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Les Pontchartrain, ministres de Louis XIV

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Charles Frostin

Chapitre V. La mutation aristocratique du réseau : le mariage de Jérôme de Pontchartrain

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France

Texte intégral

  • 1 La sœur de Jean Dauvet, Charlotte († v. 1566) avait épousé en 1558 François de Béthune, baron de R (...)

1Dans la lancée du mariage en 1722 d’une Phélypeaux de La Vrillière avec un Bréhan de Plélo, s’inscrivait à peu d’années d’intervalle, chez les Phélypeaux et leurs proches, une série de trois alliances bretonnes non moins caractéristiques. En 1725, Marie-Anne Phélypeaux d’Herbault, fille de l’intendant des armées navales Antoine-François d’Herbault mortellement blessé en 1704 à la bataille de Velez-Malaga, épousait Gabriel-Bertrand du Guesclin (1692-1750), descendant d’Olivier du Guesclin, frère cadet du Connétable. Puis, en 1729, le frère de Marie-Anne, Georges-Louis Phélypeaux d’Herbault, conseiller au Parlement, s’unissait à Marie-Anne de Kerouartz, fille d’un gentilhomme breton, brigadier des armées, apparenté lui-même à l’illustre maison de Béthune par sa femme Louise Dauvet de Rieux qui descendait du maître des requêtes Jean Dauvet de Rieux (mort en 1582), oncle et tuteur de Maximilien de Béthune, le futur duc de Sully, ministre d’Henri IV1.

2À la même époque, en 1725, une petite cousine des Pontchartrain, Marie-Françoise Talon, épousait le maître des requêtes Louis-François, marquis de La Bourdonnaye, fils de Yves-Marie de La Bourdonnaye (1653-1726) qui avait débuté comme conseiller au Parlement de Bretagne, de 1677 à 1687, période précisément durant laquelle le futur chancelier Pontchartrain fut premier président de ce parlement. Cette concordance chronologique ne va pas sans éclairer le déroulement de la carrière de Yves-Marie qui, nommé maître des requêtes en 1689, puis passant par les intendances, deviendra conseiller d’État en 1712. Les La Bourdonnaye étaient des gentilshommes bretons dont la noblesse prouvée remontait au xive siècle. De son côté, Marie-Françoise pouvait se prévaloir d’un père qui avait choisi la carrière militaire, Omer III Talon (1676-1709), marquis du Boulay, colonel du régiment d’Orléans, marié en 1700 à Marie-Louise Molé, arrière-petitefille du premier président du parlement de Paris Mathieu Molé qui fut garde des Sceaux de 1651 à 1656. Mais, par-delà le marquis du Boulay, on n’aperçoit que des robins qui, au cours du xviie siècle, se succédèrent dans la charge d’avocat général au Parlement : son grand-oncle Jacques Talon (de 1621 à 1631), son grand-père, le célèbre Omer II Talon (de 1631 à 1652) et son père Denis Talon (de 1652 à 1691). Rappelons que ce Denis, ensuite président à mortier (mort en 1698), était cousin de la femme de Louis Ier de Pontchartrain, Marie-Suzanne Talon, fille de l’avocat général Jacques Talon (voir tableau 17).

3Ces mariages bretons participaient, eux-mêmes, à un mouvement général qui poussait alors l’ensemble des Phélypeaux, y compris leur parentèle rapprochée, vers des alliances avec les vieilles familles nobiliaires. Ainsi, en 1736, Angélique-Louise Talon, sœur de Marie-Françoise, marquise de La Bourdonnaye, s’unissait à un gentilhomme languedocien, Louis-Joseph, marquis de Montcalm, le célèbre commandant des troupes du Canada mortellement blessé sous les murs de Québec en 1759. Seul leur frère, Louis-Denis Talon (1701-1744), restera ancré dans le milieu parlementaire : avocat général (1721), puis président à mortier (1731) comme son grand-père Denis Talon, il s’était marié en 1724 à Françoise-Madeleine Chauvelin, fille de l’avocat général Louis IV Chauvelin (mort en 1715) et nièce de Germain-Louis Chauvelin, garde des Sceaux et secrétaire d’État aux Affaires étrangères de 1727 à 1737. Mais surtout la descendance Talon, plus précisément celle d’une sœur de Denis Talon, Françoise, femme de Thierry Bignon, premier président du Grand Conseil (mort en 1697), fournit un exemple d’alliance aristocratique particulièrement brillante, et cela dès le début de la régence de Philippe d’Orléans. Il s’agit du mariage en 1716 de Gabriel-François de Pardaillan de Gondrin, marquis de Bellegarde (1689-1719), avec Françoise-Élizabeth de Verthamon, petite-fille de Françoise Talon et de Thierry Bignon, et fille de MarieAnne-Françoise Bignon mariée à François-Michel de Verthamon, premier président du Grand Conseil à la mort de son beau-père. Le marquis de Bellegarde était, en effet, fils du duc d’Antin (Antoine-Louis de Pardaillan de Gondrin) et de Julie-Françoise de Crussol. On touche ici, non seulement à la plus haute noblesse, la maison des Crussol d’Uzès tenant le premier rang dans l’ordre protocolaire des ducs et pairs, mais aussi à la famille royale elle-même, du moins ex-concubina. Directeur général des Bâtiments du Roi en 1708, président du Conseil du Dedans sous la Polysynodie, ministre d’État en 1733, le duc d’Antin, fils légitime du marquis de Montespan (Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin) et de Françoise-Athénais de Mortemart, favorite de Louis XIV, se trouvait être le frère utérin du duc de Maine et du comte de Toulouse, princes légitimés (tableau 41).

4Comme les Talon, les Bignon, autre grande famille robine, mènent directement aux Pontchartrain, le conseiller d’État Jérôme II Bignon (mort en 1697), s’étant marié à Suzanne Phélypeaux (morte en 1690), sœur du chancelier. Et là encore, chez les Pontchartrain proprement dits, se précise la même inflexion dans les politiques matrimoniales. Ainsi Marie-Catherine Phélypeaux d’Outreville, fille de l’intendant de Paris et conseiller d’État Jean Phélypeaux (mort en 1711), frère du Chancelier, épousait en 1736 Louis-Charles-Antoine de Gouffier, marquis d’Heilly, brigadier des armées, petit-fils, par sa mère, de Louis-Charles d’Albert, duc de Luynes (mort en 1690), et, du côté paternel, issu de la vieille maison poitevine des Gouffier illustrée notamment par Artus Gouffier (mort en 1519), ministre de François Ier, et par son frère Guillaume de Bonnivet, amiral de France, tué à la bataille de Pavie. Rapprochement significatif, ce mariage du marquis d’Heilly avec une Phélypeaux avait été précédé en 1722 par celui de sa sœur Marie-Thérèse de Gouffier avec Louis-François Crozat, marquis du Châtel (1691-1751), lieutenant général des armées en 1744, une alliance qui ramène au cœur même du lobby Pontchartrain des années 1700. Du Châtel était, en effet, le fils du richissime financier languedocien Antoine Crozat (1655-1738), un gros brasseur d’affaires qui s’engagea à fond dans les entreprises maritimes et coloniales de Jérôme de Pontchartrain de 1699 à 1715. De plus, ces deux mariages débouchent, à la génération suivante, sur des alliances chez les Choiseul et les Gontaut-Biron (voir tableaux).

  • 2 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 2, p. 780.
  • 3 Ibid.

