Les Pontchartrain, ministres de Louis XIV
|Chapitre IX. De la démission du père à la chute du fils, 1712-1715
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FranceTexte intégral
- 1 Saint-Simon, Pléiade, t. 4, p. 331.
- 2 Saint-Simon, t. 4, p. 332.
1Le 1er juillet 1714, le chancelier Pontchartrain, de son plein gré, présentait sa démission au Roi, qui l’accepta vraisemblablement sans regrets profonds, tout en accordant au démissionnaire « une pension de 36 000 livres et la conservation du rang et des honneurs de chancelier1 ». Ce départ semble s’être inscrit dans une conjoncture particulière où s’entremêlaient les sentiments privés et les considérations d’ordre politique. Pour l’expliquer, Saint-Simon insiste en priorité sur le dessein formé depuis longtemps par Louis de Pontchartrain de mettre « un intervalle entre la vie et la mort », sur l’attitude de sa femme Marie de Maupeou « qui l’avait empêché plusieurs fois de se retirer », et sur les conséquences de la mort de Marie survenue le 13 avril précédent. Pénétré de « douleur », de « désespoir », Louis aurait alors décidé de précipiter l’exécution de son projet de retraite. Le mémorialiste privilégie donc les motivations d’ordre privé. Toutefois, mais en second plan, il ne manque pas d’évoquer l’aspect politique de la démission, avec le problème brûlant de la bulle Unigenitus annonciatrice du « renversement des libertés de l’Église gallicane » et avec l’affaire, non moins grave, du statut des princes légitimés, le duc du Maine et le comte de Toulouse – « les bâtards royaux » – appelés, à plus ou moins brève échéance, selon la volonté du vieux monarque, à prendre la qualité de princes de sang, deux transgressions que le chancelier estimait ne pouvoir ni soutenir, ni entériner « par l’apposition du sceau2 ».
2D’une tonalité différente apparaît la version succincte que Montesquieu, dans son Spicilège, donne de cette démission.
- 3 Montesquieu, Pensées, Le Spicilège, Paris, Robert Laffont, 1991, 1200 p., p. 904-905.
« Il y avait longtemps, écrit-il, que le chancelier Pontchartrain branlait au manche. Il se serait retiré dès longtemps si sa femme, qui n’avait pas beaucoup d’esprit mais qui avait une espèce de courage, ne l’en avait empêché. Enfin, voyant son crédit décliner, voyant qu’on lui préparait à sceller des choses qu’il n’était pas d’humeur de sceller, il alla demander au Roi de se retirer. Quoi, lui dit le Roi, vous ne croyez pas pouvoir faire votre salut avec nous3 ? »
3Cette boutade de Louis XIV suggère que le chancelier – peut-être en matière de chantage – n’avait pas fait mystère de son désir de « mettre un intervalle entre la vie et la mort ». Là-dessus, Montesquieu se garde du moindre commentaire. Et, de même, il passe sous silence la mort de la chancelière. Manifestement, pour lui, la principale explication de la démission réside dans la perte de crédit dont pâtissait le chancelier, plongé ainsi dans l’incapacité d’influer sur le cours des événements qui se préparaient.
- 4 Commencement du Spicilège en 1718.
4Il n’est pas téméraire, ici, d’oser corriger le témoignage de Saint-Simon par celui de Montesquieu, quoique le duc et pair ait connu très bien et fréquenté assidûment les Pontchartrain, le père comme le fils. Âgé de vingt-six ans à la mort de Louis XIV (Saint-Simon en avait quarante), Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu et de la Brède (mort en 1755), s’était complu, par la suite, à recueillir dans ses copieux carnets de notes4 les confidences de hauts personnages contemporains du règne, notamment celles du maréchal-duc de Berwick (mort en 1734) qui l’honorait de son amitié et entretenait avec lui une correspondance suivie. D’autre part, parmi les hommes en place du règne de Louis XV, l’illustre écrivain se trouvait en relations étroites avec le comte de Maurepas qui veillait à cultiver sa popularité près des gens de lettres. Aussi, en 1749, lors de la disgrâce de ce ministre, s’empressait-il de lui adresser une lettre rédigée en style hyperbolique :
- 5 Montesquieu, op. cit., p. 496 et 1024.
« La Patrie croit avoir perdu son père ; chaque citoyen, son ami ; chaque infortuné, son protecteur… Si vous n’avez pas réparé tout le mal, vous avez, du moins, fait que ceux qui viendront après vous seront obligés de finir ce que vous avez commencé ou de renoncer à la gloire… Vos grâces et vos refus étaient toujours en faveur de la Patrie. Vous refusiez comme un père refuse à ses enfants. Vous refusiez comme un père et vous accordiez comme un ami5. »
5Ce lourd parfum d’encens ne pouvait que plaire au fils de Jérôme qui, de son côté, n’hésitait pas à faire à son thuriféraire les honneurs du château de Pontchartrain.
- 6 Lettre du 12 mars 1754 au chevalier d’Aydie, citée in André Picciol, Le comte de Maurepas, Paris, (...)
« J’arrive avec Mme d’Aiguillon de Pontchartrain où j’ai passé huit jours très agréables, écrivait Montesquieu, le 12 mars 1754. Le maître de maison a une gaieté et une fécondité qui n’a point de pareille. Il voit tout, il lit tout, il est content de tout, il s’occupe de tout. C’est l’homme du monde que j’envie davantage, il a un caractère unique6. »
- 7 « Elle a de l’esprit, mais c’est de la plus pauvre espèce ; elle a l’orgueil d’un pédant et tous l (...)
- 8 Cf. Ch. Frostin, « Le comte Plélo, gentilhomme breton du siècle des Lumières », Annales de Bretagn (...)
- 9 Jean II de Secondat (1515-1599), favori de Jeanne d’Albret, reine de Navarre et mère d’Henri IV, a (...)
6Précisons, à propos de cette visite à Pontchartrain, que madame d’Auguillon, duchesse douairière, née Anne-Charlotte de Crussol-Florensac (morte en 1772), était une vieille amie à la fois de Montesquieu, pourtant fort caustique envers elle dans l’un de ses recueils de notes7 et de Maurepas, oncle par alliance de son fils Emmanuel-Armand de Vignerot du Plessis-Richelieu, duc d’Aiguillon en 1750, futur ministre d’État (1771-1774). Comme nous l’avons dit plus haut, Emmanuel-Armand avait épousé en 1740 Louise-Félicité de Bréhan-Plélo, fille du comte de Plélo, ambassadeur à Copenhague, tué devant Dantzig en 1734, et de Louise-Françoise Phélypeaux de La Vrillière, sœur de la femme de Maurepas8. Les Bréhan-Plélo menant aux Sévigné et autres familles nobiliaires bretonnes (voir tableaux 34, 35 et 36), on retrouve là les traces du réseau tissé en Bretagne par Louis de Pontchartrain à l’époque où il présidait le parlement de Vannes. De son côté, Montesquieu, qui était un Secondat, d’une famille jadis huguenote attachée à la maison de Navarre9 pouvait se réclamer d’un lien ancien de parenté avec les Phélypeaux par le mariage de son arrière-grande-tante Jeanne de Secondat avec un compagnon d’armes d’Henri IV, Antoine de Buade-Frontenac, leur fils, Henri de Buade-Frontenac, mestre de camp au régiment de Navarre, ayant épousé en 1613 Anne Phélypeaux, fille de Raymond Phélypeaux d’Herbault-La Vrillière, secrétaire d’État de 1621 à 1629. De plus, lien d’une autre nature, Antoine de Buade et Jeanne de Secondat avaient fait en 1598 l’acquisition du château de Pontchartrain pour le revendre une dizaine d’années plus tard – le 9 mars 1609 – au frère cadet de Raymond, Paul Phélypeaux, alors secrétaire des commandements de Marie de Médicis, et bientôt – le 21 avril 1610 – promu secrétaire d’État. En étant hébergé à Pontchartrain, Montesquieu se retrouvait ainsi en un lieu où autrefois une Secondat avait régné en châtelaine.
- 10 Saint-Simon, éd. Ramsay, t. 9, p. 158.
- 11 Saint-Simon, Pléiade, t. 4, p. 332.
7Exilé d’abord à Bourges au printemps 1749 sur les instances de Mme de Pompadour, puis autorisé en 1752 à résider sur ses terres, Maurepas, qui ne désespérait pas de revenir aux affaires, avait fait du château de Pontchartrain un foyer de convivialité où, en petit comité, se tenaient de libres propos tant sur le règne précédent que sur le règne actuel. Nul doute que Montesquieu, toujours à l’affût de confidences, n’ait trouvé près du maître des lieux matière à enrichir ses précieux carnets de notes. Aussi, s’agissant des hommes et événements du siècle de Louis XIV, son témoignage n’est-il pas à prendre à la légère, lorsqu’il remonte aux origines de la démission du grand-père de Maurepas, en débutant par la phrase fort suggestive : « Il y avait longtemps que le chancelier Pontchartrain branlait au manche. » Cette expression familière « branler au manche », encore usitée de nos jours, c’est-à-dire manquer de solidité, reflétait bien la position de Louis de Pontchartrain, en constante dégradation avec l’aggravation des crispations antijansénistes du Roi qu’accompagnait un tournant ultramontain de plus en plus marqué de sa politique religieuse auparavant si jalouse des libertés gallicanes. Là-dessus se greffait l’hostilité de Mme de Maintenon, devenue une ennemie d’autant plus redoutable qu’en 1711, avec la mort de Monseigneur, Louis de Pontchartrain s’était vu privé d’un puissant protecteur qu’il n’avait cessé de ménager étant contrôleur général des Finances, puis de « cultiver très soigneusement » (Saint-Simon) par l’intermédiaire de son neveu, le conseiller d’État Armand-Roland Bignon de Blanzy, un familier du château de Meudon, résidence du Grand Dauphin. Le duc de Bourgogne, nouveau Dauphin, flanqué du duc de Beauvillier, rejoignant Mme de Maintenon dans une commune aversion pour le Chancelier, celui-ci se trouvait désormais en danger permanent, exposé, « sur quelque aventure de Rome et de jansénisme », à la perspective humiliante de « se voir bombarder un garde des Sceaux10 ». La disparition, dès le 18 février 1712, du second Dauphin, ne lui apporta qu’un bref répit, faute d’avoir pu compenser la perte de Monseigneur qui, siégeant au Conseil d’En haut, depuis 1691, s’y était révélé un membre assidu et influent, capable de pondération et de fermeté au moment des graves décisions à prendre. Pour Louis de Pontchartrain, isolé au Conseil, sans appui ni compréhension à espérer d’un monarque plus obstiné que jamais, c’était donc l’impasse alors qu’approchait le temps des grandes échéances où il lui faudrait sceller des lettres patentes tant sur l’acceptation de la Bulle que sur la légitimation dynastique des « bâtards royaux ». Comme l’écrit Saint-Simon, « parler et refuser le Sceau, c’était se perdre sans rien arrêter, et ce fut une de ses plus puissantes raisons de ne différer pas de se mettre à l’écart11 ».
- 12 Cf. F. Bluche (dir.), Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 1549-1550. Voir aussi (...)
- 13 Pour les Cambout de Coislin, famille ducale de Bretagne apparentée aux Bréhan, voir tableau 36 – H (...)
- 14 Cf. F. Bluche, Louis XIV, Paris, Fayard, 1040 p., p. 869-871.
8L’avisé chancelier choisit du moins le moment et l’occasion pour tomber. Le 15 février 1714, en riposte à une ordonnance de Noailles, cardinal-archevêque de Paris, interdisant la réception de la Bulle dans son diocèse, Louis XIV imposait au Parlement l’enregistrement de lettres patentes qui prescrivaient la diffusion et l’exécution de cette « constitution pontificale » dans tout le royaume. La majorité des évêques s’était inclinée, ayant décidé d’en accompagner la diffusion d’une « instruction pastorale » approbatrice et de réaction uniforme. Mais une minorité – les « refusants » – s’opposa à l’acceptation pure et simple de la Bulle, sans explication ni réserve, selon le principe que tout évêque avait le droit et le devoir de juger de sa propre initiative, avec le pape ou après lui. Au Parlement, ce principe était ardemment soutenu par le procureur général Henri-François Daguesseau, proche parent des Pontchartrain, qui rappelait qu’aucune constitution pontificale ne pouvait être revêtue de l’autorité du Roi « sans une acceptation légitime et suffisante de l’Église gallicane ». Autrement, ajoutait-il, « on reconnaîtrait le pape infaillible et seul juge de la foi contre les maximes fondamentales de nos libertés12 ». Aussi l’un des « refusants », l’évêque de Metz Henri-Charles du Cambout de Coislin13 estima-t-il nécessaire d’éclairer la religion des fidèles de son diocèse en produisant le 20 juin 1714, un Mandement et instruction pastorale… pour la publication de la constitution de Notre Saint Père le Pape. C’était mettre le feu aux poudres, quoique le prélat eût pris soin de rédiger un texte ambigu où se mêlaient l’acceptation et la réfutation de la Constitution. Louis XIV fit aussitôt préparer un arrêt en Conseil qui portait suppression, révocation et annulation du Mandement et instruction pastorale « comme faits au préjudice des lettres patentes de Sa Majesté » et « comme contraires à l’acceptation de la Bulle faite par l’Assemblée du clergé de France14 ». Considérant qu’en la circonstance Coislin avait seulement usé de ses droits d’évêque, le Chancelier se décida alors à sauter le pas. Le 1er juillet 1714, il se portait démissionnaire ; le 5 juillet, sortait l’arrêt du Conseil condamnant le mandement du « sieur évêque de Metz » ; enfin, le même mois, survenait l’édit déclarant successibles le duc du Maine, le comte de Toulouse et leurs descendants mâles, « à l’exception de tous les princes de sang royal », cela en violation des « Lois fondamentales » selon lesquelles la succession dynastique s’établissait « de mâle en mâle, né et à naître en légitime mariage ». Voysin, nommé chancelier le 2 juillet, tout en restant secrétaire d’État à la Guerre, un grand commis sans états d’âme, n’allait faire aucune difficulté pour sceller ce qui lui serait présenté. Louis de Pontchartrain effectua ainsi une sortie des plus dignes, sans avoir eu à s’attirer la vindicte du Roi par une opposition trop ouverte ni à entacher son honneur de premier officier de la Couronne par de basses complaisances proches de la forfaiture. Par là, chez le même homme, le Chancelier, juriste scrupuleux, effaçait, en quelque sorte, le passé trouble du contrôleur général des Finances, « parrain » omnipotent dans le milieu « maltôtier », ce qui lui vaudra une réputation de désintéressement et de probité perpétuée par une littérature historique trop sensible au témoignage flatteur du duc de Saint-Simon.
9Le déclin du crédit de Louis de Pontchartrain près du Roi, cause sous-jacente de sa démission, semble s’être amorcé dès 1702-1703, à l’issue d’un conflit violent qui l’opposa au cardinal de Noailles, à Bossuet, évêque de Meaux, puis à Godet des Marais, évêque de Chartres, qui prétendaient s’octroyer le droit de permettre ou refuser l’impression des livres religieux. Or, les « privilèges » d’impression pour toutes publications relevaient du Chancelier qui, en la matière, déléguait ses pouvoirs à son neveu l’abbé Jean-Paul Bignon, directeur du très actif « bureau de la Librairie » où des censeurs royaux, après examen des manuscrits présentés, émettaient des avis motivés de réprobation ou d’approbation, la décision finale remontant en principe au Chancelier, en fait à l’abbé Bignon. Ce fut l’ancien oratorien Richard Simon, l’un des pionniers de la critique biblique, qui déclencha bien involontairement le conflit dénommé « affaire des évêques », une affaire appelée à avoir d’importantes répercussions sur les conditions de l’activité éditoriale au siècle des Lumières. En 1678 était parue l’œuvre maîtresse de cet exégète, Histoire critique du vieux Testament, dont la première édition fut saisie et mise au pilon sur l’intervention de Bossuet. Aussi, une vingtaine d’années plus tard, Richard Simon, qui venait d’achever une traduction commentée du Nouveau Testament, prit-il la précaution de la publier, en décembre 1701, à Trévoux, principauté de Dombes, munie d’un privilège d’impression du duc du Maine, prince de Dombes. Puis, l’ouvrage ayant connu un succès propice à une prompte réédition et les libraires parisiens risquant de s’en charger, le libraire Jean Baudot, détenteur du privilège, présenta aussitôt le Nouveau Testament au Bureau de la Librairie pour obtenir un privilège de réimpression. Erudit éclectique et brillant, sachant apprécier l’exégèse rationaliste, l’abbé Bignon tenait en haute estime Richard Simon. En conséquence, le privilège de réimpression fut accordé dès le 26 mars 1702, après avis favorable du censeur Bourret, spécialisé dans l’examen des « livres de l’Écriture sainte ». Peu après, dans le Journal des savants du 14 août, réorganisé et dirigé par Bignon depuis le début de 1701, paraissait, sans nom d’auteur, un article élogieux sur le Nouveau Testament. L’auteur en question n’était autre que Richard Simon à qui le neveu du Chancelier avait ouvert complaisamment les colonnes du Journal.
- 15 Ces échecs seraient dus aux mœurs dissolues de l’abbé. Louis de Pontchartrain l’en consola par une (...)
10La publication de cet article ne pouvait qu’indigner Noailles, le cardinal-archevêque de Paris. Ce prélat, après avoir interdit à Baudot, en février 1702, la diffusion dans son diocèse de l’édition de Trévoux du Nouveau Testament, s’était en effet précipité chez le Chancelier pour protester, à la nouvelle que l’ouvrage de Richard Simon venait de bénéficier d’un privilège de réimpression lui permettant de paraître à Paris et dans tout le royaume. Pontchartrain, entièrement solidaire de son neveu, écouta benoîtement Noailles, lui promit d’intervenir personnellement, puis n’en fit rien, laissant le Nouveau Testament se vendre dans la capitale. Selon Bossuet, qui s’était aussitôt mobilisé à la rescousse du cardinal, il s’agissait dans tout cela d’une machination de l’abbé Bignon, ce dernier voulant défier Noailles qu’il jugeait responsable de ses échecs répétés à l’épiscopat15. La version de l’évêque de Meaux apparaît vraisemblable, puisque le directeur de la Librairie allait bientôt porter à son comble l’exaspération du cardinal-archevêque en faisant accorder, le 28 septembre 1702, après avis favorable du censeur Bourret, un privilège d’impression pour un nouvel ouvrage de Richard Simon intitulé Moyens de réunir les Protestants à l’Église romaine. Incontestablement, c’était là une vexation supplémentaire de la part de Bignon d’autant que, peu auparavant, le 15 septembre, Noailles avait lancé une ordonnance interdisant dans son diocèse le Nouveau Testament de Richard Simon sous peine d’excommunication. On peut même penser à une véritable provocation voulue par Pontchartrain de concert avec son neveu, provocation dont le caractère prémédité s’expliquerait par l’importance de cet affrontement qui dépassait de beaucoup les rancœurs de l’abbé Bignon et la personnalité de Richard Simon, si respectable fut-elle.
11Pour s’en convaincre, il suffit de se référer au texte de l’ordonnance du 15 septembre de Noailles où celui-ci appuyait son interdiction du Nouveau Testament sur le fait que l’ouvrage avait été imprimé « sans permission de l’ordinaire ». En droit canonique, « l’ordinaire du lieu » désigne l’ecclésiastique qui exerce une juridiction sur un diocèse ou une abbaye. Autrement dit, le cardinal-archevêque affirmait un nouveau droit épiscopal selon lequel le privilège du roi pour l’impression des livres religieux dépendait de la permission d’un évêque. Or Louis de Pontchartrain était d’autant moins disposé à accepter ce genre de nouveauté qu’en arrivant à la Chancellerie, il avait constaté de graves négligences dans le fonctionnement de la censure royale. Aussi entreprit-il, sans tarder, de réagir contre ce laisser-aller en rendant effectivement obligatoires les privilèges pour tout ouvrage à paraître, y compris pour les écrits des évêques qui, jusque-là, de manière générale et selon une vieille habitude, avaient échappé à un contrôle strict des chanceliers de France. En affichant, au cours de l’année 1702, sa prétention de transformer une tolérance tacite en un droit acquis et même en un principe, Noailles choisissait donc le plus mauvais moment, alors que, sous l’impulsion conjuguée de Pontchartrain et de Bignon, s’opérait une vigoureuse reprise en mains du système de la censure en vue d’accroître l’emprise du pouvoir sur l’ensemble de l’activité éditoriale, avec une vigilance particulière à l’égard d’une littérature ecclésiastique susceptible, par ses débordements, de perturber la paix publique.
12L’affaire des évêques donna lieu à de multiples péripéties et empoignades que l’historien américain, John D. Woodbridge a retracées dans un substantiel article intitulé Censure royale et censure épiscopale : le conflit de 1702 (revue xviiie siècle, Paris, 1976, n° 8, p. 333-355). On se bornera ici à en donner un bref aperçu avant d’insister sur les conséquences de cette crise qui atteignit son paroxysme au mois de novembre 1702, Noailles et Bossuet, appuyés par plusieurs prélats, s’engageant dans une lutte ouverte avec la Chancellerie, tandis que les réactions de Pontchartrain allaient prendre une ampleur singulière. Interdiction aux évêques de publier leurs ouvrages sans privilège du Roi et obligation de soumettre leurs mandements et ordonnances à l’examen des censeurs du Bureau de la Librairie, telles étaient les « nouvelles règles » que le Chancelier entendait imposer pour s’assurer que dorénavant aucun écrit d’un évêque ne renfermerait des revendications « subversives » à l’exemple de celles de Noailles. L’objectif était, en même temps, de sauvegarder la « paix de l’Église » en éliminant toute publication d’inspiration trop prononcée, exagérément ultramontaine, ou gallicane, ou janséniste. Face à ces décisions rigoureuses qui contraignaient les plus illustres représentants de l’épiscopat eux-mêmes à des démarches humiliantes près du Bureau de la Librairie, le cardinal-archevêque de Paris et l’évêque de Meaux réussirent à mobiliser Mme de Maintenon et d’autres personnages bien placés pour transmettre au Roi leurs mémoires et suppliques personnelles. De son côté, Pontchartrain, flairant le danger, ripostait, le même mois de novembre 1702, par deux longs « mémoires secrets » adressés à Louis XIV, où il lui démontrait le caractère inadmissible des prétentions de « M. le Cardinal de Noailles, M. l’Évêque de Meaux et quelques autres prélats ». Le ton ne manquait pas de véhémence.
« Ils prétendent que Votre Majesté ne peut accorder de privilège valable pour imprimer des livres qui concernent la Sainte Écriture, la doctrine, et même les mœurs, que l’Évêque diocésain n’en ait préalablement donné la permission. Ils fondent leurs prétentions sur le concile de Trente, sur quelqu’autres conciles provinciaux… On leur répond que ces titres ne sont point Loi dans le Royaume, et qu’au contraire les Lois du Royaume, l’Ordre et la police de l’État, et de la juridiction séculière… y sont directement opposés… Que votre Majesté remarque, s’il lui plaît, que c’est le droit de permettre qu’ils veulent s’arroger, se mettant en cela au-dessus de Votre Majesté même… Ils prétendent que Votre Majesté n’a pas le droit d’arrêter l’impression d’un mandement, d’une ordonnance, d’une censure (épiscopale)… Peut-on arrêter l’impression d’un mandement, d’une ordonnance, d’une censure ? Non… en tant que mandement, ordonnance, censure. Mais, quand sous ces noms spécieux et respectables, on établit des maximes qui ne regardent ni la foi, ni la doctrine, et que l’on établit au contraire des maximes opposées aux Lois et à la police du Royaume, je crois avoir raison de soutenir que Votre Majesté a le droit d’arrêter le cours de maximes semblables. Que M. les évêques se restreignent… à la seule doctrine, sans prémices et sans préambule qui parlent d’autres choses, sans motifs purement humains ; on leur passera avec plaisir, et avec déférence… » (Mémoire secret du 17 novembre 1702.)
13Soumis à des pressions contradictoires et plongé dans l’incertitude, le Roi, qui n’était ni juriste, ni théologien, désirait un compromis. Sur son ordre, Pontchartrain réunit chez lui, le 25 novembre 1702, Noailles et Bossuet, et, à l’issue de deux longues séances, il en sortit un « accommodement » comportant les dispositions suivantes :
- 16 Dans son ordonnance du 15 septembre 1702, Noailles invoquait le concile de Trente et écrivait à la (...)
« Messieurs les Évêques mettront dans les préambules de leurs ordonnances de censure tout ce qui leur plaira, hors ces mots – Il n’en faudrait pas davantage pour nous mettre en droit de condamner ce livre – qui sont dans l’ordonnance de Monsieur l’Archevêque, ni autres qui eussent le même sens16. Et la censure qui suivra le préambule qualifiera toujours le livre ou les propositions censurées par rapport à la foi et à la doctrine. »
« Messieurs les Évêques ne pourront ni censurer un livre, ni en défendre le débit de quelque manière qu’il traite. Prendra cette permission qui voudra, personne ne s’y opposera, mais elle sera point regardée comme de droit ou de nécessité. »
« Messieurs les Évêques qui composeront des livres de piété, d’instruction, de doctrine […] seront dispensés de les soumettre à l’examen des docteurs. On leur donnera seulement un examinateur laïque qui, dans son approbation, ne dira rien sur ce qui regarde la doctrine, et parlera seulement de ce qui regarde les Lois du Royaume et la police de l’État. »
14S’y ajoutaient deux dispositions particulières, l’une concernant une ordonnance de Bossuet, du mois de septembre, contre Richard Simon, supprimée sur ordre du Chancelier, l’autre un ouvrage du même prélat, également contre Simon, ouvrage à paraître que le Chancelier entendait soumettre auparavant au Bureau de la Librairie. La première disposition stipulait : « L’ordonnance de M. de Meaux […] demeurera supprimée. Il en fera une autre différente en quatre ou cinq endroits marqués et convenus. » Par contre, la seconde disposition traduisait un net assouplissement, tout en préservant la règle générale : « M. l’Évêque de Meaux sera dispensé de tout examen sur le livre qu’il va faire imprimer contre celui du sieur Simon, en considération de son mérite personnel. » Probablement flatté de cette exception, Bossuet, prélat vieillissant, voulut voir dans le résultat de cette confrontation une victoire épiscopale, et de fait, satisfaction supplémentaire pour lui, un arrêt du Conseil du 22 janvier 1703 allait révoquer le privilège accordé au libraire Jean Boudot pour l’impression du Nouveau Testament de Richard Simon. Mais, quoique les efforts de Pontchartrain et de Bignon n’aient finalement pas réussi à sauver l’ouvrage de cet éminent exégète, l’accommodement du 25 novembre 1702 n’en signifiait pas moins une défaite cuisante de l’épiscopat qui se trouvait débouté de ses prétentions à faire dépendre le privilège du Roi d’une permission de l’ordinaire diocésain en matière d’ouvrages religieux, et, de plus, se voyait interdire la diffusion de mandements et ordonnances contraires aux maximes gallicanes.
15Sur ce dernier point, deux lettres fort instructives de Pontchartrain à Du Viguier, procureur général du parlement de Bordeaux, valent d’être citées, l’une du 31 mai 1703 à propos d’un mandement de l’évêque de Sarlat, et l’autre, du 24 juillet, qui concernait une ordonnance de grand vicaire de l’archevêque d’Auch. La première lettre indique au procureur général la marche à suivre pour remédier aux errements d’un prélat ultramontain.
- 17 L’ » appel comme d’abus » est une plainte portée devant une cour souveraine contre un juge ecclési (...)
- 18 Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, op. cit., t. 1, p. 293-294.
