 à 1747. Il succéda dans ce poste à Jean-Jacques Amelot de Chaillou.

3 Mémoires secrets de Jacques-Mathieu Augeard, secrétaire des commandements de la reine Marie-Antoinette, Paris, Plon, 1866, 370 p., p. 85.

4 Antoine-Jean Amelot de Chaillou fut nommé conseiller d’État au mois de décembre 1774. Ce même mois, Turgot se résigna à lui créer un office d’intendant des Finances.

5 Cf. D. Dessert, Argent, pouvoir et société…, op. cit., p. 656, notice Moufle, p. 703, notice Vougny.

6 Antoine-Léon Amelot de Chaillou avait épousé en 1784 Marie-Madeleine Fontaine de Biré, fille de Marie-Sébastien Fontaine de Biré, trésorier général des dépenses de la Guerre depuis 1782, puis administrateur du Trésor royal de 1788 à 1791. Cf. Joël Félix, Les magistrats du parlement de Paris 1711-1790, Paris, Sedopolis, 1990, 240 p., p. 136-137.

7 La première alliance des Voyer dans la robe remonte au mariage de Pierre de Voyer de Paulmy, grand bailli de Touraine, avec Élisabeth Hurault de Veuil, nièce de Philippe Hurault de Cheverny, chancelier de France de 1581 à 1599. Le fils de Pierre, René Ier, comte d’Argenson (1596-1651), fut, en 1630, l’un des premiers intendants de Richelieu. Il est l’aïeul du lieutenant général de police, puis garde des Sceaux, Marc-René, marquis d’Argenson (1652-1721).

8 Journal et mémoires du marquis d’Argenson, op. cit., t. 1, p. 9 et 10.

9 Ibid., p. 11.

10 Ibid., p. 11. Pour Jacques Fermé, voir D. Dessert, op. cit., p. 39 et p. 769, note 32. Jacques Fermé avait épousé une Pallu, ce qui ramène au syndicat financier tourangeau du xviie siècle, les Pallu étant alliés aux Bonneau, eux-mêmes apparentés aux Pontchartrain (voir tableau 14).

11 Saint-Simon, Pléiade, t. 1, p. 195.

12 Marc-René, né en 1652, et François-Hélie, né en 1656, avaient pour mère Marguerite Houllier de La Poyade, fille d’Hélie Houllier, lieutenant général en la sénéchaussée d’Angoulême. En 1679, Marc-René héritera de son grand-père maternel cette charge de judicature qui sera sa seule ressource jusqu’en 1692.

13 Saint-Simon, éd. Ramsay, t. 16, p. 54.

14 Pour Marc-Pierre, comte d’Argenson, secrétaire d’État à la Guerre, et pour son neveu Antoine-René, marquis de Paulmy, voir Yves Combeau, Le comte d’Argenson, ministre de Louis XV, Paris, École des Chartes, 1999, 534 p.

15 Dictionnaire des Lettres françaises, xviiie siècle (dir. Mgr Grente), nouvelle édition, 1995, p. 1018-1019.

16 Ambassadeur à Madrid en 1777, Montmorin réussit à rallier l’Espagne à la politique américaine de Vergennes. Il fut également apprécié comme commandant en chef de Bretagne en 1784.

17 Passionné de grec, La Luzerne traduisit et publia La Retraite des Dix mille, Paris, 1786. Il est aussi l’auteur d’une Étude sur la Constitution des Athéniens, Londres, 1793.

18 Il s’agit de Joseph-Auguste, comte de Mailly d’Haucourt (1706-1794), commandant en chef au Languedoc en 1752, maréchal de France en 1783, père de Catherine-Félicité de Mailly, mariée en 1747 à Marc-René d’Argenson (1722-1782), fils de Marc-Pierre, comte d’Argenson, secrétaire d’État à la Guerre de 1743 à 1747.

19 Pour la carrière d’Achille, duc de Broglie, voir Dictionnaire Napoléon, t. 1, p. 323, et Premiers ministres et présidents du Conseil depuis 1815 (dir. Benoit Yvert), Paris, Perrin, 2002, p. 112-117.

20 Cf. Dictionnaire Napoléon (dir. J. Tulard), Paris, Fayard, 1999, t. 2, p. 956.

21 Pour le chancelier Daguesseau, voir Les journées d’études tenues à Limoges à l’occasion du bicentenaire de sa mort, octobre 1951, Limoges, Librairie Devilliers, 1953, 152 p. et Georges Frèche, Un chancelier gallican, Paris, PUF, 1969, 94 p.

22 La famille d’Ormesson prétendait descendre de saint François de Paule, fondateur de l’ordre des Minimes : d’où la fréquence du prénom François-de-Paule porté par les membres de cette famille.

23 Cf. Françoise Mosser, Les intendants des Finances au xviiie siècle, Paris, Droz, 1978, 304 p., p. 19-24.

24 Cf. Jean-François de Solnon, Les Ormesson au plaisir de l’État, Paris, Fayard, 1992, 538 p., p. 457-458.

© Presses universitaires de Rennes, 2006

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