5Images frappantes de l’absence de préjugés en milieu aristocratique lorsqu’il s’agissait de grandes fortunes, Antoine Crozat n’avait pas eu de mal à faire entrer deux autres de ses enfants, Louis-Antoine, marquis de Moy, et Marie-Anne Crozat, dans des maisons encore plus prestigieuses que celle des Gouffier, le premier épousant une Montmorency-Laval, et la seconde un petit-neveu de Turenne, Henri de La Tour d’Auvergne, comte d’Évreux (1679-1753), fils de Godefroy-Maurice de La Tour d’Auvergne, duc de Bouillon, et de Marie-Anne Mancini, nièce de Mazarin. Ce dernier mariage, célébré en 1707, Mlle Crozat n’ayant que 12 ans, ne choqua probablement personne, sauf évidemment Saint-Simon qui s’est complu à le stigmatiser. Le mémorialiste parle ainsi de l’ » orgueil » de la maison de Bouillon cédant au « désir des richesses » et de l’impécuniosité du comte d’Évreux, incapable de rembourser les 600 000 livres empruntées pour l’achat d’une charge de colonel général de la cavalerie et contraint pour y faire face de « sauter le bâton de la mésalliance en épousant la fille de Crozat qui, de bas-commis, puis de petit financier, enfin de caissier du clergé, s’était mis aux aventures de la mer et des banques et passait avec raison pour un des plus riches hommes de Paris2 ». Et Saint-Simon de conclure par une peu délicate plaisanterie de la duchesse de Bouillon à l’égard de sa bru : « Crozat fit chez lui une superbe noce, et logea et nourrit les mariés. Mme de Bouillon appelait cette belle-fille son petit lingot d’or3 » (tableaux 42 et 43).

  • 4 4. C.-F. Lévy, Capitalistes et pouvoir au siècle des Lumières, op. cit., t. 1, p. 432.

6En réalité, ce « triste mariage » ne s’explique pas seulement par le désir de richesses. Intervint aussi le jeu des relations, le comte d’Évreux étant cousin germain et grand protégé du brillant chef de guerre Louis-Joseph de Bourbon, duc de Vendôme, dont la mère, née Laura Mancini, était sœur de la duchesse de Bouillon. Pour reprendre encore une expression de Saint-Simon, Évreux faisait partie de « ceux qui étaient vendus sans réserve à M. de Vendôme », et, en conséquence, n’avait rien à refuser à son illustre protecteur qui, rappelons-le, était prince légitimé, arrière-petit-fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, et cousin de Louis XIV. Or Vendôme, personnage excentrique, follement dépensier, se trouvait pratiquement sous la tutelle d’Antoine Crozat depuis que Louis XIV, sur la recommandation de Louis de Pontchartrain, alors contrôleur général, avait chargé le financier languedocien de s’occuper de la gestion des biens de son turbulent cousin, en qualité de « trésorier et intendant des maison et finances du duc », avec procuration générale sur ses affaires en date du 1er mai 1699. Cette responsabilité, Crozat l’exercera jusqu’à la mort du prince en 1712. Entre-temps, au fil des années, ce dernier était littéralement passé sous la coupe de son fondé de pouvoir à qui, d’après un arrêté de compte du 17 février 1710, il devait la somme considérable de 570 944 livres4. Puis, le 26 avril suivant, peu avant d’épouser, le 15 mai, Mlle d’Enghien, petite-fille du grand Condé, Vendôme, aux abois, devait signer un acte par lequel il donnait à Crozat délégation générale sur ses revenus, pensions et appointements jusqu’à complet règlement de sa dette. Cette situation plutôt humiliante de « pupille » n’était nullement faite pour gêner un homme de la trempe du prince qui s’estimait trop au-dessus du commun pour avoir à s’embarrasser de vaines considérations d’amour-propre. Au contraire, loin de s’offusquer d’une telle dépendance, Vendôme avait fait de Crozat un ami intime, se plaisant notamment à effectuer de longs séjours dans la maison du financier à Clichy où il se sentait comme chez lui. Ce fut précisément sur ces étroites relations d’affaires et d’amitié que vint se greffer, dès 1707, le mariage de Mlle Crozat avec le comte d’Évreux, mariage dont Vendôme se fit l’entremetteur, trop heureux de satisfaire son cher Crozat en procurant à sa fille une union retentissante avec l’un des plus beaux noms de l’armorial du royaume. De son côté, le comte d’Évreux ne pouvait rechigner devant un projet matrimonial qui lui apportait, non seulement le moyen de se tirer de ses embarras financiers, mais aussi la perspective d’une accélération de sa carrière militaire où déjà, grâce à Vendôme, il avait bénéficié d’un avancement rapide, passant brigadier en 1702, à l’âge de 23 ans, puis maréchal de camp, deux ans après. De fait, une fois le mariage Crozat conclu, la récompense ne tarda pas pour Évreux, sous la forme d’une promotion de lieutenant général des armées dès l’année 1708.

7Cette alliance Crozat/Évreux, où se manifeste très fortement la présence de Vendôme, ne saurait être négligée en raison des perspectives qu’elle permet de dégager sur le fonctionnement du réseau Pontchartrain à l’aube du xviiie siècle. Dès les années 1690, où il cumulait les fonctions de contrôleur général des Finances et de secrétaire d’État à la Marine et à la Maison du Roi, Louis de Pontchartrain s’était efforcé d’entourer du maximum d’égards le duc de Vendôme, attitude qui ne devait jamais varier par la suite. Malgré l’extravagance de ses dépenses somptuaires et l’extrême liberté de ses mœurs, Vendôme constituait, en effet, une personnalité particulièrement influente, jouissant de l’estime et même de l’amitié de Louis XIV. Par surcroît, il disposait de deux amis dévoués dans la famille royale, en la personne de « Monseigneur » – le Grand Dauphin – et en celle du duc de Maine, cher au cœur de Mme de Maintenon. Son mariage en 1710 avec Marie-Anne de Bourbon-Condé, demoiselle d’Enghien, se fera d’ailleurs par l’intermédiaire du duc de Maine qui, lui-même, avait épousé en 1692 Anne-Louise Bénédicte de Bourbon-Condé, sœur de Mlle d’Enghien. Aussi, dans le cadre des luttes d’influence à la Cour durant les années 1700, le chancelier Pontchartrain et son fils Jérôme veillèrent-ils à se concilier l’appui du trio Monseigneur-Vendôme-Maine, politique malencontreusement traversée par la mort de Monseigneur en 1711 suivie de celle de Vendôme en 1712, ce qui signifiait pour eux la perte de sérieux appuis laissant mal augurer de leur avenir, comme le confirmeront la démission du chancelier en 1714 et la disgrâce de Jérôme, fin 1715, peu après la mort du vieux Roi.

8Ces égards et ménagements envers le duc de Vendôme apparaissent très tôt, comme en témoignent les correspondances adressées par Louis de Pontchartrain à Jérôme, alors secrétaire d’État survivancier, envoyé, début avril 1695, en tournée d’inspection dans les ports provinciaux et languedociens, avec la recommandation pressante de se tenir au contact étroit de Vendôme qui était à la fois gouverneur de Provence et lieutenant général des Galères. Cette recommandation ne put être qu’imparfaitement suivie, en raison, bientôt, du départ de Vendôme appelé à la tête de l’armée de Catalogne et remplacé par son frère Philippe dit « le Grand Prieur », grand prieur de France de l’Ordre de Malte, et en même temps lieutenant général des armées. Contrarié, Louis écrivait à Jérôme ce court billet daté du 12 juin 1695 :

  • 5 AN, Archives privées, sous-série 257 AP 2, Collection Maurepas, dossier 1.

