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Les Pontchartrain, ministres de Louis XIV

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Charles Frostin

Chapitre X. Se retirer à Pontchartrain

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Louis-François, né en 1700 et qui bientôt meurt en janvier 1708 ; Jean-Frédéric, né en 1701, le fu (...)

1Au printemps 1707, Jérôme de Pontchartrain projeta de démissionner et de se retirer au château familial lorsque surviendrait, échéance apparemment très proche, la mort d’Éléonore-Christine de La Rochefoucauld-Roye, son épouse minée par une maladie qui s’aggravait depuis l’année précédente. Saint-Simon prétend que Jérôme lui avait confié « en secret inviolable » son dessein d’adresser au Roi une lettre de démission dès que « le malheur serait arrivé ». Vite informée, Madame de Saint-Simon, cousine germaine et amie d’Éléonore, pressa le duc de réfréner l’impulsif secrétaire d’État en considération du Chancelier, de la chancelière, et du sort des quatre enfants en passe de devenir orphelins1. Aussi, au Noël de 1707, Saint-Simon, averti que la jeune comtesse de Pontchartrain (28 ans) était au plus mal, quittait son château de la Ferté-Vidame « pour accourir à temps d’empêcher la démission ». L’alerte passée, Jérôme n’en persista pas moins dans sa détermination qui commença à filtrer parmi nombre de personnes proches, notamment le père Pierre-François d’Arrères de la Tour, supérieur général de l’Oratoire, directeur de conscience de la comtesse de Pontchartrain. Cet influent ecclésiastique ne put fléchir le secrétaire d’État qui, en conséquence, six mois plus tard, vint se tenir à son hôtel parisien au chevet d’Éléonore agonisante, et une fois le décès survenu le 23 juin 1708, prit la route du château de Pontchartrain pour s’y enfermer, inconsolable. Nulle intention n’habitait alors chez lui de rejoindre Fontainebleau où la Cour séjournait depuis le 16 juin et où le Chancelier travaillait avec le Roi « en la place de son fils ».

2À Pontchartrain, Jérôme ne se trouvait pourtant pas isolé, aussitôt entouré de bons conseillers s’efforçant de le dissuader d’une décision mûrie durant de nombreux mois : son cousin Armand Bignon de Blanzy, intendant des Finances, l’inévitable Saint-Simon, le père de la Tour, toujours sur la brèche, les épouses des trois frères de la défunte, Mmes de Blanzac, de Roucy et de Roye, et peu après, à la rescousse, le frère du chancelier Pontchartrain, Jean Phélypeaux, intendant de la généralité de Paris, revenu des eaux de Bourbon l’Archambault. Rien n’y fit, le malheureux s’entêtant à ses « folies ». De là, Blanzy, puis Jean Phélypeaux, se rendirent à Fontainebleau où ils ne purent apporter que le même message : le secrétaire d’État va démissionner et entend que son père souscrive à cette résolution. S’ensuivent la riposte du Chancelier qui ordonne sèchement à Jérôme de reprendre immédiatement son service à Fontainebleau, et la réaction du fils, offensé, qui désormais n’écrit plus à son père. Les ponts étant coupés, ce fut finalement Marie de Maupeou, la chancelière, qui arrangea les choses en allant elle-même à Pontchartrain, accompagnée de son neveu Blanzy et du frère de celui-ci, Jérôme III Bignon, intendant d’Amiens, bientôt élu, le 16 août, prévôt des marchands de Paris. Jérôme, sensible aux supplications maternelles, voulut bien différer d’un an sa démission, exigeant, en contrepartie, des assurances sur la « réception que lui ferait son père » et sur la « vie particulière qu’il voulait mener à la Cour ». S’étant ainsi mis d’accord, « la mère et le fils allèrent droit à Fontainebleau où le Chancelier se contraignit à bien recevoir son fils ». L’affaire était close, le projet de démission ne tardant pas à sombrer dans les oubliettes. Le père et le fils s’étaient donc à nouveau affrontés et jaugés pour aboutir, une fois de plus, à une réconciliation due, comme par le passé, à l’influence apaisante de Marie de Maupeou, experte dans l’art de rétablir les apparences de civilité entre les deux hommes.

  • 2 Saint-Simon, Pléiade, t. 2, p. 1070-1077.
  • 3 Saint-Simon, t. 4, p. 219.
  • 4 203 lettres conservées dans le fonds Pontchartrain, AN, Archives privées, 257 AP, dossier 3.
  • 5 Cf. Ch. Frostin, « Un recoupement du témoignage de Saint-Simon : la mort de la comtesse de Pontcha (...)

3Dans un long passage de ses Mémoires2, Saint-Simon a dépeint l’attitude de Jérôme de Pontchartrain sous les couleurs de « jeu d’affliction » et « d’affectation de parade ». Selon lui, le secrétaire d’État avait très tôt tremblé à l’idée de perdre Éléonore en raison de ne plus « pouvoir se soutenir dans sa place une fois privé de l’appui qu’il tirait de la considération de sa femme ». La jeune comtesse de Pontchartrain, toujours selon le mémorialiste, n’avait-elle pas imploré, avec succès, le comte de Toulouse de pardonner, ou du moins d’oublier tant de vexations commises par le ministre de la Mer envers l’amiral de France qui s’apprêtait à lui réserver une disgrâce complète près du monarque ? Autrement dit, en formant le projet de démissionner à l’occasion de la mort de la comtesse, le secrétaire d’État aurait été inspiré plus par le désir de devancer une disgrâce certaine que par le trouble né d’une grande souffrance d’ordre affectif. Et, lorsqu’en 1713 Jérôme mettra fin à cinq ans de veuvage, Saint-Simon y verra une preuve supplémentaire de ce « jeu d’affliction », commentant ainsi sa nouvelle union avec Hélène de l’Aubespine Verderonne : « Il s’était bien lassé de la comédie forcée de sa douleur3. » Le secrétaire d’État avait pourtant attendu plusieurs années avant de convoler à nouveau à une époque où le prompt remariage des veufs apparaît plutôt comme une pratique fréquente. D’autre part, le mémorialiste multiplie à plaisir les traits cruels pour stigmatiser le comportement de l’odieux Pontchartrain à l’égard de sa première épouse, « pauvre femme » soumise à un « tyran » qui lui imposait « son étrange humeur » et « une contrainte continuelle ». Éléonore serait morte non seulement « d’une maladie de femme venue de trop de couches et trop près à près » (six enfants en onze ans de mariage), mais aussi d’avoir « pris infiniment sur elle » pour supporter son mari, ce qui avait « fort aigri son sang qu’on ne put enfin calmer ni arrêter ». Bref, tout cela tourne au procès d’intention rendant peu fiable le témoignage du vindicatif duc, malgré un certain souci d’exactitude quant aux démarches et déplacements entre le château de Pontchartrain et la Cour à Fontainebleau durant la dernière semaine du mois de juin 1708. Il suffit à ce propos de consulter l’abondante correspondance intime de Jérôme avec Éléonore de 1687 à 17084 pour se rendre compte que Saint-Simon laisse débrider sa malveillance servie par une fertile imagination5.

  • 6 Saint-Simon, t. 2, p. 1077.
  • 7 Saint-Simon, t. 4, p. 1045-1046.

4Cette malveillance pousse le mémorialiste à raconter – on vient de le voir – que le comte de Toulouse était tout près de faire disgracier Jérôme si les supplications d’Éléonore n’avaient suspendu son coup. Comment le monarque aurait-il accepté de sacrifier l’un de ses secrétaires d’État pour donner satisfaction à l’amiral de France qui, malgré sa qualité de prince légitimé, ne constituait nullement un rouage essentiel de la machine gouvernementale ? L’éventualité n’était guère plausible. Par contre, le témoignage de Saint-Simon éclaire l’épisode de la mort de la jeune comtesse de Pontchartrain et de ses suites par l’évocation du caractère implacable de Louis XIV qui « ne s’accommodait ni des douleurs ni des absences6 ». Quelques traits perfidement choisis suffisent, d’une manière générale, à en laisser un portrait plutôt rebutant, tant l’impression d’égoïsme y est fortement marquée : « C’était un homme uniquement personnel et qui ne comptait tous les autres, quels qu’ils fussent, que par rapport à soi. Sa dureté là-dessus était extrême7. » S’agissant de la situation de Pontchartrain père plongé dans l’embarras à Fontainebleau, tandis que Pontchartrain fils, retiré au château familial, se soustrait aux obligations du service, Saint-Simon insiste sur les conséquences de cette désertion brocardée, sans pitié, dans les milieux de la Cour.

  • 8 Saint-Simon, t. 2, p. 1074.

« Le fait était que, encore que le Chancelier travaillât avec le Roi en la place de son fils, les affaires périssaient faute de signatures et de manutention ordinaire ; que le Roi, qui est l’homme du monde à qui les afflictions allaient le moins, commençait à s’en lasser jusqu’à le trouver si mauvais8. »

5Et ce ressentiment du monarque était si prononcé que tout était prévisible. « Coup de mort pour le Chancelier et la chancelière », « perte de leur famille », « ruine de la famille et de la fortune », tels sont les mots forts employés par Saint-Simon à propos du funeste projet de Jérôme. Et, de son côté, le Chancelier s’adressait à son fils dans un vocabulaire très proche : « Chaque instant peut être fatal et nous renverser tous », ou encore : « Ne nous déshonorez pas, ne perdez pas trois pauvres petits enfants. »

  • 9 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

6En réalité, Pontchartrain, pourtant vieux routier de la politique, se laisse gagner par la panique, ses lettres se transformant en appels de détresse au fur et à mesure de l’absence du fils récalcitrant. Au début, de Fontainebleau, le Chancelier, exige chaque jour, par courrier, à Jérôme, installé au chevet d’Éléonore, des précisions sur son travail ministériel car, déclare-t-il, « je ne sais plus votre usage ». Le courrier porte sur des détails techniques comme la préparation du « portefeuille » à l’intention du Roi ou le procédé des « apostilles au crayon » destiné aux commis. Malgré la bonne volonté du Chancelier, Louis XIV, habitué à Jérôme, manifestait vite de la lassitude et de l’irritation devant le grippage de la machine jusque-là bien huilée. Pontchartrain père s’en inquiétait dans un billet du 21 juin à Pontchartrain fils : « Je lui ai fait dire [au Roi] ce matin […] que le portefeuille était gros. Il m’a répondu que ses journées étaient toutes remplies et qu’il verrait demain au Conseil avec moi quel jour et quelle heure il me donnerait9. » Aussi, dès le 24 juin, lendemain du décès d’Éléonore, le chancelier presse Jérôme de revenir au plus vite près du monarque qui veut bien patienter deux ou trois jours mais pas au-delà :

  • 10 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

« Je viens de rendre compte au Roi du triste et malheureux état où vous vous trouvez. Il m’a chargé de vous dire qu’il y était très sensible, et nous plaint tous autant que nous sommes à plaindre. Il vous dispense de venir travailler avec lui non seulement aujourd’hui, mais demain et même mercredi si vous ne pouvez pas venir, et veut bien remettre à jeudi s’il le faut10. »

7Le 25 juin suivant, le style épistolaire du Chancelier vire au ton acerbe :

  • 11 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

« Deux jours donnés aux premiers et violents mouvements d’une douleur aussi juste que la vôtre suffisent pour les réduire aux mouvements que les règles de bienséance admettent et font recevoir même avec plus de compassion. Voulez-vous affaiblir vos douleurs ? Les papiers, les affaires, les discussions sont le plus commun et plus sûr remède11. »

  • 12 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.
  • 13 Saint-Simon, Pléiade, t. 2, p. 1076.

8N’y manque pas le rappel élémentaire des obligations d’un secrétaire d’État (« le goût et le service du maître est le premier principe suivant votre place ») auquel s’ajoute la mise en garde contre la propagation des rumeurs : « La langue et l’esprit anxieux et malin du courtisan ne s’arrêtent que par la présence12. » Cette expression est à rapprocher de celle de Saint-Simon qui invoque sans ménagements l’absence de Jérôme : « La cour en parlait fort et blâmait en ridicule13. » L’un et l’autre s’étaient-ils entretenus de l’attitude « ridicule » du veuf éploré ? En tout cas, dans une longue lettre du 26 juin à Jérôme, le Chancelier passe à la menace. Estimant avoir usé près de son fils des « derniers et plus puissants motifs » – honneur, famille, enfants – que la « raison humaine » suggérait pour le faire rejoindre son poste, il termine de manière comminatoire :

  • 14 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

« Ne me laissez pas épuiser toute ma tendresse, ne me forcez pas à me servir de l’autorité que Dieu et la nature ont attaché à la qualité de tout père, et que le caractère [de chancelier] dont je suis revêtu augmente encore dans un père de famille. Soyez ici samedi au plus tard, c’est par où je finis, je vous en conjure de tout mon cœur. Ce sont les termes les plus doux et les plus tendres que je puisse employer. Connaissez-en le mérite et le prix14. »

9Cette lettre du 26 juin était surtout dictée par l’appréhension des réactions de Louis XIV qui attendait énormément de Jérôme, chargé non seulement du vaste département de la Marine, mais aussi de celui de la Maison du Roi où il devait notamment assurer la ventilation des ordres de la personne royale près des autres ministres et des administrations diverses. Aussi était-il évident que le monarque, compte tenu de son caractère et de la gravité des événements militaires du moment, ne saurait comprendre une telle défection en pleine période de guerre, défection honteuse, inspirée par des sentiments privés. Moins de trois semaines après la mort d’Éléonore, allait en effet survenir, le 11 juillet 1708, la déroute d’Audenarde, suivie de l’invasion. Tout laissait donc prévoir que le ressentiment du Roi, solidement rancunier, se reporterait sur l’ensemble du clan Pontchartrain, à la grande satisfaction des familles ministérielles rivales.