« J’ai reçu le mandement de M. l’Évêque de Sarlat que vous m’avez envoyé, écrit Pontchartrain à Du Viguier. Vous avez raison de croire que votre ministère ne vous permet pas de demeurer dans le silence en ce rencontre. Les abus qu’il contient sont trop évidents et trop contraires aux libertés de l’Église gallicane pour ne pas réprimer une semblable entreprise. Je n’ai pas d’autres ordres à vous donner là-dessus, que de vous conformer entièrement à ce qui s’est fait au parlement de Paris sur le mandement donné au même sujet par M. l’Évêque de Clermont. Vous pouvez louer M. l’Évêque de Sarlat de son zèle pour empêcher qu’on ne renouvelle les dogmes de Jansenius et qu’on ne trouble encore la paix de l’Église à cette occasion ; mais vous devez vous élever en même temps contre l’excès de ce zèle qui l’a porté à autoriser un Bref du pape et à en ordonner l’exécution, sans que ce Bref ait été reçu ni publié dans le royaume par la permission du Roi, en vertu de lettres patentes enregistrées au Parlement, comme il est d’un usage inviolable, usage fondé que nous avons toujours regardé comme des lois sacrées auxquelles nous n’avons jamais souffert qu’on donnât la moindre atteinte. Après avoir représenté les suites dangereuses d’une pareille entreprise, vous ne manquerez de demander d’être reçu appelant comme d’abus17 de ce mandement et de requérir qu’il soit fait défense de le publier et de le vendre dans le diocèse de Sarlat et partout ailleurs, et d’exécuter aucun décret de Rome sans lettres patentes du Roi, suivant ce qui a été ordonné par l’arrêt du Parlement dont je vous envoie un imprimé18. »
16La seconde lettre, toute de réprimandes, adressée au même magistrat du parquet bordelais, montre bien que Pontchartrain père – comme Pontchartrain fils – ne s’embarrassait pas de fioritures lorsqu’il avait à manifester son mécontentement.
- 19 Depping, t. 1, p. 294.
« Je vous envoie, écrit le Chancelier, la copie d’une ordonnance rendue par le grand vicaire, M. l’Archevêque d’Auch, le 1er mai dernier. J’ai de la peine à comprendre qu’une chose aussi importante et qui regarde si particulièrement votre ministère ne revienne par d’autres que par vous. Vous êtes également inexcusable, soit que vous l’ignoriez, soit que vous en ayez eu connaissance. Si vous en étiez instruit, votre inaction non seulement me surprendrait, mais elle me donnerait des pensées désavantageuses de vous. Si au contraire vous l’ignoriez, je trouverais qu’il vous manquerait une des qualités les plus essentielles dans la place où vous êtes qui est une vigilance continuelle, soit par vous même, soit par vos substituts, à ce que rien ne vous échappe de tout ce qui regarde l’État et le public. Vous devez songer à réparer au plus tôt l’un et l’autre de ces manquements, non pas en agissant dès à présent, mais en faisant tous efforts pour recouvrer les imprimés de cette ordonnance et pour découvrir sans bruit où elle a été publiée ; après quoi, sur ce que vous me manderez, je vous dirai ce qu’il faudra que vous fassiez. J’espère que je ne serai plus forcé dorénavant de vous faire de semblables reproches et que vous donnerez toute votre attention pour qu’il ne se passe rien dont vous ne soyez averti19. »
- 20 Cf. John D. Woodbridge, « Censure royale et censure épiscopale : le conflit de 1702 », Dix-huitièm (...)
- 21 Depping, t. 6, p. 561, lettre du mois de décembre 1703.
- 22 Cf. John D. Woodbridge, p. 352.
17Cette surveillance des plus attentives exercée par le Chancelier sur la circulation des mandements et ordonnances épiscopales se retrouve également sur l’impression des ouvrages religieux. L’affaire Godet des Marais, au cours de la même année 1703, en fournit un exemple caractéristique. Paul Godet des Marais, évêque de Chartres (mort en 1709), avait accordé une permission épiscopale au Pentateuchus Historicus du chanoine Jacques Félibien qui fut publié au mois d’octobre 1703, démuni du « privilège nécessaire de Sa Majesté, nonobstant les Ordonnances et Règlements intervenus sur le fait de la Librairie ». En conséquence, Pontchartrain fit ordonner, par arrêt du Conseil du 11 décembre 1703, la saisie de l’ouvrage et une amende pour l’imprimeur. Puis, ce dernier ayant aussitôt reconnu son erreur de s’être adressé à l’évêque de Chartres, Pontchartrain voulut bien délivrer le privilège d’impression dont le texte toutefois rappelait l’erreur commise : « Une si manifeste contravention à nos Ordonnances, et d’une si dangereuse conséquence20. » Vexé, Godet des Marais avait vainement protesté. « Cette matière, lui répondit sèchement le Chancelier, a déjà été traitée profondément avec M. le cardinal de Noailles et M. l’évêque de Meaux, et réglée sous les yeux mêmes de Sa Majesté : Vous le savez, Monsieur21. » Le même argument, toujours de la part du Chancelier, se retrouve dans un mémoire au Roi, dénonçant l’inanité des prétentions de Godet des Marais à avoir, en sa qualité d’évêque, « le droit et l’autorité de faire imprimer et examiner tels livres qu’il lui plaira dans son diocèse ; fondement déjà discuté, et détruit sous les yeux mêmes de Votre Majesté, à l’occasion de M. le Cardinal de Noailles et de M. de Meaux qui en reconnurent eux-mêmes l’erreur22 ».
18C’était, chez le Chancelier, manœuvrer fort habilement que d’étayer son action contre l’évêque de Chartres en invoquant comme cas de jurisprudence l’affaire Noailles-Bossuet de l’année précédente. Le Roi ne pouvait, en effet, revenir sur l’arrêt du Conseil du 11 décembre 1703 sans remettre en question les dispositions de l’« accommodement » du 25 novembre 1702 qu’il avait lui-même cautionnées. Aussi, l’affaire Godet des Marais se solda-t-elle par un nouvel échec de l’épiscopat dans ses tentatives pour se soustraire au contrôle de la censure royale, aucun prélat diocésain n’osant plus désormais, face à l’emprise croissante du Bureau de la Librairie, afficher les prétentions de naguère en matière de censure épiscopale. Au contraire, les évêques de France en allaient être réduits à protéger leurs propres mandements et ordonnances des rigueurs d’un examinateur laïc « pour ce qui regarde les Lois du royaume et la police de l’État » comme le stipulait l’accommodement de 1702.
- 23 Nous reprenons ici en substance les conclusions (p. 354-355) du très dense article de John D. Wood (...)
19L’« affaire des évêques » de 1702-1703 se traduisit donc par une triple victoire du chancelier Pontchartrain sur Noailles, Bossuet, Godet des Marais, ce qui fit pencher définitivement la balance en faveur du Bureau de la Librairie dans l’affrontement autour des permissions d’imprimer. À long terme, les conséquences en furent extrêmement importantes. L’épiscopat ayant perdu – du moins d’un point de vue juridique – le contrôle de l’impression des livres religieux, il en résulta qu’au cours du xviiie siècle les écrits des Philosophes traitant de religion et de morale n’encoururent que la censure de l’État, et non plus celle, contraignante, de l’Église. Par là, Louis de Pontchartrain et son neveu l’abbé Bignon, tous deux étroitement solidaires, contribuèrent à préparer l’avènement du siècle des Lumières23. Par contre, sur le plan personnel, s’agissant du Chancelier, cette « victoire » eut surtout pour effet de le compromettre politiquement, tant l’affrontement fut rude et tant les trois prélats s’y trouvèrent malmenés. Pontchartrain y récolta de solides inimitiés, notamment de la part de Mme de Maintenon, résolument engagée aux côtés de Godet des Marais. L’épouse de Louis XIV avait, en effet, pleine confiance en ce prélat, son confesseur de longue date, qui assurait la direction spirituelle de la maison de Saint-Cyr sise dans le diocèse de Chartres. Aussi s’était-elle faite près du Roi l’interprète de Monsieur de Chartres dont les positions en faveur de Rome et l’ardeur anti-janséniste s’opposaient aux convictions gallicanes et aux tendances plutôt jansénisantes du chancelier. Celui-ci, de son côté, nourrissait une solide aversion pour Godet des Marais, suspect à ses yeux de travailler à dresser les évêques contre lui, de chercher à propager les idées ultramontaines au moyen des permissions épiscopales d’imprimer, et, pour couronner le tout, de chercher à le perdre près du Roi en se servant de Madame de Maintenon.
20Sur ce dernier point, le danger était d’autant plus grand que Mme de Maintenon se faisait également près du Roi la porte-parole des Jésuites, quoique l’évêque de Chartres, un ancien Sulpicien, ne fisse nullement partie de leurs amis en dépit d’une hostilité commune à la politique gallicane du Chancelier. Ce fut vraisemblablement alors que commença à s’opérer un travail de sape qui devait miner la position de Louis de Pontchartrain au point de le pousser à la démission en 1714. Saint-Simon l’a résumé de manière suggestive dans un passage des Mémoires consacré à l’affaire des évêques, laissant entrevoir que le succès remporté en la circonstance par le Chancelier ne fut qu’une victoire à la Pyrrhus.
- 24 Saint-Simon, Pléiade, t. 2, p. 143-144.
« L’affaire finit ainsi, écrit-il, mais le venin demeura dans le cœur ; ni les jésuites, ni les évêques, par des vues différentes, ni Mme de Maintenon à cause de son directeur [Godet des Marais], ne purent se consoler d’avoir manqué un si beau coup… De cette affaire, le Chancelier demeura essentiellement mal avec Mme de Maintenon qui, peu à peu, avec les Jésuites, l’éreintèrent auprès du Roi, sans toutefois lui en pouvoir ôter ni l’estime, ni un certain goût naturel qu’il avait toujours eu pour lui, et que le dégoût de ce refroidissement empêcha le Chancelier, aisé à dépiter, de cultiver et de ramener comme il lui aurait été aisé de faire, pour peu qu’il en eût voulu prendre la peine24… »
21À en croire donc le mémorialiste, il ne tenait qu’au Chancelier de restaurer son crédit près du Roi et d’éviter ainsi d’avoir à démissionner. L’hypothèse n’est guère plausible, ne serait-ce qu’en raison de l’aggravation de la situation politico-religieuse en 1714.
22Ce « refroidissement » des sentiments du monarque ne dut guère tarder à se manifester, fruit de la lassitude et de l’ennui, comme le suggère une phrase significative du Chancelier, à propos de l’« accommodement » de 1702 :
- 25 Cf. John D. Woodbridge, p. 350.
« Le Roi, fatigué de cette affaire ennuyeuse par elle-même et dont la matière n’est point connue de Sa Majesté, ordonna à Monsieur le Cardinal de Noailles, à Monsieur de Meaux et à moi de faire notre possible pour nous concilier ensemble et pour le tirer de la nécessité de nous juger25. »
23De fait, Louis XIV se trouvait harcelé par toute une littérature polémique de provenance diverse et plus particulièrement par les mémoires circonstanciés de Pontchartrain où celui-ci ne lui épargnait aucune des « subtilités » de l’affaire, ni aucun des aspects de la mauvaise foi du camp adverse. Le ton y devenait même parfois pathétique :
- 26 « Mémoire secret » du 17 novembre 1702. Ce mémoire se trouve reproduit in extenso dans J. D. Woodb (...)
« Je supplie très humblement Votre Majesté de me permettre de lui parler un peu de moi, parce que l’on m’attaque personnellement… Pouvez-vous, Sire, m’abandonner sans me déshonorer ? On veut me faire passer dans l’esprit de Votre Majesté pour un homme peu favorable aux droits de l’Église. Nul homme, Sire, ne les soutiendra avec plus d’ardeur que moi, c’est une partie de mes devoirs comme chrétien, c’est une partie des obligations de ma place. Mais l’autre partie de ces obligations est de maintenir vos droits que j’ose dire, Sire, être plus attaqués que vous pensez […] Votre Majesté m’a honoré pendant plus de dix ans d’une confiance particulière dans toutes ses affaires. J’ai été assez heureux pour lui plaire. Je ne suis ni audacieux, ni entreprenant, ni brouillon… Je ne suis point changé, Sire. Ce n’est donc ni pour moi, ni par humeur, que je soutiens les droits de Votre Majesté. Et cependant, Sire, on s’élève sur cela contre moi auprès de Votre Majesté même, qui doit être mon unique soutien… Je suis tout en vos mains, toute créature de Votre Majesté, autant au-dessus des autres par mon zèle, par ma fidélité, par ma reconnaissance, que par la dignité dont vous m’avez honoré, et plus en état que jamais de vous servir, si j’ai encore le bonheur de vous plaire26. »
24Louis de Pontchartrain se trouva ainsi, au plus fort de l’affrontement, réduit à la défensive, et il lui fallut bien lâcher un peu de lest comme l’indique la rétractation que l’abbé Bignon fit insérer dans le Journal des savants du 29 janvier 1703 à propos de l’article élogieux, paru dans le même Journal, sur la traduction du Nouveau Testament de Richard Simon :
« Comme nous faisons profession de ne prendre en qualité de journalistes aucun parti sur la doctrine, nous n’avons point prétendu en parlant favorablement de cette version nous rendre garants de ce qui pourrait y avoir de contraire à la Tradition de l’Église ; et si nous en avons loué l’auteur, c’est à cause de la connaissance qu’il a des Langues Orientales. »
- 27 Saint-Simon, t. 2, p. 144.
25Mais ce n’étaient là qu’une mesure de prudence, une manière de repli stratégique, concoctées entre l’oncle et le neveu. On le vit bien par la suite. Le problème de l’impression des livres religieux n’ayant donné lieu qu’à un simple arrangement à l’amiable, Pontchartrain s’empressa, en effet, de l’interpréter et de l’appliquer dans le sens le plus restrictif. Comme l’écrit fort justement Saint-Simon à ce propos, « de décision, il n’y en eut point, mais le Chancelier, qui n’avait rien à perdre du côté des Jésuites, ni à regagner de celui de Madame de Maintenon, et qui était maître de la Librairie, en vint à bout par les menus, et tint ferme à ne rien laisser imprimer que sous l’examen et l’autorité ordinaire27 », c’est-à-dire sous le contrôle vigilant du Bureau de la Librairie.
- 28 Saint-Simon, t. 2, p. 142.
26Cette opiniâtreté « dans les menus » succédant à une remarquable pugnacité dans l’affrontement ne pouvait qu’accélérer le « refroidissement » du monarque à l’égard du Chancelier. D’autre part, au fil des années, se précisait une nouvelle politique royale de plus en plus soucieuse de ménagements envers Rome et de moins en moins intransigeante sur la défense des « maximes gallicanes » devenue aux yeux de Louis XIV un prétexte pour favoriser la propagation de « l’hérésie » janséniste. Louis de Pontchartrain se retrouve ainsi complètement en porte-à-faux lors de l’affaire de la bulle « Unigenitus », d’autant que, depuis longtemps, ses ennemis ecclésiastiques et, au premier rang, les jésuites, « n’oubliaient rien pour lui donner auprès du Roi l’odieux vernis de jansénisme28 ». N’ayant plus aucune chance sérieuse de restaurer un crédit déclinant, contrairement à ce qu’affirme Saint-Simon, et se trouvant par là incapable d’influer sur le cours des événements, il ne lui restait donc d’autre alternative que celle de se porter démissionnaire, à moins de se résigner au rôle de pâle figurant dans la tentative maladroite de règlement autoritaire que Louis XIV voulut donner à la dernière grande crise politicoreligieuse de son règne. Précisément, à la même époque, ce rôle de figurant, le secrétaire d’État Jérôme de Pontchartrain ne risquait pas d’avoir à le jouer dans le vaste secteur ministériel qui lui était imparti, tant sa situation personnelle contrastait avec celle de son père en proie à la désaffection du Roi. Aussi convient-il d’éviter tout rapprochement hasardeux entre le départ du chancelier et la disgrâce de son fils un an après.
- 29 Cet affrontement pour le partage des biens de la chancelière se termina par une convention de déla (...)
- 30 Cf. Ch. Frostin, « Méthodologie missionnaire et sentiment religieux en Amérique française aux xvii(...)
27Le 1er juillet 1714, le chancelier Pontchartrain présentait sa démission au Roi. L’année suivante, le 1er septembre, mourait Louis XIV et, le 7 novembre, Jérôme se voyait contraint de céder son office de secrétaire d’État à son jeune fils Maurepas. En moins de dix-sept mois, Louis et Jérôme de Pontchartrain avaient disparu de la scène politique qu’ils occupaient depuis une vingtaine d’années. À première vue, la chute du secrétaire d’État à la Marine s’expliquerait aisément, la retraite du Chancelier l’ayant fragilisé, puis la mort du Roi lui portant le coup fatal. Or le père et le fils, qui évoluaient chacun dans leur sphère, ne s’entendaient guère, comme le montrent encore, après le décès de la chancelière, de pénibles querelles successorales où le second ne ménagea pas le premier29. Et surtout les deux hommes pouvaient diverger sensiblement d’opinions et d’attitudes, notamment sur le plan politico-religieux. Jérôme, par exemple, loin de partager les ardeurs gallicanes de son père, penchait pour la Société de Jésus dont il n’avait cessé de favoriser l’implantation des missions aux Antilles, en Guyane et en Louisiane, les pères s’y révélant d’excellents ouvriers apostoliques, à la différence des capucins, des dominicains, des carmes et des prêtres séculiers qui se signalaient surtout par leur manque de « régularité » et par leur absence de pastorale adaptée aux Nègres esclaves et aux Indiens30. D’autre part, le secrétaire d’État s’était toujours gardé de heurter Mme de Maintenon qui, de son côté, veillait à ménager soigneusement ce grand commis habitué, de longue date, à travailler au contact direct du Roi. Aussi voit-on mal en quoi la démission du Chancelier, étroitement liée à l’affaire de l’« Unigenitus », aurait pu affaiblir la position de son fils. Ce fut plutôt l’inverse qui se produisit, Jérôme se trouvant alors engagé dans une vaste politique de reconversion et de relance de l’activité maritime, commerciale et coloniale, avec le ferme soutien de Louis XIV qui, depuis les négociations d’Utrecht, avait pris pleinement conscience du danger que représentait la montée en puissance de la Grande-Bretagne. Cette politique n’allait pas sans risques pour le maintien de la paix, et le chancelier, qui était ministre d’État, membre du Conseil d’En haut, aurait pu être tenté de la modérer. Vraisemblablement donc, le secrétaire d’État à la Marine, une fois son père parti du gouvernement, se sentit-il les coudées encore plus franches pour multiplier systématiquement, partout où il le pouvait, les initiatives visant à contrer les intérêts britanniques. Par contre, si Jérôme de Pontchartrain n’eut pas à pâtir de la démission du Chancelier, il reste indéniable que sa perte était programmée à brève échéance par l’entourage de Philippe d’Orléans qui guettait impatiemment le moment où le vieux monarque rendrait enfin son dernier soupir. L’heure de la Régence allait sonner, avec la priorité désormais donnée à l’entente franco-anglaise, et ce ne fut pas là l’une des moindres causes de la chute de Jérôme qui, de plus, incarnait trop bien le type du secrétaire d’État louis-quatorzien, honni des tenants de la réaction aristocratique, promoteurs de l’éphémère expérience de la Polysynodie.
- 31 Saint-Simon, t. 4, p. 332.
- 32 Voir José Cabanis, Saint-Simon l’admirable, Paris, 1975, 230 p., p. 146-147. Preuves à l’appui, Ca (...)
28La comparaison entre la situation de Louis de Pontchartrain et celle de Jérôme durant les dernières années du règne offre ainsi un contraste frappant. Le Chancelier y apparaît de plus en plus mal en cour et finit par se retirer. Parmi les causes de sa démission, l’accent est souvent mis sur le décès de la chancelière, sur le désir de « mettre un intervalle entre la vie et la mort », ou encore sur la vieillesse et la lassitude. Ces explications ne tiennent guère la route, ou du moins ne sont qu’accessoires, compte tenu du tempérament et de la vitalité du personnage. Louis de Pontchartrain fut sans doute affecté par la perte de Marie de Maupeou et aussi par l’attitude de Jérôme lors du partage des biens de la défunte. Mais resté alerte malgré ses 71 ans, « sans jamais la plus légère infirmité et la tête comme à quarante31 », ce vétéran, rompu aux luttes d’influence, homme dur, sec, volontiers cynique32, n’était pas du genre à se laisser dominer par les chagrins familiaux, ni à céder à l’attrait d’une paisible retraite consacrée à la dévotion avant de comparaître devant Dieu, un moment qui, d’ailleurs tardera, sa robuste santé lui permettant de vivre jusqu’en l’année 1727, à l’âge de 84 ans. En fait le chancelier démissionne parce qu’au bout d’une douzaine d’années à partir de 1702, il avait dilapidé la majeure partie de son crédit près du Roi, d’abord en s’enferrant dans l’affaire des évêques par excès de zèle en faveur du Bureau de la Librairie, puis en se dépensant, sans compter, pour enrayer la propagation de l’ultramontanisme devenu, à ses yeux, une sorte de mal pernicieux qui menaçait de ronger l’institution monarchique. Cette obsession du danger ultramontain transparaît bien dans une lettre du Chancelier, de 1708, adressée au cardinal de La Trémouille, à propos d’un ouvrage, Tractatis de potestate juridictionis…, sorti, l’année précédente, des presses romaines :
- 33 Antoine Vaira (v. 1650-1732), professeur de droit canon à l’université de Padoue, ensuite évêque d (...)
- 34 AN, Archives privées, 257 AP 1, dossier 4, minutes des lettres du chancelier Pontchartrain.
« Il est imprimé avec permission, dédié au Pape, composé par un de ses compatriotes, les maximes les plus détestables des docteurs ultramontains à notre égard y sont magnifiquement avancées et fort favorablement reçues où il les débite. Le poison est donc trop sûr et trop dangereux pour n’y devoir pas apporter ici les remèdes que nous y pourrons apporter, dans un temps principalement où Rome nous chicane tous les jours par son nonce et sur les thèses qu’on soutient en Sorbonne et sur tous les livres qu’on imprime. Cependant, puisque Votre Éminence me fait espérer que ce livre sera supprimé à Rome par ordre du Pape, et qu’elle me promet de m’avertir de ce qui se fera là-dessus, je puis aussi l’assurer de mon côté qu’il ne sera rien fait ici sur ce pernicieux livre jusques à ce que j’ai de ses nouvelles. Je dois lui dire encore à ce sujet qu’il court encore ici un livre plus ancien à la vérité […] mais plus dangereux encore parce qu’il est mieux écrit et qu’il contient encore plus en grand les mêmes et diaboliques maximes. Il est composé par Antonius Vaira et a pour titre De œcumenia papae potestate33. Il est imprimé à Pavie en 1704 et dédié encore au Pape. Vous ferez donc, s’il vous plaît, vos réflexions et vous voudrez bien me mander ce que vous croyez qu’on doive faire sur celui-là, comme vous faites sur l’autre. Je me ferai donc toujours un plaisir singulier de me conformer aux pensées de Votre Éminence, persuadé de ses sentiments pour les droits du Roi et pour ceux de l’Église de France34… »
- 35 Cf. Pierre Blet, s.j., « Louis XIV et le Saint-Siège », Revue xviie siècle, n° 123, avril-juin 197 (...)
29« Maximes les plus détestables », « poison sûr et dangereux », « diaboliques maximes », Pontchartrain n’a pas de termes assez durs pour stigmatiser la doctrine des « docteurs ultramontains » attentatoire aux droits du Roi et aux libertés gallicanes. Or, malgré son édit de mars 1682 rendant public et obligatoire la « Déclaration des Quatre Articles » de l’assemblée du clergé de France qui remettait en cause le principe de l’infaillibilité pontificale, Louis XIV n’avait jamais eu que tiédeur et méfiance vis-à-vis du gallicanisme, même s’il l’utilisait au gré des circonstances. Dès 1689, par exemple, dans une lettre au pape Alexandre VIII, il rassurait le Pontife par une phrase hautement significative : « Cet ouvrage [des Quatre Articles] ne doit être considéré que comme un boulevard de terre qui s’éboulera facilement […] si la cour de Rome ne songe pas plus à l’attaquer que je ne me mettrai en peine de le défendre. » Et, quatre ans plus tard, par lettre autographe du 14 septembre 1693, le Roi tenait, lui-même, à informer Innocent XII, successeur d’Alexandre VIII, que « l’édit de 1682 imposant la doctrine des Quatre Articles ne serait pas observé35 ». Par la suite, la nécessité de s’appuyer sur le Saint-Siège pour mieux combattre l’« hérésie » janséniste, allait accentuer encore plus la méfiance du monarque envers des maximes gallicanes qui auraient pu, faute de pondération de sa part, conduire au césaro-papisme et au schisme à l’époque des tensions violentes avec Rome. Si bien qu’au moment de la crise de l’« Unigenitus », le Chancelier dont les convictions gallicanes n’avaient pas faibli, se retrouva complètement à contre-courant, face à l’orientation résolument romaine désormais donnée par Louis XIV à sa politique religieuse. Il ne lui restait donc qu’à gagner la porte de sortie, à moins d’accepter de se voir flanquer d’un garde des Sceaux.
- 36 Auparavant, Bolongbroke, principal artisan des traités avec la France, et soucieux d’agir de conce (...)
- 37 Michel Le Pelletier de Souzy, un « tiercelet de ministre », selon l’expression de Saint-Simon, éta (...)
30Pendant ce temps, Jérôme de Pontchartrain prospérait, au contraire, avec un crédit porté au zénith pour s’être fait le parfait exécutant, et même en partie l’inspirateur, de l’une des toutes dernières entreprises de Louis XIV, laquelle visait à contourner ou différer l’application des clauses d’Utrecht les plus directement préjudiciables aux intérêts maritimes, commerciaux et coloniaux du royaume. Le cas de Dunkerque offre précisément un exemple caractéristique de ces points sensibles, d’une importance prioritaire, avec lesquels, à Versailles, on sut batailler et manœuvrer avec le maximum de duplicité pour revenir sur les concessions faites au gouvernement de Londres. L’article 9 du traité stipulait que le Roi ferait « raser les fortifications de la ville, combler le port et ruiner les écluses qui servent au nettoiement du port, dans le terme de cinq mois…, savoir les ouvrages de mer dans l’espace de deux mois, ceux de terre avec les écluses dans les trois suivants ». L’étrange manière dont cette clause fut appliquée allait soulever, à la Chambre des communes, l’indignation de l’opposition whig qui en rendit responsable le ministère tory de Bolingbroke. Le traité d’Utrecht avait été signé le 11 avril 1713 et ce ne fut qu’après une année d’atermoiements que commença le démantèlement. Les jetées furent démolies à partir du 24 avril 1714 et l’entrée du port comblée le 6 août, mais, dès le mois de mai de la même année, à six kilomètres à l’ouest de Dunkerque, s’était ouvert le chantier de Mardyck pour y créer un nouveau port qui serait relié à la ville par un canal. Le 24 août 1714 avait lieu la bénédiction de la première pierre de la grande écluse de ce canal, dit canal de Mardyck ; au mois de février 1715, l’ensemble du chantier était en voie d’achèvement, et deux mois après, une frégate de 35 canons inaugurait le nouveau port de Dunkerque. Grâce à la détermination de Louis XIV insensible aux rodomontades des Whigs revenus au pouvoir à la faveur de l’avènement de George de Hanovre en août 171436, le secrétaire d’État à la Marine avait pu mener rondement l’opération avec le concours de Michel Le Pelletier de Souzy, directeur général des Fortifications de 1691 à 171537, et surtout avec celui de Claude Le Blanc, intendant de Flandre maritime de 1708 à 1715, futur secrétaire d’État à la Guerre (1718-1723 et 1726-1728).
- 38 Cf. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs…, op. cit., p. 219-221 et 451.