« Voilà présentement M. de Vendôme hors de portée de toute relation avec vous, dont je suis bien fâché. Prenez avec M. le Grand Prieur les mêmes liaisons d’affaires si les relations l’exigent, et toujours les mêmes mesures de respect. Les relations d’affaires se font moins fréquentes avec lui, n’en laissez échapper aucune et conduisez-vous toujours bien. Adieu5. »

  • 6 Cf. Louis Delavaud, « Jérôme Phélypeaux de Pontchartrain, son éducation et ses premiers emplois, s (...)
  • 7 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.
  • 8 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

9Par « liaisons d’affaires », « relations d’affaires », il faut entendre ici les relations de service pour tout ce qui se rapportait, en ce temps de guerre (de la ligue d’Augsbourg) à la Marine et à la mise en défense du littoral menacé par les croisières anglaises. Dès le début de son inspection en Provence, Jérôme avait, en effet, pris soin, conformément aux instructions paternelles, d’adresser à Vendôme des lettres circonstanciées où, sur un ton fort déférent, il l’entretenait de problèmes précis, tels que les mouvements des navires, l’état des fortifications côtières, la répartition des batteries d’artillerie etc.6. Ces marques de zèle et de respect ne furent d’ailleurs pas indifférentes au prince qui tint à écrire à Louis XIV pour lui faire part de sa satisfaction devant l’application et les capacités de ce secrétaire d’État âgé seulement de 21 ans. Aussitôt mis au courant, à l’arrivée du courrier à Versailles, Louis de Pontchartrain s’était empressé d’informer Jérôme de ce satisfecit et de ses heureuses conséquences sur l’esprit du monarque. « M. de Vendôme, lui annonçait-il, le 20 mai 1695, fait votre éloge dans la lettre qu’il a écrite à Sa Majesté, et le Roi, par une bonté singulière, a bien voulu répondre à cet article. » Et à ce billet, Pontchartrain avait joint, recopiée de sa main, la réponse du Roi à Vendôme, rédigée en ces termes : « Je fais cas du témoignage que vous me rendez de l’application du sr Phélypeaux. Il me donne de lui l’opinion qu’il peut souhaiter que j’en aie, et je suis bien aise de savoir qu’il peut me servir utilement7. » Aussi, sensible à un tel honneur, Louis de Pontchartrain ne manqua-t-il pas d’en remercier vivement Vendôme. « Je vous rends mille et mille actions de grâce des bontés que vous avez pour mon fils. Je vous supplie humblement de vouloir bien les lui continuer » lui écrivait-il dans une lettre également datée du 20 mai 16958. C’était emprunter, là, un langage qui, commandé par la qualité du destinataire – « Son Altesse Royale Mgr le duc de Vendôme » – ne correspondait certes pas au style impératif habituel de ce ministre porté à la tête d’un imposant cumul d’attributions.

  • 9 D. Dessert, Argent, pouvoir et société…, notice consacrée à Antoine Crozat, p. 685.

10Quatre ans plus tard, en 1699, ce fut dans le même esprit de s’assurer de bonnes relations avec le duc de Vendôme que Louis de Pontchartrain inspira à Louis XIV le choix de Crozat pour remédier aux désordres des finances de Son Altesse Royale. Crozat était véritablement un homme du lobby Pontchartrain et cela à plusieurs titres, pour sa participation aux entreprises maritimes certes, mais aussi parce que, dès l’arrivée de Louis de Pontchartrain au Contrôle Général, il avait pu développer une activité de gros traitant (une trentaine de traités de 1689 à 1704)9et, par surcroît, se livrer à un agiotage effréné sur les « billets de monnaie » et autres papiers qui proliféraient alors en raison du manque constant de numéraire. Signalant qu’Antoine Crozat était « l’un des plus avancés dans la faveur de M. de Pont-chartrain », le mémorialiste Robert Challes, témoin à la fois malveillant et bien informé, donne des précisions sur ce genre de trafic.

  • 10 Mémoires de Robert Challes, op. cit., p. 230.

« Il achetait, dit-on, rapporte Challes en parlant de Crozat, pour cent francs de billets qui en valaient mille, et de concert avec le ministre [Pontchartrain], il faisait accepter ces billets pour argent comptant au Trésor royal. Le Trésor en payait les créanciers du Roi et même les officiers. Par cette manœuvre, les billets lui ont passé plus de vingt fois entre les mains. Ainsi, pour deux mille francs qu’il avait payés en plusieurs fois, il réalisait un gain de trente-huit mille livres10. »

11Ces quelques lignes donnent une idée des profits amassés par les spéculateurs en jouant sur la dépréciation rapide de la pléthore de papiers mis en circulation. Résumé très sommairement, le principe de cet agiotage consistait à racheter des billets dépréciés, puis à les faire réassigner sur de bons fonds à leur taux d’émission. De telles opérations n’étaient évidemment accessibles qu’à des « gens d’affaires » disposant de hautes protections capables de leur obtenir de juteuses réassignations. Dans le cas de Crozat, le protecteur, le complice, aurait donc été Louis de Pontchartrain, qui, on ne s’en étonnera pas, apparaît, là encore, sous un jour assez trouble.

12L’astucieux ministre avait donc réussi, en 1699, à introduire un homme bien à lui dans la maison des Bourbon-Vendôme, une manœuvre qui s’avéra d’autant plus profitable que Crozat, comme on l’a vu, sut capter la confiance et l’amitié du duc de Vendôme au point d’obtenir, par son entremise, le mariage de Marie-Anne Crozat avec le comte d’Évreux. Or Évreux, un La Tour d’Auvergne, n’était pas seulement cousin germain de Vendôme. Petit-neveu de Julienne-Catherine de La Tour d’Auvergne, femme de François de La Rochefoucauld, comte de Roye (1603-1680), et sœur du grand Turenne, il se trouvait, lui-même, apparenté depuis peu aux Pontchartrain, sa cousine issue de germain, Éléonore-Christine de La Rochefoucauld-Roye ayant été mariée en 1697 à Jérôme de Pontchartrain. Succédant à cette alliance Pontchartrain/La Rochefoucauld-Roye, l’alliance Évreux/Crozat de 1707 contribuait donc à rapprocher encore plus les Pontchartrain du duc de Vendôme, puisque ce prince était à la fois grand ami d’Antoine Crozat et grand protecteur du comte d’Évreux, son proche parent.

  • 11 D. Dessert, Argent…, liste des taxés, p. 498.
  • 12 12. André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, op. cit.(...)