  • 15 Cf. F. Bluche, Le journal secret de Louis XIV, Paris, 1998, 340 p., p. 326.

10L’orage du mois de juin 1708 se dissipa vite, mettant un terme à l’épisode de la disparition de cette jeune épouse, source de scènes mouvementées, quasi théâtrales, à l’image d’une pièce de tragédie. Saint-Simon ne nous en a pas épargné le moindre détail, avec quelques fioritures de tragi-comédie inspirées de sa fantaisie. Arraché au château de Pontchartrain et à son désespoir, sous la pression du rugueux chancelier, Jérôme sut reprendre le goût du pouvoir et manifester, comme auparavant, la même application, le même acharnement, aux tâches ministérielles. Désormais, toujours dans l’ombre de Louis XIV, il restera d’une assiduité exemplaire près du Roi qui, de son côté, une fois devenu gravement malade et proche de la fin, tint à maintenir les séances de travail en tête-à-tête avec ce secrétaire d’État capable de maîtriser une multitude de dossiers. Encore le lundi 17 août 1715, Louis XIV réussit à travailler avec lui, l’après-midi, malgré les souffrances attribuées à une « sciatique15 ». Puis, la mort du Roi, le 1er septembre, ayant signifié à brève échéance le renvoi de Jérôme, celui-ci, contraint le 7 novembre de démissionner, reprendra, cette fois définitivement, la route du château de Pontchartrain. Selon Saint-Simon, « depuis ce moment », l’ancien secrétaire d’État

  • 16 Saint-Simon, Pléiade, t. 5, p. 142.

« […] demeure obscur au fond de sa maison, abandonné de plus en plus. Il y vit encore [le mémorialiste écrit en 1746] dans la solitude et le plus parfait néant, toujours enragé de jalousie et de dépit contre son fils qui lui rend des devoirs et rien de plus. Cet ex-bacha occupe son néant à compter son argent et en semblables misères, et n’a presque plus paru nulle part, qui est ce qu’il a fait de mieux16 ».

11En fait, après sa disgrâce sans appel, Jérôme allait trouver une nouvelle source d’activités à plein temps en se consacrant (jusqu’à sa mort en 1747), à la mise en valeur du comté de Pontchartrain. Encore en 1743, dans une lettre du 5 juillet, il tenait à entretenir Maurepas d’un incident climatique qui venait de compromettre les promesses du calendrier agricole :

« Tout est ici en parfaite santé. Mais il n’en est pas de même du pays qui a essuyé avant-hier mardi un ouragan effroyable mêlé de vent de grêle grosse comme des œufs de pigeon qui a réduit à rien, je dis à rien, la plus belle apparence de récolte qu’il y ait eu depuis plus de trente ans, et cela blés, avoines, maïs, pois, fruits, etc., de façon que les revenus de toutes les terres seront nuls et les fermiers ruinés. Comment avec cela, eux et nous payer taille, dixième, etc. »

12L’ancien secrétaire d’État, maintenant seigneur foncier, se plaint ainsi à la fois du sort de la famille et de celui des fermiers du comté, mais sans pour autant oublier l’absence de son fils accaparé à Versailles par la dégradation de la situation politico-militaire liée au revirement de Frédéric II qui avait quitté le camp français pour traiter séparément avec Marie-Thérèse, héritière des États des Habsbourgs dans le cadre de la guerre de Succession d’Autriche (de 1740 à 1748). Au début de cette lettre du 5 juillet, il ne manque pas, en effet, de déplorer la mauvaise tournure des événements qui le prive de la venue de Maurepas au château de Pontchartrain :

  • 17 AN, Archives privées, 257 AP 4, dossier 1.

« J’ai reçu, mon cher fils, votre lettre du 30 juin. Quelque désir que j’en aie, je n’espère plus, ni imagine d’avoir le plaisir de vous voir ici. Ce que je désire ardemment pour l’État et pour vous, c’est qu’on puisse sortir de l’état fâcheux où nous mettent la désertion et la défection du Roi de Prusse, avec honneur et gloire. Je doute de la possibilité. Il est triste qu’il n’y ait pas de punition pour les Princes perfides17. »

  • 18 Pierre Goubert, Louis XIV et 20 millions de Français, Paris, Fayard, 1968, 258 p., p. 187.
  • 19 Joseph Pellerin (1684-1782) composa 10 vol. in-4° de Recueils de médailles des rois, peuples et vi (...)
  • 20 Cf. Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, éd. Rathery, p. 284-287. René-Louis Le Voyer, marqu (...)
  • 21 Cf. Journal de l’Abbé de Veri, Paris, Plon, 934 p., 2 vol., t. 1, p. 435 et 453.

13Ce ton épistolaire de Jérôme, la manière de s’adresser à son « cher fils », le souci de lui parler de la vie locale comme de la situation générale, tout cela laisse entrevoir des touches précises et spontanées, propres à rendre peu crédible le portrait peint par Saint-Simon de cet « ex-bacha » renfrogné dans son obscurité et sa solitude à Pontchartrain. Trop fin connaisseur pour se laisser abuser par les prétendus secrets et confidences sortis de la plume du mémorialiste, l’historien Pierre Goubert, qui n’a pas l’habitude de mâcher ses mots, exécute le duc et pair en quelques mots : « Saint-Simon, l’infatigable médisant et calomniateur18. » Ce parti pris de malveillance, voire de mauvaise foi, vise en particulier Jérôme de Pont-chartrain accusé entre autres griefs – on vient de le voir – d’avoir été « toujours enragé de jalousie et de dépit contre son fils ». Or, au contraire, Jérôme témoigna très tôt de soins attentionnés à l’égard du jeune Maurepas, chargeant par exemple le commissaire de la Marine, Joseph Pellerin, son secrétaire de cabinet depuis 1711, de le chaperonner et de le préparer au travail ministériel. Sans parler de sa réputation croissante dans la science numismatique, Pellerin deviendra l’un des meilleurs collaborateurs de Maurepas comme premier commis du bureau du Levant et du Ponant formant un seul service placé sous sa responsabilité19. D’autre part, l’ancien secrétaire d’État, retiré à Pontchartrain fut loin d’y vivre « dans la solitude et le plus parfait néant », ne serait-ce qu’en raison de ses séjours parisiens à son hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs et du maintien d’utiles relations grâce au concours de membres de sa parentèle. Ainsi, le marquis d’Argenson rapporte dans son Journal que Jean-Jacques Amelot de Chaillou, cousin d’Amelot de Gournay, était « proprement l’homme d’affaires et le conseil de M. de Pontchartrain le borgne20 ». Or, le même Chaillou devra au soutien de Maurepas sa nomination en 1738 de secrétaire d’État aux Affaires étrangères, ce qui laisse entrevoir une bonne entente entre le père et le fils autour de cette promotion. Ajoutons que, près de quarante ans après, en mai 1776, le vieux Maurepas, revenu au pouvoir dès l’avènement de Louis XVI en 1774 (après une longue disgrâce depuis 1749) fera nommer Antoine-Jean Amelot, fils de Chaillou, au poste de secrétaire d’État à la Maison du Roi quitté par Malesherbes21. C’est là un bel exemple de la perpétuation en place de la tribu des Amelot toujours soutenus par le dernier rejeton de la dynastie ministérielle des Pontchartrain.

  • 22 Lettre de voiture de 20 000 ardoises pour Mgr de Pontchartrain transportées par la femme Bonnet, d (...)
  • 23 Minutier central, XCVI, Bail à vie, 4 juin 1729 (voir Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane fran (...)
  • 24 Cf. André Picciola, Le comte de Maurepas, Paris, Perrin, 1999, 492 p., p. 193.

14Enfin, pour revenir à Saint-Simon, l’une de ses (nombreuses) médisances vaut d’être rappelée selon laquelle l’ancien secrétaire d’État était « riche à millions et aussi avare que riche ». Jérôme, certes, ne s’appauvrit pas durant sa gestion ministérielle, ni, par la suite, durant sa gestion seigneuriale où il veillait de près aux grosses dépenses, telle la commande en 1730 de 20 000 ardoises angevines, soit environ 4 000 m22. D’autre part, à l’exemple de son père le Chancelier et de nombre de personnages hauts placés, il chercha à arrondir sa fortune en se constituant des rentes, mais sans verser dans l’âpreté comme le suggère la cession en 1729, contre versement de 25 000 livres, de la jouissance, à titre viager d’une belle maison parisienne de trois étages (avec écurie et porte cochère), à l’abbé Gilles-Bernard Raguet, directeur ecclésiastique de la Compagnie des Indes et garde des archives de la Compagnie depuis 172423. Cette somme de 25 000 livres étant très modique, la « générosité » de Jérôme semble, il est vrai, s’expliquer par la situation en vue de Raguet. Originaire de Namur et sulpicien érudit, cet ecclésiastique était un protégé de l’abbé Jean-Paul Bignon (cousin germain de Jérôme) qui, après l’avoir fait naturaliser, le nomma bibliothécaire de l’Académie des sciences et le chargea de la Composition du Journal des savants. On retrouve là encore les recommandations habituelles au sein du clan Pontchartrain. En tout cas, s’agissant du comportement de Jérôme de Pontchartrain une fois éloigné du pouvoir, rien ne transparaît qui puisse accréditer sa réputation d’avarice propagée par Saint-Simon. Ainsi, par dispositions testamentaires du mois de février 1739, il avait légué, en propriété indivise, son hôtel parisien de la rue Neuve-des-Petits-Champs à ses quatre enfants, Jean-Frédéric, comte de Maurepas, le ministre d’État, Paul-Jérôme, marquis de Pontchartrain, maréchal de camp (1703-1775), nés du premier lit, Marie-Louise, comtesse de Watteville (1714-1780), Hélène-Françoise, duchesse de Nivernais (1715-1781), nées du second lit24. Cette démarche ne semble pas avoir satisfait Maurepas, le fils aîné, qui pressa son père de vendre l’hôtel, compte tenu des frais occasionnés par l’entretien du château. Jérôme accepta non sans contrariété écrivant à Maurepas :

« La nécessité où je me trouve de faire des retranchements dans mes dépenses me force malgré la peine, à mon âge, de déménager [de l’hôtel]… La proposition que vous m’en fîtes, mon cher fils, me parut sauvage, mais votre avis, vos réflexions et la nécessité me la rendent désirable. »

15Finalement, ce furent les héritiers Pontchartrain qui, en mars 1748, vendirent cet hôtel parisien (acquis par le Chancelier en 1703), soit un an après la mort de Jérôme en février 1747.

16Ne manquant pas d’espace et bien aménagé, le château de Pontchartrain pouvait loger les membres de la famille au sens large et les nombreux amis recherchant ce lieu accueillant. Des générations s’y côtoyèrent selon un mode de vie familial remontant au moins à la fin du xviie siècle. Le Chancelier, grand transformateur du château et du domaine dès les années 1690 où il était contrôleur général des Finances et secrétaire d’État, s’y éteignit, le 22 décembre 1727, dans les bras de son fils, à l’âge de 84 ans, après avoir été frappé d’une congestion cérébrale au mois d’août précédent, tout en gardant durant ce répit sa lucidité malgré un côté paralysé et une élocution difficile. Jérôme lui survivra près d’une vingtaine d’années, mourant à l’âge de 73 ans, ayant toujours témoigné, comme son père, d’un profond attachement à la terre de Pontchartrain, en dépit de tant de frictions qui perturbèrent les relations entre les deux hommes. Et, du vivant de Jérôme, Maurepas, alors en pleine activité, et qui était également épris de Pontchartrain, aimait à y passer quelques jours de détente dans la mesure où les nécessités du service le lui permettaient. L’ancien secrétaire d’État et son fils semblaient donc se fréquenter et s’entendre, contrairement aux dires de Saint-Simon.

17Deux ans après la mort de son père, Maurepas, ministre d’État depuis 1738 et apparemment porté par la faveur royale, tomba de haut lorsque, par lettre du 23 avril 1749, Louis XV lui signifia brutalement son renvoi. Le coup fut d’autant plus rude que la destitution de toutes ses charges s’aggrava d’une mesure d’exil, avec interdiction particulière de séjourner à Pontchartrain.