- 39 « La perte de Dunkerque […] fit imaginer un canal à Mardyck pour y faire peu à peu un port en comp (...)
31Fils et petit-fils d’intendants et marié dans le milieu de l’intendance, Claude Le Blanc (1668-1729) était un neveu du maréchal de France Jacques Bazin de Bezons, lui-même cousin issu de germain du chancelier Pontchartrain (voir tableau 61). Pour Jérôme de Pontchartrain, titulaire de la Marine, comme pour Chamillart, puis Voysin, secrétaires d’État à la Guerre, Le Blanc constituait un collaborateur de premier choix en raison de ses qualités d’intendant de province-frontière. À partir d’Ypres, alors place française et siège de l’intendance de Flandre maritime, il avait tissé un réseau d’espionnage qui, étendu jusqu’à Ostende, principale base de ravitaillement des forces britanniques, lui permettait d’être averti des mouvements des convois marchands et de faciliter ainsi leur interception. En même temps, des opérations de harcèlement des troupes ennemies, sous forme d’embuscades répétées, étaient montées grâce aux renseignements fournis par une multitude d’agents anonymes, occasionnels, stipendiés par ses soins et recrutés chez les frontaliers. L’action occulte de l’intendant de Flandre maritime ne s’arrêtait pas là. Disposant d’informateurs à Londres et à La Haye, on le voit même se mêler en 1709 aux intrigues diplomatiques en utilisant les services du marchand hollandais Florisson à qui il parvint à ménager une rencontre avec le Grand Pensionnaire Heinsius par l’intermédiaire d’un député aux États généraux38. Par cette passion du renseignement et des « choses secrètes », Le Blanc apparaît proche de son cousin Jérôme de Pontchartrain. Il l’était encore plus par sa prescience du danger constitué par la puissance navale britannique, car, très au fait de l’importance économique et stratégique de Dunkerque, ce fut lui qui, en prévision de la perte de ce port, se fit l’initiateur du projet de Mardyck39.
- 40 Cf. C.-F. Lévy, Capitalistes et pouvoir…, op. cit., t. 3, p. 442-443. Crawford était chargé d’affa (...)
- 41 Sur ordre du duc de Bourbon, successeur de Philippe d’Orléans comme « principal ministre », Le Bla (...)
32Avec cette affaire épineuse de Dunkerque, source d’irritation Outre-Manche, Claude Le Blanc gagna une solide réputation d’élément perturbateur qui devait le poursuivre une fois devenu secrétaire d’État à la Guerre en 1718. Aussi sa disgrâce survenue le 1er juillet 1723 aurait dû rassurer Londres si elle n’avait été suivie, le 10 août, de la mort du cardinal Dubois, puis le 2 décembre, de celle de Philippe d’Orléans, tous deux artisans du rapprochement avec la Grande-Bretagne et également soucieux de conforter la paix d’Utrecht. Dans une dépêche du 6 décembre 1723, Thomas Crawford, le chargé d’affaires britanniques à Paris, ne cachait pas, en effet, sa crainte d’un rappel du secrétaire d’État disgracié « dont certainement, écrivait-il, les principes ne sont pas bons par rapport à la tranquillité de l’Europe et particulièrement par rapport à la nôtre40 ». Cette crainte n’était pas fondée, du moins dans l’immédiat, puisque Le Blanc ne sera rappelé qu’en 172641. Mais, manifestement, chez les Anglais, le souvenir de l’affaire de Dunkerque restait vivace.
- 42 L’ensemble de l’ancienne Acadie française se trouve actuellement partagée entre les provinces cana (...)
- 43 AN, Col., B 29, f° 87 v°, le 30 juin 1707, lettre à Antoine-Denis Raudot, intendant adjoint du Can (...)
- 44 AN, Col., B 30, f° 161 v°, lettre à A. Raudot du 6 juillet 1709 pour l’informer de l’abandon du pr (...)
- 45 AN, Col., B 35, f° 361 v°.
33L’action de l’intendant Le Blanc dans son secteur flamand en 1713-1715 ne peut être séparée de la politique de reconversion que Jérôme de Pontchartrain s’efforçait alors de pratiquer partout où, en vertu des clauses d’Utrecht, les intérêts français en matière d’économie maritime se trouvaient directement sacrifiés aux intérêts britanniques. Cette politique se manifesta avec une vigueur particulière en Amérique septentrionale où, en prévision de la cession de Terre-Neuve et de l’Acadie péninsulaire programmée dès les Préliminaires de Londres, le secrétaire d’État à la Marine fit décider très tôt le lancement de la colonie de l’Île Royale du Cap-Breton, ou Acadie insulaire42, une opération comparable à ce qui se passa en Europe avec le démantèlement de Dunkerque compensé par la construction de Mardyck. Parfaitement conscient de l’enjeu primordial que constituait le contrôle des grandes zones de pêche morutière, Jérôme de Pontchartrain s’était déjà préoccupé, au moins depuis 1707, d’un projet d’établissement au Cap-Breton qui s’inscrivait alors dans un plan d’extension des pêcheries françaises sur un vaste secteur englobant les portes maritimes du Canada, y compris les côtes méridionales du Labrador où commençaient à se développer la pêche à la baleine, à la morue, au loup marin et au saumon43. Ce projet, abandonné en raison des difficultés financières de l’année 170944, prit véritablement corps en 1712, Pontchartrain ne voulant pas attendre la conclusion de la paix d’Utrecht pour pallier, dans la mesure du possible, la perte de Terre-Neuve. Par lettre du 26 juin 1712, il informait Vaudreuil et Bégon, gouverneur général et intendant du Canada, de l’aménagement prochain du Cap-Breton45, et, l’année suivante, débutait la première phase de mise en valeur et de mise en défense de la nouvelle colonie.
- 46 Voir AN, Col., série B, correspondance « Départ », B35, année 1713, B36, année 1714 et B37, année (...)
- 47 AN, Col., B 35, f° 42, lettres du 24 février à Saint-Ovide pour lui notifier sa mission au Cap-Bre (...)
- 48 AN, Col., B 35, f° 157, lettre de Pontchartrain à Beauharnais du 8 mars 1713.
- 49 AN, Col., B 35, f° 184.
- 50 AN, Col., B 35, f° 163.
34L’abondante correspondance de Jérôme de Pontchartrain permet de suivre au détail près, mois par mois, entre 1713 et 1715, le déroulement de cette entreprise montée initialement à partir du port charentais de Rochefort et de la base terreneuvienne de Plaisance46. On se bornera ici à en dégager les aspects les plus caractéristiques. Au mois de février 1713, la reconnaissance des lieux et l’installation d’une garnison, composée d’un détachement des troupes du Canada et de cinquante soldats prélevés sur la garnison de Terre-Neuve, avait été confiée à un officier de marine, alors lieutenant de roi à Plaisance, Joseph de Saint-Ovide de Brouillan47, qui arrivait le mois suivant à Rochefort pour prendre le commandement du navire le Saemslack affecté à cette mission. Selon les recommandations expresses de Pontchartrain à François de Beauharnais, l’intendant du port, celui-ci devait veiller au recrutement et à l’embarquement d’artisans et d’ouvriers, en même temps qu’au maintien du secret le plus absolu sur les préparatifs de l’armement et la destination du navire48. Par suite d’une accumulation de retards due au mauvais état du Saemslack qu’il fallut faire radouber, Saint-Ovide ne put débarquer qu’en octobre 1713 au Cap-Breton, au lieudit « le Havre à l’Anglais », emplacement du futur Louisbourg. Nullement découragé par ce contretemps, Pont-chartrain prescrivit aussitôt aux intendants et commissaires de marine des places portuaires, par lettre circulaire du 7 novembre, d’assurer les armateurs de leur ressort qu’ils pourraient mener des campagnes de pêche dans le nouvel établissement de l’Île Royale, dès l’année 171449. D’autre part, le secrétaire d’État à la Marine, anticipant sur l’arrivée du Saemslack, avait déjà adressé aux mêmes destinataires, par lettre-circulaire du 30 septembre 1713, copie, aux fins d’une large diffusion, d’un arrêt du Conseil du 9 septembre précédent qui, rendu sur son inspiration, exemptait de droits, pour une période de douze ans « les morues et huiles de poissons », en provenance de l’Île Royale50.
- 51 AN, Col., B 35, f° 211.
- 52 AN, Col., n° 36, f° 1 v°, f° 47, f° 14 v°, f° 34.
- 53 AN, Col., B 36, f°19 v°, f° 45, f° 174 v°, lettres du 17 janvier et du 30 janvier 1714, lettre du (...)
- 54 AN, Col., B 36, f° 293 v°, f° 296, f° 299, lettres à Sarry (Saint-Jean-de-Luz) du 19 novembre 1714 (...)
35Ces deux circulaires ministérielles s’inscrivaient dans une politique de propagande destinée à accélérer le démarrage de l’Île Royale. Jérôme de Pontchartrain, en effet, ne ménageait pas ses efforts pour intéresser les diverses régions maritimes du royaume à son entreprise, avec une attention plus marquée pour la côte basque. Ainsi, dans deux lettres du 14 décembre 1713, adressées l’une à Guillaume Sarry, commissaire ordonnateur à Saint-Jean-de-Luz, l’autre à Jacques Laudreau, commissaire ordonnateur à Bayonne, il leur exposait les nombreux avantages présentés par l’Île Royale, insistant en même temps sur les mesures à prendre pour encourager les pêcheurs basques à fréquenter ce nouveau poste51. Suit, conformément à la tactique de harcèlement chère à Jérôme, une série de lettres, des 1er janvier et 2 février 1714 aux Bayles et Jurats de Ciboure et de Saint-Jean-de-Luz, des 17 et 24 janvier au commissaire Laudreau, des 24 janvier et 19 février au commissaire Sarry, développant sensiblement le même thème. Le secrétaire d’État à la Marine, y annonçant le refus anglais de laisser les Français aller à Plaisance pour la prochaine campagne de pêche, sautait sur l’occasion pour recommander instamment, comme solution de rechange, l’utilisation des bases de l’Île Royale, avec promesse de distribution des grèves du « Havre à l’Anglais » aux pêcheurs basques qui accepteraient de s’y rendre52. En ce début de l’année 1714, des lettres de teneur voisine étaient également adressées à des commissaires d’autres ports métropolitains, tels Du Hallier à Granville, Le Gagneux à Saint-Malo ou Beauchesne à Rochefort53. Et cet appel dut être bien répercuté et bien entendu puisqu’au mois de novembre 1714, Pontchartrain pouvait encore renforcer sa propagande en faisant état dans ses correspondances des « excellents résultats » de la campagne de pêche à l’Île Royale dont, assurait-il, « les pêcheries donnent toute satisfaction et se trouvent de plus en plus fréquentées par les pêcheurs français54 ».
- 55 AN, Col., B 35, f° 240, le 20 mars 1713, Instructions du Roi pour M. de Saint-Ovide, lieutenant de (...)
- 56 AN, Col., B 35, f° 259 v°, 29 mars-8 avril 1713, lettre au P. Gaulin, lettre à Saint-Castin, lettr (...)
- 57 Philippe de Pastour de Costchelle (v. 1661-1717), garde-marine à Toulon en 1683, fit une longue ca (...)
- 58 AN, Col., B 35, f° 245, f° 273 v°, f° 342.
- 59 AN, Col., B 35, f° 253, 29 mars 1713, lettre à Vaudreuil ; f° 257, 29 mars 1713, lettre à Bégon.
- 60 De 1695 à 1734, la superficie cultivée de la vallée du Saint-Laurent passe de 9 610ha à 55 768ha. (...)
36Jérôme de Pontchartrain s’était d’autant plus attaché à ce travail de « publicité » qu’il entendait donner à son entreprise une ampleur considérable en focalisant sur l’Île Royale le maximum de ressources humaines, qu’elles fussent de provenance métropolitaine ou de provenance américaine. Sur ce dernier point, et malgré les apparences contraires, Jérôme bénéficia, au départ, d’une conjoncture favorable avec la perspective à court terme de l’abandon définitif de Terre-Neuve et de l’Acadie péninsulaire. Ainsi, plus d’un trimestre avant de quitter Rochefort à destination du Cap-Breton, Saint-Ovide était déjà muni d’« Instructions du Roi » et d’instructions complémentaires du secrétaire d’État, de mars et avril 1713, lui prescrivant, entre autres directives, de s’efforcer, dès son arrivée au Cap-Breton, d’y attirer les « Habitants » et les « Sauvages » de l’Acadie. Pour cela, précisait le secrétaire d’État, il aurait à se concerter avec le père Antoine Gaulin, prêtre des Missions étrangères, grand-vicaire en Acadie, et avec le baron de Saint-Castin, un « sang-mêlé » de mère indienne, lieutenant et chef militaire de la tribu des Abenakis55. En même temps, Pontchartrain enjoignait directement au père Gaulin et à Saint-Castin d’user de leur influence respective près des Acadiens et près des Abenakis afin de pousser les premiers à aller s’établir au Cap-Breton et les seconds à en fréquenter les parages56. Cette directive était également donnée et répétée, par lettres des 20 mars, 10 juin et 29 septembre 1713, à Costebelle, gouverneur de Plaisance57 qui, en prévision de l’évacuation de Terre-Neuve fixée au printemps 1714, devait encourager ses administrés à rejoindre la même destination58. En raison de la proximité géographique, l’une des premières démarches du secrétaire d’État en vue d’assurer le démarrage de la colonie naissante avait donc été de tenter d’y regrouper la maigre population des deux colonies perdues, soit moins de 3 500 habitants et « engagés », non compris l’élément indien. Cette démarche s’accompagnait, toujours à propos du secteur nord-américain, de la mise à contribution des administrateurs du Canada. Ordres étaient donnés au gouverneur Vaudreuil de préparer l’envoi de soldats au Cap-Breton, à l’intendant Bégon de faciliter le passage des colons désireux de s’y installer et plus généralement à tous les deux d’apporter le maximum d’aide au nouvel établissement, en particulier pour son approvisionnement en vivres et produits de première nécessité59. C’étaient là autant d’exigences qui, en se répétant, ne pouvaient manquer de poser problème, la Nouvelle-France n’ayant qu’un très faible peuplement (16 418 Franco-canadiens en 1706), n’étant pourvue que d’effectifs militaires réduits, et ne disposant pas alors de gros surplus alimentaires pour l’exportation, malgré les débuts prometteurs de la mise en valeur de la vallée du Saint-Laurent60. Aussi, la réussite de l’entreprise de l’Île Royale supposait-elle, de la part de la Métropole, un investissement considérable dont la nécessité apparaît encore plus crûment au regard de l’écrasante supériorité démographique et économique de la Nouvelle-Angleterre, elle-même assurée, par surcroît, de l’appui militaire et naval de la Grande-Bretagne, puissance victorieuse.
37En 1710, l’ensemble des douze colonies anglaises continentales – la treizième, la Géorgie, sera fondée en 1732 – alignait une population de plus de 300 000 habitants, dont 115 000 pour la Nouvelle-Angleterre (Massachusetts, New Hampshire, Rhode Island, Connecticut) qui témoignait déjà d’une activité débordante basée sur l’exploitation de ses forêts et de la mer. Abondamment pourvue en sites portuaires, réputée pour la qualité de ses constructions navales, possédant sa propre flotte morutière et disposant de nombreux navires et équipages, tant pour le cabotage que pour la navigation au long cours, elle trouvait la meilleure expression de son dynamisme dans le rayonnement de Boston qui commençait à faire figure de métropole seconde par rapport à Londres, non seulement comme premier centre importateur et redistributeur de produits européens, mais aussi comme principal entrepôt colonial collectant les denrées tropicales en provenance des Antilles et, en corollaire, comme port négrier s’adonnant à la traite des esclaves. Ce rayonnement était tel que, dans le langage de l’époque, l’appellation courante de « Bostoniens » désignait globalement les habitants de la Nouvelle-Angleterre, devenus de véritables rouliers des mers, en quelque sorte les « Hollandais » de l’empire britannique.
- 61 Le bœuf salé de Cork était réputé pour ses qualités de conservation, à l’inverse du bœuf salé de p (...)
38Jérôme de Pontchartrain s’en était inquiété d’autant plus que les Bostoniens se livraient à une intense contrebande avec Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe, y introduisant du blé (surabondant en Pennsylvanie), des farines, de la morue sèche, du bœuf salé Irlandais de Cork61, sans oublier des objets de quincaillerie anglaise et du bois sous diverses formes, merrains pour la fabrication des tonneaux (le sucre s’exportait en barrique), « essentes » (bardeaux de bois) pour les toitures, planches, charpentes, etc., tous produits dont les colons français manquaient régulièrement. En échange, ils enlevaient à bas prix quantités de sirops et mélasses (sous-produits de la transformation de la canne), acheminées ensuite vers les distilleries de Nouvelle-Angleterre pour la fabrication du rhum et du tafia destinée non seulement à la consommation des équipages de pêche et au troc des fourrures avec les « Sauvages » (en concurrence directe avec les marchands de Montréal), mais aussi à la traite négrière sur les côtes de Guinée, l’eau-de-vie constituant une excellente monnaie d’échange pour l’achat des esclaves. En effet, dès le lendemain de la paix de Ryswick, à partir de 1698, les armateurs anglo-américains avaient inauguré un trafic triangulaire, leurs navires appareillant de Boston ou de Newport (Rhode Island) avec des cargaisons de rhum et autres marchandises de traite (armes, verroterie, textiles) pour cingler vers l’Afrique et y charger des esclaves qu’ils allaient revendre aux Antilles à des prix inférieurs à ceux pratiqués par la traite française, leurs retours sur la Nouvelle-Angleterre s’effectuant ensuite principalement en sous-produits sucriers. Par là s’accentuait l’emprise bostonienne sur la Méditerranée américaine, au détriment des intérêts du « commerce de France » doublement pénalisé pour son incapacité à assurer le ravitaillement des Antilles françaises et pour la cherté du prix des esclaves – jamais en nombre suffisant – qu’il se trouvait en mesure de fournir aux propriétaires de « sucreries », c’est-à-dire d’habitations sucrières.
- 62 Cf. Ch. Frostin, Les révoltes blanches…, op. cit., p. 28, 32, 54-55.
- 63 Organisme collégial créé en 1696 et régissant l’ensemble du commerce extérieur britannique.
- 64 Cf. F. W. Pitman, The Devlopment of the British West Indies, 1700-1763, Yale University Press, 191 (...)
39Ces problèmes de ravitaillement et de traite venaient précisément de prendre toute leur acuité en raison de l’essor de Saint-Domingue qui, n’ayant aucune sucrerie et à peine 3 000 esclaves en 1685, passait de 30 sucreries et 9 082 esclaves en 1 700 à 128 sucreries et 24 146 esclaves en 1713, le chiffre de ces derniers avoisinant 40 000 en 171862. La même année, dans une lettre au Board of Trade63, Robert Lowter, gouverneur de la Barbade, naguère reine des Isles à sucre, s’alarmait de la réussite domingoise, assurant que « jamais les Français ne pourraient produire autant de sucre », si les « Northerners » ne les ravitaillaient en céréales, farines, poissons et viandes64. De fait, les planteurs français faisaient peu de cas de l’élevage et surtout négligeaient systématiquement les cultures vivrières en dépit d’une réglementation royale minutieuse leur prescrivant l’entretien de « places à vivres » pour la nourriture des esclaves. Cette attitude s’inscrivait dans une logique propre à l’économie sucrière antillaise entièrement tournée vers l’exportation et dominée par des soucis de rentabilité immédiate. Pourquoi donc l’habitant de Saint-Domingue, fort des résultats prometteurs obtenus depuis peu, aurait-il sacrifié espace et main-d’œuvre à une agriculture d’auto-subsistance, alors que les ressources du « grenier » nord-américain lui permettaient de tout reporter sur les deux grandes cultures commerciales de l’île, le sucre et, en second plan, l’indigo ? D’autre part, comment n’aurait-il pas cherché à se procurer clandestinement des esclaves à bon compte contre la fourniture de sirops et mélasses qui, sans cela, lui seraient restés en pure perte, la réglementation royale interdisant la distillation sur place et l’introduction des eaux-de-vie de canne afin de protéger les eaux-de-vie métropolitaines ?
- 65 Cf. Ch. Frostin, Les révoltes blanches…, op. cit., p. 158.
- 66 Cf. H. V. Faulkner, American Economic History, New York, 1924, trad. fr., Paris, 1958, t. 1, 356 p (...)
- 67 AN, Col., B 21, f° 160, Règlement du Roi pour le commerce et la navigation des Isles françaises de (...)
40« Des nègres et des vivres pour les nègres », telle sera, quelques décennies plus tard, la formule courante, résumant, de manière lapidaire, les exigences des planteurs français impatients de s’émanciper du régime contraignant de l’« Exclusif » colonial65. Cette soif d’émancipation se manifesta en réalité très tôt, surtout à Saint-Domingue en raison du placage d’une économie sucrière de plus en plus étouffante sur une économie vivrière de moins en moins capable de répondre aux besoins du nombre croissant d’esclaves travaillant sur les habitations. Elle se traduisit par la montée irrésistible de la contrebande en provenance des colonies continentales anglaises. Dès 1700, entre la Nouvelle-Angleterre et l’arc proche des Antilles, s’était ouverte une véritable route de l’« Interlope » avec, en tête de ligne, Boston qui fera bientôt plus de la moitié de son commerce en violation des lois anglaises prescrivant, comme les lois françaises, le respect de l’« Exclusif66 ». Cette situation n’ira d’ailleurs pas sans créer de graves tensions entre le gouvernement de Londres et les assemblées de Nouvelle-Angleterre. Pour sa part, le gouvernement de Versailles n’avait pas manqué de réagir. Déjà, en 1698, l’année où les Bostoniens se lançaient dans la traite négrière, Louis de Pontchartrain avait fait rendre un « règlement du Roi », en date du 20 août, interdisant à « tous marchands ou propriétaires de vaisseaux bâtis dans les Îles françaises de l’Amérique de trafiquer dans les pays étrangers » et « à tous étrangers d’aborder avec leurs vaisseaux dans les ports et rades des Îles françaises de l’Amérique ». Il s’agissait de remédier à des abus récents, la plupart des marchandises métropolitaines expédiées depuis la paix de Ryswick n’ayant pu être vendues aux Îles, si bien que les bâtiments français se trouvaient obligés « d’y faire un séjour considérable pour prendre leur chargement67 ».
- 68 AN, Col., B 29, f° 87 v°, le 30-06-1707, lettre à Antoine-Denis Roudot, intendant adjoint du Canad (...)
41Par la suite, la situation était allée en en empirant. Ce problème de ravitaillement des Îles contribuant puissamment à la montée du commerce interlope, Jérôme de Pontchartrain avait d’abord tenté de le résoudre par l’établissement d’une liaison directe Canada-Antilles, qui permettrait aux colons de recevoir le complément de vivres que la Métropole, en état de surpression démographique, ne pouvait leur fournir. Les résultats s’avérèrent décevants, le Saint-Laurent étant bloqué par les glaces une partie de l’année, tandis que la bonne saison où les navires chargés de farine quittaient l’embouchure du fleuve correspondait à la mauvaise saison pour se rendre aux Antilles. Ce fut alors, au moins à partir de 170768 que Jérôme de Pontchartrain envisagea l’utilisation de l’île du Cap-Breton (8 100 km2), située à l’entrée du golfe du Saint-Laurent, en mer libre, comme entrepôt des productions de la Nouvelle-France pour les acheminer ensuite à destination des Antilles. Le projet initial du Cap-Breton s’insérait donc dans la lutte contre le commerce interlope de la Nouvelle-Angleterre, cet établissement, qui ne souffrait pas de l’isolement géographique de la Nouvelle-France, devant permettre d’annihiler l’emprise bostonienne sur le marché antillais. Mais bientôt, avec la perspective redoutée, qui se précisait, d’avoir à céder aux Anglais Terre-Neuve et l’Acadie, ce projet allait prendre une tout autre ampleur.
- 69 AN, Col., B 32, f° 419.
42Jérôme de Pontchartrain paraît avoir été bien informé des fréquents conflits d’intérêts opposant les colonies continentales à la métropole britannique à propos du commerce interlope ou encore de l’installation de manufactures malgré l’interdiction prononcée par le Board of Trade en 1699. Ainsi, en 1710, alors que la tension était devenue particulièrement vive entre le Conseil de Boston et le Board of Trade, Jérôme, par lettre du 10 août, chargeait Vaudreuil, gouverneur du Canada, de faire des ouvertures près de ce Conseil pour lui proposer l’aide française dans ses démêlés avec les Anglais69. La démarche était certes prématurée, et de beaucoup, en un temps où les villages de Nouvelle-Angleterre se trouvaient exposés aux raids meurtriers des Canadiens et de leurs alliés indiens. Elle ne laisse pas moins entrevoir que le secrétaire d’État était capable d’une certaine vue géopolitique de l’environnement nord-américain qui se retrouve, incontestablement mieux fondée, dans sa conception de l’établissement du Cap-Breton. À l’origine donc envisagé comme moyen de liaison entre le lointain Canada et le marché antillais, et comme le relais pratique pour l’acheminement du « castor et de pelleteries » à destination de la métropole, ce projet d’établissement prit ses véritables dimensions au cours de laborieuses négociations de paix. Les objectifs se précisèrent alors. Outre cette fonction d’entrepôt commercial, l’Île Royale du Cap-Breton devait se substituer à Terre-Neuve comme point d’appui terrestre de la pêche morutière dans la zone et en même temps servir de base militaire pour assurer à la fois la protection des pêcheries et le verrouillage de l’entrée du golfe du Saint-Laurent, afin d’interdire à la flotte anglaise toute tentative de remontée du fleuve jusqu’au cœur de la Nouvelle-France. S’ajoutait encore, chez le secrétaire d’État, l’arrière-pensée de faire de l’Île Royale une base de reconquête de l’Acadie péninsulaire (Nouvelle-Écosse) dans l’éventualité d’une reprise du conflit. On aboutissait ainsi à un vaste programme nécessairement coûteux, supposant un équipement portuaire pour l’accueil et l’entretien des navires, des magasins de stockage pour le ravitaillement et la redistribution commerciale, des installations permanentes à terre pour le conditionnement de la morue, sans oublier les constructions se rapportant à la sûreté et à l’encadrement de la nouvelle colonie, fortifications, casernes, logements de fonctions pour l’état-major et pour le personnel administratif.
- 70 AN, Col., B 36, f° 433 v°, le 21-03-1714, liste des officiers de la garnison de l’Île Royale.
- 71 AN, Col., B 36, f° 427, lettre à Soubras du 13-03-1714 ; f° 459 v°, le 12-04-1714, concession de s (...)
- 72 AN, Col., B 36, f° 462.
43Jérôme de Pontchartrain s’attela à cette tâche avec une détermination qui porta vite ses fruits. Entre 1713 et 1715, le nombre de colons transférés à l’Île Royale s’élevait à 1100, effectif non négligeable si l’on se réfère aux chiffres dérisoires du peuplement français en Acadie (moins de 2 000 habitants en 1710) et en Louisiane (moins de 500 en 1715). Dès le mois de mars 1714, la garnison se trouvait pourvue d’une vingtaine d’officiers sous les ordres du gouverneur Costebelle, du premier lieutenant de roi Saint-Ovide et du second lieutenant de roi Lhermitte, des hommes d’expérience précédemment en poste à Plaisance70. Le mois suivant, Costebelle était flanqué pour l’administration civile d’un commissaire de la Marine muté de Dunkerque, Pierre-Auguste de Soubras, que Pontchartrain tint à convoquer à Versailles avant de le faire embarquer à Rochefort, muni d’une commission de subdélégué accompagnée d’une promotion de commissaire ordonnateur71. À ces deux administrateurs, le secrétaire d’État assigna comme tâches prioritaires, dans la première lettre « commune » qu’il leur adressait le 18 avril 1714, de procéder à la distribution de concessions de terres aux nouveaux habitants, de veiller à l’emploi et au statut des ouvriers envoyés de Rochefort par l’intendant Beauharnais, et de faire préparer sans tarder des devis pour la construction de fortifications à Louisbourg72.