13Par le mariage de sa fille Marie-Anne, Antoine Crozat s’était intégré au réseau de parentèle des Vendôme en même temps qu’il se créait un lien de famille avec les Pontchartrain, Marie-Anne devenant la cousine par alliance de ce très actif secrétaire d’État qui fut l’élément moteur de la politique maritime, commerciale et coloniale durant les quinze dernières années du règne de Louis XIV. Crozat se trouvait ainsi placé en position privilégiée, à la rencontre d’une puissante famille princière et d’une non moins puissante famille ministérielle. De celle-ci, il saura profiter au maximum pour développer ses affaires au point que la taxe de 6 600 000 livres – modérée à 3 300 000 livres11, mais énorme quand même – qui lui fut infligée par la Chambre de justice de 1716 pour enrichissement abusif, ne l’empêchera pas de maintenir son crédit et de terminer sa vie dans l’opulence, à l’âge de 83 ans. Malgré la disgrâce de Jérôme en 1715, le financier languedocien avait d’ailleurs tenu à renforcer ses liens avec le clan Pontchartrain toujours présent au pouvoir en la personne du jeune Maurepas. En 1725, il mariait son fils cadet Joseph-Antoine Crozat de Thugny, maître des requêtes, à Michèle-Catherine Amelot de Gournay, petite-fille du conseiller d’État Michel-Jean Amelot de Gournay (mort en 1724) – l’un des principaux collaborateurs-parents des ministres Pontchartrain – et fille du président à mortier Michel-Charles Amelot de Gournay, gendre du célèbre négociant-armateur malouin Noël Danycan de l’Épine par son mariage avec Marguerite-Pélagie Danycan. Or les Danycan se trouvaient doublement alliés aux Pontchartrain, les frères de Marguerite-Pélagie, Noël Danycan de Landivisiau, intendant du Commerce, et Jean-Baptiste Danycan d’Annebaut, maître des Comptes, ayant épousé, l’un une Samson, l’autre une Tilly de Blarue, toutes deux apparentées à la chancelière Pontchartrain (voir le chapitre précédent). L’alliance Crozat/Amelot évoque ainsi les deux premiers facteurs qui contribuèrent à amplifier la réussite d’Antoine Crozat : l’appui ministériel de Louis et de Jérôme de Pontchartrain, bien sûr, mais aussi le partenariat avec les « Messieurs de Saint-Malo », le financier languedocien, lui-même armateur de premier plan, ayant participé au financement des expéditions malouines à destination de « la mer du Sud » et surtout à la relance du commerce malouin avec l’océan Indien. Cosignataire dans six des sept sous-traités passés, entre 1708 et 1714, par les Malouins avec la languissante Compagnie des Indes orientales incapable d’exploiter son monopole, il figure encore comme directeur-actionnaire dans la « Compagnie des Indes orientales de Saint-Malo » fondée en 1715, organisme dynamique remplaçant la vieille compagnie enfin dissoute. Ce partenariat devait se prolonger jusqu’en 1719 où la compagnie malouine, malgré un bilan de gestion largement positif, se verra, par édit royal du mois de mai, dépossédée du privilège du commerce indien au profit de John Law et de son groupe12. D’autre part, avant 1715, la protection de Jérôme de Pontchartrain avait valu à Crozat d’obtenir, par lettres patentes du 14 septembre 1712, la concession de la Louisiane, avec exploitation commerciale pour une durée de quinze ans. Cette concession, Crozat, une fois privé de l’appui de Jérôme, devra se résoudre, en 1717, à la céder à la Compagnie d’Occident constituée par John Law dans le but de monopoliser progressivement les grands commerces maritimes du royaume. Cette mainmise de Law sur la Louisiane préludait à la captation, en 1719, du commerce indien qui allait permettre à l’aventurier écossais de transformer sa Compagnie d’Occident en une « Compagnie des Indes » englobant les Indes occidentales et les Indes orientales.

14L’ensemble de ces alliances Crozat et de leurs prolongements laisse entrevoir le panorama du réseau Pontchartrain tel qu’il se présente au début du xviiie siècle, un réseau où l’élément aristocratique tient désormais sa place à côté du grand négoce maritime, autre élément nouveau, et de la grosse finance qui, comme par le passé, maintient une forte présence, de même que la robe du Conseil représentée ici par les Amelot. C’est précisément une fois replacé dans ce paysage renouvelé que le mariage en 1697 de Jérôme de Pontchartrain avec Éléonore-Christine de La Rochefoucauld-Roye revêt sa pleine signification. Avant 1697, en effet, l’histoire des Phélypeaux, toutes branches confondues, n’offre aucun exemple d’un Phélypeaux épousant une fille de l’aristocratie. Du côté de la branche cadette, les mariages de Paul de Pontchartrain avec une Beauharnais, de Louis Ier son fils avec une Talon et de Louis II son petit-fils avec une Maupeou ne concernent que des familles d’anoblissement récent (fin xvie siècle), famille financière pour les Beauharnais, familles robines pour les Talon et les Maupeou. Du côté de la branche aînée, le même constat s’impose. Raymond d’Herbault-La Vrillière, frère de Paul, épouse une Gobelin, fille d’un trésorier de l’Épargne dont les ancêtres étaient teinturiers ; son fils, Louis Ier de La Vrillière, une Particelli, fille du surintendant des Finances Michel Particelli d’Hemery qui provenait du milieu bancaire italien implanté à Lyon ; enfin son petit-fils Balthazar, marquis de Châteauneuf, une Fourcy, fille d’un conseiller au Grand Conseil issu d’une famille d’officiers de finance anoblis au milieu du xvie siècle. Pourtant cette branche aînée put très tôt se prévaloir d’une belle série d’alliances aristocratiques avec les Buade-Frontenac, les Du Blé d’Huxelles, les Neufville de Villeroy et les Crevant d’Humières. Mais il s’agit là de mariages de filles Phélypeaux, les quatre filles de Raymond d’Herbault-La Vrillière, Anne, Claude, Marie et Isabelle. Et il en va de même à la génération suivante pour l’alliance Rochechouart. C’est un Rochechouart qui épouse une Phélypeaux et non l’inverse. Il s’agit du mariage, en 1662, de Marie Phélypeaux, fille de Louis Ier de La Vrillière et de Marie Particelli, avec Jean-Claude de Rochechouart, comte de Tonnay-Charente, un cousin germain de la favorite de Louis XIV Françoise-Athenaïs de Rochechouart, marquise de Montespan.

15Fils d’Aimé III de Rochechouart, marquis de Bonnivet, et de Madeleine Mangot, de famille robine, ce Tonnay-Charente se trouvait, par sa mère, apparenté aux Pontchartrain, le maître des requêtes Anne Mangot de Villarceaux (mort en 1655), frère de Madeleine, ayant épousé Marie Phélypeaux, fille de Paul de Pontchartrain. Ces Mangot, très liés à la parentèle Phélypeaux (voir tableau), avaient pour père Claude Mangot qui fut secrétaire d’État, puis garde des Sceaux durant le bref « ministère » Concini de 1616-1617. À propos des Pontchartrain, très friands alors d’alliances robines, il convient de remarquer que chez eux, contrairement aux La Vrillière, les filles ne contractent pas d’unions aristocratiques, à l’exception toutefois de Louise-Françoise Bouthillier et de sa sœur Marie, petites-filles de Jean Phélypeaux de Villesavin (frère de Paul de Pontchartrain) et filles d’Anne Phélypeaux mariée en 1627 au secrétaire d’État Léon Bouthillier, comte de Chavigny, une créature de Richelieu. Louise-Françoise (1634-1722) épouse en 1654 Philippe de Clérambault, maréchal de France en 1653, d’une noblesse connue dès 1262, tandis que Marie (1646-1728), veuve en 1692 de Nicolas Brulart, premier président du Parlement de Bourgogne, se remariera en 1698, âgée de 52 ans, à Auguste, duc de Choiseul (1637-1705), veuf de Louise-Gabrielle de La Vallière, nièce de Mlle de La Vallière, favorite de Louis XIV, et fils de César, duc de Choiseul, maréchal de France en 1645 (mort en 1675) (tableaux 44 et 45).

16En fait, au cours du xviie siècle, la politique matrimoniale des branches aînée et cadette des Phélypeaux se plie à l’usage qui prévalait dans les alliances entre grandes familles d’origine chevaleresque et familles d’élévation récente, plus ou moins fraîchement anoblies, à savoir que l’aristocratie prenait volontiers pour ses fils des filles de secrétaires d’État, de hauts robins ou de gros financiers, sans pour autant donner ses filles à des hommes qui n’étaient pas gentilshommes. Des transformations apparaissent cependant relativement tôt – et cela n’étonnera pas – chez les Le Tellier et les Colbert, les deux plus puissantes familles ministérielles de la première moitié du règne de Louis XIV. Dès 1662, Louvois, jeune secrétaire d’État survivancier âgé de 20 ans, épouse Anne de Souvré, petite-fille du maréchal Gilles de Souvré, compagnon d’Henri IV, et fille de Jean de Souvré, premier gentilhomme de la chambre de Louis XIII. Plus tard, le 10 novembre 1691, peu après la mort de Louvois (16 juillet), son fils cadet et successeur à la Guerre, le marquis de Barbezieux, s’unira à Louise-Catherine de Crussol, fille d’Emmanuel, duc d’Uzès, mariage suivi, le 28 novembre, par celui de l’aîné, le marquis de Courtanvaux, avec Marie-Catherine d’Estrées, fille du maréchal Jean d’Estrées, vice-amiral de France. Ajoutons que Barbezieux, veuf en 1694, se remariera en 1696 à Marie-Thérèse d’Alègre, fille du marquis Yves d’Alègre, futur maréchal de France (1724), d’une ancienne maison d’Auvergne illustrée notamment par un compagnon d’armes de Bayard, Yves, baron d’Alègre, tué à la bataille de Ravenne en 1512.