« Je vous ai promis, précise le monarque, de vous avertir quand vos services ne me conviendront plus. Je vous tiens parole. Vous remettrez la démission de vos emplois à M. de Saint-Florentin [secrétaire d’État, cousin et beau-frère de Maurepas] et, dans deux fois vingt-quatre heures, vous partirez pour Bourges, attendu que Pontchartrain serait trop près de Versailles. Vous ne verrez que votre famille et ne ferez point de réponse à cette lettre. Louis. »

18Cette réaction inattendue aurait été inspirée par Mme de Pompadour soutenue par une cabale. Le marquis d’Argenson, l’auteur des Mémoires, fils de Marc-René, le célèbre lieutenant général de police, se plaît à décrire la stupeur du ministre disgracié :

  • 25 Journal du marquis d’Argenson, Paris, Armand Colin, 1898, éd. A. Brette, t. 1, p. 59-60.

« M. de Maurepas est au désespoir et comme un enragé de son exil ; il a fallu le saigner en chemin. Il n’y a pas d’exemple qu’un ministre se fut fait un aussi grand parti à la Cour. Il y renaît par les liens les plus forts, famille royale, princesses, reine, courtisans, il était le ministre de la Cour, et le Roi a été contraint de se cacher de tout le monde pour le coup qu’il a fait25. »

19En tout cas, Maurepas, privé de la consolation de se retirer sur ses terres et contraint d’aller se morfondre à Bourges, dut patienter plus de quatre années, jusqu’au mois d’octobre 1753, avant d’être autorisé à séjourner, à sa convenance, au château de Pontchartrain. Et, en un second temps, au mois de novembre 1756, l’ancien ministre reçut la permission « d’aller à Paris et partout où il voudra, excepté aux lieux où le Roi sera ». Rapportant cet événement, le marquis d’Argenson ajoute :

  • 26 Journal… op. cit., p. 355, à la date du 3 novembre 1756.

20« M. de Maurepas s’est conduit avec une grande sagesse, n’ayant vu que sa famille. Son retour a été une grande intrigue de la Cour26. »

  • 27 Journal inédit du duc de Croÿ (1718-1784), Paris, 1906-1907, 4 vol., t. 2, p. 105-106.

21Rien en fait ne sortit de cette « grande intrigue », la disgrâce se prolongeant durant le reste du règne. Du moins Maurepas put-il reprendre une vie active de relations, se partageant entre son hôtel parisien de Furstenberg et le château de Pontchartrain, foyer de convivialité où le maître des lieux aimait à briller par l’art d’animer des conversations émaillées de libres propos, avec l’arrière-pensée de maintenir sa popularité de victime de Mme de Pompadour, inspiratrice du coup de 1749. De passage à Pontchartrain en 1763, le duc de Croÿ, frappé de l’« extrême dépense » en voirie et du « bel effet » du château, nota que « M. de Maurepas y était plus heureux qu’à Versailles », ajoutant, détail pratique, qu’un relais de poste se trouvait installé « au coin de son parc27 ». Dans sa retraite provisoire, l’ancien ministre semble donc avoir coulé des jours paisibles, jouissant à la fois des agréments d’une magnifique résidence fréquentée par la meilleure société et de l’avantage de recevoir des nouvelles fraîches de l’extérieur, tout en guettant le moment d’éventuels changements politiques lui permettant de revenir en faveur.

  • 28 Joseph-Alphonse de Saint-Véri (1724-1799), issu d’une noble famille florentine, avait été nommé gr (...)
  • 29 Journal de l’abbé de Véri, op. cit., t. 1, p. 245.
  • 30 Ibid., t. 2, p. 109.

22Le principal changement attendu, ce fut, au mois de mai 1774, l’avènement de Louis XVI (âgé de 19 ans) qui, en réaction contre son grand-père Louis XV, fit appel à Maurepas. Guider les pas du jeune monarque avant de se retirer au bout de deux années, en même temps refuser d’accepter un département ministériel et encore moins un rôle de Premier ministre, pour se contenter d’être un conseiller de l’ombre, telle aurait été, en substance, la doctrine de ce septuagénaire soucieux de se préserver une certaine tranquillité, notamment en n’écourtant pas ses fréquents séjours à Pontchartrain. Dans son Journal, l’abbé de Saint-Véri, un fidèle confident depuis l’époque de l’exil à Bourges28, insiste à plusieurs reprises sur l’habitude de Maurepas de se retrouver dans son château familial. « J’ai été passer, écrit-il au mois de février 1775, les deux derniers jours de carnaval en tête-à-tête avec M. de Maurepas à sa campagne de Pontchartrain29. » Et à l’été 1778, il signale, remarque significative, l’irritation de Maurepas provoquée par une contestation entre le maréchal de Broglie et le prince de Montbarrey, secrétaire d’État à la Guerre (1777-1780), incident qui, nécessitant sa présence à une audience matinale du Roi, venait perturber son emploi du temps ce jour-là : « M. de Maurepas est obligé de quitter ce matin sa campagne de Pontchartrain pour se rendre à Marly où il ne devait se rendre que ce soir pour le Conseil, cela à la demande instante de Montbarrey30. » Entre-temps, il est vrai, Maurepas avait dû cesser de se borner au rôle tranquille de « mentor » depuis sa nomination, le 14 mai 1776, de chef du Conseil royal des Finances. Dans son journal, à la date du 16 mai suivant, l’abbé de Saint-Véri, fort lucide, explique ce que le monarque inexpérimenté attendait de l’ancien ministre de Louis XV, pourtant mal disposé et peu apte à s’acquitter d’une telle tâche nécessitant une présence assidue à Versailles :

  • 31 Ibid., t. 2, p. 439-440.

« La direction des affaires suprêmes va se trouver entre ses mains. Le Roi veut qu’il soit présent au travail que ses ministres font avec lui [Louis XVI] dans tout ce qui concernera les vues générales de leur département. Cette direction était bien nécessaire, dès que le Roi n’était pas en état de l’avoir, mais elle passe les forces de Maurepas… Il doit redouter une direction qui est très épineuse… M. de Malesherbes [secrétaire d’État à la Maison du Roi, 1775-1776] me disait à Versailles : Si M. de Maurepas était à Pontchartrain, il faudrait aller lui demander ce qu’on devrait exécuter ici31. »

  • 32 Cf. Léonce Pigaud, Correspondance intime du comte de Vaudreuil et du comte d’Artois pendant l’émig (...)
  • 33 Ibid.
  • 34 Cf. André Picciola, Le comte de Maurepas, Paris, Perrin, 1999, 492 p., p. 456.

23Membre de la petite société de la reine Marie-Antoinette et ami du jeune comte d’Artois, le comte de Vaudreuil (1741-1817), petit-fils d’un gouverneur du Canada protégé par Jérôme de Pontchartrain, qualifie Maurepas de « vieux ministre usé, léger, insouciant, ajoutant : peu inquiet de ce qui arriverait après lui, assez vicieux pour en jouir peut-être, il digéra paisiblement jusqu’à la fin de sa trop longue vie32 ». Nombre de contemporains abondent dans le même sens. De fait, le Maurepas de l’époque de Louis XVI, s’attardant volontiers à Pontchartrain, contraste avec celui du temps de Louis XV qui, secrétaire de la Marine de 1723 à 1749, s’astreignit, comme ses deux prédécesseurs, Louis et Jérôme, au travail des bureaux et ne manqua pas d’efficacité, sans pour autant les égaler, en partie, d’ailleurs, parce que durant les années 1720-1740, le budget de la Marine était nettement inférieur à celui de la période 1690-1715. Cela dit, le vieux Maurepas savait fort bien manœuvrer pour placer ses parents et évincer les hommes qui lui portaient ombrage. Par exemple, au mois de mai 1776, il remplaça Malesherbes, secrétaire d’État à la Maison du Roi, par Antoine Amelot de Chaillou, son protégé et jeune cousin, et accéléra la chute de Turgoit, contrôleur général des Finances, pourtant auparavant soutenu par lui. Aussi peut-on se demander si, dans ses fréquents séjours à Pontchartrain, moyen de paraître à l’écart des cabales, il n’y avait pas une affectation de désintéressement couvrant les intrigues de ce vétéran des luttes politiques qui parviendra à rester l’un des personnages les plus influents jusqu’à sa mort en 1781, à l’âge de 80 ans. « Habile seulement dans l’art de l’intrigue, écrit encore le comte de Vaudreuil, il sacrifie tous les ministres qui paraissaient prendre quelque crédit près du jeune Roi, et accoutuma ce prince à des changements continuels qui ont perdu la France33. » Quoi qu’il en soit de cette duplicité, l’attraction de la terre de Pontchartrain sur Maurepas paraît avoir été indéniable. Bon marcheur, resté toujours svelte malgré le poids des années, il aimait à se livrer à de longues promenades, s’aventurant sur la route de Trappes (localité du comté) plantée d’arbres par ses soins. Ce fut là l’un des derniers plaisirs de sa longue vie. Le 15 août 1781, le vieil homme assurait : « Ma santé est bonne, à un peu de faiblesse dans les jambes près. J’ai fait même usage de Pontchartrain où je vais cet après-midi34. » Puis, ses jambes refusant de le porter, il finit par renoncer à Pontchartrain et mourut dans son appartement de fonction à Versailles, le 22 novembre 1781.

24Pour Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas et de Pontchartrain, en activité comme en disgrâce, le château familial ne fut pas seulement une assurance de tranquillité, un lieu de sociabilité et, à l’occasion, un foyer d’intrigues. À l’exemple de son père et de son grand-père, il s’occupa aussi de la gestion de l’ensemble du domaine, soit près de 8 000 hectares, sans toutefois atteindre le degré d’application du minutieux Jérôme qui, une fois retiré de la vie publique, s’efforça d’oublier son activité ministérielle débordante en s’investissant dans l’administration et la mise en valeur de cette vaste terre érigée en comté depuis 1691 par les soins de Louis, le futur chancelier. Chacun de ces trois Phélypeaux se présente donc sous le double aspect du grand commis de l’État et du seigneur « féodal » qui se retrouve de manière générale, chez les ministres de la monarchie « administrative », des hommes venus de la bonne bourgeoisie urbaine, décidés à marquer d’une forte empreinte au sol leur réussite personnelle et à affirmer leur appartenance à la haute société. Ce besoin apparemment indispensable de posséder une terre et de se parer d’un statut de châtelain se maintiendra après l’Ancien Régime, chez la nouvelle élite propulsée par la Révolution, à commencer par Napoléon Bonaparte qui, dès 1799, fit l’acquisition du château de Malmaison, pour son épouse Joséphine Tascher de La Pagerie, veuve du général Alexandre de Beauharnais, guillotiné en 1794. Femme raffinée, d’excellente famille créole, Joséphine, éprise du goût des arts et de celui des jardins, fut une brillante châtelaine de Malmaison, à l’époque des beaux jours du Consulat et de l’Empire. Or, rapprochement à propos du nom de Beauharnais, près de deux cents ans avant l’acquisition de Malmaison, une Beauharnais, femme de Paul Phélypeaux le « fondateur », apparaît dans l’acquisition du château de Pontchartrain en 1609. Ce fut pour ce couple une manifestation de renforcement de leur position, les Beauharnais comme les Phélypeaux étant fraîchement anoblis. Par la suite, ces deux familles ligériennes s’allièrent à nouveau, Jean Phélypeaux, petit-fils d’Anne et de Paul et frère du futur chancelier, s’unissant à sa cousine Marie-Anne de Beauharnais (petite-nièce d’Anne). Ce resserrement des liens favorisera, on l’a vu, la réussite de la tribu Beauharnais qui se taillait une large part dans les emplois de la Marine et des Colonies sous la protection successive de Louis de Pontchartrain, de Jérôme de Pontchartrain et de Maurepas, « ministres de la Mer » de 1690 à 1749 (à l’exception de la brève expérience de la Polysynodie). En épousant la veuve d’Alexandre de Beauharnais, Napoléon fit donc un choix judicieux comme il s’en expliquera plus tard à Saint-Hélène : « Le premier mari de Joséphine était général de la Révolution, d’une bonne noblesse, c’était en somme pour moi une bonne affaire ; une famille bien française me convenait très bien à moi qui étais corse » (Cahiers de Bertrand). L’Empereur aurait pu être moins terre à terre et un peu plus généreux. Joséphine et ses deux enfants, nés du mariage avec Alexandre, Hortense et Eugène de Beauharnais, se révélèrent en effet autant d’éléments utiles à la fusion de l’ancienne et de la nouvelle France au sein de la Cour impériale, aidés en cela par le passé des Beauharnais qui figurèrent parmi les familles marquantes de la Monarchie au regard de l’accumulation des charges administratives et militaires occupées depuis l’époque louis-quatorzienne.

  • 35 Hélène-Angélique Phélypeaux était née en 1715 du second mariage de Jérôme de Pontchartrain avec Hé (...)
  • 36 Pour l’évolution de la situation du château de Pontchartrain aux xixe et xxe siècles avec ses chan (...)