- 73 AN, Col., B 36, f° 461.
- 74 AN, Col., B 36, f° 419.
- 75 AN, Col., B 36, f° 16, le 23-01-1715, lettre au chevalier de Saujon pour l’informer de l’assemblée (...)
- 76 AN, Col., B 37, f° 207 v°, le 17-03-1715, lettre à Costebelle et Soubras au sujet de la nomination (...)
44Curieux mélange de préoccupations immédiates et de prévisions à long terme, le même jour, par lettre « particulière », il entretenait Costebelle de l’éventualité de la création d’un Conseil supérieur à l’Île Royale, c’est-à-dire d’une cour souveraine à l’instar des parlements du Royaume73. Mais ce qui frappe surtout au travers de la correspondance de Pontchartrain de l’année 1714, c’est la rapidité dans la prospection géographique de l’île et dans la détermination des meilleurs sites portuaires. Tandis qu’une première carte est levée par l’ingénieur Jacques Bourdon, trois sites sont aménagés sommairement : Port-Toulouse, d’un accès difficile pour les navires de plus de 150 tonneaux en raison de l’existence d’une barre, Port-Dauphin, initialement choisi comme lieu de résidence du gouverneur, et Louisbourg qui, disposant d’une rade bien abritée des vents, allait bientôt s’imposer comme le premier établissement de l’Île Royale, à la fois port d’entrepôt, place fortifiée et capitale administrative regroupant les deux tiers de la population. L’intérêt du secrétaire d’État pour Louisbourg se manifesta très tôt et ne se démentit pas. Dans une lettre du 26 janvier 1714, il exigeait déjà de Lhermitte, second lieutenant de roi, des plans et devis estimatifs de fortifications74, exigence renouvelée au mois de mars, on l’a vu, près de Costebelle et Soubras. Puis, au bout de quelques mois d’enquêtes et travaux préliminaires, Pontchartrain ordonnait aux responsables de la colonie de se réunir à Louisbourg pour déterminer les modalités du développement de la place, assemblée tenue au début du mois de janvier 171575, et, peu après, pour mieux assurer la bonne marche des travaux, il y affectait un ingénieur militaire venu du Canada, Christophe Berthelot de Beaucours, nommé second lieutenant de roi en permutation avec Lhermitte, envoyé à Trois-Rivières76.
- 77 Cf. J. S. Mc Lennan, Louisbourg, from its fondation to its fall (1713-1758), Londres, Mc Millan, 1 (...)
- 78 Cf. J.-P. Poussou et coll., Espaces coloniaux et espaces maritimes au xviiie siècle, Paris, SEDES, (...)
45L’énormité des frais envisagés dès les premiers devis n’avait pas fait reculer le secrétaire d’État, si bien que, lors de son départ du pouvoir, environ 80 000 livres avaient été dépensées pour les fortifications de Louisbourg. Par la suite, sous la Polysydonie, le Conseil de Marine y consacrera un budget annuel d’un peu plus de 76 000 livres, porté à 150 000 livres en 1724 et 1725 par Maurepas, titulaire de la Marine depuis 1723, et maintenu par lui à environ 137 000 livres jusqu’en 174477. Cette constance dans le financement, jointe à un environnement de mers poissonneuses, à la possession d’excellentes pêcheries et à une non moins excellente position tant stratégique que commerciale, explique l’essor rapide de l’Île Royale qui passait de 1 100 habitants en 1715 à plus de 3 000 en 1723 dont près d’un millier concentré à Louisbourg où commençaient à affluer les navires (31 navires en 1717, 77 en 1723, 118 en 1726) dans le cadre d’un nouveau commerce triangulaire Antilles-France-Canada. Plus tard, cette nouvelle colonie, promise à un brillant avenir, devait connaître un sort contraire. En 1745, les Anglais s’empareront de Louisbourg qu’ils rétrocéderont en 1748, lors du traité d’Aix-la-Chapelle, en échange de Madras. Puis, en 1758, l’escadre de Boscawen s’emparera à nouveau de Louisbourg, prélude à la chute de Québec (1759) et de Montréal (1760). Finalement, au traité de Paris de 1763, Versailles renoncera définitivement à Louisbourg et l’Île Royale. Malgré cette issue malheureuse, l’entreprise du Cap-Breton lancée à la fin du règne de Louis XIV n’en fut pas moins, durant quelques décennies, une réussite remarquable liée, comme le souligne l’historien Jean-Pierre Poussou, « à une nouvelle utilisation des espaces maritimes canadiens, réalisée avec une rapidité qui témoigne d’une grande souplesse d’adaptation des Français, trop souvent méconnue78 ».
46Cette souplesse d’adaptation se manifesta précisément, de prime abord, au travers de l’activité déployée par Jérôme de Pontchartrain pour faire prévaloir et pour mettre en œuvre son projet de l’Île Royale, une activité qui pourtant reste généralement méconnue et à peine mentionnée, l’intérêt de l’historiographie se concentrant sur l’après-1715… Déjà en 1730, dans un mémoire adressé à Louis XV, Maurepas s’exprimait en ces termes :
- 79 Situation du commerce extérieur du Royaume exposée à Sa Majesté par M. le comte de Maurepas… dans (...)
« L’Île Royale […] peut être regardée comme un établissement fait par Votre Majesté, quoiqu’il eût commencé sous le règne du feu Roi. Il y passa en 1713 un détachement de troupes du Canada et de la garnison de Plaisance. Les troupes et les habitants de ce dernier endroit y furent transportés l’année suivante ; et cette colonie, qui commençait de naître, se trouva dans une situation bien triste durant l’année 1715 qu’elle ne reçut aucun secours. Votre Majesté y en fit envoyer en 1716. Elle y a fait fortifier le port de Louisbourg qui est aujourd’hui en état de défense ; et il y a déjà du temps qu’il va tous les ans 80 à 90 vaisseaux dans ce port et que les retours qui s’en font dans le royaume sont à trois millions [de livres] par an79. »
- 80 En 1737, le ministre Walpole s’inquiétait sur la capacité du vieux cardinal Fleury (84 ans) « à te (...)
47Cette manière de présenter la réussite de la nouvelle colonie n’allait pas sans rappeler, en filigrane, les mérites du ministre de Louis XV qui, de fait, depuis 1723, avait su assurer le financement de cet établissement et plus particulièrement celui des fortifications de Louisbourg dont il entendait faire une citadelle inexpugnable. Nourrissant, à l’exemple de son père, une anglophobie bien connue à Londres, Maurepas s’était, en effet, empressé d’accélérer le renforcement de cette place qui constituait une menace permanente tant pour la Nouvelle-Écosse voisine (ancienne Acadie péninsulaire) que pour les pêcheries anglaises de Terre-Neuve80.
- 81 Maurice Filion, La pensée et l’action coloniales de Maurepas vis-à-vis du Canada (1723-1749), Mont (...)
- 82 AN, Col., B 37, f° 77 v°, le 07-04-1715, lettre circulaire aux commissaires des ports de Saint-Mal (...)
48Selon l’historien canadien Maurice Filion, « on peut affirmer que l’érection de Louisbourg est vraiment l’œuvre de Maurepas, les sommes affectées à cette construction durant son ministère représentant plus de 80 % des dépenses faites pour Louisbourg entre 1714 et 1744 et plus de 71 % de toutes celles faites entre 1714 et 175681 ». Le propos risque de prêter à confusion car, si important qu’ait été l’investissement ainsi réalisé, sans parler des dépenses engagées auparavant par le Conseil de Marine, il reste que le véritable promoteur de l’entreprise de Louisbourg fut bien Jérôme de Pontchartrain qui imposa le choix heureux de ce site portuaire où il fit procéder aux premiers travaux d’aménagement. Plus généralement, on l’a vu, Jérôme jeta les bases de la nouvelle colonie non seulement en la dotant d’une garnison et d’un encadrement, mais aussi en y attirant une population de petites gens, colons, pêcheurs, artisans et ouvriers, indispensable à sa mise en valeur. L’effectif en était certes réduit, et cependant suffisant pour déclencher des poussées revendicatives. Par exemple, les pêcheurs de l’Île Royale réclamant des gages très élevés, le secrétaire d’État devait intervenir, par lettre du 23 avril 1715, pour exiger la fixation d’un taux qui fût en conformité avec les gages que ces pêcheurs touchaient antérieurement à Plaisance82.
- 83 AN, Col., B 37, f° 82 v°, le 23-04-1715.
- 84 AN, Col., B 37, f° 104, le 04-06-1715, lettre à Pajot de l’Isle, commissaire ordonnateur à Rochefo (...)
- 85 AN, Col., B 37, f° 1, le 04-01-1715 ; f°26, le 10-02-1715 ; f° 45v°, le 10-03-1715.
- 86 AN, Col., B 37, f° 95 v° ; f° 117 et f° 122.
49Mais, pour Pontchartrain, le problème le plus aigu provenait d’ailleurs, du port même de Rochefort où se préparaient les armements à destination de l’Île Royale, comme en témoigne sa lettre du 23 avril 1715, exposant au contrôleur général des Finances Desmarets les graves inconvénients qui résultaient du non versement des fonds indispensables à ces armements : les ouvriers employés au carénage des navires la Charente, le Saemslack et l’Africain menacent de cesser le travail ; les fournisseurs refusent de livrer leurs marchandises si elles ne sont pas payées en argent, et les prêteurs s’inquiètent de ne pas être remboursés83. Au mois de juin suivant, les ouvriers affectés sur la Charente se mettaient en grève pour non paiement de leurs salaires, les travaux de radoub devaient être suspendus, et l’Africain connaissant un sort semblable, il fallut renoncer à leur armement, ce qui amenait Pontchartrain à presser Beauharnais de faire tout son possible pour assurer leur remplacement par des navires marchands84. En fait, durant cette année 1715, la correspondance du secrétaire d’État à la Marine avec le contrôleur général des Finances n’est qu’une succession d’appels angoissés, qu’il s’agisse des secours à envoyer aux premiers habitants de l’Île Royale et aux Acadiens désireux de s’y rendre, de la nécessité d’un budget de 400 000 livres en 1715 pour soutenir la colonie naissante, des fonds encore impayés sur l’exercice de 1714, et surtout, thème principal, de l’accumulation des retards dans la mise à disposition des sommes destinées au financement de toute cette entreprise85. On se bornera ici à citer, en substance, trois lettres des 13 avril, 17 juin et 26 juin 1715, rédigées en termes particulièrement vifs. La première, pour rappeler à Desmarets les lettres précédentes concernant les secours à l’Île Royale ; le presser de dégager les crédits nécessaires et l’entretenir encore une fois de la nécessité impérieuse de « soutenir ce nouvel établissement qui excite déjà l’inquiétude des Anglais ». La seconde, pour lui rappeler une nouvelle fois qu’il est urgent d’ordonnancer les fonds qui permettront de soutenir l’Île Royale. Et la troisième pour le prier, de la manière la plus instante, de faire remettre ces fonds, faute desquels la nouvelle colonie ne pourra se soutenir, « et le tort que cela fera à l’État sera irréparable86 ».
- 87 AN, Col., B 35, f° 91, le 21-04-1713 ; f° 111 v°, le 01-06-1713.
- 88 AN, Col., B 35, f° 153, le 08-09-1713 ; f° 221, le 26-11-1713 ; B 36, f° 14, le 17-01-1714 ; f° 28 (...)
- 89 AN, Col., B 35, f° 163, lettre-circulaire du 30-09-1713 aux intendants et commissaires des ports p (...)
- 90 AN, Col., B 35, f° 299 v°, le 25-11-1714 ; f° 325 v°, le 19-12-1714, lettres à Lempereur ; f° 325, (...)
- 91 À Nantes par exemple, le tiers des maisons de commerce se trouvaient aux mains des femmes au début (...)
- 92 AN, Col., B 35, f° 465 v°, le 21-11-1714, lettres à Costabelle et Soubras.
50Autrement dit, le lancement de l’Île Royale s’effectua dans les pires conditions, le secrétaire d’État se heurtant au mauvais vouloir du contrôleur général, lui-même confronté à la détresse du Trésor royal. Cette attitude s’était manifestée aussitôt après que fut décidée la fondation du Cap-Breton en prévision de la cession de Plaisance aux Anglais avec transfert de la population d’un poste à l’autre. Dès le printemps 1713, Pontchartrain pressait Desmarets de débloquer des fonds tant pour l’évacuation de Plaisance que pour la création des premières installations du Cap-Breton, deux opérations à mener de front le plus rapidement possible. En même temps, il réclamait, à titre d’encouragement, l’exemption de droits d’entrée dans les ports métropolitains en faveur des navires marchands qui viendraient charger au Cap-Breton87. Ce déblocage de crédits ne se fit que lentement et parcimonieusement, Pontchartrain étant obligé de harceler Desmarets et l’intendant des Finances, Alexandre Le Rebours, aux mois de septembre et novembre 1713, et encore au mois de janvier 171488. Du moins parvint-il à obtenir par arrêt du Conseil en date du 9 septembre 1713 l’exemption de tous droits d’entrée, pour une période de dix ans, sur les morues et huiles de poissons en provenance de l’Île Royale89. Un arrêt dont l’application semble avoir été suivie de sa part avec vigilance comme en témoigne l’affaire de la dame Onfroy, veuve de l’armateur malouin Dubourg-Onfroy, qui s’était plainte près de lui de droits indûment prélevés à Bordeaux sur l’un de ses navires morutiers. Le secrétaire d’État avait aussitôt pris la peine, fin 1714, début 1715, d’écrire à Desmarets, à Guillaume de Lamoignon de Courson, intendant de Bordeaux, et à Jean-Baptiste Lempereur, commissaire ordonnateur à Saint-Malo, pour élucider l’affaire et donner les suites qui convenaient90. Cette sollicitude se comprend d’autant mieux que la dame Onfroy, femme de tête à l’exemple de nombre de veuves d’armateurs de l’époque91, avait été la première à envoyer ses navires de pêche à l’Île Royale, comme le soulignait Pontchartrain dans une lettre du 21 novembre 1714 au gouverneur Costebelle et au Commissaire Soubras où il recommandait à ces deux administrateurs de la nouvelle colonie de lui faire attribuer une concession de terres qu’elle réclamait92.
- 93 Cf. J.-P. Poussou et coll., Espaces coloniaux et espaces maritimes…, op. cit., p.64.
- 94 Cette erreur est commise par l’historien canadien Maurice Filion qui écrit : « Pour favoriser la p (...)
51L’arrêt du Conseil du 9 septembre 1713 eut un effet incontestable sur l’essor du Commerce de Louisbourg qui, dès 1719, accusait un chiffre de vente d’huiles de poissons de plus de trois millions de livres tournois93. Cette initiative, prise sur l’inspiration de Jérôme de Pontchartrain, avant même la création des premiers établissements du Cap-Breton, est parfois attribuée à Maurepas qui, en renouvelant l’arrêt précité, ne fit que suivre la voie tracée par son père94. C’est d’ailleurs, de manière générale, sous le signe d’une remarquable continuité qu’il faut replacer l’histoire de l’entreprise de l’Île Royale du règne finissant de Louis XIV au ministère de Maurepas en passant par la Polysynodie. De 1713 à 1715, Jérôme, vaille que vaille, réussit à soutirer le minimum de crédits indispensable au lancement de la nouvelle colonie ; puis la Régence, à la faveur de la paix, peut désormais y consacrer un budget annuel important ; enfin, Maurepas bénéficiera d’un crédit financier accru qui lui permettra notamment de développer et de renforcer la place de Louisbourg.
- 95 Cf. Jean Meyer, La vie quotidienne en France sous la Régence, Paris, Hachette, 1977, 438 p., p. 69 (...)
52S’agissant de la Régence en particulier, ce souci de poursuivre l’entreprise lancée par le dernier secrétaire d’État à la Marine de Louis XIV peut apparaître, à première vue, surprenant, alors que le système de politique étrangère adopté par Philippe d’Orléans et par Dubois reposait sur l’alliance anglaise, elle-même conditionnée, côté britannique, par le renoncement de la France à la suprématie navale militaire et par l’acceptation d’une disposition de forces au bénéfice de la Royal Navy. Le renoncement tacite du Régent à toutes prétentions navales se perçoit à travers les chiffres. Tandis que la Grande-Bretagne, au prix d’un gros effort, reconstitue et maintient sur pied de guerre les effectifs de sa « Navy », en France, la dépense moyenne annuelle pour la Marine, qui s’élevait à 22 millions de livres de 1701 à 1712, et encore à 17 millions de 1713 à 1715, s’effondrait après 1716 à environ 8 millions de livres, dont 2 millions et demi pour les colonies et un million et demi pour les galères, le restant devant couvrir les dépenses courantes de la « Royale95 ». Or, au même moment où celle-ci se trouvait en quelque sorte réduite à l’état de survie, partie pour des raisons d’économie, partie pour complaire à Londres, le Conseil de Marine, au contraire, investissait des crédits importants dans le développement accéléré de l’Île Royale qui pourtant, en cas de conflit, constituait une menace directe pour la Nouvelle-Écosse et pour Terre-Neuve.
53Cette contradiction apparente s’explique par une constante du Gouvernement français qui était, en toutes circonstances, de privilégier les intérêts de la grande pêche morutière comme en témoigne sa ténacité, lors des négociations d’Utrecht, à sauvegarder des droits de pêche à Terre-Neuve et, comme en témoigne encore l’entreprise de l’Île Royale impulsée par Pontchartrain, une opération certes non exempte d’arrière-pensées « bellicistes », mais dont l’objectif principal restait quand même de procurer à nos navires morutiers un solide point d’appui terrestre en remplacement de la base de Plaisance. Par la suite, au xviiie siècle, cette intransigeance ne se démentira pas. Dans son mémoire du 3 octobre 1730 sur la « situation du commerce extérieur du Royaume », Maurepas, à propos de la pêche morutière, reprendra sensiblement le même langage que tenaient son grand-père et son père à l’époque où ils dirigeaient la Marine :
- 96 Cf. M. Filion, Maurepas, ministre de Louis XV, op. cit., appendice, p. 165.
« Cette pêche opère deux biens au Royaume : celui de lui rapporter une denrée dont il consomme une partie en lui-même et porte le surplus à l’étranger, et surtout en Espagne où il en fait la vente en argent ; et celui de lui former un grand nombre de matelots et de les rendre en même temps bons navigateurs96. »
54Et, plus tard, à l’issue de la guerre de Sept Ans, les négociateurs français du traité de Paris de 1763 étaient toujours suffisamment pénétrés des mêmes arguments pour batailler ferme sur le chapitre de la pêche. Si l’Île Royale, tombée en 1758, dut être définitivement abandonnée, du moins parvinrent-ils à obtenir, par les articles 5 et 6 du nouveau traité, le maintien des droits de pêche à Terre-Neuve avec, en plus, la possession des îles de Saint-Pierre et Miquelon qui allaient servir de bases aux bâtiments morutiers. Que l’obtention de ces deux clauses ait tenu une place extrêmement importante dans la trame des négociations, une lettre du 14 avril 1764 de Choiseul-Praslin, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, au comte de Guerchy, ambassadeur à Londres, ne permet pas d’en douter :
- 97 Cf. J.-P. Poussou et coll., Espaces coloniaux et espaces maritimes…, op. cit., p. 69-70.
« J’ai fini par dire au duc de Bedford [ambassadeur à Paris] : Je ne ferai aucune difficulté de vous dévoiler notre politique. Nous avons mis pour première condition de la paix la conservation de la pêche morutière ; c’était une condition sine qua non. Si elle avait été refusée par votre Cour, la guerre durerait encore97. »
55Ainsi, même au terme d’un conflit désastreux, le Gouvernement de Versailles était encore prêt à en découdre si la partie adverse se montrait inflexible sur la question des pêcheries en Amérique du Nord.
56L’initiative prise par Jérôme de Pontchartrain en 1713 de compenser la cession de la base de Plaisance par la création de l’établissement du Cap-Breton s’inscrit donc bien dans la logique d’une politique maritime française parfaitement consciente de l’importance des avantages économiques et indirectement militaires découlant de l’activité de plusieurs milliers de navires morutiers. Cet établissement du Cap-Breton, le secrétaire d’État eut le mérite d’en assurer le démarrage en moins de trois années, au moment où le Royaume se trouvant au bord de la banqueroute, il lui fallut faire feu de tout bois pour remédier à l’insuffisance des crédits. Rappelons, à ce propos, la situation financière de l’État en 1715 : une dette avoisinant les deux milliards de livres, sans oublier plus de 700 milliards de papiers et billets de monnaie représentatifs de la dette flottante, et les revenus des années 1716 et 1717 mangés à l’avance. Or, malgré une telle détresse, les ambitions de Jérôme de Pontchartrain en matière de relance et de reconversion après Utrecht, furent loin de se limiter aux entreprises de Mardyck et de l’Île Royale, même si celles-ci étaient prioritaires en raison de la perte conjuguée de Dunkerque et de Terre-Neuve. S’ajoutait aussi celle d’intensifier le peuplement des colonies françaises, vaste programme dont les raisons sont clairement exposées dans une lettre à Desmarets du 19 octobre 1714.
« La force des Anglais et des Hollandais, écrit le secrétaire d’État, ne vient que des colonies qu’ils ont établies, ce sont elles qui portent les richesses et l’abondance chez eux ; ils n’ont mis leurs colonies en cet état que par la quantité d’hommes et de familles qu’ils y ont envoyés et qu’ils envoient tous les jours. Ils n’ont établi la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle York, la Virginie et la Caroline que par la quantité immense de familles qu’ils y ont envoyées. Je suis persuadé qu’ils suivront le même exemple pour l’établissement de l’Acadie qui leur est cédée par le traité de paix, et il me semble que nous ne pouvons mieux faire que de les imiter. Il est à craindre que si nous n’agissons de même, ces peuples ne nous chassent, à la première rupture, de toute l’Amérique septentrionale dont la possession est absolument nécessaire au royaume par rapport à la pêche à la morue. »
- 98 AN, Col., B 36, f° 278.
57Et de conclure en rappelant, une fois de plus, l’intérêt primordial de l’activité morutière : « C’est cette pêche qui forme et entretient les matelots et qui est, pour ainsi dire, le premier mobile du commerce du royaume98. »
- 99 AN, Col., B 36, f° 265 v°.
- 100 AN, Col., G7, 21, correspondance des contrôleurs généraux.
- 101 AN, Col., B 36, f° 278.
58Aux yeux de Jérôme de Pontchartrain, s’imposait donc la nécessité pressante de profiter du retour de la paix pour appliquer une politique d’émigration propre à raffermir des colonies sous-peuplées, exposées aux convoitises des puissances maritimes. Son attention se portait principalement sur trois possessions qui avaient, plus qu’aucune autre, besoin d’habitants : l’Île Royale évidemment, l’immense Louisiane à peu près vide de colons, et la Guyane où tout était à faire malgré plusieurs tentatives de colonisation au xviie siècle. Il projetait d’y transférer « une certaine quantité de familles pauvres » et, à défaut de crédits pour financer l’opération, de recourir au système des loteries, selon deux modalités au choix proposées à Desmarets dans une lettre du 4 novembre 1714 ; soit la création de deux loteries annuelles dont le produit serait affecté à cet usage, soit le prélèvement d’une taxe de 3 % sur « toutes les loteries qui se font à Paris99 ». Dans sa réponse datée du 8 novembre, le contrôleur général, tout en admettant la possibilité d’utiliser « l’expédient des loteries », ne cachait pas son hostilité à un programme d’émigration outre-mer. L’exode de « familles entières », écrit-il en substance, achèverait d’épuiser le royaume « qui avait besoin de reconstituer ses forces en raison des pertes infligées par la guerre à la population100 ». Jamais à court d’arguments, Jérôme répliquait que le royaume ne gagnerait rien à conserver des éléments qui ne pouvaient y subsister ; qu’à défaut de « familles entières », on pourrait au moins envoyer outre-mer des « garçons » et des « filles » ; que cette mesure préviendrait l’évasion vers les « pays étrangers », notamment vers l’Espagne, « de beaucoup de jeunes gens qui préféraient au travail de la terre les risques d’une carrière aventureuse » et que, dans les colonies, ces jeunes gens pourraient satisfaire leurs besoins d’action, tout en contribuant à la prospérité du royaume. Quant aux « filles », leur émigration serait un bienfait pour les hôpitaux qu’elles encombraient inutilement. Enfin, en métropole, le grand nombre de soldats licenciés à la faveur de la paix comblerait la déperdition de main-d’œuvre que les départs aux colonies pourraient causer à l’agriculture101.
- 102 AN, Col., B 36, f° 299.
- 103 AN, Col., G7, 535.
- 104 AN, Col., B 37, f° 128, lettre à Desmarets du 10 juillet 1715 ; f° 143 et f° 153 v°, lettres à Bea (...)
59Dans cet échange de correspondances exempt d’aménité, Desmarets, excédé par une nouvelle lettre de rappel du secrétaire d’État du 25 novembre102, préféra marquer un temps d’arrêt, avant d’y répondre, le 9 décembre, par l’affirmation péremptoire que la population du royaume était réfractaire à toute idée d’expatriation. « Les particuliers […] ruinés par la guerre ou dénués d’occupations » renonceraient à partir aux colonies dès que se rétabliraient « les douceurs et la tranquillité de la paix », ce qui, en même temps, dissuaderait les jeunes gens d’émigrer dans les « pays étrangers ». Quant au danger d’agression britannique outre-Atlantique, il suffisait, pour la prévenir, de fortifier l’Île Royale qui, par sa position à l’entrée du Saint-Laurent, assurerait la liaison entre la France et son empire d’Amérique. C’était donc à l’Île Royale que devait s’appliquer le projet d’un prélèvement sur les bénéfices des loteries annuelles103. Jérôme de Pontchartrain se voyait ainsi assigné un objectif étroitement limité, excluant la Louisiane et la Guyane, à son programme d’émigration outre-mer financé par l’expédient des loteries, le Roi ayant accueilli favorablement les suggestions de son secrétaire d’État, mais laissé la décision au contrôleur général. Jérôme dut s’incliner en répondant à celui-ci : « Je m’en tiendrai là quant à présent, puisque c’est votre sentiment. » Desmarets, malgré ses promesses, ne fit d’ailleurs rien pour créer une loterie à l’usage de l’Île Royale, si bien que ce nouvel établissement se trouvera cruellement démuni durant l’année 1715 comme on l’a vu au travers des appels répétés et angoissés du secrétaire d’État à la Marine. Dans l’un de ces derniers appels en date, une lettre du 10 juillet 1715, Jérôme annonçait à Desmarets que l’absence prolongée de tout crédit pour l’Île Royale allait y provoquer un véritable « désastre ». Une éventualité d’autant plus à craindre que, dix jours avant la mort de Louis XIV, il fallut renoncer à faire appareiller de Rochefort le navire l’Africain, faute de fonds indispensables à son armement104. Finalement, l’Île Royale devra son salut à l’instauration de la Polysynodie accompagnée du départ de Desmarets et de la suppression du Contrôle général des Finances, le Conseil de Marine disposant alors des crédits nécessaires pour soutenir l’entreprise lancée par Jérôme de Pontchartrain.
- 105 AN, Col., B 37, f° 254 v°, le 17-03-1715, lettre à Vaucresson, intendant des Isles-du-Vent (Martin (...)
- 106 AN, Col., B 35, f° 104 v°, le 24-05-1713, lettre à Joseph Lombard, inspecteur général de la Marine (...)
- 107 AN, Col., B 36, f° 336 bis.
- 108 AN, Col., B 37, lettre à Beauharnais du 21 août 1715.