17Deux des fils du grand Colbert empruntent la même voie. En 1675, son aîné, Jean-Baptiste, marquis de Seignelay, secrétaire d’État survivancier âgé de 24 ans, épouse Marie-Marguerite d’Alègre, cousine germaine du marquis d’Alègre, le futur beau-père de Barbezieux. Veuf en 1678, il se remarie, l’année suivante, avec Catherine de Goyon-Matignon de Thorigny, d’une maison de Bretagne comptant deux maréchaux de France et bientôt héritière de la principauté de Monaco. Catherine était, en effet, la tante de Jacques-François de Goyon-Matignon (1689-1751) qui deviendra prince de Monaco par son mariage en 1715 avec Laure-Hippolyte Grimaldi, princesse héritière de Monaco. Peu d’années après le remariage de Seignelay, son frère Jules-Armand, marquis de Blainville (quatrième fils de Colbert), s’alliait à l’une des plus vieilles familles du royaume, la maison de Rochechouart-Mortemart. Brillant lieutenant général des armées mortellement blessé à Höchstädt en 1704, Blainville avait épousé en 1682 Gabrielle de Rochechouart, fille unique de Jean-Claude de Rochechouart, comte de Tonnay-Charente, déjà mentionné pour son mariage avec Marie Phélypeaux, fille du secrétaire d’État Louis Ier de La Vrillière (mort en 1681) et petite-fille du secrétaire d’État Raymond d’Herbault-La Vrillière (mort en 1629).

  • 13 Née Madeleine de Bonne et mariée à Charles, maréchal-duc de Créqui, la mère de Madeleine de Créqui (...)

18Ces brillantes alliances d’un Louvois, d’un Barbezieux, d’un Courtanvaux, d’un Seignelay et d’un Blainville sont autant de preuves de l’affirmation de la puissance des secrétaires d’État, à l’origine simples notaires-secrétaires du roi, et de leur irrésistible montée dans la considération sociale, le tout à la faveur du règne de Louis XIV, « le règne de vile bourgeoisie » selon l’expression de Saint-Simon. Il convient toutefois de rappeler que bien auparavant deux secrétaires d’État, Nicolas de Neufville de Villeroy et Louis Potier de Gesvres, s’étaient intégrés de plain-pied dans la caste aristocratique. Vétéran de la secrétairerie d’État, en charge successivement sous Charles IX, Henri III, Henri IV, et encore sous la régence de Marie de Médicis, Villeroy (1542-1617) issu d’une famille anoblie en 1507 par charge de secrétaire du roi, avait réussi, dès 1588, à marier son fils Charles de Neufville, marquis d’Alincourt, à Marguerite de Mandelot, fille de François de Mandelot, gouverneur de Lyon, Lyonnais, Forez et Beaujolais. Mandelot disparaissant la même année, Alincourt lui succéda alors à la tête de cet important gouvernement destiné à rester aux mains des Villeroy jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, avec Gabriel-Louis-François de Neufville, duc de Villeroy, né en 1731, guillotiné à Lyon en 1794. Ce qui frappe chez ces Villeroy, c’est l’extrême rapidité d’une parfaite intégration aristocratique. Le fils d’Alincourt, Nicolas de Neufville Villeroy (1598-1685), marié en 1617 à Madeleine de Créqui, fille du maréchal-duc de Créqui, petite-fille du connétable de Lesdiguières13, accumulera les honneurs et dignités, gouverneur du jeune Louis XIV en 1646, maréchal de France la même année, puis chef du Conseil royal des Finances en 1661, duc de Villeroy et pair de France en 1663, avant de mourir doyen des maréchaux de France à l’âge de 87 ans. Suit le second maréchal-duc de Villeroy, fils du précédent, François (1644-1730), maréchal en 1693, ministre d’État et chef du Conseil royal des Finances en 1714, membre du Conseil de Régence sous la Polysynodie, et gouverneur du jeune Louis XV de 1717 à 1722. Par cette carrière proche de celle de son père, François de Villeroy présente donc un profil de très haut seigneur de la Cour qu’accentue encore son mariage en 1662 avec Marguerite de Cossé, fille de Louis de Cossé, duc de Brissac, grand pannetier de France, et de Marguerite-Françoise de Gondi, cousine germaine du cardinal de Retz.

  • 14 Précisons qu’Antoine Potier de Sceaux disparaissant dès 1720 sans postérité, son père Louis Potier (...)
  • 15 Louis Potier, marquis de Gondelu, tué au siège d’Oberkick en 1689, et François, chevalier de Malte (...)
  • 16 Saint-Simon, Mémoires, t. 4, p. 512.

19Chez les Potier, de bonne famille robine parisienne représentée au Parlement dès le xve siècle, s’observe la même facilité d’intégration à la caste aristocratique. Homme de confiance d’Henri III qui le nomma secrétaire d’État au mois de février 1589 en pleine tourmente politique, Louis Potier, seigneur de Gesvres (mort en 1630), sut placer deux de ses trois fils dans l’armée et procurer, à tous trois, de beaux mariages. L’aîné, René Potier (1579-1670), seigneur de Tresmes en Valois, capitaine des gardes du corps en 1610, avait épousé en 1607 Marguerite de Luxembourg, fille de François de Luxembourg, duc de Piney, pair de France (mort en 1613) et de Diane de Lorraine-Aumale apparentée à la maison de Guise. Sa terre de Tresmes, d’abord érigée en comté, sera transformée en duché-pairie en 1648. De son côté, le cadet, Bernard Potier de Blairancourt (mort en 1662), lieutenant général de la cavalerie de France, s’était marié en 1609 à Charlotte de Vieuxpont, dame d’Annebaut, de vieille famille nobiliaire. Quant au benjamin, Antoine Potier de Sceaux, qui avait suivi la voie paternelle, devenant secrétaire d’État survivancier en 1606, il s’unira à Anne d’Aumont, sœur d’Antoine d’Aumont, maréchal de France en 1651, duc et pair en 166514. L’enracinement aristocratique des Potier allait s’affirmer sans tarder, par le prix du sang versé, les deux premiers fils de René, duc de Tresmes, se faisant tuer, l’un, Louis, lieutenant général des armées, au siège de Thionville en 1643, l’autre, François, maréchal de camp, au siège de Lerida en 1646, ce qui permettra au troisième fils de succéder à son père comme duc de Tresmes. Connu sous le nom de duc de Gesvres, ce Léon Potier, dont deux fils périrent également au combat15, fut, aux dires de Saint-Simon, « de tout temps fort bien et fort libre » avec Louis XIV lui-même16. Comblé de faveurs, pourvu de la charge de premier gentilhomme de la chambre du Roi en 1669, il sera nommé gouverneur de Paris en 1687. Ressemblance frappante avec les Villeroy, gouverneurs de Lyon de père en fils, les Potier se transmettront le gouvernement de Paris jusqu’à la Révolution, avec le dernier duc de Gesvres, prénommé Louis-Joachim-Paris, guillotiné en 1794.