25S’agissant du chancelier Pontchartrain, de son fils Jérôme et de son petit-fils Jean-Frédéric, comte de Maurepas, toute approche biographique resterait incomplète sans évoquer l’histoire de leur château familial qui apparaît étroitement unie à l’histoire des Phélypeaux de la branche cadette, depuis le début du xviie siècle jusqu’à l’extinction de cette dynastie ministérielle à la mort de Maurepas en 1781, sans postérité. Le domaine passa alors à sa nièce Adélaïde-Diane, duchesse de Brissac, fille de la duchesse de Nivernais née Hélène-Angélique Phélypeaux, demi-sœur de Maurepas35. Le duc de Brissac, commandant de la garde constitutionnelle de Louis XVI en 1791, ayant été massacré à Versailles l’année suivante, la duchesse de Brissac se lança, après la tourmente révolutionnaire, dans un procès en restitution de biens. Incapable de rembourser les frais et de faire face à des emprunts, elle dut vendre en 1801 au banquier Destillières le château de Pontchartrain pour solde de ses dettes. Dernière survivante des Phélypeaux, la duchesse de Brissac fut donc aussi, dans cette lignée, la dernière châtelaine de Pontchartrain36.

  • 37 Montesquieu était un Secondat. Comme on l’a déjà mentionné, il avait passé en 1754 un séjour d’une (...)
  • 38 Cette version erronée, déjà présente dans l’édition de Boislisle des Mémoires de Saint-Simon, se r (...)
  • 39 Les Œconomies royales de Sully, op. cit., t. 2, p. 356.

26Située dans l’élection de Montfort-L’Amaury et distante de Versailles d’environ quatre lieues, la terre de Pontchartrain avait autrefois fait partie d’une importante agglomération gallo-romaine (Diodurum), en même temps carrefour de voies de communications, qui s’éteignit doucement après six siècles d’occupation constante, du Ier siècle av. J.-C. jusqu’au Ve siècle apr. J.-C. Sur cette terre s’était édifiée au xive siècle une maison forte devenue un château à pont-levis fermé de fossés lorsqu’en 1598, Antoine, duc de Buade-Frontenac et sa femme Jeanne de Secondat37 en firent l’acquisition. Onze ans après, par acte passé à Paris le 9 mars 1589, chez Maître Debriquet, notaire au Châtelet, Frontenac revendait le château à Paul Phélypeaux, alors secrétaire des commandements de Marie de Médicis et bientôt, en avril 1610, secrétaire d’État. Contrairement à une version largement répandue, ce ne fut donc pas Anne de Beauharnais, mariée à Paul le 11 juin 1605, qui lui apporta en dot la terre de Pontchartrain38. Cette rectification n’est pas à négliger, le nom même du vendeur, Antoine de Buade, seigneur de Frontenac, baron de Palluau, permettant déjà d’éclairer l’histoire des débuts de la dynastie ministérielle des Phélypeaux de Pontchartrain. Issu de la noblesse périgourdine d’ancienne extraction (xiiie siècle), ce Frontenac, « conseiller d’État, premier maître d’hôtel de Sa Majesté, capitaine et gouverneur des châteaux de Saint-Germainen-Laye, Saint-James et la Muette », appartenait au cercle restreint des vieux compagnons d’Henri IV, c’est-à-dire de « ses plus qualifiés et affidés serviteurs » selon l’expression de Sully39. Homme des missions délicates, le seigneur de Frontenac avait été, par exemple, envoyé à Florence, au printemps 1600, comme représentant personnel d’Henri IV près de sa future épouse, la princesse Marie de Médicis, nièce du grand-duc de Toscane, Ferdinand Ier. À ce propos, une lettre du roi à la princesse, datée du 11 juillet 1600, peu après le retour de Frontenac à Paris, témoigne de l’entière confiance du Béarnais envers cet agent zélé :

  • 40 Lettre citée dans Michel Carmona, Marie de Médicis, Paris, Fayard, 1981, 636 p., p. 20.

« J’ai reçu beaucoup de contentement de vos nouvelles par Frontenac, lequel m’a fidèlement rapporté vos mérites… Il vous a tellement dépeinte que je ne vous aime pas seulement comme un mari doit aimer sa femme, mais comme un serviteur passionné une maîtresse40… »

  • 41 Bernard Barbiche et Ségolène de Dainville-Barbiche, Sully, Paris, Fayard, 1997, 698 p., p. 632.

27Cette mission à Florence permit à Frontenac de se gagner la reconnaissance de la nouvelle reine de France qui lui aurait dû aussi ses premiers progrès dans la connaissance de la langue française. Très introduit dans l’entourage de Marie de Médicis, il fut ainsi amené à fréquenter Paul Phélypeaux qui, dès l’arrivée de Marie à Paris au mois de février 1601, avait été placé à ses côtés comme secrétaire de ses commandements pour le rester jusqu’en 1610. Lors de l’achat du château de Pontchartrain en 1609, les deux hommes se connaissaient donc bien, ce qui ne va pas sans éclairer les circonstances de la nomination, l’année suivante, de Paul, au rang de secrétaire d’État. Durant ses années de service au poste-clef de secrétaire des commandements de la reine, ce Phélypeaux s’était acquis la faveur de Marie de Médicis : d’où la transmission de cette charge à son frère Benjamin, Jean Phélypeaux, seigneur de Villesavin. De son côté, Frontenac, également apprécié de Marie, se trouvait surtout être un familier du monarque. L’ensemble laisse supposer que les interventions du seigneur de Frontenac, jointes à la recommandation de la Reine, ne furent pas étrangères à la promotion ministérielle, le 21 avril 1610, peu avant l’assassinat d’Henri IV, du tout récent seigneur de Pontchartrain. Un argument plaide d’ailleurs en ce sens, car il atteste la bonne entente des Phélypeaux et des Buade-Frontenac. C’est, moins de trois ans après l’entrée de Paul au gouvernement, le mariage, au mois de novembre 1613, de sa nièce, Anne Phélypeaux, âgée de 18 ans, avec le fils unique de Frontenac et de Jeanne de Secondat, Henri de Buade, baron de Palluau et de Frontenac, mestre de camp au régiment de Navarre. À ce brillant mariage, figuraient comme témoins de la future la duchesse de Sully et le marquis de Rosny, l’épouse et le fils de l’ancien surintendant des Finances. Leur présence s’explique aisément, le père de la jeune Anne, le trésorier de l’Épargne, Raymond Phélypeaux d’Herbault-La Vrillière, frère aîné et successeur – en 1621 – de Paul, dans sa charge de secrétaire d’État, ayant appartenu au groupe de hauts personnages, amis et clients qui évoluaient dans l’orbite de Sully, comme le confirme sa participation à la construction d’Henrichemont, ville nouvelle édifiée à partir de 1609 en l’honneur du Béarnais41. Suivront sans tarder, en 1617, 1623 et 1627, les unions aristocratiques des trois autres filles de Raymond avec le baron d’Huxelles, le comte de Bury, frère du maréchal-duc de Villeroy, le marquis d’Humières, père du maréchal-duc d’Humières. Le mariage d’Anne, la fille aînée de Raymond, ouvre sur une politique matrimoniale d’envergure. Mais ici, il retient l’attention à un autre titre. L’union de 1613 avec un Frontenac, qui permettait à une Phélypeaux, petite-fille d’un bourgeois de Blois, de s’introduire dans la noblesse d’ancienne extraction, donne, en effet, un relief particulier à l’acquisition, peu auparavant, du château de Pontchartrain par l’oncle d’Anne. En achetant Pontchartrain, Paul Phélypeaux se dotait de l’indispensable assise d’un domaine à portée de Paris, qui constituait un trait caractéristique de la politique foncière pratiquée aussi bien par les grands commis de l’État que par les seigneurs de la Cour. Par là, l’installation de Paul à Pontchartrain et l’entrée de sa nièce chez les Frontenac valent d’être rapprochées l’une de l’autre, ces deux événements, chacun à leur manière, reflétant déjà, à l’aube du xviie siècle, la vigoureuse montée en puissance de l’ambitieuse famille des Phélypeaux.

  • 42 Cf. Françoise Bayard, Le monde des financiers au xviie siècle, op. cit., p. 274.

28Secrétaire d’État à l’époque de crises politiques répétées (insubordination des Grands sous la Régence, conflits entre la Reine Mère et le jeune Louis XIII, agitation protestante du Sud-Ouest, etc.), Paul Phélypeaux n’eut pas beaucoup de loisirs à consacrer à l’administration de Pontchartrain, d’autant que sa vie fut abrégée par les épreuves physiques. Fréquemment sur les routes, il tomba de maladie au siège de Montauban en 1621 pour mourir le 21 octobre de la même année, à l’âge de 52 ans. Toutefois, est à porter à son actif la construction d’une chapelle proche du corps principal d’habitation du château, bénie en 1616 par l’évêque de Chartres, Philippe Hurault. Elle venait s’ajouter à l’aménagement, vers 1600, d’une galerie d’apparat reliant les deux ailes, dû aux soins d’Antoine de Buade-Frontenac. En fait, ce fut la veuve de Paul, Anne de Beauharnais, qui assura l’enracinement familial dans une terre à laquelle les descendants du « fondateur » de la dynastie resteront fidèlement attachés. Issue de la bonne bourgeoisie d’Orléans, cette Beauharnais paraît avoir été une femme de tête, douée du sens des affaires, sachant investir là où le profit était assuré comme dans le financement de la ferme générale des Gabelles de France avec un apport de 18 000 livres42. En même temps, véritable seigneur de Pontchartrain, elle lutta patiemment pour étendre le domaine et pour obtenir les « droits de haute, moyenne et basse justice » qui finalement lui furent accordés par lettres patentes de 1644. Peu après sa mort au mois d’octobre 1653, ces droits seront confirmés en 1656 en faveur de son fils et héritier Louis Ier de Pontchartrain, né en 1613, conseiller au Parlement en 1637, puis président des Comptes à partir de 1650.

  • 43 Cf. Daniel Dessert, La Royale. Navires et marins du Roi-Soleil, Paris, Fayard, 1996, 394 p., p. 35 (...)
  • 44 Cf. Marguerite-Huguette Hadrot, « Le château des Pontchartrain », Histoire et archéologie dans les (...)

29L’exemple maternel semble avoir doublement inspiré ce magistrat. Ainsi, comme Anne de Beauharnais, on le voit participer aux juteuses affaires financières, figurant en 1646 et 1647 parmi les bailleurs de fonds des fermiers des gabelles43. D’autre part, comme elle, il s’efforça d’arrondir le domaine familial en se portant acquéreur des terres qui se libéraient aux alentours. Enfin, toujours dans la même continuité, il s’occupa activement de la transformation du château qui, d’après une description de 1662, apparaît alors sous un jour nouveau, formant un ensemble de six pavillons couverts d’ardoises, avec une galerie supplémentaire, une « grand cour pavée », un « grand jardin », deux canaux, une « spacieuse avant cour », une cour des écuries, etc.44. Cependant, bien que pourvu de relations étendues, notamment dans le monde parlementaire (sa femme était une Talon), Louis Ier ne pourra pousser très loin ses ambitions seigneuriales, moins d’ailleurs pour des raisons financières que par manque d’une assise politique suffisante. Cette carence provenait de deux accidents qui avaient traversé son parcours ; le premier, dans son enfance, en 1621, avec la captation par son oncle Raymond d’Herbault-La Vrillière de la charge paternelle de secrétaire d’État dont il avait la survivance ; le second, à l’âge de 51 ans, avec le procès Fouquet, son refus en 1664 d’opiner pour la peine de mort lui ayant valu de s’attirer la vindicte de Louis XIV et de Colbert. Si bien qu’en 1671, il devra vendre sa charge de président des Comptes au lieu de la transmettre à son fils Louis II, le futur chancelier, alors conseiller au Parlement depuis 1661. Mais, tout allait changer lorsque celui-ci, troisième seigneur de Pontchartrain, parvint en 1689, à l’âge de 46 ans, à se hisser au gouvernement. Dès 1691, fort de son poids politique avec le cumul des fonctions de contrôleur général des Finances, de ministre d’État et de secrétaire d’État, Louis II faisait ériger le domaine en comté de Pontchartrain. L’heure avait sonné du grand rassemblement foncier succédant au « grignotage » des terres pratiqué par Anne de Beauharnais et par Louis Ier, tandis que le château, objet de travaux de plus en plus importants, deviendra le brillant reflet du prestige social d’une famille de modeste origine provinciale, intégrée à la noblesse d’État sous Henri IV et arrivée au faîte de la réussite en cette fin du siècle.

  • 45 45. Marie-José Michel, Les Phélypeaux et la vallée de la Mauldre. Du type de gestion seigneuriale (...)

30La gestion seigneuriale de Louis et de Jérôme Phélypeaux, comtes de Pontchartrain, ainsi que celle de leur héritier, Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas et de Pontchartrain (appelé couramment Maurepas), a déjà fait l’objet, de la part de Marie-José Michel, d’une recherche attentive puisée dans les richesses du chartrier Pontchartrain, conservé aux Archives départementales des Yvelines45. Aussi s’inspirera-t-on largement ici de ce travail qui présente bien des aspects novateurs, l’usage n’étant pas répandu, dans les biographies de ministres de la monarchie, de les envisager en tant que châtelains et propriétaires fonciers. L’enquête menée par Marie-José Michel sur l’histoire du comté de Pontchartrain permet, en effet, de mieux cerner les personnalités de ces trois ministres Phélypeaux à travers leurs méthodes de gestion seigneuriale.