- 109 Cf. Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane française, t. 1 : Le règne de Louis XIV (1698-1715), P (...)
60L’obstruction quasi systématique pratiquée par Desmarets n’avait cependant pas rebuté Jérôme au point de le faire renoncer à sa politique de peuplement et de mise en défense des colonies. Ainsi, usant de ses prérogatives de secrétaire d’État à la Marine, il renouvellera les anciennes ordonnances, tombées en désuétude, imposant le transport d’« engagés » aux capitaines des navires marchands à destination des Antilles. Et l’application de ces ordonnances fera, de sa part, l’objet d’une vigilance particulière, certains capitaines, à l’arrivée aux « Isles », n’hésitant pas à présenter des procès-verbaux de « prétendues évasions » pour expliquer l’absence d’« engagés » à leur bord105. La main-d’œuvre blanche, naguère suffisante pour les plantations de tabac, ayant été supplantée par la main-d’œuvre noire avec l’essor sucrier des Antilles étroitement conditionné par l’apport de la traite négrière, cette obligation était, en réalité, un artifice pour alimenter, à frais réduits, un courant d’émigration qui concernait les catégories les plus diverses de la population du royaume. Selon les instructions de Jérôme de Pontchartrain, les capitaines marchands avaient en effet le choix d’embarquer, au lieu d’« engagés », des « garçons âgés d’au moins 15 ans », des « filles tirées des hôpitaux », ou encore des soldats réformés, c’est-à-dire licenciés des compagnies de la Marine, désireux de tenter leur chance outre-mer106. Mieux, le secrétaire d’État, en raison du manque de navires de guerre souvent immobilisés dans l’attente d’un hypothétique carénage, décidait d’utiliser les bâtiments du commerce pour le transport des « soldats de recrue ». C’était le sens de l’ordonnance du 20 mars 1714 portant obligation, sous peine de lourdes amendes, aux capitaines des navires marchands à destination du Canada d’embarquer des engagés ou des soldats, soit trois engagés ou soldats pour les navires de moins de 60 tonneaux, quatre pour ceux de 60 à 100, six pour ceux de plus de 100 tonneaux107. Ce procédé fort économique, Jérôme de Pontchartrain l’appliquait déjà pour la relève et le renforcement des garnisons des Antilles, et encore une dizaine de jours avant la mort du Roi il ordonnait à Beauharnais de faire embarquer – à la place d’engagés – sur les navires marchands se rendant aux Isles 34 « soldats de recrue » stationnés à Oléron108. D’autre part, s’agissant de la Louisiane, si Jérôme dut renoncer à son projet de peuplement par des colons, du moins parvint-il à envoyer quelques maigres troupes pour la mettre à l’abri des convoitises des Anglo-Américains. Le danger était sérieux, les négociations d’Utrecht n’ayant pas permis de fixer des limites entre la Louisiane et la Caroline, et les négociants de cette colonie cherchant à intercepter les relations Canada-Louisiane pour dévier à leur profit le commerce régional. Il en était résulté depuis 1713 un véritable état de guerre dans cette zone, une offensive étant montée, côté britannique, afin de déloger les Français du bassin du Mississipi, opération qui avorta à l’été 1715, par suite d’un soulèvement des tribus indiennes contre les Anglais109.
61Le problème de la Louisiane, celui de l’Île Royale, et plus généralement celui du peuplement des établissements français d’Amérique, amènent à bien des rapprochements entre la politique américaine de Jérôme de Pontchartrain après Utrecht et celle adoptée par la Régence dès l’instauration de la Polysynodie. En 1716, l’Île Royale bénéficia de crédits qui permirent de ne pas remettre en question son existence. En même temps, l’exemption de droits en faveur des morues et huiles de poissons resta appliquée avant d’être prorogée sous Maurepas. Autre initiative de Pontchartrain fidèlement suivie, l’ordonnance de 1714 sur les transports d’engagés ou de soldats à destination du Canada était renouvelée la même année 1716. Enfin surtout, la question du peuplement de la Louisiane allait revenir à l’ordre du jour avec l’expérience d’émigration massive lancée par la Compagnie d’Occident de John Law créée en 1717 et bientôt transformée en Compagnie des Indes. Mais le rapprochement s’arrête là. Cette expérience en effet, ne fut ni conçue, ni appliquée selon l’esprit et les méthodes de l’ancien secrétaire d’État à la Marine. Rafles de vagabonds, mendiants et « gens sans aveu » à Paris, enfermement dans les prisons maritimes, puis embarquement sur les navires à destination du Mississipi, c’était, de la part de la Régence, s’inspirer des méthodes anglaises qui tendaient à privilégier la déportation pénale comme moyen de peuplement, tels les exemples célèbres de la Barbade pour les British West Indies et de la Virginie pour les colonies continentales. Or, les deux Pontchartrain, le père et le fils, s’étaient toujours montrés hostiles à ce genre de pratique. En 1705, à un magistrat du parlement d’Aix réclamant la déportation aux Antilles, par commutation de peine, d’individus condamnés aux galères, le chancelier Pontchartrain répondait de manière fort explicite :
- 110 Cf. Depping, t. 1, p. 424-425, lettre du 15-06-1705 à Coriolis, président à mortier au parlement d (...)
« L’Amérique n’est pas une peine qui se pratique à présent à l’égard des personnes de la qualité que vous me marquez ; il y a longtemps qu’on ne les y envoie plus et que l’on a connu que cela perdait absolument les Isles, bien loin de leur être aussi utiles que vous le prétendez110… »
- 111 AN, Col., B 21, f° 390, lettre du 13-09-1699.
- 112 Cf. Depping, t. 1, p. 424-425 et p. 539.
62De son côté, Jérôme de Pontchartrain, dès 1699, avait précisé sa ligne de conduite pour le recrutement des « engagés », écrivant à Bernage, intendant de Limoges : « Il n’est pas permis de prendre des gens par force. Sa Majesté trouve bon qu’on les a engagés de gré à gré […] mais non pas autrement111. » Et s’agissant de « mauvais sujets » dont les autorités ecclésiastiques ou civiles entendaient se débarrasser, le secrétaire d’État ne cessera de réitérer la même opposition de principe. « Quant à ce que vous me proposez de les envoyer à l’Amérique, je dois vous faire observer qu’on n’y envoie personne de force », répondait-il le 13 juin 1705 à l’évêque de Poitiers qui dénonçait le « scandale » de deux gentilshommes coupables d’entretenir des concubines. Citons encore, d’un style proche de celui du chancelier, sa lettre du 15 octobre 1713 spécifiant à Ferrand, intendant de Bretagne, au sujet d’un laquais frappé d’une mesure d’internement, que ce domestique ne devra pas être expédié aux Antilles, « les Isles d’Amérique n’étant point punition112 ».
- 113 Cf. Ch. Frostin, « Du peuplement pénal de l’Amérique française aux xviie et xviiie siècles : hésit (...)
- 114 Cf. Ch. Frostin, loc. cit., p. 74-75.
- 115 Par exemple, le 12 février 1688, arrive au Port-de-Paix (Saint-Domingue), la flûte la Marie, capit (...)
63Toutefois, derrière cette fermeté apparente, se perçoivent chez les deux Pontchartrain nombre d’hésitations et de contradictions, les régnicoles restant plutôt sourds – sauf cas régionaux précis – aux appels officiels en faveur de l’expatriation outre-mer113. Au mois de septembre 1697, par exemple, Louis de Pontchartrain ordonne de faire passer aux Antilles des « garçons » tirés de la prison de Saint-Malo et, au mois de décembre suivant, il prend un ordre identique pour un contingent de galériens libérés. Sous Jérôme de Pontchartrain s’observe également une pratique intermittente de l’émigration forcée, tel le débarquement à la Martinique, en 1704, d’une vingtaine de forçats transportés par le navire la Marie-Rose de Marseille. Saint-Domingue, pour sa part, reçoit d’un seul coup, au début de l’année 1711, par le navire l’Amitié, 150 faux-sauniers condamnés aux galères et destinés à être utilisés soit par engagement chez les « habitants », soit par incorporation dans les troupes de la colonie. Ce sont là autant d’entorses aux principes affichés qui se retrouvent dans une forme particulière de déportation pratiquée à la demande de familles désireuses de se débarrasser de rejetons encombrants. De 1699 à 1715, Jérôme de Pontchartrain, au fil des correspondances, se plaît à répéter que le Roi ne fera pas agir « son autorité » sur les jeunes gens, dont leurs parents, gentilshommes, officiers, artisans, sollicitaient l’exil aux colonies mais, en même temps, il admet qu’on ait recours sur eux à des « sollicitations un peu vives » pour les pousser au départ. Ainsi, en 1709, cas précis, le secrétaire d’État permet l’envoi en Louisiane d’un jeune corroyeur de « vie déréglée », sur la demande expresse de sa famille et en considération des services que son métier pourrait rendre à cette colonie démunie d’artisans et d’ouvriers. Tout cela semble indiquer que les Pontchartrain aient, de manière pragmatique, toléré un certain courant d’émigration forcée, pénale et para-pénale, partie pour purger le royaume d’éléments indésirables, partie pour suppléer aux défaillances d’une émigration libre freinée par la répugnance à l’expatriation114. Il n’en reste pas moins que, sous eux, s’observe un net ralentissement de la déportation en Amérique par rapport à la situation des années qui suivirent la révocation de l’édit de Nantes avec les départs à destination des Isles, de gros convois où se trouvaient, pêle-mêle des « religionnaires », des forçats, des faux-sauniers et même des Turcs capturés en Méditerranée115. Mais surtout, ce ralentissement tranche avec la politique systématique de déportation outre-mer adoptée, sans états d’âme, par la Régence.
- 116 Pour la législation de la déportation outre-mer sous la Régence, voir surtout Marcel Giraud, Histo (...)
64Tant que Louis de Pontchartrain resta à la Chancellerie, jamais les tribunaux ne furent autorisés à prononcer la « peine de l’Amérique » et, dans l’abondante réglementation louis-quatorzienne sur la répression du vagabondage et de la mendicité, jamais il ne fut envisagé de bannissement hors du royaume pour les contrevenants et les récidivistes. Or, signe caractéristique d’une rupture entre l’avant 1715 et l’après 1715, la première mesure juridique d’envergure instaurant ouvertement la déportation pénale outre-mer apparaît en 1715, avec l’ordonnance du 10 novembre qui prescrivait l’arrestation et le recensement des « vagabonds et gens sans aveu » de la généralité de Paris et d’un vaste secteur géographique avoisinant perturbé par l’agitation de bandes de faux-sauniers, de faux tabatiers, de rôdeurs et de déserteurs. Cette ordonnance précisait en effet que, parmi les individus arrêtés, ceux qui étaient en état de servir seraient transportés aux colonies. Peu après, une déclaration royale du 8 janvier 1719 interdisant aux vagabonds le séjour dans la capitale permettait aux cours et juges du ressort du parlement de Paris de reléguer aux colonies, pour y servir à titre d’engagés, ceux qui ne respecteraient pas cette interdiction, et « pareillement ceux qui ayant été condamnés aux galères ou au bannissement se retireraient dans notre bonne ville de Paris et faubourgs d’icelle, même après le temps de leur condamnation expiré ». Puis, le 12 mars 1719, une seconde déclaration royale étendait à l’ensemble du royaume les dispositions de la précédente en autorisant partout les juges à prononcer la « peine de l’Amérique » contre les vagabonds récidivistes et contre les « bannis ne respectant pas leur ban » (les interdits de séjour). Enfin, l’année suivante, sous l’impulsion de John Law lancé dans son entreprise du « Mississipi », c’était l’application d’un ambitieux programme d’élimination du vagabondage et de la mendicité par la relégation aux colonies avec l’arrêt du 10 mars 1720 prescrivant de répartir les mendiants, vagabonds et gens sans aveu en deux catégories : celle des hommes valides à expédier en Louisiane et autres établissements français d’Amérique ; celle des vieillards et infirmes à enfermer dans les hôpitaux de Paris et de province116. Les femmes elles-mêmes – « gueuses », « libertines », prostituées, etc. – ne seront pas épargnées, fournissant notamment les célèbres convois de la Salpêtrière à destination du « Mississipi ».
- 117 AN, Col., B 25, f° 20 v°, liste des filles et familles envoyées de Paris à Rochefort pour passer e (...)
- 118 Cf. Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane française, op. cit., t. 1, p. 245-248.
65Une telle politique s’inscrivait à l’opposé de celle naguère préconisée par Jérôme de Pontchartrain, comme en témoignent deux exemples caractéristiques, toujours à propos de la Louisiane. En 1704 y débarquait, du navire le Pélican de La Rochelle, un contingent de 24 filles promises à être mariées sur place. Croyant bien faire, Jérôme en avait confié le recrutement à l’évêque de Québec, Mgr de Saint-Vallier, alors de passage à Paris. Or, si ces filles, issues d’honnêtes milieux, furent choisies avec soin, présentant toutes les garanties de moralité, elles se révélèrent, par contre, incapables pour la plupart de s’adapter aux rudes conditions de vie et à la mentalité fruste des pionniers de la colonie117. Le second exemple concerne la levée, au mois de septembre 1714, de 132 hommes de recrue d’abord hébergés à Nantes avant d’embarquer, début 1715, sur le navire la Dauphine en partance pour la Louisiane. Initialement Jérôme avait prescrit d’incorporer 11 ouvriers (charpentiers, tailleurs de pierres, maçons, serruriers) par compagnie de 50 hommes. En fait, les deux tiers de la troupe furent composés de chômeurs de la région parisienne ne correspondant pas toujours aux qualifications demandées. D’autre part, une fois arrivés à Nantes, nombre de ces ouvriers tentèrent de déserter, si bien qu’il fallut les interner au château de la ville. Finalement la Dauphine appareilla au mois de mars 1715 avec, à son bord, des recrues déjà récalcitrantes à l’idée de servir en Louisiane118.
- 119 AN, Col., B 35, f° 102, lettre du 23-05-1713 à Marc-René d’Argenson, f° 110-110 v°, lettre du 28-1 (...)
- 120 Cf. Ch. Frostin, « Du peuplement pénal… », loc. cit., p. 80. Les révoltes blanches…, op. cit., p. (...)
- 121 Cf. Ch. Frostin, Les révoltes blanches…, p. 179-180.
66Ces deux expériences, quoique décevantes, ne laissent pas moins transparaître chez Jérôme de Pontchartrain le souci de promouvoir une émigration sélective. Donner une bonne réputation aux Colonies afin d’y attirer des éléments sains et utiles et, pour cela, veiller au respect des privilèges des artisans « qui vont exercer leurs arts et métiers en Amérique », de même qu’au respect de la liberté qui a toujours été reconnue aux sujets du Roi « d’habiter dans toutes les terres de sa domination à leur choix », telle était en substance la doctrine du secrétaire d’État à nouveau explicitée en 1713 dans deux lettres adressées, l’une à Marc-René d’Argenson, lieutenant général de police de Paris, l’autre à Jean-Jacques Mithon, commissaire ordonnateur à Saint-Domingue119. Attention particulière au recrutement des gens de métier, affirmation du principe de la liberté de choix pour les candidats au départ outre-mer, par là, la politique d’émigration de Jérôme de Pontchartrain contraste fortement avec celle de la Régence, dont la brutalité, notamment sous forme de rafles et enlèvements à destination du Mississipi, suscitera la colère des foules parisiennes et vaudra à la Louisiane une réputation exécrable destinée à perdurer120. Rappelons encore, pour mieux faire ressortir ce contraste, la suppression, également sous la Régence, du « Privilège de la Terre de France » naguère reconnu aux esclaves des Isles accompagnant leurs maîtres en métropole. Tant qu’il resta au gouvernement, Jérôme de Pontchartrain, en dépit des réclamations des colons, resta intransigeant sur l’application des principes suivants : l’esclave, aussitôt touché le sol métropolitain, devient libre, la France étant « terre de liberté où l’esclavage ne saurait exister » ; en conséquence, nul ne peut contraindre l’esclave amené en France à repartir vers le lieu de l’esclavage, c’est-à-dire les Antilles, puisqu’il est réputé homme libre. Après la mort de Louis XIV suivie de la chute de Pontchartrain, ce privilège de la Terre de France, affirmation déjà du droit du sol, n’allait pas tarder à être révoqué. Dès le mois d’octobre 1716 était promulgué un édit stipulant que désormais les esclaves amenés en France resteront esclaves, que tout ce qu’ils y acquerront par leur travail appartiendra à leurs maîtres et qu’en cas de décès de ces derniers, ils deviendront propriété de leurs héritiers121.
- 122 Ibid., tableau de la population de Saint-Domingue, p. 28.
- 123 Lettre du 20 juin 1707, citée dans Moreau de Saint-Méry, Lois et constitution des colonies françai (...)
67Dans l’immédiat, et ce rapprochement s’impose, l’atteinte portée au statut de liberté des nègres des Isles introduits en France préfigurait en quelque sorte les mesures privatives de liberté prises à l’encontre des « classes dangereuses » du royaume en 1718, 1719 et 1720, les exposant notamment à la déportation pénale outre-mer. Suppression du Privilège de la Terre de France pour les uns, bannissement hors du Royaume pour les autres, l’expression de rupture « idéologique » semble donc devoir s’appliquer à l’après-1715, tant en matière de droit colonial que dans la réglementation sur le vagabondage et la mendicité qui, auparavant, écartait la « peine de l’Amérique » de l’arsenal répressif. Toutefois cette notion de rupture doit être relativisée, la politique de la Régence, pour le statut des nègres en particulier, s’inscrivant dans une certaine logique dictée par la montée sucrière des Antilles françaises, elle-même étroitement conditionnée par l’importance des apports de la traite négrière, source d’un véritable bouleversement de la situation démographique comme l’illustre le cas déjà mentionné de Saint-Domingue. Comptant moins de 4 000 esclaves en 1690, la grande île passe à 9 000 en 1700, 24 000 en 1713, 30 000 en 1715, 37 000 en 1717, et plus de 47 000 en 1720122. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Encore en 1700, l’application du Privilège de la Terre de France ne prêtait pas à conséquence, ne pouvant concerner qu’un nombre infime d’individus Mais il en allait déjà tout autrement quinze ans plus tard, avec l’intensification des relations commerciales entre les Antilles et les ports métropolitains où débarquaient désormais régulièrement des domestiques noirs accompagnant leurs maîtres venus en France pour raisons d’affaires ou pour raisons familiales. Aux yeux des « habitants-propriétaires », le temps du Privilège de la Terre de France apparaissait donc révolu, compte tenu du nombre croissant d’esclaves susceptibles, à l’avenir, de bénéficier de ce droit du sol, et des perturbations qui risquaient d’en découler pour le système esclavagiste, base de la prospérité des Isles. Assailli, bien avant 1715, par les doléances des colons à ce sujet, Jérôme de Pontchartrain avait d’ailleurs dû faire une concession importante, dès 1707, en décidant que le statut de liberté accordé aux esclaves séjournant en métropole disparaissait si, « de leur propre volonté », ils retournaient en Amérique123. On peut se demander si Jérôme, restant plus longtemps au pouvoir, n’aurait pas été contraint de reconsidérer entièrement sa doctrine. En tous cas le Conseil de Régence ne fit aucune difficulté pour donner satisfaction au lobby des planteurs en supprimant un privilège jugé obsolète. Ainsi l’esclavage cessait d’être lié à un espace géographique déterminé pour coller, tâche indélébile, à la personne elle-même en même temps qu’à l’origine ethnique.
- 124 Cf. Jean Meyer, La vie quotidienne en France au temps de la Régence, Paris, Hachette, 1979, 438 p. (...)
- 125 Cf. Ch. Frostin, Les révoltes blanches…, p. 28-30.
68La même logique, liée à l’essor des « Isles à sucre » et à leurs exigences en main-d’œuvre, paraît avoir inspiré, après1715, la politique d’émigration forcée vers la Louisiane, colonie dont on ambitionnait d’assurer au plus vite le développement et la prospérité au moins à l’égal des Antilles, la main-d’œuvre noire étant ici remplacée par des sujets du Roi servant comme « engagés-prisonniers ». Comme le fait remarquer l’historien Jean Meyer, « le grand dessein du Régent – et de Law – qui était la mise en valeur de la Louisiane, représentait le transfert sur le continent américain d’une évolution qui jouait à plein en faveur de la France dans les îles tropicales124 ». La période 1690-1720 est, en effet, marquée par le rattrapage des Antilles françaises sur les British West Indies qui, avec la Barbade et la Jamaïque, les avaient jusque-là largement devancées pour la culture de la canne à sucre125. En 1720, la production française rejoint la production anglaise stagnante et, vingt ans plus tard, Saint-Domingue, à elle seule, produira plus que l’ensemble des British West Indies. Phénomène indissociable, cette irrésistible poussée de l’économie sucrière s’accompagnait du réveil des ports métropolitains et de la montée en puissance du commerce colonial français, le royaume s’imposant bientôt comme le principal fournisseur de sucre en Europe. À cet égard, les années 1700-1720 constituent une période cruciale avec le soudain décollage de Saint-Domingue qui se situe en pleine guerre de Succession d’Espagne, un « take-off » immédiatement confirmé et amplifié sous la Régence. Il y a donc, sur ce plan, une remarquable continuité entre l’avant et l’après-1715, et cela au détriment du commerce colonial anglais, malgré les avantages obtenus par la Grande-Bretagne à la faveur des traités d’Utrecht.
- 126 AN, Col., B 36, f° 7 v°, le 10 janvier 1714, lettre de Jérôme de Pontchartrain au comte de Blénac, (...)
69Au début de l’année 1714, Jérôme de Pontchartrain, prenant acte du développement accéléré de la future « reine des Isles à sucre », avait procédé à un remaniement de l’organisation administrative des Antilles qui, auparavant, se trouvaient réunies sous l’autorité d’un gouverneur général des « Isles françaises de l’Amérique » siégeant à Fort-Royal de la Martinique, tandis que Saint-Domingue, la Guadeloupe et autres îles n’avaient, chacune, qu’un gouverneur particulier. Son cousin Raymond Phélypeaux du Verger, gouverneur général depuis 1709, étant mort en charge le 21 octobre 1713, Jérôme, au mois de janvier suivant, faisait décider que les Antilles seraient désormais pourvues de deux gouverneurs généraux, l’un à Saint-Domingue pour les « Isles-sous-le-Vent », l’autre à la Martinique, avec une compétence réduite aux « Isles-du-Vent », dont la Guadeloupe, île voisine126. Cette décision avait son importance en ce sens que, libérant le gouverneur de Saint-Domingue de tout lien de dépendance à l’égard de son collègue de la Martinique, elle contribuait à favoriser l’essor de l’île de beaucoup la plus étendue des Antilles françaises, île donc promise au plus bel avenir, l’expansion sucrière n’y étant pas freinée par le manque de terres.
- 127 Cf. P. Villiers, P. Jacquin et P. Ragon, Les Européens et la mer : de la découverte à la colonisat (...)
70Mais surtout, ici, l’innovation administrative de 1714 reflète l’attention que Jérôme de Pontchartrain, à l’exemple de son père, n’avait cessé de porter aux situations de l’espace antillais alors en pleine évolution. Sous la gestion des deux Pontchartrain de 1690 à 1715, et avec leur bénédiction, s’observe, en effet, une nette réorientation du monde des armateurs en direction des « Isles », malgré l’état de guerre qui, d’ailleurs, ne contraria pas nécessairement le passage à l’économie sucrière, les raids montés contre les établissements ennemis s’accompagnant de razzias d’esclaves, tels le pillage de la Jamaïque par Ducasse en 1694 et celui de Nevis par Iberville en 1706 avec, respectivement, 2 000 et 3 200 esclaves capturés. Citons encore le cas de Carthagène des Indes en 1697, une opération réunissant les flibustiers de Saint-Domingue commandés par Ducasse et l’escadre de Pointis, qui rapporta un immense butin, 10 millions de livres tournois, dont Ducasse investit sa part à Saint-Domingue. Que le grand négoce maritime ses soit adapté à une si longue période d’hostilités, la croissance du nombre de « vaisseaux marchands » (navires de plus de 1000 tonneaux) l’atteste bien : 430 recensés dans le Ponant en 1698, 695 en 1709. La mutation du port de Nantes, naguère place régionale de produits traditionnels, apparaît non moins significative. S’appuyant sur les raffineries d’Orléans et autres cités ligériennes, l’armement nantais se lance dans le commerce antillais (245 navires expédiés de 1689 à 1697, 451 de 1698 à 1711), avec une option particulière pour le commerce triangulaire qui va faire de Nantes le premier port négrier du royaume. De son côté, Bordeaux privilégie plutôt le commerce en droiture avec les Antilles, mais pour ne donner sa pleine mesure qu’après 1730127. Ce sont là autant de manifestations de la vitalité du commerce colonial, une vitalité à laquelle Louis et Jérôme de Pontchartrain avaient contribué de manière efficace en ce temps d’hostilités permanentes sur mer, notamment, pour Louis, en poussant le négoce portuaire, dès le début de la guerre de la ligue d’Augsbourg, à investir dans l’armement en course, et, pour Jérôme, en mettant au point, durant la guerre de Succession d’Espagne, un système d’escortes qui assura la sécurité des convois à l’aller et au retour de l’Amérique.
71Sans marquer de temps d’arrêt, le gouvernement de la Régence, bien servi par le rétablissement de la paix, saura relayer l’action menée par les Pontchartrain pour promouvoir le développement du marché antillais. Ce phénomène de continuité, déjà signalé à propos de la poursuite de l’entreprise de l’Île Royale et de Louisbourg, se retrouve encore pour l’une des toutes dernières initiatives prises par Jérôme de Pontchartrain en 1715. Le 15 septembre, au retour d’un voyage en mer Rouge à Moka, port exportateur du café du Yémen, Guillaume Dufresne d’Arsel, capitaine du navire le Chasseur de la « Compagnie des Indes Orientales de Saint-Malo », prenait officiellement possession, en vertu des instructions du secrétaire d’État, de l’île Maurice désertée par les Hollandais et désormais appelée Île de France. Cette prise de possession s’inscrivait, elle-même, dans l’offensive commerciale montée depuis quelques années par les « Messieurs de Saint-Malo » pour capter directement par la route du cap de Bonne-Espérance la traite des cafés d’Arabie qui traditionnellement passait par l’Égypte et aboutissait à l’échelle d’Alexandrie. L’initiative avait été vigoureusement soutenue par le secrétaire d’État, la mer Rouge se trouvant alors délaissée par la vieille Compagnie des Indes orientales, création étatique du temps de Colbert, lourdement endettée. Entre 1707 et 1712, il avait plus ou moins contraint celle-ci à signer plusieurs traités de sous-traitance permettant à des navires de Saint-Malo de « faire le voyage du golfe de Perse et de mer Rouge ». C’était le début d’un processus de transfert beaucoup plus large. En 1714, toujours à l’instigation de Jérôme de Pontchartrain, un groupe malouin obtenait, par traité du 5 décembre, le droit de commerce exclusif dans l’Océan Indien pour une période de dix ans, la nouvelle compagnie ainsi constituée prenant le nom de « Compagnie des Indes orientales de Saint-Malo ».
- 128 Cf. André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., chap. XI, « La main-mise sur le monopole (...)
- 129 Cf. A. Lespagnol, op. cit., p. 693.