20Aux périodes exceptionnellement troublées de la vieille monarchie correspondent des réussites non moins exceptionnelles qui paraissent – momentanément – témoigner d’une certaine confusion des ordres. La crise dynastique de la fin du xvie siècle fut précisément à l’origine de l’étonnante escalade sociale des Potier et des Villeroy, encore qu’il s’agisse là de deux cas de figure différents et même contradictoires. Les Potier, pour leur part, font preuve d’une fidélité sans faille à la cause de la légitimité incarnée par le dernier Valois, puis par le premier Bourbon. Secrétaire du Conseil dès 1578, Louis Potier de Gesvres fait partie dix ans plus tard, en mai 1588, du petit groupe qui reste aux côtés d’Henri III chassé de Paris par la Journée des Barricades. Envoyé alors en mission pour enrayer les défections et devenu bientôt le confident des « desseins les plus secrets du roi », Potier, promu secrétaire d’État en février 1689, se distingue dans les négociations qui aboutirent, au mois d’avril suivant, à la réconciliation d’Henri III et du roi de Navarre. À la mort du roi Valois, il sert avec le même dévouement le Béarnais qui le charge notamment de négocier, en 1598, la soumission du duc de Mercœur, gouverneur de Bretagne pour la Ligue. Aussi Louis Potier obtiendra-t-il aisément en 1606 la survivance de sa charge de secrétaire d’État en faveur de son fils benjamin Antoine Potier de Sceaux d’autant qu’il n’était pas le seul de sa famille à avoir donné des gages de fidélité. Son frère aîné Nicolas Potier de Blancmesnil, président à mortier au Parlement, emprisonné à deux reprises sous la dictature parisienne des Seize, ne fut sauvé de la pendaison que grâce au duc de Mayenne qui le laissa rejoindre le camp du Béarnais. Placé ensuite à la tête de la chambre du Parlement loyaliste établie à Châlons, il se verra gratifier plus tard, en 1616, du titre de chancelier de la reine régente Marie de Médicis. Ce magistrat courageux était le père de Nicolas Potier d’Ocquerre, secrétaire d’État de 1621 à 1628 (mort en charge), le père aussi d’André Potier de Novion, président à mortier, dont le fils Nicolas Potier de Novion, et le petit-fils André II Potier de Novion, seront tous deux premiers présidents au Parlement, respectivement de 1678 à 1689 et de 1723 à 1731.

21Le cas de Nicolas de Neufville-Villeroy se situe à l’opposé, ce secrétaire d’État chevronné s’étant rallié à la Ligue après avoir été renvoyé par Henri III en raison de ses compromissions avec le duc de Guise. Cela ne l’empêchera pas d’apparaître comme l’homme indispensable lorsque s’imposera enfin le dénouement de la crise dynastique, précipité par les excès de la dictature de Seize. Ligueur modéré, en contact secret avec le Béarnais dès la disparition d’Henri III, et animateur d’un « tiers parti » préconisant une solution moyenne, Villeroy sut faire prévaloir ses bons offices dans les longues tractations qui aboutirent à l’abjuration du roi de Navarre en 1593 et à la reddition de Paris l’année suivante. Par la suite, chargé principalement des Affaires étrangères, l’inusable secrétaire d’État s’affirmera, face à Sully, comme l’autre homme fort au sein du gouvernement d’Henri IV, une solide position qu’après 1610, une fois Sully évincé, il maintiendra sous la régence de Marie de Médicis et même au-delà, jusqu’à sa mise à l’écart lors du bref épisode du « ministère » Concini de 1616-1617. Encore, dès l’élimination de Concini, le 24 avril 1617, se verra-t-il rappelé par le jeune Louis XIII qui lui ouvrit les bras en s’écriant : « Mon père, je suis roi, à présent, ne m’abandonnez point ! » Ce fut, pour le « ministre de quatre rois », un ultime rappel sur la scène politique, la mort le surprenant, le 12 novembre de la même année, à l’âge de 75 ans, dans l’exercice de ses fonctions ministérielles.

22Cette réaction spontanée de Louis XIII, où Villeroy apparaît transfiguré en une sorte d’ange tutélaire de la monarchie, laisse entrevoir l’étendue du crédit qui s’attachait à la personne du vieux ministre, à l’issue d’une longue carrière savamment menée en dépit des incertitudes et renversements de situations de l’époque. Ce crédit explique la détermination dont, à la différence des Potier, il sut faire preuve dans la conduite de sa politique familiale. Tout en cultivant les alliances aristocratiques, Louis Potier de Gesvres tenta de créer une dynastie ministérielle en obtenant pour son fils Antoine de Sceaux la survivance de sa charge de secrétaire d’État. Ce calcul sera déjoué par la mort prématurée d’Antoine de Sceaux en 1620, puis par celle, en 1628, de Nicolas d’Ocquerre, cousin germain du précédent, et dernier des secrétaires d’État Potier. D’autre part, dans la maison Potier, se maintiendra toujours, à côté de la branche aristocratique des Potier de Gesvres, une branche parlementaire représentée par les Potier de Novion, descendants du président Blancmesnil. Villeroy, lui, n’a cure ni de dynastie ministérielle, ni de dynastie parlementaire. Il vise, avant tout, la conquête de la Cour, et il y réussit tôt, le coup d’éclat initial étant, dès 1588, le mariage de son fils Alincourt avec une Mandelot, alliance qu’il parachève en 1617, peu avant de mourir, par celle de son petit-fils Nicolas de Villeroy avec une Créqui, petite-fille du connétable Lesdiguières, le dernier connétable de France (mort en 1627). Dès lors les dés sont jetés. Les Villeroy prennent place définitivement parmi les puissances de la Cour, jouissant d’une influence occulte qui sera portée au plus haut degré sous Louis XIV, lequel veilla toujours à entourer d’égards et de ménagements les deux maréchaux-ducs de Villeroy.

23Une telle escalade propulsant, en un temps record, des familles de médiocre origine au sommet de la hiérarchie nobiliaire reste particulière aux Villeroy et aux Potier. Chez les Phélypeaux, aux longs états de service, le premier titre ducal n’apparaît qu’au crépuscule de la monarchie, en la personne du dernier descendant de la branche aînée, Louis, comte de Saint-Florentin, secrétaire d’État titulaire depuis 1725, ministre d’État en 1751, et fait duc de La Vrillière en 1770. Encore s’agissait-il là d’un duché sans pairie. Cette intégration tardive, en quelque sorte à l’usure, n’était cependant pas dépourvue de signification, reflétant la puissance persistante du clan Phélypeaux en un siècle où l’aristocratie, revenue en force au sein de l’appareil gouvernemental depuis 1715, y mêlait ses représentants à ceux de la robe, toujours solidement accrochés au pouvoir. La plupart de ces robins, qu’ils fussent chanceliers, ministres ou secrétaires d’État, se rattachaient, en effet, à la parentèle Phélypeaux, sans oublier, évidemment, le dernier descendant de la branche Pontchartrain, le vétéran Maurepas, encore ministre d’État sous Louis XVI (de 1774 à 1781), après avoir débuté comme secrétaire d’État sous la régence du duc d’Orléans.

24Aux dires de Saint-Simon, il avait été question, dès 1723, d’une promotion ducale en faveur du secrétaire d’État Louis II de La Vrillière (mort en 1725), à l’occasion d’un projet de mariage entre son fils Saint-Florentin, alors âgé de 18 ans, et Amélie-Ernestine de Platen, fille d’Ernest-Auguste de Platen, comte du Saint-Empire, ministre d’État, pour le Hanovre, de George Ier, roi de Grande-Bretagne (depuis 1714) et Prince Électeur de Hanovre. L’affaire aurait été manigancée par la femme de La Vrillière, née Françoise de Mailly, qui, par le truchement du suisse Luke Schaub, ministre d’Angleterre à Paris, fit valoir au cardinal Dubois que la réalisation de ce projet matrimonial favoriserait sa politique d’entente avec le roi George, la comtesse de Platen, mère d’Amélie-Ernestine, ayant été la maîtresse de George sur qui « elle conservait un crédit très solide ». Le seul obstacle au projet, et cela en raison des exigences – sans égal en Europe – de la noblesse du Saint-Empire, résidait dans les origines de Saint-Florentin, dont « les pères » n’étaient que secrétaires d’État. En conséquence, pour compenser l’absence de naissance du fils, il convenait d’élever La Vrillière à la dignité de duc et pair. Cette solution, adoptée en secret sur l’avis de Dubois, aurait été rendue publique si Saint-Simon, toujours à l’affût, n’était intervenu personnellement près du duc d’Orléans.