31Parallèlement à sa grande carrière de contrôleur général des Finances et de secrétaire d’État, puis de chancelier de France, Louis II joua un rôle primordial dans l’agrandissement du domaine, comme dans la transformation du château et de l’aménagement d’un vaste parc. Au mois d’août 1691, et quoique la terre de Pontchartrain fut enclavée dans trois autres terres titrées, il réussit à la faire ériger en comté, y adjoignant la baronnie de Maurepas achetée peu auparavant au duc de Chevreuse. Moins de deux ans après, Louis II échangeait sa terre de Marly (aujourd’hui Marly-Le-Roi) contre la seigneurie de Neauphle-le-Château, jouxtant Pontchartrain. Géographiquement, le comté de Pontchartrain, avec ses principales mouvances (Jouars, Maurepas, Plaisir, Neauphle-le-Château, Elancourt, la Goarde, le Mousseau et Chavenay) s’étendait en bordure de la Mauldre, vallée à l’ouest de Paris entaillant largement le plateau qui porte Montfort-l’Amaury au sud-ouest, Trappes à l’est, Beynes au nord. Enfin, l’année 1713 vint marquer l’achèvement de l’œuvre de ce « rassembleur de terres » par l’achat de la baronnie de Beynes qui bouclait l’ensemble, le tout recouvrant quatorze des communes actuelles des Yvelines Sud et huit du canton de Montfort-l’Amaury, soit une superficie totale de 7974 ha, désormais limitée à ce beau chiffre : les successeurs du premier comte de Pontchartrain ne rechercheront plus de nouvelles acquisitions.

32La mise en valeur du comté bénéficiait de conditions favorables, en raison de sa localisation dans l’élection de Montfort-l’Amaury dont

  • 46 Mémoires des intendants sur l’état des généralités dressés pour l’instruction du duc de Bourgogne, (...)

« […] les deux-tiers, précise le Mémoire de la généralité de Paris de 170046 sont en terres labourables, bien cultivées et bien affermées (blé, froment, avoine et autres menus) ; l’autre tiers est en bois, avec comme principal propriétaire de bois taillis, Louis II, comte de Pontchartrain ».

  • 47 Mémoires de Saint-Simon, Addition au Journal de Dangeau, t. 15, p. 179.
  • 48 Cf. Marguerite-Huguette Hadrot, « Le château des Pontchartrain », p. 24.

33Le Mémoire signale aussi qu’il n’y a aucun marais à dessécher et que quelques paroisses ont des vignes produisant, année commune, 6 000 muids de vin, quoique « d’une qualité fort médiocre ». Accaparé, avant 1700, par de multiples tâches liées à son cumul d’attributions ministérielles, Louis de Pontchartrain avait réussi, quand même, à trouver le temps de s’occuper efficacement du château et du domaine comme en témoigne Saint-Simon : « Cette maison, à quatre lieues de Versailles, où il allait dès qu’il avait un jour ou deux, était un lieu de délices. Il en fit une grande et riche terre et une aimable demeure47. » Pour être un « lieu de délices », le château n’en fut pas moins, durant les années 1690 et au-delà, un véritable chantier, sans d’ailleurs empêcher Louis de venir s’y reposer et surveiller les travaux en cours. « Vous ne pourrez lui ôter une seule journée de Pontchartrain », affirme Jérôme, alors survivancier, en parlant de son père qui, par contre, dissuade son fils de s’y attarder, le service l’appelant constamment à Versailles48. De nombreux billets de Louis à sa femme Marie de Maupeou et à Jérôme, complétés par des comptes du domaine, renseignent sur les projets en cours et les travaux qui se succèdent sans interruption au fur et à mesure de sa réussite politique débouchant, en 1699, sur sa nomination à la tête de la Chancellerie de France.

34Très tôt, au moins à partir de 1689, Louis fait appel au moine dominicain-architecte François Romain qui, hébergé à Pontchartrain, s’occupe de tout : construction, irrigation, routes, arpentage, achats de briques, ardoises et pierres, travaux distribués aux maçons, menuisiers et vitriers, etc. Probablement auteur du pavillon octogonal du château (1703), François Romain construit aussi ou restaure une série de bâtiments pour diverses localités du comté (église, presbytère, hôpital, halle). D’autre part, Louis faisait partie du cercle restreint de clients privilégiés qui s’adressaient, pour l’aménagement de leurs résidences particulières au célèbre André Le Nôtre (mort en 1700), « contrôleur général des bâtiments et jardins du Roi », dont pourtant la mission essentielle concernait l’ensemble des résidences royales et, en premier lieu, le parc de Versailles. Ainsi, en 1693 et 1695, Le Nôtre viendra à plusieurs reprises à Pontchartrain, demandant douze livres par voyage. Avec lui arrivent des voitures chargées d’arbres des pépinières du roi, entre autres des épicéas qui permettront d’avoir rapidement une allée de verdure. Ce sera Jérôme qui les remplacera, une fois que les essences recherchées deviendront suffisamment hautes. Mais on retiendra surtout que Le Nôtre traça dans l’axe du château une perspective de treize kilomètres, la plus longue qu’il ait jamais créée, à laquelle s’ajoute la remarquable création de jardins à la française agrémentés d’une pièce d’eau centrale en forme de T. Déjà, en 1695, La Bruyère, dans une lettre à Jérôme, pouvait s’émerveiller de l’œuvre accomplie :

  • 49 Cf. Mémoires des Intendants sur l’état des généralités dressés pour l’instruction du duc de Bourgo (...)

« Les beaux plants et les belles eaux que celles d’une maison que j’ai vue dans un vallon en deçà de la tour de Montfort ; la belle, la noble simplicité qui règne jusqu’à présent dans ses bâtiments ! Voudrait-on ne point s’ennuyer ! Il faut l’avouer nettement et sans détour : je suis fou de Pontchartrain. […] C’est une maladie, c’est une fureur49. »

  • 50 Cf. Marguerite-Huguette Hadrot, « Le château des Pontchartrain », p. 25.
  • 51 Cf. Marie-José Michel, Les Phélypeaux et la vallée de la Mauldre…, op. cit., p. 22-23.
  • 52 Ibid., p. 40.

35De même, grâce aux constructions de 1689 à 1710, la distribution intérieure du château prend une allure nouvelle. Au centre s’ouvre un vestibule d’entrée au milieu de la galerie, avec un escalier de chaque côté, le pavillon d’angle sud servant de billard, celui du nord de salle à manger. Les appartements de la chancelière Pontchartrain sont dans l’aile sud, suivis de ceux du Chancelier. Les archives sont dans les combles. Quant à Jérôme, son appartement est au-dessus de la salle à manger et dans l’aile au retour. Enfin, la galerie de façade, qui a remplacé l’ancienne galerie des armes du temps des Buade-Frontenac, mène au salon octogonal déjà mentionné, « construit par le Chancelier dans le goût de celui de Marly50 ». D’autre part, deux inventaires de meubles dressés, l’un en 1689, l’autre en 1721, témoignent de l’effort d’ameublement51. Les meubles raffinés succèdent au mobilier de chêne, des éléments de luxe ou à la mode sont introduits, céramique d’Extrême-Orient, fauteuils recouverts de cuirs de Cordoue, draperies de satin, luminaires, glaces à quatre trumeaux, cheminées de marbre remplaçant les cheminées de pierre. Par la suite, Jérôme parachève la décoration. Grand amateur d’art, il achète nombre de tableaux d’après Titien, l’Albane, le Tintoret ou Véronèse. En même temps, s’observe une transformation de l’aménagement intérieur du château caractérisée par la multiplication de petites pièces spécifiques (« boudoir », « tabagie », etc.) rompant avec la monotonie qui prévalait jusque-là, des chambres, couloirs et offices alignés52. S’agissant de l’architecture d’ensemble, un nouvel élément fut apporté par Jérôme qui fit reconstruire le corps central. Mais, après lui, les grands travaux pour le château s’arrêtèrent là, Maurepas se contentant de l’entretenir, magnifiquement d’ailleurs comme le prouvent ses comptes. Par contre, ce dernier rejeton des Pontchartrain sut améliorer la voirie du domaine en réalisant le détournement de la route de Neauphle, route très dangereuse l’hiver car elle exigeait plus de vingt chevaux pour tirer les voitures, tant la pente était forte et les accidents nombreux. Le projet, ébauché par le frère Romain en 1706, fut repris en 1728 par Jérôme et plusieurs tracés furent envisagés en raison des problèmes posés par la déviation. Maurepas proposa alors à son père de raser la « montagne » et de construire une chaussée en passant par le parc du château et le long du village des Bordes, ce qui permettait d’éviter la traversée de la plaine au milieu des cultures, source d’empiétement sur les champs et jardins des habitants. Finalement, cette solution l’emporta. S’accompagnant d’un programme d’urbanisation le long de son tracé qui prévoyait notamment une place ronde avec un relais de poste, la nouvelle route sera achevée en 1753, soit huit ans après la mort de Jérôme. C’était véritablement l’œuvre de Maurepas.

36Sur le plan de la gestion seigneuriale du comté, une première remarque s’impose. C’est que Louis II de Pontchartrain, dans son travail d’arrondissement du patrimoine, s’empresse, une fois de nouvelles terres réunies, de transformer en fermes les châteaux ou maisons seigneuriales qu’il acquiert. On a là un reflet caractéristique de l’état d’esprit bourgeois des Phélypeaux qui, tout en étant portés par l’ambition d’avoir un château et un parc admirés de nombreux hôtes de passage, ne perdaient jamais de vue le problème des revenus fonciers à tirer du domaine. Dans cette recherche d’un équilibre budgétaire compliqué par l’importance des dépenses de prestige, les comtes de Pontchartrain paraissent avoir employé deux systèmes successifs de mise en valeur des terres. Louis II recourt, jusqu’à sa mort en 1727, à la ferme générale confiée à des bourgeois de Paris aux reins solides, qui gravitent autour de la noblesse de robe, milieu social traditionnel des Phélypeaux (de la branche cadette) par leurs étroites alliances avec les Talon, les Maupeou et les Bignon. Notons cependant que deux de ces fermiers généraux ont été choisis sur recommandation de Paul Poisson de Bourvalais, homme d’affaires et grand protégé du Chancelier, lequel, étant contrôleur général des Finances, avait assuré la fortune de ce Bourvalais en le lançant dans les activités de gros traitant à la faveur de la guerre de la ligue d’Augsbourg. D’autre part, le Chancelier, une fois retiré de la vie publique, favorisera l’ascension d’un homme modeste du comté, Jean-Pierre Richard, intendant domestique de Beynes, en lui affermant en 1719 la ferme de Pontchartrain, puis en 1720 celle de Villiers, si bien que Richard deviendra conseiller du Roi et trésorier payeur des rentes sur l’Hôtel de Ville.

37Ce système de la ferme générale n’était pas sans inconvénients, le fermier ne pouvant assumer, à lui seul, l’ensemble de la gestion et devant utiliser des sous-bailleurs, simples exploitants qui n’entraient pas dans les problèmes administratifs. Aussi, à la mort du Chancelier, Jérôme préféra-t-il un nouveau système, celui de la « Régie », voulant surveiller de très près la gestion du domaine, et, après lui, peu tenté par de nouvelles expériences, Maurepas se garde d’y apporter quelque changement. Dans ce système, le régisseur apparaît fort différent du fermier général en ce sens qu’il appartient au monde des « employés du château », touchant comme eux des « quartiers ». Toutefois, au titre de collaborateur, il perçoit cinq pour cent sur les affaires qu’il traite. Quelques noms des régisseurs de Jérôme et de Maurepas sont connus, montrant qu’ils appartiennent à la toute petite robe en fin de parcours, ascension sociale due à ces deux Phélypeaux, comtes de Pontchartrain. Par exemple, le régisseur Charles Boucher, très écouté de Jérôme, était au début « concierge » au château en 1714, et Étienne Charles, régisseur sous Maurepas, n’était encore en1746 que « maître des écoles de la paroisse de Jouars ».

  • 53 Ibid., p. 93-98.

38Dans le fonctionnement de la régie dont les modalités peuvent varier, c’est la personnalité du comte qui paraît déterminer le rôle véritable du régisseur. Chez Jérôme, second comte de Pontchartrain, mort en 1747, cette personnalité se manifeste par une abondante correspondance avec le régisseur sous forme de notes plus ou moins brèves auxquelles s’ajoutent de nombreux mémoires traitant d’objets divers, tels les ponts et chaussées et, insistance caractéristique, relançant sans cesse le destinataire sur ce qui « reste à faire ». Jérôme, comme au temps de son activité ministérielle, tient à être tenu scrupuleusement au courant d’une multitude de détails, se voulant être le décideur de tout. En fait, beaucoup de ses idées personnelles lui sont soufflées par son régisseur, Charles Boucher qui, pour avoir débuté simple « concierge », n’en réussit pas moins, homme compétent et avisé, à devenir le conseiller influent de l’ancien secrétaire d’État dans tout ce qui concerne la gestion du domaine. Par contre, Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas, troisième et dernier comte de Pontchartrain, s’éloigne considérablement de la méthode de son père durant la longue période de 1747 à 1781, date de sa mort. Rares sont les lettres qui nous restent de lui quant à sa gestion seigneuriale, signe probable qu’il ne cherche pas à se mêler du détail de la régie, sauf dans quelques cas comme, par exemple, le piteux état des bois de Beynes vers 1740 ou encore le mauvais rendement d’exploitations agricoles dans les années 1760-1770. Bref, Maurepas semble avoir laissé une grande latitude à ses régisseurs, ne leur écrivant qu’à propos de difficultés particulièrement irritantes. Aussi peut-on s’interroger sur la personne qui gère réellement, du seigneur ou du régisseur, dans ce système adopté depuis la disparition du Chancelier. En tout cas, comme le souligne Marie-José Michel, historienne du comté de Pontchartrain, une telle organisation bicéphale, par rapport au système précédent, permettait de mieux réduire l’irrationalité et la dilapidation des biens53.