72L’historien André Lespagnol a démonté toute cette affaire, insistant sur la détermination de Jérôme pour imposer les Malouins comme repreneurs, malgré une vive compétition, de la part des Nantais principalement128. La confiance du secrétaire d’État était amplement justifiée, les « Messieurs de Saint-Malo » réussissant à donner une dimension nouvelle à la « traite des cafés » par des achats massifs qui leur permirent d’accumuler des bénéfices à la faveur de la forte croissance de la demande en Europe. Ce résultat, ils l’obtinrent en pliant leurs capitaines aux exigences particulières de ce genre de trafic : aller à 35 lieues de Moka au cœur de la région productrice, le grand marché de Beit el Faghi où les paysans yéménites apportaient leurs graines, et, là, payer « cash » les achats de café sous une forme spécifique d’argent monnayé, en piastres mexicaines frappées à l’Hôtel des Monnaies de Mexico, à l’exclusion des piastres péruviennes et sévillanes que les Yéménites refusaient d’accepter. En même temps, innovation majeure, les Malouins créaient le « commerce de Moka » en tant que trafic continental de plein exercice, avec l’établissement d’un circuit commercial direct entre zone de production et marché consommateur, les cafés embarqués à Moka étant expédiés « en droiture » vers l’Europe sans autre escale asiatique qu’une escale technique de ravitaillement aux îles Mascareignes129.
- 130 Ibid., p. 693.
- 131 La prise de possession officielle de l’île Bourbon (actuellement île de la Réunion) remonte à 1649 (...)
- 132 AN, Col., B 34, f° 472.
- 133 Cf. F. Bluche (dir.), Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., article « Mascareignes », p. 992 ; R (...)
73Ce « commerce de Moka » constituait un détournement de trafic aux dépens de la route traditionnelle arabo-méditérranéene par le Levant. Aussi dès le mois de décembre 1712, le négoce de Marseille avait-il adressé au Roi une protestation solennelle, « se croyant être seul en possession de faire venir du café en France et de le faire venir par l’Égypte et par la mer Méditerranée en vertu de la franchise du port de Marseille130 ». Jérôme de Pontchartrain n’eut aucun mal à écarter cette prétention des Marseillais à se croire investis du monopole de la traite des cafés et à vouloir interdire le commerce en droiture à partir du Yémen. D’autre part, s’agissant de l’escale aux Mascareignes il eut le mérite de saisir l’intérêt que présentaient ces îles désormais situées sur la route du café inventée par les Malouins. Le secrétaire d’État s’était déjà activement préoccupé du développement de l’île Bourbon131, dont la population passait de 488 personnes en 1698 à 894 en 1709 et 1171 (y compris 538 esclaves) en 1713, tandis que s’accéléraient les défrichements et la distribution des concessions de terres. Son intention paraît d’avoir été d’en faire une base d’interventions sur Madagascar, comme l’indique une lettre du 27 septembre 1712 où il demandait au gouverneur de Bourbon, Pierre-Antoine Parat, d’envoyer des cartes de cette grande île et d’étudier les possibilités d’y reprendre les tentatives d’établissement de la période 1642-1674 marquées par la création éphémère de Fort-Dauphin132. À cet avantage d’une position à portée de Madagascar venait s’ajouter un autre, d’ordre économique, qui allait insuffler une vocation nouvelle à l’île Bourbon. Ce fut, sous le gouvernement de Parat (1711-1715), l’introduction par un navire malouin, l’Auguste, des premiers plants de café moka qui s’acclimatèrent sans difficulté, le caféier poussant à l’état sauvage dans l’île. Parat veilla d’ailleurs au démarrage de cette nouvelle culture, bientôt la grande richesse de Bourbon, en imposant aux colons l’obligation de planter des caféiers sur leurs terres133. Intérêt stratégique, intérêt économique de l’île Bourbon, et aussi volonté d’amplifier la politique coloniale de relance après Utrecht, cette triple considération explique que Jérôme de Pontchartrain ait fait procéder en 1715 à la prise de possession de l’île Maurice, d’autant que cette Mascareigne, au statut resté incertain depuis le départ récent des Hollandais, se trouvait déjà fréquentée par des navires malouins revenant de Moka.
- 134 Par exemple, en 1789, Saint-Domingue alignait 793 sucreries, 3 177 caféteries, 3 151 indigoteries (...)
74Cette réunion des deux Mascareignes dans le giron français, voulue par le secrétaire d’État, eut pour conséquence de lui assurer l’essor de la culture du café, en lui donnant une solide assise territoriale, un succès destiné, lui-même, à se répercuter jusqu’en Amérique pour le plus grand bien de l’économie antillaise guettée par le danger de la monoculture sucrière. L’initiative de Jérôme de Pontchartrain dans ce domaine, fut, en effet, confortée par le Conseil de Marine avec l’installation d’une garnison à l’île Maurice devenue île de France et le transfert de colons et d’esclaves de Bourbon pour y lancer les premières caféteries qui ne tardèrent pas à se multiplier comme dans l’île-sœur. Contagion de l’exemple des Mascareignes, le café était introduit à la Martinique et à la Guadeloupe dès 1720, à Saint-Domingue en 1726, pour y connaître également un succès rapide et durable, sa culture peu exigeante en capitaux et en main-d’œuvre permettant à la fois l’éclosion d’une classe de petits planteurs et la mise en valeur des « mornes » (collines), terrains impropres aux grandes habitations sucrières localisées dans les plaines littorales. Ainsi, à longue échéance, grâce à la forte croissance du nombre des cafetéries, comme de celui des cotonneries et des indigoteries, les Antilles françaises pourront bénéficier d’une heureuse diversification des ressources qui empêchera leur économie sucrière de s’engager dans une impasse, faute de terres disponibles134.
75Le cas des Mascareignes témoigne donc à nouveau de la continuité déjà observée sur plusieurs points importants entre l’action de Jérôme de Pontchartrain et celle collégiale du Conseil de Marine qui succède en 1715 au secrétariat d’État à la Marine. Cette continuité, malgré le changement de règne accompagné d’un renversement de la diplomatie française, s’éclaire fort logiquement, une fois replacée dans la conjoncture qui prévalut à la fin du xviie siècle et durant le premier quart du siècle suivant en matière de grand commerce international. Côté français, en effet, la période 1690-1725 apparaît d’un seul tenant, marquée par un puissant essor du commerce colonial soutenu par une nouvelle génération de négociants-armateurs capable de regarder vers les horizons lointains, tandis que, pour sa part, le pouvoir politique prenait pleinement conscience de la possibilité pour le royaume d’accéder à la suprématie commerciale. Rappelons à ce propos, illustration de la continuité, que le conseiller d’État Amelot de Gournay, « l’âme » du Conseil de Commerce créé en 1700, resta sous la Régence, et jusqu’à sa mort en 1724, l’éminent spécialiste des questions commerciales.
- 135 Cf. Jean Meyer, La vie quotidienne en France au temps de la Régence…, p. 63-64.
76S’emparer de la suprématie commerciale, en s’aidant au besoin par des moyens militaires comme l’armement en course, tel avait été l’objectif des deux Pontchartrain confrontés à une situation de guerre avec l’Angleterre durant une vingtaine d’années. Cet objectif fut aussi celui du Régent et de Dubois, mais qui le poursuivirent d’une tout autre manière en raison de leur souci prédominant de ménager le cabinet de Londres. La recherche de l’alliance britannique désormais à l’ordre du jour ne signifiait, en effet, nullement le renoncement aux ambitions commerciales du règne précédent. « Il est clair, écrivait Dubois au Régent, que cette alliance déterminera le système de l’Europe pour longtemps et donnera à la France la supériorité qu’elle ne pourra acquérir autrement. Cela posé, elle me paraît sans prix. » Et le Régent de répondre : « Je pense comme vous sur tout cela135. » Par le terme « supériorité », Dubois entendait la suprématie commerciale, qu’à la faveur d’une paix restauratrice des finances et de l’économie il convenait de promouvoir en réinsérant la marine marchande dans les circuits réguliers, maintenant que les trafics « hors normes » du temps de guerre, comme le trafic interlope en mer du Sud se trouvaient prohibés. Ce calcul n’allait pas tarder à se justifier, le commerce maritime français, de plus en plus « américanisé » grâce au support antillais, connaissant un essor sans précédent durant la première moitié du xviiie siècle, tandis que le commerce britannique, d’une croissance alors plus lente, ne retrouvera un rythme accéléré qu’à partir de 1745. Ainsi se précisait le schéma général du grand commerce européen caractérisé par la primauté franco-anglaise tout au long du siècle, jusqu’au moment où les bouleversements de la Révolution vinrent mettre en sommeil les forces vives de la France maritime et anéantir la prospérité de Saint-Domingue, source principale de la domination française dans le commerce du sucre et du café.
- 136 Cf. Ch. Frostin, « La piraterie américaine vue de Saint-Domingue (répression, environnement, recru (...)
77Pour en revenir à la Régence, l’alliance anglaise, garante d’une paix prolongée, avait cependant eu son prix à payer, et très lourd, car il se traduira, à longue échéance, par l’accumulation de défaites sur mer et outre-mer au cours de la guerre de Sept Ans. Ce prix à payer, c’était l’abandon implicite de toute prétention à la suprématie navale militaire. De fait, la Régence allait réduire la « Royale » à un budget dérisoire (5 à 6 % du budget annuel) qui interdira désormais à celle-ci de menacer la « Royal Navy ». Ce renoncement apparaît clairement avec l’évolution entre 1715 et 1720 du tonnage respectif des vaisseaux de guerre français et anglais de plus de 1 000 tonneaux. En 1715, la Royale reste encore forte de 102 000 tonneaux pour 62 navires contre 168 000 tonneaux pour 119 navires à la Navy. En 1720, la Royale est tombée à 45 000 tonneaux pour 27 navires, face aux 146 000 tonneaux pour 102 navires de la Navy, qui, dotée de gros crédits, maintient l’essentiel de ses forces navales. La vague de piraterie – au sens strict de brigandage maritime – qui déferla sur la Méditerranée américaine à partir de 1716 pour atteindre son maximum d’intensité dans les années 1720, illustre, de manière exemplaire, l’état de dénuement où se trouvait alors la marine de guerre française. Cette vague charriant des délinquants de tout poil – flibustiers, contrebandiers, émigrants issus de la déportation pénale, « petits Blancs » vagabonds, nègres « marrons », soldats déserteurs, matelots échappés de leur bord, etc. – perturba non seulement le cabotage local, mais aussi les arrivées de navires en provenance d’Europe. Or les gouverneurs des Îles françaises ne disposant que de quelques frégates stationnaires à moitié pourries, ce fut la Royal Navy qui se chargea de nettoyer la mer des Antilles au prix de véritables combats navals contre les bâtiments à pavillon noir et d’une répression impitoyable, les forbans capturés étant immédiatement pendus136. L’espace antillais offre ainsi le spectacle d’un rétablissement de la sécurité de la navigation opéré par la seule marine de guerre britannique, et cela au profit notamment des ports comme Nantes et Bordeaux de plus en plus tournés vers les « Isles à sucre » françaises dont la réussite contrastait avec le piétinement des British West Indies. C’était, en quelque sorte, la preuve américaine que le « système » inauguré par la Régence – réduction de la Royale sur un bas pied pour « ne point donner de jalousie » à l’Angleterre – comportait d’appréciables contreparties, la France allégée de la surcharge financière de l’entretien d’une grosse flotte de guerre, qui, de plus, accaparerait de nombreux équipages, se trouvant désormais à l’aise pour reporter ses disponibilités en moyens et en hommes sur sa flotte commerciale.
- 137 Cf. D. Dessert, La Royale, vaisseaux et marins du Roi-Soleil, Fayard, 1996, 394 p., annexe n° 7, p (...)
- 138 Le Mémoire sur la Marine et le Commerce, rédigé par Maurepas, fin 1745, résume clairement cette év (...)
78Ce choix délibéré de la Régence constitue précisément un point de rupture manifeste entre l’avant et l’après-1715, l’effectif réglé de la Royale étant resté constant de 1690 à 1709, soit 120 à 140 vaisseaux de ligne, avant de décroître progressivement (105 vaisseaux en 1710, 80 en 1715) sous le coup de la crise financière qui paralysa l’activité des chantiers de construction navale137. Puis, dès 1716, le nombre de vaisseaux tombe à 66, et, trois ans plus tard, à 49, pour se relever légèrement en 1725, année où l’effectif réglé était fixé à 54 unités. Ce chiffre modeste apparaît encore en 1744, le long ministère du cardinal Fleury (1726-1743) ayant été marqué par la même absence en matière de politique navale. Par comparaison, la période des vingt années 1690-1708 tranche donc par le maintien de l’effectif de la Royale à un très haut niveau. Ce maintien, malgré les difficultés financières et les exigences des armées de terre, était le fruit de la ténacité des deux Pontchartrain, eux-mêmes bien soutenus par Louis XIV qui sut ne pas lésiner sur les sommes affectées à la Marine. Au cours de la guerre de la ligue d’Augsbourg, Pontchartrain père cumulant alors les fonctions de contrôleur général des Finances et de secrétaire d’État à la Marine, la dépense moyenne annuelle en faveur de la Royale s’élevait à 25 millions de livres et, durant la guerre de Succession d’Espagne, à 22 millions, Pontchartrain fils s’arrangeant pour soutirer à Chamillart, puis à Desmarets, le maximum de fonds. Enfin, après Utrecht, de 1713 à 1715, elle se situait encore autour du chiffre non négligeable de 17 millions de livres, pour s’effondrer littéralement sous la Régence avec un budget de 8 millions de livres à partir de 1716-1717138.
- 139 Cf. Jean Meyer, La vie quotidienne en France au temps de la Régence…, op. cit., p. 66-68.
79Réserve faite des calculs diplomatiques du Régent et de Dubois, le dépérissement accéléré de la marine de guerre aussitôt après 1715 présente un caractère insolite, tant il contraste avec le dynamisme qui, durant la majeure partie du dernier grand conflit du règne précédent, prévalut en matière d’armement et même en matière d’opérations navales, du moins sous une certaine forme requérant l’appui de la course. Jérôme de Pontchartrain réussit, en effet, à faire armer 73 à 80 vaisseaux par an de 1702 à 1708, et encore 46 vaisseaux en 1709, année de crise, cet effort étant facilité par le concours des négociants-armateurs qui joignaient leurs bâtiments corsaires à ceux de la Royale pour l’organisation d’expéditions mixtes. Arme efficace permettant d’économiser les deniers de l’État, la course, hors de ces expéditions généralement à long rayon d’action, ne cessa de harceler la flotte marchande britannique, lui infligeant des pertes sérieuses avec 3 600 navires capturés de 1702 à 1713, un chiffre à rapprocher des 4 000 navires qui connurent le même sort au cours de la guerre de la ligue d’Augsbourg. Finalement, le bilan global de ce long duel maritime entre la France et la Grande-Bretagne fut loin d’être négatif côté français. Jamais la Royal Navy ne parvint à couper la route de l’argent hispano-américain, source d’oxygène pour la trésorerie de Louis XIV et pour celle de Philippe V. Jamais non plus elle ne se trouva capable d’assurer le blocus des Antilles françaises et, par voie de conséquence, de briser l’essor des ports métropolitains « branchés » sur le marché antillais en pleine expansion sucrière. Pis, côté anglais, l’effort naval sous les Pontchartrain rendu particulièrement percutant par une stratégie fuyant les grands affrontements d’escadres et privilégiant la division des théâtres d’opérations, eut pour résultat de bloquer toute croissance importante du tonnage commercial britannique qui en 1713 se situait à peine au-dessus de celui de 1688. D’autre part, durant cette longue période d’hostilités à l’issue incertaine, le cabinet de Londres avait eu des raisons encore plus graves de s’inquiéter, la puissance de la marine de guerre de Louis XIV restant à peu près intacte et l’éventualité d’expéditions franco-jacobites constituant un réel danger pour l’existence même de la Grande-Bretagne139. Toutes ces données aident à mieux comprendre pourquoi Londres se hâta d’abréger la fin du conflit par la signature des Préliminaires de paix de 1711 et pourquoi, par la suite, la condition sine que non de l’alliance anglaise sera la réduction des forces navales françaises au plus bas niveau.
- 140 Cf. Pierre Renouvin (dir.), Histoire des relations internationales, t. 3 : Gaston Zeller, Les Temp (...)
- 141 La même année 1714, le 27 juillet, les Russes infligeaient aux Suédois la défaite navale de Hangut (...)
- 142 Cf. André Lespagnol, « Une tentative d’ouverture du marché russe : la compagnie de la Moscovie (17 (...)
- 143 Archives de la Marine, sous-série B7 (pays étrangers, commerce, consulats), B7 reg. 26, f° 231, le (...)
80L’acceptation de cette condition, acceptation implicite dans le nouveau système de politique étrangère mis en œuvre par la Régence à partir de 1716, se trouvait en parfaite contradiction avec l’objectif poursuivi par Jérôme de Pontchartrain dès l’arrêt des hostilités, la paix d’Utrecht n’étant à ses yeux qu’une trêve de récupération devant permettre à la France de contrebalancer à nouveau la puissance britannique sur le plan maritime et colonial. Jérôme se conformait là aux directives de Louis XIV qui, dans le même souci d’une restauration de l’équilibre des forces, avait amorcé, début 1715, un revirement du côté de l’Autriche, la seconde puissance militaire du continent. Un émissaire, le baron de Mandat, fut d’abord envoyé à Vienne, puis un ambassadeur en titre, le comte Du Luc, muni d’instructions où il était question de la « grandeur mutuelle des maisons de France et d’Autriche », de la « supériorité qui leur appartient » et des avantages qu’elles trouveraient à s’entraider140. La disparition du vieux monarque vint couper court à ce projet de rapprochement franco-autrichien qui ne reprendra corps que beaucoup plus tard, avec le fameux renversement des alliances de 1756. Par voie de conséquence, elle occasionna la mise à l’écart définitive de Jérôme de Pontchartrain qui, dans de multiples secteurs, avait activement participé à ce dernier avatar de la diplomatie louis-quatorzienne privilégiant le Royaume-Uni comme l’ennemi numéro un. Ainsi, profitant des tensions entre le tsar Pierre le Grand et le cabinet de Londres inquiet de l’activité des chantiers de constructions navales de Petersbourg (fondée en 1703) et du développement d’une flotte de guerre russe en Baltique (1 vaisseau de ligne en 1712, 17 en 1714)141, Jérôme avait envoyé en 1714 à Petersbourg un agent officieux, Henri Lavie, ancien négociant bordelais, chargé de préparer le terrain en vue de la conclusion d’un accord de commerce et de navigation avec le tsar, cela malgré Torcy, partisan du maintien de l’alliance traditionnelle avec la Suède, alors en guerre avec la Russie. À la même époque, toujours sur son inspiration, les Malouins lançaient une « Compagnie de Moscovie » qui se proposait d’atteindre directement le marché russe sans passer par les intermédiaires nordiques habituels. Leur tentative échoua rapidement, les Suédois ayant intercepté plusieurs navires de la Compagnie et celle-ci, de plus, perdant bientôt son principal appui politique avec le renvoi de Jérôme de Pontchartrain142. Des initiatives isolées furent cependant plus heureuses comme celle de la frégate dunkerquoise la Victorieuse qui arriva à Kronstadt, en juin 1715, chargée de vins et d’eaux-de-vie. Son capitaine eut l’honneur d’être reçu par le tsar qui ensuite se rendit à bord de la frégate, visite arrosée de toasts portés à la prospérité du commerce français143.
81Par-delà la recherche d’un accord franco-russe et par-delà le soutien apporté à la Compagnie de Moscovie, l’ambition du secrétaire d’État était de contrecarrer les intérêts commerciaux dans la mer Baltique, servi en cela par le très efficace réseau d’informations qu’il avait mis en place dans les pays du Nord par le truchement des agents consulaires qui, rappelons-le, étaient placés sous son autorité ministérielle. Autrement dit, presque partout, des rives du Saint-Laurent à celles de la Baltique, et de la mer des Antilles à l’océan Indien, le ministère anglais ne cessait, depuis la paix d’Utrecht, de se heurter aux agissements d’un adversaire déterminé en la personne de Jérôme de Pontchartrain. La chute de Jérôme apparaît donc étroitement liée au changement radical de politique étrangère imposé par la Régence. Comme on l’a dit plus haut, Londres, en 1718, s’alarmera à la nouvelle de la nomination au secrétariat à la Guerre de Claude Le Blanc, l’ancien intendant de Flandre maritime, l’homme de Mardyck. À plus forte raison, un éventuel retour aux affaires de l’ancien secrétaire d’État à la Marine eût été ressenti, côté anglais, comme une véritable provocation. De ce retour, il n’en fut évidemment pas question. En fait, tout laisse penser que la perte de Jérôme ait été programmée dès avant la mort de Louis XIV. À partir du mois de février 1715, une « étroite intelligence » s’était peu à peu établie entre Philippe d’Orléans et le roi Georges Ier en vue de s’assurer un appui mutuel, le premier redoutant les intrigues de Philippe V qui entendait revendiquer la régence de France et pour cela former un « parti solide » à sa dévotion ; le second, fraîchement intronisé (septembre 1714) et considéré par beaucoup comme un usurpateur, se sachant exposé au danger d’une restauration jacobite appuyée de l’extérieur, notamment en cas d’attribution de la régence au petit-fils de Louis XIV. Dans cette conjoncture pleine d’incertitudes, l’abbé Dubois, fidèle agent du futur Régent, s’était abouché secrètement avec lord Stair, ambassadeur en poste depuis janvier 1715, et le projet d’un rapprochement entre les deux puissances était déjà en l’air. Ce diplomate britannique connaissant fort bien les agissements de Jérôme de Pontchartrain, le renvoi du secrétaire d’État au mois de novembre 1715 peut donc être interprété comme l’un des premiers gages donnés par le Régent au cabinet de Londres afin de permettre d’aboutir, l’année suivante, à la signature, le 9 octobre, d’un traité d’alliance franco-anglaise.
82L’activité déployée par le secrétaire d’État entre 1713 et 1715 pour rogner les avantages obtenus par les Anglais à Utrecht ne fut certes pas la seule cause de sa chute. Saint-Simon prétend en avoir été l’artisan principal, arrangeant avec Pontchartrain père la démission de Pontchartrain fils, moyennant la résignation de son office en faveur du petit-fils, le jeune Maurepas. Encore convient-il de se méfier de la tendance du mémorialiste à se poser en porte-parole des ducs et pairs et en animateur de la réaction nobiliaire des débuts de la Régence contre le régime ministériel du règne précédent, règne de « vile bourgeoisie », auquel se substitua le système de la Polysynodie dirigé, en principe, par l’aristocratie. De plus, on voit mal pourquoi ce contempteur du règne louis-quatorzien de « vile bourgeoisie » tint à user de son influence pour maintenir au pouvoir, en la personne de Maurepas, la dynastie des Pontchartrain, famille de naissance médiocre. Par ailleurs, il est utile de rappeler ici que la Polysynodie fut loin d’être le triomphe de l’aristocratie. Au sein des Conseils institués par le Régent s’opposent, en réalité, le groupe des grands seigneurs et celui des robins, d’anoblissement plus ou moins récent. Parmi ces derniers, figurent des hommes d’expérience qui, rompus au travail des bureaux sous Louis XIV, continuent à jouer un rôle considérable comme secrétaires de séance des sept Conseils (un par Conseil, deux pour le Conseil des Finances), tels au Conseil des Affaires étrangères Antoine Pecquet, ancien premier commis de Torcy, et au Conseil de la Marine Henri Besset de La Chapelle, fils d’un premier commis de Louvois et lui-même ancien premier commis de Jérôme de Pontchartrain. Mais surtout on y retrouve, solidement représentés, les membres du clan Phélypeaux. Au Conseil de Régence siègent Louis de La Vrillière (qui a conservé son office de secrétaire d’État) et son cousin le maréchal Bazin de Bezons. Au Conseil de la Guerre : Claude Le Blanc, neveu du maréchal de Bezons par sa mère née Bazin de Bezons. Au Conseil de Conscience : l’archevêque de Bordeaux Armand Bazin de Bezons, frère du maréchal, le procureur général du Parlement Henri-François Daguesseau (fils), proche cousin de Jérôme, et l’abbé Pucelle, conseiller au Parlement, cousin éloigné. Au Conseil du Dedans, Jacques-Louis de Beringhen, premier écuyer, directeur général des Ponts et Chaussées de France, et le maître des requêtes Paul Fieubet de Réveillon, tous deux apparentés aux Phélypeaux. Au Conseil de Commerce : les conseillers d’État Henri Daguesseau père, Michel-Jean Amelot de Gournay, Marc-René d’Argenson, et le maître des requêtes Louis-Charles de Machault, tous quatre cousins des Pontchartrain et étroitement liés à eux. Enfin au Conseil des Affaires étrangères, la présidence revient au maréchal d’Huxelles, arrière-petit-fils du secrétaire d’État Raymond Phélypeaux d’Herbault-La Vrillière par sa grand-mère née Claude Phélypeaux, et cousin de Jacques-Louis de Beringhen, lui-même fils d’Anne d’Huxelles, tante du maréchal.
- 144 Saint-Simon, Pléiade, t. 5, p. 203.
83En fait, malgré la démission de Jérôme de Pontchartrain précédée, seize mois auparavant, par celle de Louis de Pontchartrain, le clan Phélypeaux résista fort bien au changement de règne comme l’indiquent déjà les noms des trois secrétaires d’État qui opérèrent sous la Polysynodie, réduits, il est vrai, en vertu du nouveau système du gouvernement, à la simple signature des expéditions : Louis de La Vrillière, son jeune cousin Maurepas pourvu de l’office paternel le 8 novembre 1715, et Joseph Fleuriau d’Armenonville qui, nommé secrétaire d’État le 3 février 1716, se trouvait être apparenté aux Phélypeaux par sa sœur Marguerite Fleuriau (voir tableau 5). À ce moment-là, La Vrillière apparaît comme le chef de file des Phélypeaux, les deux branches confondues. Membre du Conseil de Régence, et secrétaire général de ce Conseil, il avait de plus la tutelle et la signature de Maurepas jusqu’à ce que celui-ci, adolescent, fut en âge d’exercer sa charge de secrétaire d’État. « De cinquième roue d’un chariot, écrit Saint-Simon, il devint un personnage à qui tout le monde avait affaire144. » Puis, au début de l’année 1717, le 2 février, le procureur général du Parlement, Henri-François Daguesseau, était promu chancelier de France à la mort de Voysin. Un an après, le Régent ôtait les sceaux à Daguesseau pour les remettre, le 28 janvier 1718, à Marc-René d’Argenson qui recevait en même temps la « direction et principale administration des Finances ». On restait donc en famille, Argenson étant lui aussi apparenté aux Pontchartrain par son mariage avec une Quentin de Richebourg (voir tableau 25). Enfin, au mois de septembre 1718, la suppression des Conseils des Affaires étrangères, de la Guerre, et du Dedans, se traduisit par le renforcement de la position du clan qui accapara les postes ministériels recréés à cette occasion, à l’exception toutefois du secrétariat d’État aux Affaires étrangères confié à l’abbé Dubois, l’artisan de la diplomatie secrète de Philippe d’Orléans depuis le début de la Régence. La Vrillière retrouva ainsi son département des Affaires de la R.P.R. de même que la responsabilité d’un vaste secteur territorial du royaume. Maurepas, devenu secrétaire d’État en exercice avec dispense d’âge (il avait à peine 18 ans) reçut le département de la Maison du Roi auquel était joint le « ministère » de Paris. Claude Le Blanc, cheville ouvrière du Conseil de la Guerre, se retrouva secrétaire d’État à la Guerre. Fleuriau d’Armenonville, pour sa part, restait un secrétaire d’État sans département véritable, comme au temps de la Polysynodie, la Marine et le Commerce lui étant attribués, « mais seulement pour la signature des expéditions qui devaient être signées par le Roi et contresignées par un secrétaire d’État ». Cette situation s’expliquait par le fait que le Conseil de Marine, dirigé par le comte de Toulouse, survécut jusqu’en 1723. Précisons encore qu’à la suppression de ce Conseil, le secrétariat d’État à la Marine, rétabli en son ancienne forme, revint au fils d’Armenonville, Charles Fleuriau de Morville, qui n’y resta que six mois, ayant été nommé secrétaire d’État aux Affaires étrangères au mois d’août 1723, à la mort de Dubois. Le département de la Marine passa alors à Maurepas, qui, déjà ministre de la Maison du Roi et de Paris, ressuscitait ainsi le cumul de son père et de son grand-père. De plus, pour compléter ce tableau familial, il convient de rappeler que trois ans auparavant, à la chute de Law, début décembre 1720, le Contrôle général des Finances avait été attribué à Félix Le Pelletier de La Houssaye, cousin de Jérôme de Pontchartrain et beau-frère d’Amelot de Gournay, l’animateur du Conseil de Commerce.