  • 17 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, t. 19, p. 121-130.

« Je lui demandai, rapporte le mémorialiste, où il avait vu ou lu faire un duc et pair de robe ou de plume, et donner la plus haute récompense qui fût entre les mains de nos rois, et le comble de ce à quoi pouvait et devait prétendre la plus ancienne et la plus haute noblesse, à un greffier du Roi, dont la famille en avait toujours exercé la profession depuis qu’elle s’était fait connaître pour la première fois sous Henri IV, sans avoir jamais porté les armes, qui est l’unique profession de la noblesse17. »

25Finalement, toute la cour ayant été ameutée et la mort de Dubois étant survenue au mois d’août 1723, Philippe d’Orléans, « délivré d’avoir à compter avec lui, aima mieux compter avec le monde », et il ne fut plus question de faire un duc et pair « de plume ». Cela n’empêcha d’ailleurs pas le mariage, l’année suivante, de Saint-Florentin avec Mlle de Platen, sans, pour autant, perturber les relations avec le roi George qui se préoccupait fort peu, assure Saint-Simon, du sort de « la fille d’une maîtresse abandonnée depuis si longtemps ».

26En dépit des outrances de Saint-Simon, lorsqu’il s’érige en porte-parole des ducs et pairs, cette anecdote a le mérite d’éclairer rétrospectivement la situation, au siècle précédent, des plus hauts représentants de la noblesse d’État, bornés dans leurs ambitions sociales par un infranchissable « passage de la ligne ». Tout au long de ce xviie siècle, les rares ministres pourvus d’un titre ducal, Sully, Luynes, Richelieu et Beauvilliers, appartiennent, en effet, à un milieu authentiquement nobiliaire. Quant aux dynasties ministérielles d’origine bourgeoise, si puissantes fussent-elles comme les Le Tellier ou les Colbert, l’espérance d’une couronne ducale n’était même pas envisageable, si ce n’est en rêve. La percée aristocratique, fulgurante, des Villeroy et des Potier, n’en apparaît que plus exceptionnelle. Pourtant, à première vue, les Phélypeaux auraient pu réaliser pareille performance ou du moins l’approcher, puisque leur apparition sur la scène politique correspond à la période cruciale de la crise dynastique, et qu’ensuite, dès les années 1600, ils se trouvent bien placés, avec Paul de Pontchartrain, secrétaire des commandements de Marie de Médicis, et Raymond d’Herbault-La Vrillière, alors grand officier de finance bénéficiant de la protection de Sully. En réalité, c’était déjà trop tard, Paul, le « fondateur », ne parvenant secrétaire d’État qu’en 1610, à une époque de normalisation où s’était refermée la porte un moment entrouverte à la faveur des convulsions de la fin du xvie siècle.

27S’agissant maintenant des tout premiers mariages aristocratiques des fils de secrétaires d’État – de « greffiers du Roi » selon l’expression méprisante de Saint-Simon – on pourrait s’interroger aussi sur le fait qu’ils se soient produits chez les Le Tellier, puis les Colbert, et non pas chez les Phélypeaux, famille ministérielle beaucoup plus ancienne. Michel IV Le Tellier, futur chancelier, devient secrétaire d’État en 1643 et Jean-Baptiste Colbert n’entre au gouvernement qu’en 1661, alors que, dans la première moitié du xviie siècle, les Phélypeaux alignent déjà trois secrétaires d’État avec Paul de Pontchartrain, de 1610 à 1621, Raymond d’Herbault-La Vrillière, de 1621 à 1629, et Louis Ier de La Vrillière, de 1629 à 1681. L’une des explications réside en l’absence, du côté Phélypeaux, de personnalités capables de s’imposer par l’importance des services rendus et de procurer ainsi de brillantes alliances à leurs fils, comme le firent Michel Le Tellier pour Louvois et le grand Colbert pour Seignelay : Paul, le plus doué, le plus entreprenant, meurt prématurément, sans avoir donné sa mesure ; Raymond reste dans l’ombre de Richelieu qui d’ailleurs le ménage soigneusement ; enfin, Louis, « le bonhomme La Vrillière », comme l’appelle Saint-Simon, apparaît sans éclat, quoique serviteur dévoué, consciencieux et travailleur. Mais surtout, il convient de tenir compte de l’éclipse, de plus de soixante années, de la branche Pont-chartrain, provoquée initialement par la captation en 1621, au profit des La Vrillière, de la charge du très jeune survivancier (8 ans) et fils unique de Paul, Louis Ier de Pontchartrain, qui, lui-même, beaucoup plus tard, aggravera la situation par son attitude au procès Fouquet, infligeant ainsi des débuts de carrière difficiles à son fils aîné Louis II de Pontchartrain, en proie à la vindicte persistante de Colbert.

28Tout changera pour la branche cadette des Phélypeaux lorsque ce Louis II, sorti enfin de l’ornière grâce à sa charge de premier président du Parlement de Bretagne (1677-1687), parviendra, après un bref passage à l’intendance des Finances, à entrer au gouvernement en 1689. Installé dès 1691 à la tête d’un impressionnant cumul d’attributions et travaillant en même temps à renforcer son réseau d’influence, il n’allait pas tarder à faire sentir le poids de sa puissance ministérielle dans la conduite de sa politique matrimoniale. Ce fut en 1697 la conclusion du mariage de son fils Jérôme chez les La Rochefoucauld, l’une des plus vieilles maisons du royaume. Véritable événement chez les Phélypeaux des deux branches, il s’agissait là de la première union avec une fille de l’aristocratie. Le fait vaut d’être souligné, l’heureux époux étant un Pontchartrain dont les pères avaient été tenus à l’écart du pouvoir depuis 1621, alors que, pour la même période, les secrétaires d’État La Vrillière s’étaient succédé au gouvernement, sans pour autant se trouver en mesure de prétendre à pareille alliance pour leurs fils.

29Le contraste montre combien la présence d’un chef de file résolu pouvait être déterminante dans l’accélération du processus d’intégration nobiliaire de ces dynasties ministérielles du xviie siècle toujours contrariées dans leurs ambitions sociales par le souvenir persistant de leurs origines bourgeoises. Louis II de Pontchartrain se révèle ainsi, en matière de stratégie familiale, comme l’égal d’un Michel IV Le Tellier ou d’un Jean-Baptiste Colbert. Et l’importance de son rôle transparaît encore mieux si l’on considère que le mariage aristocratique de Jérôme en 1697 donna le signal de la première union de ce genre chez les hommes de la branche La Vrillière. Cette union se produisit trois ans après. Le 1er septembre 1700, Louis II de La Vrillière, fils et successeur du secrétaire d’État Balthazar Phélypeaux de Châteauneuf, mort le 27 avril précédent, épousait, à l’âge de 28 ans, une enfant de 12 ans, Françoise de Mailly, fille du comte Louis de Mailly, maréchal de camp, et d’Anne de Sainte-Hermine, dame d’atours de la duchesse de Bourgogne et petite-cousine de Mme de Maintenon. Le comte de Mailly était issu d’une vieille famille de Picardie apparentée aux Montmorency par le mariage, vers 1500, de Ferri de Mailly, baron de Conti, avec Louise de Montmorency, sœur du Connétable. Du côté de sa mère, née Jeanne de Mouchy, il se rattachait à la branche Montcavrel de la maison de Mouchy dont l’autre branche, celle des Hocquincourt, formait une lignée guerrière encore illustrée au milieu du xviie siècle par Charles de Hocquincourt, maréchal de France en 1651, tué devant Dunkerque en 1658 au service de Condé appuyé par les Espagnols.