39Quoique fort différents en tant que comtes de Pontchartrain, les trois Phélypeaux étudiés ici présentent un trait commun qui mérite d’être relevé, témoignant d’une disposition d’esprit alors fort répandue chez nombre de grands seigneurs désireux de transformer leurs domaines en autant de vitrines des innovations agronomiques. Le siècle des Lumières est en marche. Déjà, en effet, le Chancelier, et à plus forte raison, son fils Jérôme et son petit-fils Maurepas, entendent se tenir au courant des progrès de l’agronomie. Pour ce faire, ils se sont constitués au château une bibliothèque régulièrement mise à jour. D’après un catalogue établi au mois de frimaire an III, elle contenait 3 911 volumes, dont un choix d’ouvrages agronomiques d’une remarquable diversité, enrichie, de plus, par la présence des traités des chefs d’école de l’agronomie au xviiie siècle. Les conditions de vie de Jérôme définitivement tenu à l’écart depuis 1715 et celles de Maurepas éloigné du gouvernement de 1749 à 1774 ont été évidemment favorables à une consultation attentive de cette littérature scientifique. Rappelons que Montesquieu, séjournant à Pontchartrain en 1754, s’émerveillait de l’agilité d’esprit du maître de maison : « Il voit tout, il lit tout, il a un caractère unique. » On entrevoit, par là, l’ambiance qui régnait, et depuis longtemps, au château de Pontchartrain, lieu de rencontre ouvert aux influences intellectuelles de l’époque. D’autre part, les diverses responsabilités ministérielles assumées par ces trois Phélypeaux les avaient amenés à se préoccuper des impératifs économiques, qu’il s’agisse, directement, des échanges commerciaux internationaux, ou, indirectement, des ressources agricoles du royaume. Tout cela constituait autant d’éléments qui les pousseront à transformer la « réserve » du domaine en un terrain expérimental pour des cultures et méthodes jusque-là peu répandues.

40Les trois comtes de Pontchartrain s’efforceront, par exemple, de promouvoir une certaine révolution agraire par l’accroissement des surfaces cultivées et par l’introduction de la luzerne et du sainfoin, plantes nouvelles d’abord essayées dans les limites du parc pour le décorer, puis, à partir des années 1740, utilisées en dehors de la « réserve », pour servir de fourrage. Mais surtout, par-delà les vues utilitaires, ils se voudront toujours à la pointe de la mode en matière d’agriculture dont l’engouement, avec ses formes les plus diverses, se manifesta bien avant la diffusion de la littérature « physiocratique » des années 1760-1780. Ainsi, au début du siècle marqué par la grande vogue des parcs, le chancelier fit tracer à Pontchartrain un parc qui se distingua très vite « parmi les plus beaux jardins qu’on citait en France ». Ce parc, inspiré de Versailles, était pourvu, dès les années 1700, de groupes sculptés, de pièces d’eau, de serres, et même d’une orangerie. Puis, l’ère des parcs se prolongeant d’une ère de l’arboriculture, les Phélypeaux seront saisis d’une véritable « arborimanie ». Des cinq pépinières construites dans la « réserve », deux furent mises en place sous le chancelier, mentionnées dès 1713, et les trois autres apparaissent sous Jérôme. Elles serviront au démarrage de 36 000 arbres destinés à devenir bois de charpente (42 %), bois blancs (35 %) et bois fruitiers (22 %). Toujours à propos de ces pépinières, l’ancien secrétaire d’État fit expérimenter de nouvelles variétés de poiriers et de pommiers en espalier poussant le long des treillages disposés autour d’un carré planté de légumes (pois, fèves, asperges, etc.). En même temps, n’ignorant pas les conditions délicates de la culture des arbres fruitiers, il entretenait une correspondance suivie avec Le Nornant, « jardinier en chef du potager du Roi », qui lui recommandait les meilleures expositions selon les espèces et les meilleures adresses des fournisseurs de plants. Et, à sa suite, Jérôme, bien informé, s’intéressera particulièrement à la plantation d’orangers au point de vendre pour plus de deux cents livres de ces fruits à Versailles et à Paris.

41Cet engouement pour l’orange, si marqué durant le premier xviiie siècle, devait se nuancer et se diversifier après 1750, comme le montre l’exemple de Maurepas recherchant une gamme étendue d’espèces exotiques pour les serres de Pont-chartrain. Les trois Phélypeaux paraissent donc avoir participé activement à la mode de l’« arborimanie ». Et on les retrouve encore non moins sensibles à une autre mode de l’époque, la « grainomanie », en particulier chez Jérôme qui, à partir de 1732, fournit à son jardinier une quantité impressionnante de graines : brocolis de Malte, cardes de Perpignan, concombres d’Alep, oignons, choux-fleurs, laitues, carottes, persil, chicorée, asperges, renoncules, etc. Véritable « amateur de graines », l’ancien secrétaire d’État, toujours aussi minutieux, recourt à nouveau au savoir et à l’expérience de Le Nornant, responsable du « potager du Roi », qui ne manque pas de l’abreuver en mémoires détaillés sur la question. Qu’il s’agisse donc du Chancelier, déjà, et à plus forte raison, de Jérôme, puis de Maurepas, on retrouve donc la curiosité pour l’agronomie et la passion pour les parcs qui, au siècle des Lumières, s’étaient répandues dans le cercle restreint des grands seigneurs. Cependant, cette propension des Phélypeaux à suivre la mode et les manies du temps ne les empêchait nullement de s’en tenir à une ligne de conduite bien à eux en matière de gestion proprement dite du comté de Pontchartrain. Cette ligne de conduite peut se définir de la manière suivante : d’une part, la vigilance pour tout ce qui concerne les rendements des terres et la rentabilité du domaine ; d’autre part, le souci, en tant que « seigneurs », de s’acquitter d’une sorte de mission sociale envers les paysans et les pauvres gens du comté. Ce dernier aspect mérite d’être souligné, les « seigneurs » de Pontchartrain ne se bornant pas à des distributions de vivres en cas de nécessité. L’accomplissement de leur devoir envers la population se manifestera aussi, en effet, sous la forme moins intermittente de fondations d’hôpitaux de campagne et de petites écoles. Autrement dit, la gestion d’ensemble du comté de Pontchartrain présente, par son volet social, une certaine complexité teintée d’originalité. On y reviendra plus loin.

42Toute gestion valable d’un domaine, sous l’Ancien Régime, repose sur les terriers cadastraux de l’époque. Aussi, les Phélypeaux veillèrent-ils à faire établir plusieurs terriers, selon une méthode soigneusement mise au point qui leur permettait de bien connaître le comté avec l’état exact de chaque fief. Pour cela, les commis, au lieu d’être laissés libres d’organiser leurs recherches, devaient se transporter sur place munis d’instructions précises et se livrer à une enquête minutieuse dont les résultats comportaient le répertoire par ordre alphabétique des noms des propriétaires et l’enregistrement des nouvelles déclarations où étaient détaillés, article par article, toute une série de renseignements jugés indispensables, notamment la nature et la quantité des biens, la situation parfois mouvante des confins entre parcelles et le montant du cens. De plus, précaution significative, l’enregistrement des recettes se faisait à plusieurs niveaux et s’accompagnait de l’établissement d’un double, si bien que l’intendance du comté, sise à l’hôtel parisien des Pontchartrain, se trouvait en mesure de surveiller l’honnêteté des gestionnaires et de rectifier les erreurs de calcul. S’y ajoutait, de la part du Chancelier comme ensuite de celles de son fils et de son petit-fils, une intransigeance constante sur la question des droits féodaux. C’était une attitude étroitement liée à la précédente, l’établissement de terriers, de dossiers de rentes et de dossiers d’aréages (mesurage des terres par ares) n’étant pas, chez eux, manifestation d’une quelconque « réaction féodale », mais simplement la volonté légitime de percevoir ce qui est dû et de préserver, par là, le patrimoine familial.

43Aspect caractéristique, ce souci de rendement du domaine se retrouve, en particulier, dans leur politique de « remembrement » des exploitations agricoles, l’objectif étant d’y attirer les meilleurs fermiers et de se procurer de nouvelles rentes en nature. Cet effort de rationalité et de rentabilité ne signifie pas pour autant que la gestion du comté puisse être de caractère capitaliste. On ne voit pas à Pontchartrain de capitalisme agraire sous la forme systématique d’investissement et de réinvestissement des recettes dans le domaine foncier. À l’actif du Chancelier, il y a bien remodelage du comté par échanges de terres, mais sans recherche d’extension, à l’exception en 1713 de l’achat de la baronnie de Beynes, payée 230 000 livres. C’est la dernière acquisition d’une terre nouvelle. Puis, de 1713 à 1763, les investissements stagnent, surprenant par leur médiocrité. Par contre, se produit une forte augmentation des frais d’entretien, couverts jusqu’en 1741 par des revenus tirés des bois de haute futaie et des fourrages du parc. Après, les revenus ne suffisent plus à l’entretien de l’ensemble. Un bref aperçu du partage de la succession de Maurepas en 1781 donne déjà quelques éclaircissements sur la composition de la fortune constituée par les Phélypeaux, soit près de trois millions de livres dont 46 % de revenus mobiliers et 54 % de revenus immobiliers (88 % sortant de la seule terre de Pontchartrain). Mais surtout, indice révélateur, 61 % des biens immobiliers proviennent de rentes sur les particuliers. Autrement dit, les Phélypeaux surent fort bien pratiquer l’art de l’usure (sous forme dissimulée) pour se constituer une solide fortune, notamment avec Louis de Pontchartrain, le Chancelier, qui, de plus, avait beaucoup gagné dans les « affaires du Roi » du temps où il était contrôleur général des Finances.

44Cette place importante des rentes sur les particuliers, si fréquente dans la fortune typique de la noblesse de l’Ancien Régime, se comprenait d’autant mieux chez les Phélypeaux que les rentes des terres de Pontchartrain se trouvaient absorbées par une multitude de dépenses somptuaires. À cela, s’ajoutait, tout à fait à part, un chapitre de frais non négligeables auxquels ils ne pouvaient se dérober, s’estimant – on l’a dit – investis d’une « mission sociale » dans leur comté. Les fondations hospitalières en étaient l’une de ces manifestations dont l’initiative remonte à Louis de Pontchartrain qui, en 1698, acheta au hameau des Bordes une grande maison, point de départ de l’« hôpital des Bordes ». Cet établissement rural, gouverné par deux sœurs des Filles de Beauvais, assistées de deux servantes, en même temps hospice pourvu de douze lits réservés à six vieux hommes et six vieilles femmes, dispensait des soins itinérants confiés à une sœur qui allait de village en village soigner les malades incapables de se rendre aux Bordes. En outre, il faisait fonction d’école pour les petites filles pauvres du comté. Peu après, un second hôpital apparut à Plaisir, en 1714, un troisième à Beynes, qui tous deux serviront aussi d’école, l’instruction y étant prodiguée par des sœurs choisies dans la communauté des Filles de la Charité, « servantes des pauvres malades du faubourg Saint-Lazare ». Mais ce fut l’hôpital de Bordes qui constitua le centre principal de soins et l’unique hospice du comté. Ses biens et revenus étaient gérés par un bureau ordinaire de direction composé du curé de paroisse, du premier officier du bailliage, d’un procureur fiscal et de deux administrateurs, l’un nommé par le comte de Pontchartrain, l’autre par l’évêque de Chartres qui le choisissait parmi les curés du comté. Au départ, Louis de Pontchartrain avait pourvu ces trois fondations hospitalières – Bordes, Plaisir, Beynes – de rentes confortables, ce qui n’empêcha pas la nécessité de pratiquer une politique d’aide sociale sous forme de « charités extraordinaires » face aux crises économiques de la fin du règne, puis aux problèmes financiers liés à des hausses des prix dans les années 1720. Au temps du système de la ferme générale, Louis de Pontchartrain, activement secondé par sa femme, Marie de Maupeou, alloua des subsides supplémentaires aux hôpitaux et fit distribuer des aumônes aux nécessiteux qui reçurent également des portions alimentaires en cas de disette. Au temps du système de la régie, l’éventail des « charités extraordinaires » tend à se refermer, les dons en argent étant remplacés progressivement par les distributions de pain faites dans les presbytères du comté. Ainsi, le pourcentage des « charités extraordinaires » par rapport aux dépenses totales, soit 35,5 % en 1715, 62,5 % en 1725, s’effondre à 10 % en 1738, 4 % en 1746, 3,5 % en 1760. Par contre, on remarque, au cours du xviiie siècle, chez Jérôme, puis chez Maurepas, une politique d’embellissement des églises du comté. Cette politique était inexistante chez Louis de Pontchartrain, confronté, il est vrai, à des problèmes plus urgents. Jérôme, par exemple, fait garnir de grilles de fer forgé le chœur de l’église de Beynes et lambrisser la nef de l’église de Neauphle. Dans le même esprit, son fils s’attachera à améliorer le décor des édifices religieux et à relever la pompe des cérémonies en fournissant nombre de chandeliers et d’ornements sacerdotaux. La mission sociale proprement dite des Phélypeaux perd évidemment en valeur financière, tout en gagnant en valeur artistique. Tandis que Louis de Pontchartrain incarne le bon chrétien soucieux d’aider les pauvres du comté, ses deux successeurs apparaissent donc sous un jour différent, surtout Maurepas qui préfère éblouir les petites gens par des gestes spectaculaires. L’effondrement, déjà signalé, des « charités extraordinaires » entre 1725 et 1760 est, à cet égard révélateur.