84Le maintien d’une forte représentation des Phélypeaux, de leurs parents et alliés au sein de la classe politique évoluant sous la Régence, aurait dû, semble-t-il, permettre à Jérôme de Pontchartrain de revenir un jour à la surface, et, en attendant, de se raccrocher à quelque reste de son imposant cumul comme la direction des Haras qui, au contraire, fut donnée au marquis de Brancas. Torcy, par exemple, quoiqu’ayant perdu le département des Affaires étrangères, conserva jusqu’au mois d’octobre 1721 la surintendance générale des postes et relais de France. Tout cela fait mieux ressortir le caractère singulier de la disgrâce de Jérôme qui se traduisit par un retrait complet, définitif, de la vie publique, en pleine force de l’âge, à 41 ans.
85Les ennemis, à vrai dire, ne lui manquaient pas, pour les avoir collectionnés durant son long ministère. Parmi eux figurait au tout premier rang le comte de Toulouse comme l’a fort bien mis en lumière Saint-Simon. Parlant du conflit quasi permanent entre le secrétaire d’État à la Marine et l’amiral de France, le mémorialiste écrit à propos du premier :
« Il n’y avait rien qu’il n’eût fait contre sa charge [celle de l’amiral], et pour l’empêcher de la faire, points d’obstacles qu’il n’eût semé sur son chemin, rien qu’il n’eût employé pour l’empêcher de commander la flotte… Il lui disputa tous ses honneurs, toutes ses distinctions, ses pouvoirs encore davantage, et lui en fit retrancher des uns et des autres qui, par leur nature et par leur exemple, ne pouvaient être et n’avaient pas été contestés. »
- 145 Saint-Simon, Pléiade, t. 2, p. 409-410.
- 146 Voir, par exemple, l’Histoire maritime de France de Léon Guérin, Paris, éd. Andrieu, 1844, t. 2, p (...)
86Pis, toujours selon Saint-Simon, le secrétaire d’État aurait choisi, à partir de la bataille indécise de Velez-Malaga de 1704 (où, en fait, le comte de Toulouse ne sut pas pousser les avantages initiaux remportés sur les Anglais) de paralyser la flotte en l’immobilisant dans les ports, cela dans le seul but de priver Toulouse de tout commandement d’escadre : « La peur qu’il eût de succomber sous la gloire ou sous la vengeance d’un amiral fils de France le détermina à perdre lui-même la Marine pour la mettre hors d’état de revoir l’amiral à la mer145. » Cette légende noire d’un Jérôme de Pontchartrain « fléau de la marine » sera aveuglément reprise et même dépassée par les historiens maritimes du xixe siècle, certains d’entre eux n’hésitant pas à faire du secrétaire d’État un agent stipendié par l’Angleterre146.
87Malgré ses exagérations et contre-vérités, le témoignage de Saint-Simon insistant sur l’étendue des rancœurs du comte de Toulouse aide à mieux saisir le caractère définitif de la disgrâce de Jérôme de Pontchartrain. À la mort de Louis XIV, cette disgrâce avait été différée grâce aux démarches du maréchal de Bezons, du marquis d’Effiat et de Pontchartrain père resté influent malgré sa démission de 1714 qui lui avait laissé « la conservation du rang et des honneurs de Chancelier ». Elles permirent à Jérôme de figurer durant quelques semaines parmi les membres du Conseil de Régence, mais sans voix délibérative. Ce fut Toulouse qui se hâta de mettre fin à une situation inadmissible à ses yeux. Non content de faire interdire au secrétaire d’État de siéger au Conseil de Marine où pourtant sa compétence s’imposait, il le mit gravement en cause devant le Conseil de Régence pour sa gestion ministérielle depuis 1699 qui n’aurait pas été exempte de prévarications. L’attaque fut couronnée de succès, le Régent écrivant directement à Louis de Pontchartrain pour exiger la « démission pure et simple » de son fils, avec, en compensation, l’assurance que l’avenir de la dynastie ministérielle des Pontchartrain serait sauvegardé. Le texte de cette lettre autographe mérite d’être reproduit in extenso.
- 147 Lettre autographe reproduite dans l’édition des Mémoires de Saint-Simon, t. 19, p. 287-288. Selon (...)
Du Régent au chancelier de Pontchartrain
à Paris, ce 6 novembre (1715)
« Vous m’avez forcé, Monsieur, contre toutes mes résolutions, mais il ne m’est plus possible de n’y pas revenir. Épargnons-nous à l’un et à l’autre une conversation qui ne vous apprendrait rien que ce que vous êtes vous-même peiné de savoir il y a longtemps, et plus peiné encore que les choses soient telles.
Mais pour vous montrer jusqu’au bout quelle est ma considération personnelle pour vous et mon amitié que rien ne peut ébranler, je veux bien donner à votre petit-fils dès à présent la charge de secrétaire d’État et passer sur sa tête le brevet de retenue de 400 000 livres. Je vous donnerai encore quelqu’un qui ne vous puisse être suspect pour exercer la charge jusqu’à ce qu’il ait 25 ans ou que le Roi l’ait dispensé avant cet âge. Ce quelqu’un sera M. de La Vrillière votre ami, votre parent et secrétaire d’État lui-même, qui suffira aux deux charges et qui par la sienne ne vous peut donner d’inquiétude sur celle de votre petit-fils. Voilà, Monsieur, tout l’effort de mon estime et de mon amitié pour vous, qui laisse votre famille avec la charge que vous y avez mise, qui établit bien votre petit-fils, et qui me délivre de ce qui ne peut plus se soutenir à cet égard. Ne m’en demandez pas davantage. Croyez même que je fais beaucoup. Je compte que la réponse de ce billet sera la démission de votre fils. Il sera moins désagréable que ce soit vous qui vous chargiez de tout cela avec lui, que si j’en donnais la commission à un autre.
Dès que j’aurai la démission pure et simple, j’envoyerai M. de La Vrillière vous porter les provisions de votre petit-fils.
Je vous plains infiniment, mais je fais pour vous tout ce qui m’est possible, et que je n’aurais fait pour personne.
Encore une fois, Monsieur, ne m’en demandez pas davantage, vous ne l’auriez pas, et je serais fâché de vous refuser et que vous m’aimassiez moins que je ne vous aime. »
Philippe d’Orléans
À M. le chancelier de Pontchartrain147.
- 148 Jean Buvat, Journal de la Régence (1715-1723), Paris, éd. Campardon, 1865, t. 1, 528 p., p. 107.
88La lettre du Régent était lourde de sous-entendus prouvant que toutes les allégations du comte de Toulouse avaient été prises pour argent comptant. En conséquence Jérôme de Pontchartrain se voyait contraint de démissionner dès le 7 novembre, un départ que Jean Buvat, écrivain copiste à la Bibliothèque du Roi et témoin bien informé, commente en quelques mots : « M. le comte de Pontchartrain fut… alors démis de la charge de secrétaire d’État et de la direction générale de la Marine comme incapable de l’exercer, et n’ayant, disait-on, contenté presque personne durant tout son ministère148. » Renvoyé ainsi de la manière la plus humiliante, pour incapacité, Jérôme ne put ni se remettre, ni envisager un éventuel retour aux affaires, le Conseil de Marine, dernier vestige de la Polysynodie, restant en place jusqu’au mois de mars 1723, toujours dirigé par le comte de Toulouse, l’ennemi irréductible.
89Ultime dénouement d’un âpre conflit de personnes sous le précédent règne, la mort politique de l’ancien secrétaire d’État à la Marine aurait donc été le fait de l’amiral de France. Mais, par-delà la vindicte particulière de ce prince, il convient de tenir compte des manœuvres de l’abbé Dubois qui, bien avant d’être promu cardinal (juillet 1721) et Premier ministre (août 1722), jouait un rôle prépondérant au sein du gouvernement. Dès 1718, une fois terminée l’expérience de la Polysynodie, Dubois avait été nommé secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Mais, en même temps, le subtil abbé se méfiait de la reconstitution d’un vaste département de la Marine comme sous Louis XIV, englobant la flotte de guerre, le commerce extérieur, les colonies, les consulats : tous secteurs hautement sensibles pour lui, en raison de ses préoccupations et ambitions en matière de politique internationale. Aussi favorisa-t-il la prolongation de l’existence du Conseil de Marine, solution qui, en particulier, écartait le risque de voir à nouveau un Pontchartrain, en l’occurrence Maurepas, réapparaître comme secrétaire d’État à la Marine. Rappelons que Maurepas, titularisé secrétaire d’État le 30 mars 1718, n’avait été pourvu que du département de la Maison du Roi et de Paris. En réalité, l’insatiable Dubois, dont l’emprise s’accentuait au fil des années avec notamment la surintendance des Postes arrachée à Torcy et jointe à son département des Affaires étrangères en octobre 1721, attendait le moment pour évincer l’amiral de France et pour mettre la main, par personne interposée, sur les affaires de la Marine. L’occasion s’offrit lorsque survint la majorité de Louis XV, le 16 février 1723. Conforté depuis un semestre par sa position de Cardinal-Ministre, Dubois décida de dissoudre le Conseil de Marine et de le remplacer par un secrétariat d’État confié à Charles Fleuriau de Morville, fils d’Armenonville. En conséquence, le 21 mars, il adressait aux intendants de province et aux intendants de la Marine la lettre circulaire suivante :
- 149 Cf. Michel Antoine, Le Conseil du Roi sous le règne de Louis XV, Paris, Droz, 1970, 666 p., p. 119 (...)
« Le Conseil de Marine ayant cessé par la majorité du Roi, Sa Majesté a remis ce département à M. le comte de Morville, secrétaire d’État, et Elle m’a ordonné de vous écrire qu’Elle souhaite que vous lui rendiez compte à l’avenir des détails du service dont vous êtes chargé149. »
90En fait, Morville était astreint à travailler sous la direction du Cardinal-Ministre qui augmentait par là sa latitude d’action dans la conduite de la politique étrangère du royaume. Commentant cette situation nouvelle, Mathieu Marais écrit dans son Journal :
- 150 Mathieu Marais, Journal et Mémoires… sous la Régence et le règne de Louis XV, Paris, éd. par R. de (...)
« On a ôté au comte de Toulouse tout le détail qu’il avait depuis la Régence, et les choses ont été réunies à M. de Morville…, secrétaire d’État de la Marine qui gouvernera le tout comme M. de Pontchartrain du temps de Louis XIV, si ce n’est qu’il travaillera avec le ministre [Dubois] qui voudrait être surintendant de la navigation et des mers. C’est le singe du cardinal de Richelieu150. »
91Morville n’eut pas longtemps à assumer ce rôle d’exécutant, le Cardinal-Ministre étant enlevé par la maladie dès le 10 août 1723. Il fut alors nommé secrétaire d’État aux Affaires étrangères, tandis que Maurepas héritait de la Marine qui venait s’ajouter à son département de la Maison du Roi. Ce mouvement ministériel à l’occasion de la mort d’un si puissant personnage signifiait en réalité la levée d’une lourde hypothèque. Depuis les débuts de la Régence, en effet, Dubois n’avait cessé de manœuvrer pour empêcher la reconstitution d’un véritable ministère de la mer au profit des Pontchartrain. Or le jour même de la mort du Cardinal-Ministre, Maurepas, le dernier des Pontchartrain et « le dixième secrétaire d’État du nom des Phélypeaux », se retrouvait à la tête du double département Marine-Maison du Roi et du cumul d’attributions qui avaient permis à son père d’influer sur la marche des affaires, en particulier dans le domaine des relations extérieures comme on l’a vu à propos de la paix d’Utrecht. Tout cela éclaire le sens de l’interdit définitif prononcé contre Jérôme de Pontchartrain sous la Régence, interdit qui tint, au moins pour une bonne part, à sa réputation d’adversaire déterminé de la Grande-Bretagne au moment où le tandem formé par Philippe d’Orléans et l’abbé Dubois adoptait une politique de rapprochement avec cette grande puissance maritime. L’autre part de cet interdit vient du comte de Toulouse dont l’action mérite d’être précisée.
- 151 Saint-Simon, Pléiade, t. 2, p. 87-89.
92À partir de la mort de Louis XIV, deux mois et une semaine s’écoulent avant que Jérôme de Pontchartrain qui était entré au Conseil de Régence, mais sans fonction ni voie délibérative, se vit acculé, le 7 novembre, à la démission. Ce fut au cours du mois d’octobre précédent que le secrétaire d’État eut à faire face, devant le Conseil de Régence, à de multiples attaques. « Les mémoires pleuvaient contre lui ; il ne passait pas pour avoir les mains nettes », écrit Saint-Simon qui cite en exemple « un mémoire fort détaillé et bien exactement prouvé sur la déprédation des bois de la marine de Rochefort, où les accusations étaient directes et personnelles sans nul ménagement ». Ce mémoire lu en pleine séance, le 1er octobre, par le maréchal d’Estrées, président du Conseil de Marine, avait été rédigé de concert avec le comte de Toulouse, chef du même Conseil. Celui-ci, lui-même, y ajoutait, le lendemain, la lecture d’un mémoire de son cru montrant que « de propos délibéré Pontchartrain avait ruiné la Marine, et très nettement qu’il ne s’était rien moins que ruiné lui-même ». Toujours aux dires de Saint-Simon, Pontchartrain aurait voulu prendre la parole après la lecture du premier mémoire, mais « le maréchal d’Estrées lui dit qu’il n’avait pas le droit de parler et le fit taire comme un petit garçon, avec toute la hauteur et le mépris possible ». Et le duc et pair d’ajouter à propos de la séance du 2 octobre où le comte de Toulouse se complut à accabler le secrétaire d’État : « Cependant il [Pontchartrain] ne sourcilla pas, et fut assez impudent, ou assez prodigieusement insensible, pour sortir du Conseil comme si rien ne s’y fût passé à son égard151. »
93On retrouve là trop bien le langage habituel du mémorialiste sur Jérôme de Pontchartrain pour ne pas se méfier de cette façon de présenter les choses. Loin de s’abaisser semble-t-il, le secrétaire d’État se tint plutôt sur une extrême réserve, se contentant de produire un mémoire justificatif de onze pages où il exposait sobrement les raisons du déclin progressif des forces de la Marine sous son ministère, la cause principale résidant dans le manque continuel de fonds.
« À considérer, déclare-t-il en préambule, la Marine et les Galères de France dans l’état où elles sont aujourd’hui par rapport à celui auquel elles se trouvaient en 1699 lorsque mon père fut fait chancelier de France, il n’y a personne qui ne me condamne d’avoir laissé dépérir à ce point là deux corps aussi respectables. Et les personnes qui seraient les plus prévenues en ma faveur ne pourraient me justifier de négligence si on en demeurait à l’extérieur. Mais quand on voudra bien considérer les malheurs arrivés à la Marine pendant que j’en ai été chargé, le défaut de fonds continuel, je me flatte que l’on sera encore plus étonné de voir qu’elles [la Marine et les Galères de France] subsistent que de les trouver déchues. »
94S’agissant du manque de fonds, Jérôme de Pontchartrain, curieusement, s’en prend surtout à Chamillart, contrôleur général des Finances de 1699 à 1708, et non à son successeur Desmarets évoqué une seule fois, alors que de 1708 à 1715 celui-ci n’avait cessé d’accumuler les retards dans le versement des crédits dus au département de la Marine.
« En 1697, après la paix de Ryswick, précise le secrétaire d’État, mon père arrêta avec le Roi l’état des dépenses nécessaires pendant la paix. Il régla 11 millions pour la Marine et 3 millions pour les Galères. La première démarche de M. de Chamillart, quand il fut contrôleur général, fut de réduire les fonds de la Marine à 8 200 000 livres et ceux des Galères à 2 800 000 livres qui furent augmentés jusqu’à 18 millions pendant les premières années de la guerre et réduits à 14 millions en l’année 1707 sans avoir été mieux payés depuis… »
95Autre grief contre le même contrôleur général, la question des 4 millions de « revenans bons » qui, jusqu’en 1699, se trouvaient laissés à la disposition des Trésoriers de la Marine et des Galères.
« On comprend assez l’utilité d’avoir de pareils fonds entre les mains des Trésoriers, explique Jérôme de Pontchartrain. Par là, on était en état de faire tous les services pressés et les fonds qui sont ensuite destinés remplacent ces revenans bons et les font ainsi toujours circuler pour le profit du Roi. Le premier soin de M. de Chamillart fut de vider toutes les caisses en diminuant ces fonds-là sur ceux qu’il avait à donner sur le Trésor royal. Par là, le service est devenu plus difficile et plus cher. On a été hors d’état de faire aucunes avances aux fournisseurs, ni aucunes provisions de marchandises dans les lieux et dans les temps où on aurait pu les avoir à bon marché en payant bien. »
96Puis, après avoir déploré « la mauvaise nature des paiements » (billets de monnaie, billets de la caisse des emprunts, assignations, « fausses ou doubles ») qui avait porté les marchandises à un prix exorbitant et contraint à donner des indemnités aux fournisseurs, Jérôme insistait sur la façon dont il s’était arrangé pour pallier, dans la mesure du possible, les défaillances du Contrôle général des finances :
« Le secrétaire d’État, qui avait le soin des affaires de la marine, voyant l’abandon total dans lequel on laissait ce service, a été obligé d’avoir recours à d’autres moyens et de devenir en quelque façon intendant des Finances lui-même pour procurer un débouchement de quelque nature qu’il fût. »
97Suit un rappel sommaire des divers expédients trouvés par Jérôme, jamais à court de ressources : faire recevoir à l’Hôtel de Ville les papiers de la Marine pour être mis en vente, « mise en règle » de l’établissement des Invalides de la Marine dont la vente des charges a produit la somme de 2 525 416 livres en papiers de la Marine, autre somme (chiffre non précisé) également en papiers de la Marine résultant de la mise en vente des charges de l’établissement des milices, garde-côtes, création, en vertu de deux édits royaux différents, d’un million de livres de rentes assignées sur les recettes particulières des tailles au denier 25, soit une somme de 7 500 000 livres. « Toutes ces sommes provenues, s’il est permis de le dire ainsi, de l’industrie du secrétaire d’État, montent ensemble à la somme de… [chiffre non précisé] qu’il faut déduire de celles qu’il paraît que les Trésoriers de la Marine et des Galères ont reçue du Trésor royal. »
98Enfin la dernière partie du mémoire justificatif est consacrée aux lourdes dépenses de la guerre de Succession d’Espagne « où il a fallu soutenir toute la monarchie d’Espagne tant en Europe qu’en Amérique ». Le désastre de Vigo de 1702 s’y trouve évidemment évoqué, occasion de critiquer à nouveau Chamillart à propos du remplacement des vaisseaux perdus en cette rencontre : « Le Roi d’Espagne donna deux millions d’écus pour les remplacer et que M. de Chamillart fit porter au Trésor sans en faire part à la Marine. » Sont également rappelés les efforts faits pour soutenir la Marine, pour assurer la sécurité des convois transatlantiques, pour mettre à la mer deux armées navales sous le commandement du comte de Toulouse, avec allusion à la coûteuse bataille de Velez-Malaga « où il fut tiré plus de 105 000 coups de canon » sans résultat décisif. À cela s’ajoutent encore les efforts pour couvrir les dépenses des deux sièges de Barcelone et de celui de Toulon, le tout finissant par contraindre le secrétaire d’État, dans les dernières années de guerre, à ne plus parer qu’aux besoins immédiats de manière à assurer le service de son département.
« On se contentera de dire que, dans l’impossibilité absolue d’entretenir et de renouveler les vaisseaux et les galères, de payer les officiers et toutes les autres dépenses de la Marine et de soutenir la réputation de ce corps par des armements aussi considérables qu’ils auraient été nécessaires, on s’est réduit à payer aussi exactement que l’on a pu le prêt des soldats pour les tenir en règle et être assuré de pouvoir se servir d’eux dans tous les désordres que le défaut de tout autre paiement pouvait attirer. »
99Jérôme de Pontchartrain prend toutefois le soin de souligner l’efficacité, côté français, de la guerre de course, avec à l’appui l’exemple des raids en mer des Antilles d’un Lemoyne d’Ibserville en 1706 ou d’un Jacques Cassard en 1712-1713, sans oublier la célèbre expédition de Duguay-Trouin à Rio-de-Janeiro en 1711-1712, toutes actions d’éclat qui, mêlant les bâtiments de la royale et les bâtiments corsaires, firent durement sentir aux Anglais, Hollandais et Portugais que les forces maritimes du royaume, quelle que fût la provenance des officiers et des équipages, restaient encore redoutables dans les dernières années du conflit. C’était là un solide argument dont le secrétaire d’État ne manque pas de se prévaloir dans son plaidoyer :
« On a eu… une très grande attention à remplacer par des armements particuliers très considérables les armements du Roi que le défaut des fonds ne permettait pas de faire. C’est ainsi que l’escadre de M. d’Iberville a réussi aux entreprises de Nieves [Nevis] et de Montserrat, que celle de M. Dugué [Duguay-Trouin] a réussi à Rio-de-Janeiro, et celle de M. Cassard à Saint-Thomas, Surinam, Barbade, Corasol [Curaçao], etc., et qu’ainsi, dans le temps de la plus grande disette de fonds, les armes du Roi ont été victorieuses par mer au bout du monde. »
100Sur ce constat positif, Jérôme enchaînait une conclusion où, en homme sûr et en termes choisis, il sous-entendait n’avoir rien à craindre d’une enquête approfondie sur sa gestion ministérielle.
- 152 AN, Marine, G 127.
« Voilà en peu de mots rendre raison de l’administration de la Marine et des Galères depuis le temps que j’en suis chargé. Je n’entre pas dans un plus grand détail sur chaque partie de ce service, cela serait trop long. Je serai toujours prêt à toutes les questions qui me seront faites sur cela. Et je serai bien aise même qu’on en fasse, parce que ce n’est que par le détail que l’on peut connaître toute la peine et tout le travail qu’il a fallu se donner pendant quinze années entières (quoique mal) pour soutenir toutes les parties de ce service tel que celui-là, sans argent, sans secours et avec toutes contradictions imaginables de toute part152. »
- 153 Il s’agit de l’ordonnance du 31-08-1720 portant règlement nouveau du Conseil de Marine (cf. Hélène (...)
101D’enquête approfondie, nul ne prit le temps de s’en soucier, tant apparaissait pressante la nécessité de se débarrasser au plus vite de l’encombrant secrétaire d’État. Le comte de Toulouse, assurément, eût cependant été beaucoup mieux inspiré de s’instruire d’abord, dans le « détail », des méthodes et expédients divers employés par Jérôme de Pontchartrain pour soutenir son département. Il n’aurait peut-être pas laissé la « Royale » dans un si triste état en 1723, lui qui avait joui au Conseil de Marine d’une voix prépondérante en cas de partage des avis. Déjà en 1720, à propos d’un nouveau règlement de ce Conseil, Mathieu Marais constatait ironiquement : « Ce règlement contient vingt-neuf articles. La Marine est bien réglée ; il ne manque plus que des vaisseaux153. » Le spectacle du dépérissement accéléré de la flotte de guerre depuis l’instauration de la Régence ne pouvait qu’accentuer les rancœurs de l’ancien ministre de la Mer d’avoir dû s’effacer devant l’amiral de France, personnage falot, aussi médiocre maintenant à la tête d’une vaste administration que, naguère, dans le commandement d’une armée navale.
102En tous cas, sur le coup, lorsqu’aussitôt après la mort de Louis XIV on s’activait à précipiter le départ de Jérôme de Pontchartrain, celui-ci se garda bien de donner un tour trop personnel à son mémoire justificatif de 1715. Ce mémoire, en effet, ne manque pas de hauteur de vue, l’objet de Jérôme n’y étant pas de répondre à des critiques malveillantes ou inconsistantes, mais de rétablir un certain nombre de vérités sur l’évolution de la situation de la Marine de 1699 à 1715 en fonction des événements. Il s’en dégage finalement une impression de détachement, le secrétaire d’État se sachant condamné à l’avance tout en étant assuré que l’avenir ministériel de son fils Maurepas serait sauvegardé. Très vraisemblablement aussi, Jérôme ne s’abîma pas dans des regrets cuisants à l’idée de devoir quitter le pouvoir pour passer le reste de sa vie au château de Pontchartrain, un lieu familial cher à tous les Pontchartrain depuis Paul le fondateur. N’était-ce pas le refuge où il avait déjà songé à se retirer définitivement en 1708, lors de la mort de sa première épouse Éléonore-Christine de La Rochefoucauld-Roye ? Cet épisode vaut d’être retracé brièvement, servant d’introduction à l’histoire du château de Pontchartrain, elle-même intimement liée à l’histoire de la dynastie de la branche cadette des Phélypeaux. À vrai dire, les grands serviteurs de l’ancienne monarchie, quoiqu’accaparés par la gestion ministérielle, ne sauraient pas négliger pour autant la gestion seigneuriale de leurs domaines à portée de Paris et de Versailles. Louis de Pontchartrain, son fils Jérôme et son petit-fils Maurepas seront, eux aussi, à la fois des ministres et des seigneurs jusqu’au moment où de longs loisirs imposés par les conjonctures politiques les amèneront à se replier sur la mise en valeur de leurs terres. Se retirer à Pontchartrain, c’était là une source d’activités convenant à ces hommes avisés qui aimaient la fortune foncière et ne dédaignaient pas l’agronomie.
Notes
1 Saint-Simon, Pléiade, t. 4, p. 331.
2 Saint-Simon, t. 4, p. 332.
3 Montesquieu, Pensées, Le Spicilège, Paris, Robert Laffont, 1991, 1200 p., p. 904-905.
4 Commencement du Spicilège en 1718.
5 Montesquieu, op. cit., p. 496 et 1024.
6 Lettre du 12 mars 1754 au chevalier d’Aydie, citée in André Picciol, Le comte de Maurepas, Paris, Perrin, 1999, 490 p., p. 9.
7 « Elle a de l’esprit, mais c’est de la plus pauvre espèce ; elle a l’orgueil d’un pédant et tous les défauts d’un laquais » (Pensées de Montesquieu, p. 468, note 1370).
8 Cf. Ch. Frostin, « Le comte Plélo, gentilhomme breton du siècle des Lumières », Annales de Bretagne, t. 106, 1999, n° 2, p. 33-49.
9 Jean II de Secondat (1515-1599), favori de Jeanne d’Albret, reine de Navarre et mère d’Henri IV, avait reçu d’elle en 1561 la seigneurie de Montesquieu, près d’Agen. Son fils Jacques II de Secondat (1576-1619), blessé au siège d’Ostende, sera fait baron de Montesquieu par Henri IV en 1606.
10 Saint-Simon, éd. Ramsay, t. 9, p. 158.
11 Saint-Simon, Pléiade, t. 4, p. 332.
12 Cf. F. Bluche (dir.), Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 1549-1550. Voir aussi G. Frèche et J. Sudreau, Un chancelier gallican : Daguesseau, Paris, PUF, 1969, 94 p., p. 18, 33-35, 52, 56-60.