  • 54 Ibid., p. 118.

45De son enquête sur le comte de Pontchartrain, Marie-José Michel conclut que les Phélypeaux y pratiquèrent au xviiie siècle une gestion seigneuriale originale. Cette gestion n’est pas figée, mais pragmatique, perméable aux innovations agronomiques et aux idées agitées à Versailles dont le château de Pontchartrain apparaît comme l’un des « satellites ». De ce fait, l’organisation est rationnelle dans son fonctionnement d’autant que les trois Phélypeaux sont également soucieux de rentabilité, notamment en améliorant les cultures par l’utilisation de procédés « modernes ». Toutefois, répétons-le, on ne peut parler de gestion « capitaliste », ne serait-ce qu’au constat de l’absence de réinvestissements fonciers, une fois la baronnie de Beynes réunie au comté en 1713. En réalité, la politique de ces seigneurs de Pontchartrain s’inscrit dans une autre optique commandée par un double objectif, l’effort gestionnaire devant permettre de soutenir un rang symbolisé par le château et son parc et de financer un certain nombre d’initiatives sociales, moyen, à la fois, de s’acquitter de leur devoir seigneurial et de s’attirer la gratitude de la population. Sur ce dernier point, rappelons les billets du chancelier de Pontchartrain intervenant près de diverses instances en faveur d’humbles personnes du comté qu’il considérait comme faisant partie de sa propre clientèle. « Cet homme est à moi », la formule, qui revient à maintes reprises dans ses billets de recommandation, appartient bien à une époque fortement marquée par le système des clientèles, système facilitant notamment l’obtention d’un emploi, d’une charge, d’une pension, etc., pour tel ou tel protégé. Mais – et c’est peut-être une particularité chez le Chancelier – ses recommandations s’élargissent volontiers aux « cas sociaux » : veuve en détresse, père de famille victime de malheurs et endetté, ou encore plaideur de bonne foi risquant d’être ruiné définitivement par un procès perdu. Ce genre d’intervention semble donc s’inscrire dans la politique d’aide sociale pratiquée par Louis de Pontchartrain en une période de crise réclamant des secours urgents et des « charités extraordinaires ». Par la suite, ses successeurs, Jérôme puis Maurepas, ne semblent guère avoir usé de billets de recommandation en faveur des pauvres gens du comté. En fait, la situation s’était améliorée sous le double effet d’une conjoncture économique favorable et d’une amélioration dans le mode de gestion. Les paysans se mettent à gagner sur les fermages en progression lente et sur les droits féodaux de plus en plus dévalués. Bref, les Phélypeaux constituent alors un exemple de gestion seigneuriale à grande échelle (vues les dimensions du comté), une gestion « équilibrée et équilibrante, sorte d’apogée dans le cadre du système féodal ». Nous reprenons ici, en substance, les conclusions de Marie-José Michel qui finalement s’interroge : « Est-ce là un cas typique des seigneuries d’Île de France ? Ou, au contraire, est-ce une exception54 ? »

46Cas typique d’une région ou cas exceptionnel, le genre de gestion pratiqué par les Phélypeaux, respectueux d’une tradition familiale, se trouvait condamné à brève échéance avec le réveil des rapports antagonistes liés à la fois au renversement de la conjoncture économique et à l’état d’esprit d’une nouvelle génération de propriétaires peu soucieux des usages du temps passé. De plus, pour précipiter les choses, survint en 1781, la mort, sans postérité, de Maurepas. Le domaine de Pontchartrain devait revenir à sa demi-sœur issue du second lit de Jérôme, Hélène-Angélique, femme du duc de Nivernais Louis-Jules Barbon-Mancini-Mazarini, connu pour son activité diplomatique et pour sa production littéraire. Mais Hélène-Angélique disparaissant la même année 1781, la terre fut substituée à sa fille Adélaïde-Diane, épouse du gouverneur de Paris Louis-Hercule de Cossé, duc de Brissac qui, nommé en 1791 commandant de la garde constitutionnelle de Louis XVI, sera massacré à Versailles en septembre 1792. Quelques couronnes de duc sur les taques de cheminée et sur la grille d’entrée rappellent la brève période des années 1780 où ce couple habita le château de Pontchartrain, dont l’histoire allait se compliquer à l’issue de la tourmente révolutionnaire, et jusqu’à nos jours, par la multiplication des changements de propriétaires.

47Pour payer les frais de ses procès en restitution de biens, la duchesse de Brissac dut, en effet, emprunter lourdement au comte Antoine Roy (1765-1847), ancien conseiller au Parlement devenu gros manufacturier sous le Directoire et futur ministre des Finances sous Louis XVIII. Incapable de rembourser, elle vendit le château au banquier Cavillon des Villières, qui le transmit à son gendre, le fastueux marquis d’Osmond, aide de camp du duc d’Angoulême et frère de la mémorialiste Charlotte d’Osmond, comtesse de Boigne. Sous Osmond, Pontchartrain s’enrichit d’un superbe manège et redevint le lieu de réunion d’une société brillante, animée par la marquise d’Osmond, femme d’esprit et de goût. Succéda comme propriétaire, en 1860, un aristocrate prussien, cousin de Bismarck, le comte Henckel de Donnersmarck, qui fit de sa très chère protégée Thérèse Lachmann, marquise de Païva, la nouvelle châtelaine de Pontchartrain. D’origine polonaise, émigrée en Russie et arrivée en France en 1848, cette femme intrigante fut d’abord entretenue par le duc de Gramont, le comte de Guiche et lord Stanley, avant de convoler avec le marquis de Païva, ministre du Portugal à Paris, vite délaissé. Une fois installée à Pontchartrain, la Païva se préoccupa de réaménager le parc, de redécorer le château et d’y recréer une ambiance de fêtes et de réceptions où se mêlaient les membres du corps diplomatique et des personnalités du monde littéraire et scientifique, entre autres Sainte-Beuve, Hippolyte Taine et Ernest Renan.

48La guerre de 1870 mit fin à cette belle période, la Païva ayant quitté la France pour n’y plus revenir. Un éventuel retour lui était probablement impossible, ne serait-ce qu’en raison de son mariage, en 1871 avec Donnersmarck, promu gouverneur de l’« Alsace-Lorraine », territoire annexé à l’Empire allemand. Le château resta ainsi inhabité jusqu’en 1888, où le riche péruvien Alfred Dreyfus, dit « le roi du guano », le racheta et fit entreprendre une restauration, à la mode du xixe siècle, qui n’avantageait pas l’ordonnance des bâtiments. Pontchartrain n’en retrouva pas moins un certain éclat grâce à la présence de la marquise de Villermosa, épouse de Dreyfus, qui y reçut le « tout Paris » politique et mondain. S’étant faite l’ambassadrice secrète du pape Léon XIII soucieux du problème du statut des congrégations religieuses, cette femme, appréciée à la fois du président du Conseil Waldeck-Rousseau et du comte Albert de Mun, parvint à décider les supérieurs de congrégations, réunis au château de Pontchartrain, à accepter l’accord stipulé par la loi du 1er juillet 1901, accord dont l’application libérale fut vite remise en question par Émile Combes, successeur de Waldeck-Rousseau mort dès 1902.

  • 55 Cf. Marguerite-Huguette Hadrot et Georges Poisson, « Le domaine de Pontchartrain », Paris et Île d (...)

49Enfin, en 1934 survint un changement de propriétaire qui s’avéra, cette fois, des plus néfastes, les héritiers de Dreyfus ayant vendu le domaine au marchand de bestiaux Lagasse. Se refusant à entretenir l’ensemble des bâtiments et à acquitter les impôts correspondants, le nouveau propriétaire n’hésita pas à faire enlever les parquets et les boiseries de toute la partie droite et de l’extrémité de l’aile gauche qui devinrent des sortes de boites vides. À cela, Lagasse ajouta l’initiative malheureuse de faire percer, en 1940, une grande arche à travers le pavillon central, effet romantique contraire à l’esprit de l’architecture classique. De mal en pis, au lendemain de la seconde guerre mondiale, le domaine, resté aux mains de la même famille, tomba dans un état de semi-abandon propre à susciter les convoitises. Il fut question de projets de lotissement partiel et d’installation d’un CES (collège d’enseignement secondaire) dans l’aile du nord, projets qui heureusement n’aboutirent pas. Le danger actuel provient du décret du 16 décembre 1993 décidant le contournement de l’agglomération de Pontchartrain – point noir de la circulation routière – par une déviation de la RN 12 sous forme d’une voie expresse à quatre voies qui passerait dans la partie sud du parc du château sur le secteur le plus intéressant du site gallo-romain. Des protestations s’élevèrent pour arrêter les travaux de la direction départementale de l’Équipement des Yvelines avant qu’il ne soit trop tard. Une association, « Les amis de Pontchartrain », où figuraient des personnalités du monde de la Culture, s’était efforcée de convaincre les pouvoirs publics de l’intérêt de sauvegarder l’ancien domaine des Phélypeaux encore vaste (800 hectares), magnifiquement situé, et d’autre part, de ne pas « geler » à tout jamais ce site archéologique en le recouvrant d’une voirie en béton de 100 mètres de large sur 2 km de long. Aussi, s’agissant plus particulièrement du château et du parc classés monuments historiques depuis 1978 mais insuffisamment protégés, s’imposait-il une œuvre de réhabilitation, ne serait-ce qu’à titre de compensation du sacrifice découlant de l’application du décret de 1993. Il fut proposé, vainement, d’y transférer les Archives des Affaires étrangères ou, à défaut, le musée franco-américain de Blérencourt. Autrement dit, à moins de l’intervention d’une administration, d’une société privée ou de quelque riche mécène, Pontchartrain qui, comme Saint-Cloud, Meudon et Sceaux, avait été un satellite de Versailles, risque de rester indéfiniment le dernier grand château d’Île de France à être rappelé à la vie55. Grandeur et décadence, les Phélypeaux, si fiers de leur domaine, auraient pu s’affliger en le voyant considérablement réduit et d’une allure désolante avec un château délabré au milieu d’un parc en friche. Des vestiges de l’ordonnance d’autrefois subsistent cependant, l’impressionnante perspective de 13 km, tracée par André Le Nôtre, ne s’étant pas complètement évanouie, le dessin des parterres disparus se devinant encore sous les herbes folles et la pièce d’eau centrale en T subsistant toujours.

50Ce bel ensemble architectural rehaussé par un magnifique aménagement de l’espace suscita l’admiration au xviiie siècle et même dès la fin du xviie siècle. Ce fut, en quelque sorte, l’œuvre d’une collectivité familiale, à partir de Paul, le fondateur de la dynastie ministérielle, premier Phélypeaux, seigneur de Pontchartrain, en passant par ses successeurs, son fils Louis Ier, second Phélypeaux, seigneur de Pontchartrain, son petit-fils, Louis II, premier comte de Pontchartrain, son arrière-petit-fils Jérôme, second comte de Pontchartrain, pour aboutir à son arrière-arrière-petit-fils, Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas et dernier comte de Pontchartrain. On a là un phénomène de continuité sur deux siècles qui témoigne chez les Phélypeaux de la branche cadette d’un attachement profond, durable, à Pontchartrain, que confirme un autre aspect de leur politique foncière pouvant être considéré comme une particularité. Ces Phélypeaux, en effet, se contentent de la possession d’un seul château, certes remarquable, situé à portée de Versailles, alors que la plupart des hauts personnages, de la noblesse d’État et de l’aristocratie de cour, se trouvent possessionnés à la fois dans la région parisienne et en province. Un exemple caractéristique en est fourni par le duc d’Aiguillon (Emmanuel-Armand de Vignerod du Plessis-Richelieu), secrétaire d’État de 1771 à 1774, marié à Louise Félicité de Bréhan, fille de l’héroïque comte de Plélo (tué devant Dantzig en 1734) et de Louise-Françoise Phélypeaux de La Vrillière, belle-sœur de Maurepas. Bâtisseur dans l’âme, épris d’architecture, le duc d’Aiguillon règne sur trois châteaux : le château de Véretz, près de Tours, sa résidence préférée, attirant les belles dames de la Cour ; le château de Bihy, près de Saint-Brieuc, hérité des Bréhan et reconstruit par ses soins ; et le château familial, près d’Agen, où il se retire, disgracié après l’avènement de Louis XVI, et qu’il fait restaurer. Or, au contraire, pour le chancelier Pontchartrain, pour Jérôme et pour Maurepas, le château tient une place considérable durant toute leur vie qui fut longue, étant morts respectivement aux âges de 84 ans, de 73 ans et de 80 ans. Il sera le lieu de détente au plus fort de leur activité ministérielle, le lieu de réconfort au moment des épreuves, et le havre de paix au temps de la vieillesse.

51Cette place considérable tenue par un seul château s’explique aussi par l’existence d’un immense domaine de 8 000 hectares qui, toujours sagement géré sous les trois comtes de Pontchartrain successifs, constitua un précieux support de leur rang social et contribua à renforcer leur clientèle, bien qu’il s’agisse surtout de gens de modeste condition. On a déjà signalé la multiplication des interventions du chancelier Pontchartrain en faveur de petits officiers, de fermiers et de paysans de son comté. Ce dernier aspect n’apparaît nullement négligeable à une époque où le ministre accaparé par le travail des bureaux se doublait d’un seigneur préoccupé de la gestion de ses terres. Sa puissance, en effet, ne s’évalue pas seulement à l’échelle des fonctions, titres et dignités, mais aussi d’après l’influence occulte qu’il tirait d’une clientèle étendue et diverse où se mêlaient les origines sociales. En conséquence, dans ce système hérité de la monarchie et perpétué sous la monarchie « administrative », le politique avisé s’efforce de peupler la haute administration de clients fidèles et compétents, sans oublier de venir à l’aide aux très petites gens, son double objectif étant de consolider sa position au sein du gouvernement et de la cour, et, à l’extérieur du cercle aulique, de se procurer une réputation de bienfaiteur auprès du « bon peuple ».

52L’évocation du château de Pontchartrain apporte donc un certain éclairage sur les deux ministres de Louis XIV et sur leur réseau d’influence qui font l’objet de notre ouvrage. On y a inclus Maurepas, troisième et dernier comte de Pont-chartrain, non moins attaché au château familial, sa mort, sans postérité, en 1781, qui marque l’extinction de la dynastie ministérielle des Phélypeaux de la branche cadette, signifiant aussi la fin de la grande époque de l’un des plus beaux domaines de l’Île de France né des efforts d’une succession de générations depuis le début du xviie siècle.

53Peu auparavant, en 1777, s’était éteinte la branche aînée, avec la mort du beau-frère et cousin de Maurepas, Louis Phélypeaux, comte de saint-Florentin, puis duc de La Vrillière, secrétaire d’État, ministre d’État, fils du secrétaire d’État Louis Phélypeaux, marquis de La Vrillière (mort en 1725). Ainsi, avant de disparaître, cette double dynastie, issue d’une famille ligérienne jadis prolifique, ne se trouvait plus représentée que par deux vétérans de la carrière ministérielle dépourvus de postérité, Maurepas, secrétaire d’État, titularisé en 1723 à l’âge de 22 ans, et Saint-Florentin, secrétaire d’État, titularisé en 1725 à l’âge de 20 ans. Par contre, du côté des familles apparentées aux Phélypeaux et protégées par eux, s’était effectuée une sorte de relève avec des cousins et alliés relativement proches qui, dès le premier tiers du xviiie siècle, avaient commencé à investir les postes ministériels où on retrouvera encore, à la fin de l’Ancien Régime, nombre de membres de leur descendance directe et indirecte.

54Le phénomène vaut, par sa particularité, d’être souligné ici. Dans cette relève, en effet, les familles les premières à apparaître sur le devant de la scène politique, et pour y rester longtemps, sont précisément celles qui avaient fourni aux deux ministres Pontchartrain de Louis XIV leurs grands collaborateurs-parents. Citons, entre autres, les Daguesseau, les Voyer d’Argenson et les Amelot. Ce dernier aspect laisse entrevoir combien le puissant réseau de parentèle et de clientèle patiemment construit par le chancelier Pontchartrain joua un rôle important dans l’histoire de la noblesse d’État en accentuant encore, au xviiie siècle, la tendance du milieu ministériel et, par extension, de la haute administration, à se constituer en un cercle restreint composé de familles alliées entre elles.

55Aussi s’impose-t-il, en conclusion de cet ouvrage, de donner une vision générale de la remarquable perpétuation au pouvoir des grandes familles de la parentèle Pontchartrain sous Louis XV et Louis XVI, certains de leurs représentants réussissant même le saut de l’au-delà de la Révolution pour se retrouver au premier plan de la scène politique.

Notes

1 Louis-François, né en 1700 et qui bientôt meurt en janvier 1708 ; Jean-Frédéric, né en 1701, le futur ministre Maurepas ; Paul-Jérôme, né en 1703 ; Charles-Henri, né en 1706.

2 Saint-Simon, Pléiade, t. 2, p. 1070-1077.

3 Saint-Simon, t. 4, p. 219.

4 203 lettres conservées dans le fonds Pontchartrain, AN, Archives privées, 257 AP, dossier 3.

5 Cf. Ch. Frostin, « Un recoupement du témoignage de Saint-Simon : la mort de la comtesse de Pontchartrain (1708) », Cahiers Saint-Simon, n° 10, année 1982, p. 11-24 ; Hélène Himelfarb, « Une source Saint-Simonienne inédite, les lettres intimes de Jérôme, comte de Pontchartrain, à sa femme Éléonore-Christine de La Rochefoucauld (1697-1708) », Cahiers Saint-Simon, n° 10, année 1982, p. 25-34.

6 Saint-Simon, t. 2, p. 1077.

7 Saint-Simon, t. 4, p. 1045-1046.

8 Saint-Simon, t. 2, p. 1074.

9 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

10 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

11 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

12 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

13 Saint-Simon, Pléiade, t. 2, p. 1076.

14 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

15 Cf. F. Bluche, Le journal secret de Louis XIV, Paris, 1998, 340 p., p. 326.

16 Saint-Simon, Pléiade, t. 5, p. 142.

17 AN, Archives privées, 257 AP 4, dossier 1.

18 Pierre Goubert, Louis XIV et 20 millions de Français, Paris, Fayard, 1968, 258 p., p. 187.

19 Joseph Pellerin (1684-1782) composa 10 vol. in-4° de Recueils de médailles des rois, peuples et villes, avec commentaires critiques, publiés à Paris entre 1762 et 1778. Il mourut un an après Maurepas. Cf. Dictionnaire des Lettres françaises (dir. Mgr Grente), xviiie siècle, rééd. Fayard, 1995, notice p. 1024.

20 Cf. Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, éd. Rathery, p. 284-287. René-Louis Le Voyer, marquis d’Argenson, secrétaire d’État aux Affaires étrangères de 1744 à 1747, auteur du Journal, est le fils aîné de Marc-René, marquis d’Argenson, lieutenant général de police, puis garde des Sceaux, mort en 1721.

21 Cf. Journal de l’Abbé de Veri, Paris, Plon, 934 p., 2 vol., t. 1, p. 435 et 453.

22 Lettre de voiture de 20 000 ardoises pour Mgr de Pontchartrain transportées par la femme Bonnet, des Ponts-de-Cé, voiturière, acte passé devant Dubourg, notaire aux Ponts-de-Cé, le 22 mars 1730.

23 Minutier central, XCVI, Bail à vie, 4 juin 1729 (voir Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane française, t. IV, Paris, PUF, 1974, 456 p., p. 36-37).

24 Cf. André Picciola, Le comte de Maurepas, Paris, Perrin, 1999, 492 p., p. 193.

25 Journal du marquis d’Argenson, Paris, Armand Colin, 1898, éd. A. Brette, t. 1, p. 59-60.

26 Journal… op. cit., p. 355, à la date du 3 novembre 1756.

27 Journal inédit du duc de Croÿ (1718-1784), Paris, 1906-1907, 4 vol., t. 2, p. 105-106.

28 Joseph-Alphonse de Saint-Véri (1724-1799), issu d’une noble famille florentine, avait été nommé grand vicaire de l’archevêché de Bourges en 1749, au moment où Maurepas fut contraint de s’installer dans cette ville.

29 Journal de l’abbé de Véri, op. cit., t. 1, p. 245.

30 Ibid., t. 2, p. 109.

31 Ibid., t. 2, p. 439-440.

32 Cf. Léonce Pigaud, Correspondance intime du comte de Vaudreuil et du comte d’Artois pendant l’émigration (1789-1815), Paris, Plon, 1889, t. 21, p. 327. À la fin, « Réflexion de M. de Vaudreuil sur les causes morales qui ont amené la chute de l’empire français » (inachevé).

33 Ibid.

34 Cf. André Picciola, Le comte de Maurepas, Paris, Perrin, 1999, 492 p., p. 456.

35 Hélène-Angélique Phélypeaux était née en 1715 du second mariage de Jérôme de Pontchartrain avec Hélène de l’Aubépine-Verderonne. Elle avait épousé en 1735 Louis-Jules Barbon-Mancini-Mazarini, duc de Nivernais (1716-1798), diplomate et écrivain, arrière petit-neveu de Mazarin.

36 Pour l’évolution de la situation du château de Pontchartrain aux xixe et xxe siècles avec ses changements de propriétaires, voir Marguerite-Huguette Hadrot, « Le château de Pontchartrain », Histoire et archéologie dans les Yvelines, t. 2, 1978, p. 21-29 ; M.-H. Hadrot et Georges Poisson « Le domaine de Pontchartrain », Mémoires de la fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie de Paris et Île de France, t. 29, 1978, p. 228-266.

37 Montesquieu était un Secondat. Comme on l’a déjà mentionné, il avait passé en 1754 un séjour d’une semaine au château de Pontchartrain, fort bien accueilli par Maurepas.

38 Cette version erronée, déjà présente dans l’édition de Boislisle des Mémoires de Saint-Simon, se retrouve encore dans l’ouvrage récent (1986) de Luc Boisnard, Les Phélypeaux, op. cit., p. 21.

39 Les Œconomies royales de Sully, op. cit., t. 2, p. 356.

40 Lettre citée dans Michel Carmona, Marie de Médicis, Paris, Fayard, 1981, 636 p., p. 20.

41 Bernard Barbiche et Ségolène de Dainville-Barbiche, Sully, Paris, Fayard, 1997, 698 p., p. 632.

42 Cf. Françoise Bayard, Le monde des financiers au xviie siècle, op. cit., p. 274.

43 Cf. Daniel Dessert, La Royale. Navires et marins du Roi-Soleil, Paris, Fayard, 1996, 394 p., p. 35 et p. 356, note 30.

44 Cf. Marguerite-Huguette Hadrot, « Le château des Pontchartrain », Histoire et archéologie dans les Yvelines, t. 2, 1978, p. 23.

45 45. Marie-José Michel, Les Phélypeaux et la vallée de la Mauldre. Du type de gestion seigneuriale au début du xviiie siècle, mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de Pierre Goubert, 126 p. dactyl., AD des Yvelines, Grande Écurie, Versailles, J.2 6301 et J.2 6302 (documents) ; Marie-José Michel, « La gestion seigneuriale des Phélypeaux », Revue xviiie siècle, n° 15, 1983, p. 213-231.

46 Mémoires des intendants sur l’état des généralités dressés pour l’instruction du duc de Bourgogne, t. 1, p. 289, Mémoire de la généralité de Paris, p. 289, publié par Boislisle, Imprimerie nationale, 1881.

47 Mémoires de Saint-Simon, Addition au Journal de Dangeau, t. 15, p. 179.

48 Cf. Marguerite-Huguette Hadrot, « Le château des Pontchartrain », p. 24.

49 Cf. Mémoires des Intendants sur l’état des généralités dressés pour l’instruction du duc de Bourgogne, t. 1, Mémoire de la généralité de Paris, texte cité par Boislisle, p. 221, note 22.

50 Cf. Marguerite-Huguette Hadrot, « Le château des Pontchartrain », p. 25.

51 Cf. Marie-José Michel, Les Phélypeaux et la vallée de la Mauldre…, op. cit., p. 22-23.

52 Ibid., p. 40.

53 Ibid., p. 93-98.

54 Ibid., p. 118.

55 Cf. Marguerite-Huguette Hadrot et Georges Poisson, « Le domaine de Pontchartrain », Paris et Île de France, t. 29, 1978, p. 228-266 ; Marguerite-Huguette Hadrot, « Le château des Pontchartrain », Histoire et archéologie dans les Yvelines, t. 2, 1978, p. 21-29 ; Georges Poisson, « Qui sauvera Pontchartrain ? », Vieilles maisons françaises, n° 182 ; Association « Les Amis de Pontchartrain », « Grandeur et décadence des Pontchartrain », Les Cahiers de la ligue urbaine et rurale, n° 136, 3e trimestre, 1997, p. 31-34.

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