13 Pour les Cambout de Coislin, famille ducale de Bretagne apparentée aux Bréhan, voir tableau 36 – Henri-Charles de Cambout de Coislin (1664-1732), évêque de Metz de 1697 à 1732, était le troisième duc de Coislin (depuis 1710). Le chancelier Pontchartrain appréciait ce prélat gallican et janséniste, qui, de plus, appartenait à son réseau breton, ce qui ne pas sans éclairer le choix qu’il fit de démissionner à l’occasion de la condamnation de Coislin.
14 Cf. F. Bluche, Louis XIV, Paris, Fayard, 1040 p., p. 869-871.
15 Ces échecs seraient dus aux mœurs dissolues de l’abbé. Louis de Pontchartrain l’en consola par une place de conseiller d’État d’Église en 1701.
16 Dans son ordonnance du 15 septembre 1702, Noailles invoquait le concile de Trente et écrivait à la suite : « Il n’en faudrait pas davantage… ». Ce passage irritait tout particulièrement le Chancelier, les décrets tridentins n’ayant jamais été reçus comme lois du Royaume.
17 L’ » appel comme d’abus » est une plainte portée devant une cour souveraine contre un juge ecclésiastique accusé d’avoir excédé ses pouvoirs ou entrepris, de quelque manière que ce fût, contre les libertés de l’Église gallicane.
18 Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, op. cit., t. 1, p. 293-294.
19 Depping, t. 1, p. 294.
20 Cf. John D. Woodbridge, « Censure royale et censure épiscopale : le conflit de 1702 », Dix-huitième siècle, 1976, p. 351 et note 2.
21 Depping, t. 6, p. 561, lettre du mois de décembre 1703.
22 Cf. John D. Woodbridge, p. 352.
23 Nous reprenons ici en substance les conclusions (p. 354-355) du très dense article de John D. Woodbridge.
24 Saint-Simon, Pléiade, t. 2, p. 143-144.
25 Cf. John D. Woodbridge, p. 350.
26 « Mémoire secret » du 17 novembre 1702. Ce mémoire se trouve reproduit in extenso dans J. D. Woodbridge, p. 345-348.
27 Saint-Simon, t. 2, p. 144.
28 Saint-Simon, t. 2, p. 142.
29 Cet affrontement pour le partage des biens de la chancelière se termina par une convention de délaissement du 5 décembre 1714 qui avantageait considérablement Jérôme de Pontchartrain (cf. C.-F. Lévy, Capitalistes et pouvoir au siècle des Lumières, op. cit., t. 2, p. 71-72, et p. 81, note 62).
30 Cf. Ch. Frostin, « Méthodologie missionnaire et sentiment religieux en Amérique française aux xviie et xviiie siècles : le cas de Saint-Domingue », Cahiers d’histoire, 1979, n° 1, p. 19-43 ; « Pouvoir royal et missions lointaines : le personnel missionnaire français aux xviie et xviiie siècles », actes du colloque de Lyon, 1980, Les réveils missionnaires en France du Moyen Âge à nos jours, Paris, Beauchesne, 1980, p. 129-144 ; « Première évangélisation et pastorale missionnaire à la fin du xviie siècle : Jésuites français », « Indiens libres » et « Nègres esclaves », Actes du 109e Congrès national des Sociétés savantes, Paris, CTHS, 1984, p. 85-107.
31 Saint-Simon, t. 4, p. 332.
32 Voir José Cabanis, Saint-Simon l’admirable, Paris, 1975, 230 p., p. 146-147. Preuves à l’appui, Cabanis met en doute le témoignage flatteur du mémorialiste sur Louis de Pontchartrain.
33 Antoine Vaira (v. 1650-1732), professeur de droit canon à l’université de Padoue, ensuite évêque de Parenzo en Istrie, puis d’Adria dans le Padouan.
34 AN, Archives privées, 257 AP 1, dossier 4, minutes des lettres du chancelier Pontchartrain.
35 Cf. Pierre Blet, s.j., « Louis XIV et le Saint-Siège », Revue xviie siècle, n° 123, avril-juin 1979, p. 137-154.
36 Auparavant, Bolongbroke, principal artisan des traités avec la France, et soucieux d’agir de concert avec elle pour achever la liquidation générale de la guerre, n’avait ni exigé la démolition immédiate de Dunkerque, ni élevé d’objection au projet de Mardyck (cf. P. Sagnac et A. de saint-Léger, Louis XIV, 1661-1715, Paris, PUF, 1949, 702 p., p. 559 et 562).
37 Michel Le Pelletier de Souzy, un « tiercelet de ministre », selon l’expression de Saint-Simon, était le frère cadet de Claude Le Pelletier, prédécesseur de Louis de Pontchartrain au contrôle général des Finances (1683-1689).
38 Cf. Lucien Bély, Espions et ambassadeurs…, op. cit., p. 219-221 et 451.
39 « La perte de Dunkerque […] fit imaginer un canal à Mardyck pour y faire peu à peu un port en complément. Le Blanc, intendant de cette province, le proposa à Pelletier [sic] […] Cela fut fort goûté, et on se mit à y travailler avec chaleur » (Saint-Simon, t. 4, p. 317). Voir aussi A. de Saint-Léger, La question de Dunkerque et du canal de Mardyck, 1709-1715, Lille, 1904, in-8° ; commandant Herlaut, « L’intendant Le Blanc et les Anglais à Dunkerque, 1712-1715 », Bulletin de l’Union Faulconnier, t. XXII, Dunkerque, 1925, p. 1-186. A. Cabantous (dir.), Histoire de Dunkerque, Toulouse, Privat, 1985.
40 Cf. C.-F. Lévy, Capitalistes et pouvoir…, op. cit., t. 3, p. 442-443. Crawford était chargé d’affaires à Paris en l’absence de lord Stairs, ambassadeur d’Angleterre.
41 Sur ordre du duc de Bourbon, successeur de Philippe d’Orléans comme « principal ministre », Le Blanc avait été embastillé le 5 mars 1724, puis jugé pour crime de concussion. Acquitté en janvier 1725, il redevint secrétaire d’État à la Guerre le 19 juin 1726 (huit jours après le renvoi du duc de Bourbon) et mourut en charge le 19 mai 1728.
42 L’ensemble de l’ancienne Acadie française se trouve actuellement partagée entre les provinces canadiennes du Québec, de New Brunswick et de Nova Scotia.
43 AN, Col., B 29, f° 87 v°, le 30 juin 1707, lettre à Antoine-Denis Raudot, intendant adjoint du Canada, à propos d’un projet d’établissement au Cap-Breton ; B 29, f° 112, v°, lettre du 30 juin 1707 à Augustin Le Gardeur de Repentigny, commandant au Labrador, pour le féliciter de ses créations de pêcheries.
44 AN, Col., B 30, f° 161 v°, lettre à A. Raudot du 6 juillet 1709 pour l’informer de l’abandon du projet du Cap-Breton.
45 AN, Col., B 35, f° 361 v°.
46 Voir AN, Col., série B, correspondance « Départ », B35, année 1713, B36, année 1714 et B37, année 1715.
47 AN, Col., B 35, f° 42, lettres du 24 février à Saint-Ovide pour lui notifier sa mission au Cap-Breton ; à Vaudreuil, gouverneur du Canada, et à Beauharnais, intendant de Rochefort, pour les informer de la mission de Saint-Ovide. Saint-Ovide, ancien garde-marine, puis capitaine en Acadie, était lieutenant de roi à Plaisance depuis 1706. Nommé en 1714 lieutenant de roi à l’Île Royale et promu lieutenant de vaisseau, il sera gouverneur de l’Île Royale de 1717 à 1738 avec le grade de capitaine de vaisseau.
48 AN, Col., B 35, f° 157, lettre de Pontchartrain à Beauharnais du 8 mars 1713.
49 AN, Col., B 35, f° 184.
50 AN, Col., B 35, f° 163.
51 AN, Col., B 35, f° 211.
52 AN, Col., n° 36, f° 1 v°, f° 47, f° 14 v°, f° 34.
53 AN, Col., B 36, f°19 v°, f° 45, f° 174 v°, lettres du 17 janvier et du 30 janvier 1714, lettre du 26 avril 1714.
54 AN, Col., B 36, f° 293 v°, f° 296, f° 299, lettres à Sarry (Saint-Jean-de-Luz) du 19 novembre 1714, à Massiot de La Motte, commissaire ordonnateur à La Rochelle, du 21 novembre 1714, à Lempereur, commissaire ordonnateur à Saint-Malo, du 21 novembre 1714.
55 AN, Col., B 35, f° 240, le 20 mars 1713, Instructions du Roi pour M. de Saint-Ovide, lieutenant de roi à Plaisance, pour la fondation de l’établissement du Cap-Breton ; B 35, f° 84 v°, le 10 avril 1713, lettre de Pontchartrain à Saint-Ovide (cette lettre vient en complément des Instructions du Roi). Saint-Castin (Bernard d’Abbadie, baron de) était le fils du célèbre aventurier béarnais, Jean-Vincent d’Abbadie, baron de Saint-Castin (1652-1707), arrivé à Québec en 1665 comme enseigne au régiment de Carignan. Passé en Acadie en 1670 et marié en 1680 à la fille du chef de la tribu des Abenakis, Saint-Castin père s’illustrera dans la défense de cette colonie comme commandant du fort de Pentagouët. Son fils, parfaitement intégré au milieu indien et jouissant d’un fort ascendant sur les Abenakis, avait été pourvu en 1711 d’une commission de lieutenant à Pentagouët.
56 AN, Col., B 35, f° 259 v°, 29 mars-8 avril 1713, lettre au P. Gaulin, lettre à Saint-Castin, lettre commune au P. Gaulin et à Saint-Castin ; B 35, f° 272 v°, 1er juin 1713, lettre au P. Gaulin au sujet de la faculté laissée aux Acadiens de rejoindre les territoires français, en particulier l’Île Royale.
57 Philippe de Pastour de Costchelle (v. 1661-1717), garde-marine à Toulon en 1683, fit une longue carrière à Terre-Neuve. Capitaine et lieutenant de roi à Plaisance en 1695, puis gouverneur de Plaisance à partir de 1706, il sera gouverneur de l’Île Royale de 1714 à 1717 (mort en charge).
58 AN, Col., B 35, f° 245, f° 273 v°, f° 342.
59 AN, Col., B 35, f° 253, 29 mars 1713, lettre à Vaudreuil ; f° 257, 29 mars 1713, lettre à Bégon.
60 De 1695 à 1734, la superficie cultivée de la vallée du Saint-Laurent passe de 9 610ha à 55 768ha. Le commerce canadien d’exportation du blé et des farines ne prend véritablement son essor qu’à partir des années 1720 (cf. Louise Duchêne, Le partage des subsistances au Canada sous le Régime Français, Boréal, 1994, p. 101).
61 Le bœuf salé de Cork était réputé pour ses qualités de conservation, à l’inverse du bœuf salé de provenance française, qui arrivait souvent impropre à la consommation. La morue sèche et le bœuf salé étaient destinés principalement à l’alimentation des esclaves.
62 Cf. Ch. Frostin, Les révoltes blanches…, op. cit., p. 28, 32, 54-55.
63 Organisme collégial créé en 1696 et régissant l’ensemble du commerce extérieur britannique.
64 Cf. F. W. Pitman, The Devlopment of the British West Indies, 1700-1763, Yale University Press, 1917, rééd. Londres, 1967, 495 p., p. 210.
65 Cf. Ch. Frostin, Les révoltes blanches…, op. cit., p. 158.
66 Cf. H. V. Faulkner, American Economic History, New York, 1924, trad. fr., Paris, 1958, t. 1, 356 p., p. 111.
67 AN, Col., B 21, f° 160, Règlement du Roi pour le commerce et la navigation des Isles françaises de l’Amérique.
68 AN, Col., B 29, f° 87 v°, le 30-06-1707, lettre à Antoine-Denis Roudot, intendant adjoint du Canada, au sujet du projet d’établissement au Cap-Breton.
69 AN, Col., B 32, f° 419.
70 AN, Col., B 36, f° 433 v°, le 21-03-1714, liste des officiers de la garnison de l’Île Royale.
71 AN, Col., B 36, f° 427, lettre à Soubras du 13-03-1714 ; f° 459 v°, le 12-04-1714, concession de subdéléguer donnée à Soubras ; f° 449, le 10-04-1714, instructions pour Soubras nommé commissaire-ordonnateur.
72 AN, Col., B 36, f° 462.
73 AN, Col., B 36, f° 461.
74 AN, Col., B 36, f° 419.
75 AN, Col., B 36, f° 16, le 23-01-1715, lettre au chevalier de Saujon pour l’informer de l’assemblée tenue à Louisbourg. Saujon, capitaine de vaisseau, avait été chargé d’assurer l’évacuation de Plaisance, à la tête d’une escadre de quatre navires.
76 AN, Col., B 37, f° 207 v°, le 17-03-1715, lettre à Costebelle et Soubras au sujet de la nomination de Beaucours à l’Île Royale comme ingénieur et lieutenant du roi en remplacement de Lhermitte, muté au Canada.
77 Cf. J. S. Mc Lennan, Louisbourg, from its fondation to its fall (1713-1758), Londres, Mc Millan, 1918, rééd. Halifax, The Book Room Limited, 1978, p. 370 (de la 1re édition).
78 Cf. J.-P. Poussou et coll., Espaces coloniaux et espaces maritimes au xviiie siècle, Paris, SEDES, 1998, 368 p., p. 64.
79 Situation du commerce extérieur du Royaume exposée à Sa Majesté par M. le comte de Maurepas… dans le Conseil royal du Commerce tenu à Versailles le 03-10-1730, mémoire reproduit en appendice p. 157-172, dans M. Fillon, Maurepas, ministre de Louis XV (1715-1749), Montréal, éd. Léméac, 1967, 174 p., p. 166.
80 En 1737, le ministre Walpole s’inquiétait sur la capacité du vieux cardinal Fleury (84 ans) « à tenir en lisière Maurepas qui détestait les Anglais et leur suscitait alors beaucoup d’embarras » (Paul Vaucher, Robert Walpole et la politique de Fleury, 1731-1742, Paris, 1924, p. 211).
81 Maurice Filion, La pensée et l’action coloniales de Maurepas vis-à-vis du Canada (1723-1749), Montréal, éd. Léméac, 1972, 460 p.
82 AN, Col., B 37, f° 77 v°, le 07-04-1715, lettre circulaire aux commissaires des ports de Saint-Malo, Granville, Bayonne et Saint-Jean-de-Luz.
83 AN, Col., B 37, f° 82 v°, le 23-04-1715.
84 AN, Col., B 37, f° 104, le 04-06-1715, lettre à Pajot de l’Isle, commissaire ordonnateur à Rochefort ; f° 110, le 04-06-1715, lettre à Besnard, contrôleur à Rochefort ; f° 118, le 19-06-1715, lettre à Beauharnais.
85 AN, Col., B 37, f° 1, le 04-01-1715 ; f°26, le 10-02-1715 ; f° 45v°, le 10-03-1715.
86 AN, Col., B 37, f° 95 v° ; f° 117 et f° 122.
87 AN, Col., B 35, f° 91, le 21-04-1713 ; f° 111 v°, le 01-06-1713.
88 AN, Col., B 35, f° 153, le 08-09-1713 ; f° 221, le 26-11-1713 ; B 36, f° 14, le 17-01-1714 ; f° 28, le 24-01-1714.
89 AN, Col., B 35, f° 163, lettre-circulaire du 30-09-1713 aux intendants et commissaires des ports pour leur envoyer cet arrêt du Conseil.
90 AN, Col., B 35, f° 299 v°, le 25-11-1714 ; f° 325 v°, le 19-12-1714, lettres à Lempereur ; f° 325, le 19-12-1714, lettre à Lamoignon de Courson, intendant de Bordeaux ; B 37, f° 23, le 29-01-1715, lettre à Desmarets ; f° 74, le 04-04-1715, lettre à Lempereur.
91 À Nantes par exemple, le tiers des maisons de commerce se trouvaient aux mains des femmes au début du xviiie siècle (cf. Jean Meyer, La vie quotidienne en France au début de la Régence, Paris, Hachette, 1979, 438 p., p. 175).
92 AN, Col., B 35, f° 465 v°, le 21-11-1714, lettres à Costabelle et Soubras.
93 Cf. J.-P. Poussou et coll., Espaces coloniaux et espaces maritimes…, op. cit., p.64.
94 Cette erreur est commise par l’historien canadien Maurice Filion qui écrit : « Pour favoriser la pêche de la morue, Maurepas obtint l’exemption des droits d’entrée dans les ports du royaume pour les morues et huiles de l’Île Royale. Cette exemption accordée pour dix ans est, par la suite, renouvelée en 1734 et en 1744 » (cf. N. Filion, La pensée et l’action coloniales de Maurepas vis-à-vis du Canada, op. 71, note 87).
95 Cf. Jean Meyer, La vie quotidienne en France sous la Régence, Paris, Hachette, 1977, 438 p., p. 69-71.
96 Cf. M. Filion, Maurepas, ministre de Louis XV, op. cit., appendice, p. 165.
97 Cf. J.-P. Poussou et coll., Espaces coloniaux et espaces maritimes…, op. cit., p. 69-70.
98 AN, Col., B 36, f° 278.
99 AN, Col., B 36, f° 265 v°.
100 AN, Col., G7, 21, correspondance des contrôleurs généraux.
101 AN, Col., B 36, f° 278.
102 AN, Col., B 36, f° 299.
103 AN, Col., G7, 535.
104 AN, Col., B 37, f° 128, lettre à Desmarets du 10 juillet 1715 ; f° 143 et f° 153 v°, lettres à Beauharnais des 31 juillet et 21 août 1715, au sujet de l’armement de l’Africain, navire destiné à l’Île Royale.
105 AN, Col., B 37, f° 254 v°, le 17-03-1715, lettre à Vaucresson, intendant des Isles-du-Vent (Martinique).
106 AN, Col., B 35, f° 104 v°, le 24-05-1713, lettre à Joseph Lombard, inspecteur général de la Marine, au sujet de l’envoi aux Îles de soldats réformés des compagnies de la Marine. Les marchands qui transportent ces soldats seront dispensés de l’exécution de l’ordonnance sur les Engagés ; B 37, f° 113 v°, le 11-06-1715, lettre à Lombard à propos des « filles » et des « garçons » à envoyer à Saint-Domingue à la place d’engagés ; f° 123 v°, le 03-07-1715, lettre à Lombard au sujet des engagés et des « filles » que les armateurs bordelais doivent envoyer à Saint-Domingue.
107 AN, Col., B 36, f° 336 bis.
108 AN, Col., B 37, lettre à Beauharnais du 21 août 1715.
109 Cf. Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane française, t. 1 : Le règne de Louis XIV (1698-1715), Paris, PUF, 1952, 380 p., p. 298-303.
110 Cf. Depping, t. 1, p. 424-425, lettre du 15-06-1705 à Coriolis, président à mortier au parlement d’Aix.
111 AN, Col., B 21, f° 390, lettre du 13-09-1699.
112 Cf. Depping, t. 1, p. 424-425 et p. 539.
113 Cf. Ch. Frostin, « Du peuplement pénal de l’Amérique française aux xviie et xviiie siècles : hésitations et contradictions du pouvoir royal en matière de déportation », Annales de Bretagne, t. 85, 1978, n° 1, p. 67-89.
114 Cf. Ch. Frostin, loc. cit., p. 74-75.
115 Par exemple, le 12 février 1688, arrive au Port-de-Paix (Saint-Domingue), la flûte la Marie, capitaine Renest, en provenance de Marseille, portant à son bord 79 religionnaires (58 hommes et 21 femmes), originaires du Bas-Lanfuedoc et des Cévennes, qui avaient voyagé en compagnie de 30 forçats, de 20 faux-sauniers et de 20 Turcs, ces derniers ayant été débarqués au passage en Martinique « pour être vendus comme des Nègres » (AN, Col., série C, correspondance « arrivée », C 9A., rec. 1, mai 1688, Mémoire pour Mgr le marquis de Seignelay).
116 Pour la législation de la déportation outre-mer sous la Régence, voir surtout Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane française, t. 3 : L’époque de John Law, Paris, PUF, 1966, 420 p., p. 252-276 (chap. VI : « L’émigration forcée »).
117 AN, Col., B 25, f° 20 v°, liste des filles et familles envoyées de Paris à Rochefort pour passer en Louisiane, et C 13A (correspondance arrivée) II, f° 522, 803.
118 Cf. Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane française, op. cit., t. 1, p. 245-248.
119 AN, Col., B 35, f° 102, lettre du 23-05-1713 à Marc-René d’Argenson, f° 110-110 v°, lettre du 28-11-1713 à J.-J. Mithon.
120 Cf. Ch. Frostin, « Du peuplement pénal… », loc. cit., p. 80. Les révoltes blanches…, op. cit., p. 182.
121 Cf. Ch. Frostin, Les révoltes blanches…, p. 179-180.
122 Ibid., tableau de la population de Saint-Domingue, p. 28.
123 Lettre du 20 juin 1707, citée dans Moreau de Saint-Méry, Lois et constitution des colonies françaises de l’Amérique sous-le-Vent, Paris, 1784-1790, 6 vol. in-4°, t. 2, p. 99.
124 Cf. Jean Meyer, La vie quotidienne en France au temps de la Régence, Paris, Hachette, 1979, 438 p., p. 189.
125 Cf. Ch. Frostin, Les révoltes blanches…, p. 28-30.
126 AN, Col., B 36, f° 7 v°, le 10 janvier 1714, lettre de Jérôme de Pontchartrain au comte de Blénac, nommé gouverneur général des Isles-sous-le-Vent.
127 Cf. P. Villiers, P. Jacquin et P. Ragon, Les Européens et la mer : de la découverte à la colonisation (1455-1860), Paris, Ellipses, 1997, 254 p., p. 137. J.-P. Poussou, P. Bonnichon et X. Huetz de Lamps, Espaces maritimes et espaces coloniaux au xviiie siècle, Paris, SEDES, 1998, 368 p., p. 129-130.
128 Cf. André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., chap. XI, « La main-mise sur le monopole indien et l’exploration des trafics orientaux », p. 647-710.
129 Cf. A. Lespagnol, op. cit., p. 693.
130 Ibid., p. 693.
131 La prise de possession officielle de l’île Bourbon (actuellement île de la Réunion) remonte à 1649, mais son occupation effective ne commença qu’en 1665.
132 AN, Col., B 34, f° 472.
133 Cf. F. Bluche (dir.), Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., article « Mascareignes », p. 992 ; René et Suzanne Pillorget, France baroque, France classique, 1598-1715, t. 2 : Dictionnaire, Paris, Robert Laffont, 1995, article « Bourbon », p. 152-153.
134 Par exemple, en 1789, Saint-Domingue alignait 793 sucreries, 3 177 caféteries, 3 151 indigoteries et 789 cotonneries (cf. J.-P. Poussou et coll., Espaces maritimes et espaces coloniaux… op. cit., p. 117).
135 Cf. Jean Meyer, La vie quotidienne en France au temps de la Régence…, p. 63-64.
136 Cf. Ch. Frostin, « La piraterie américaine vue de Saint-Domingue (répression, environnement, recrutement) », Cahiers d’Histoire, t. XXV, 1980, 2, p. 177-210.
137 Cf. D. Dessert, La Royale, vaisseaux et marins du Roi-Soleil, Fayard, 1996, 394 p., annexe n° 7, p. 301-302.
138 Le Mémoire sur la Marine et le Commerce, rédigé par Maurepas, fin 1745, résume clairement cette évolution du budget de la Marine. Voir Maurice Filion, Maurepas, ministre de Louis XV (1715-1749), op. cit., chap. VI : « Le mémoire de 1745 », p. 131-156.
139 Cf. Jean Meyer, La vie quotidienne en France au temps de la Régence…, op. cit., p. 66-68.
140 Cf. Pierre Renouvin (dir.), Histoire des relations internationales, t. 3 : Gaston Zeller, Les Temps modernes, Paris, Hachette, 1955, 372 p., p. 107-108.
141 La même année 1714, le 27 juillet, les Russes infligeaient aux Suédois la défaite navale de Hangut qui permit à leur flotte de s’avancer victorieusement en Baltique, le long des côtes de Finlande.
142 Cf. André Lespagnol, « Une tentative d’ouverture du marché russe : la compagnie de la Moscovie (1714-1715) », Actes du 107e Congrès national des Sociétés savantes, Brest, 1982, t. 1, p. 7-29. Voir aussi Vicomte de Guichen, Pierre le Grand et la 1re traite franco-russe (1682-1717), Paris, Perrin, 1908, VIII, 300 p.
143 Archives de la Marine, sous-série B7 (pays étrangers, commerce, consulats), B7 reg. 26, f° 231, le 09-06-1715 ; f° 307, des 01 et 03-07-1715 ; f° 330, 07-07-1715, lettres de Lavie (en poste à Pétersbourg) à Jérôme de Pontchartrain.
144 Saint-Simon, Pléiade, t. 5, p. 203.
145 Saint-Simon, Pléiade, t. 2, p. 409-410.
146 Voir, par exemple, l’Histoire maritime de France de Léon Guérin, Paris, éd. Andrieu, 1844, t. 2, p. 1545 : « C’est seulement à dater de ce malheureux événement [la bataille de Velez-Malaga] que Louis XIV ne sut plus réussir à mettre des flottes à la mer. Il n’eut dès lors que de petites escadres uniquement occupées à croiser pour ruiner le commerce des alliés ; et encore ces escadres, en tant que marine royale, disparurent bientôt elles-mêmes. Jérôme Pontchartrain [sic] dépensa toute son activité à les anéantir. Non seulement il ne renouvela plus, il ne répara plus les vaisseaux d’État, mais il les fit dépecer et vendre pièce par pièce… On peut croire, sans être taxé de calomnie, que Jérôme Pontchartrain [sic] était payé par l’Angleterre pour réduire de la sorte à néant, en quelques jours, la marine royale de France si péniblement, mais si grandement restaurée par Colbert… Il n’était rien qu’il n’employât pour annihiler le comte de Toulouse ; et parmi tous ceux que son esprit traitre, tortueux et fatal poursuivit, […] il n’en est point qui eût plus à se plaindre de lui. La bonne volonté de ce jeune homme [Toulouse] pour la Marine jetait le ministre dans des espèces de pâmoisons bilieuses et fébriles, et à chaque fois que l’amiral de France passait un jour à combiner un projet favorable à celle-ci, le secrétaire d’État passait une nuit d’insomnie à combiner des plans… pour réduire à rien ce projet. Voilà l’homme qui, par droit d’héritage, avait en ses mains la conduite des affaires maritimes du royaume de France dans la dernière période du règne de Louis XIV. » Et l’auteur de ce beau morceau de littérature d’ajouter en note de bas de page : « Nous n’avons fait qu’affaiblir les couleurs avec lesquelles Saint-Simon a peint Jérôme Pontchartrain. »
147 Lettre autographe reproduite dans l’édition des Mémoires de Saint-Simon, t. 19, p. 287-288. Selon Boislisle, elle aurait été rédigée par Saint-Simon.
148 Jean Buvat, Journal de la Régence (1715-1723), Paris, éd. Campardon, 1865, t. 1, 528 p., p. 107.
149 Cf. Michel Antoine, Le Conseil du Roi sous le règne de Louis XV, Paris, Droz, 1970, 666 p., p. 119, note 3.
150 Mathieu Marais, Journal et Mémoires… sous la Régence et le règne de Louis XV, Paris, éd. par R. de Lescure, 1863-1868, 4 vol., t. 2, p. 433.
151 Saint-Simon, Pléiade, t. 2, p. 87-89.
152 AN, Marine, G 127.
153 Il s’agit de l’ordonnance du 31-08-1720 portant règlement nouveau du Conseil de Marine (cf. Hélène de Luçay, Les origines du pouvoir ministériel en France, Genève, 1976, réimpression Éditions de Paris, 1881, 648 p., p. 233).
© Presses universitaires de Rennes, 2006