  • 18 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 621.

30Ce Mailly, valeureux officier général, mort dès 1699 à l’âge de 37 ans, avait été un personnage en vue de la Cour, chaudement appuyé par Mme de Maintenon, qui « le regardait comme son véritable neveu », et, de plus, très protégé par Monseigneur dont il fut le menin, ce prince lui ayant conservé, depuis, « la plus constante affection et le plus marquée18 ». Deux de ses frères étaient des prélats, Victor-Augustin (mort en 1712), évêque de Lavaur, tuteur de Françoise de Mailly, et François (mort en 1721), cardinal-archevêque de Reims, ardent défenseur de la bulle Unigenitus. Un troisième, l’aîné, Louis II, marquis de Nesle, marié à Marie de Coligny-Saligny, dernière représentante de la maison de Coligny, et mortellement blessé au siège de Philipsbourg en 1688, avait laissé un fils unique, Louis III, marquis de Nesle, qui, de son union avec Armande-Felice de La Porte-Mazarin, aura une singulière progéniture. Quatre des cinq filles du couple, en effet, se disputeront les faveurs intimes de Louis XV. L’aînée, Louise-Julie de Mailly-Nesle (née en 1710) avait épousé en 1726 son cousin issu de germain Louis-Alexandre, comte de Mailly (1694-1748), capitaine-lieutenant des gendarmes écossais du roi, frère cadet de Françoise de Mailly. Devenue favorite attitrée du Roi en 1736, et un moment supplantée par sa cadette Pauline-Félicité, marquise de Vintimille (née en 1712), opportunément morte en couches en 1741, Louise-Julie sera « détrônée » en octobre 1742 par la benjamine Marie-Anne (née vers 1717), jeune veuve du marquis de La Tournelle, titrée l’année suivante duchesse de Châteauroux. Cela n’empêchera pas la troisième des sœurs (née en 1714), Diane-Adélaïde, duchesse de Lauraguais, de partager la couche royale, mais épisodiquement et furtivement. Quant à l’exception, Hortense-Félicité, marquise de Flavancourt (née en 1715), elle se déroba toujours aux assiduités du monarque, même après la mort de la duchesse de Châteauroux en 1744, ce qui laissera la place libre à Mme d’Etiolles, née Poisson, faite marquise de Pompadour dès 1745.

  • 19 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 621.
  • 20 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, t. 2, p. 329.

31Louis XV semble avoir éprouvé une attirance particulière pour la « quintette » des sœurs Mailly de Nesle, femmes au demeurant non dénuées de personnalité. Sur ce plan, la remuante Françoise de Mailly n’avait rien à envier à ses cousines, tenant apparemment beaucoup de son père, le comte Louis de Mailly, décrit par Saint-Simon comme un homme nourri d’ » une ambition démesurée qui l’aurait mené bien loin19 », s’il n’était mort prématurément. Cette ambition démesurée se retrouve, en effet, dans l’obsession de Françoise de devenir, à tout prix, duchesse, une obsession que laissent déjà entrevoir ses manœuvres pour obtenir un duché-pairie en faveur de La Vrillière à l’occasion du mariage germanique de Saint-Florentin, et qui se manifestera au grand jour, une fois qu’elle fût devenue veuve, par son remariage en 1731, à l’âge de 43 ans, avec Paul-Jules de La Porte-Mazarin, duc de La Meilleraye, âgé de 65 ans, fils d’Armand-Charles de La Porte, duc de Mazarin, et d’Hortense Mancini, nièce du cardinal Mazarin. Le tout amène à relativiser rétrospectivement le sens de la fameuse scène de colère, en 1700, de la même Françoise, alors très jeune, à la pensée de devoir épouser Louis de La Vrillière. « Elle se mit à pleurer et à crier qu’elle était bien malheureuse ; qu’on lui donnât un homme pauvre si l’on voulait, pourvu qu’il fût gentilhomme, et non pas un petit bourgeois pour faire sa fortune. » L’anecdote, ainsi complaisamment rapportée par Saint-Simon20, est maintenant volontiers reprise par les historiens pour illustrer la persistance du phénomène de rejet, de la part de la caste nobiliaire, à l’encontre de la noblesse d’État, le futur époux de la petite Mailly étant fils, petit-fils et arrièrepetit-fils de secrétaires d’État, et appelé, lui-même, à devenir secrétaire d’État, aussitôt le mariage conclu. C’est là voir les choses de bien haut. Probablement Françoise de Mailly se faisait-elle l’interprète inconsciente d’une certaine agressivité chez les Mailly, famille d’origine chevaleresque qui se trouvait en proie aux difficultés pécuniaires et souffrait, en plus, d’un « refoulement » d’aspirations sociales contrariées, n’ayant pu encore atteindre les sommets de la hiérarchie nobiliaire malgré le prestige de ses alliances et l’étendue de ses relations à la Cour.

  • 21 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, t. 19, p. 121 et 127.
  • 22 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 429 et 1053.

32Selon Saint-Simon, Françoise de Mailly ne put jamais « se consoler, ni s’accoutumer à être Mme de La Vrillière ». La paix du ménage s’en ressentit, La Vrillière ayant, par surcroît, un extérieur qui prêtait au ridicule. « Un peu gros, singulièrement petit, écrit encore le mémorialiste, il était vif, et ses mouvements tenaient de la marionnette21. » De son côté, Françoise, jolie femme peu portée aux égards pour un tel époux, ne brilla guère par la fidélité conjugale. On lui prête même d’avoir été la devancière de ses cousines Mailly de Nesle en « déniaisant » le jeune Louis XV. Autre exemple, très proche, de couple mal assorti, ce fut celui que forma la jeune sœur de La Vrillière, Charlotte-Thérèse, mariée en 1692, à l’âge de 16 ans, à Louis d’Aubusson, duc de La Feuillade (1673-1725), futur maréchal de France (1724) et fils de maréchal de France. Saint-Simon a tracé un portrait au vitriol de cet aristocrate – « cœur corrompu à fond », « âme de boue » – qui vécut fort mal avec sa femme et « avec un parfait mépris pour sa famille (les La Vrillière) qui avait toujours fait merveilles pour lui22 ». Tôt débarrassée de Charlotte-Thérèse, morte dès 1697, La Feuillade se remariera en 1701 à Marie-Thérèse de Chamillart, fille du contrôleur général des Finances et secrétaire d’État à la Guerre Michel de Chamillart qui s’empressera de faire promouvoir son gendre au grade de brigadier l’année suivante, puis à celui de lieutenant général en 1704, malgré de faibles talents militaires. Cette seconde épouse du duc n’en sera d’ailleurs pas mieux traitée que la précédente.

  • 23 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, t. 1, p. 469.
  • 24 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 741.
  • 25 Rappelons qu’en plus de leurs départements particuliers, les quatre secrétaires d’État se partagea (...)
  • 26 Cf. J.-L. Bourgeois, « Balthazar Phélypeaux, marquis de Châteauneuf… », R. Mousnier (dir.), Le Con (...)

33Intarissable sur le chapitre des secrétaires d’État, Saint-Simon s’arrête visiblement à dessein sur les attitudes méprisantes d’une Mailly ou d’un La Feuillade envers les La Vrillière, cela pour mieux souligner combien ces derniers, des parvenus, souffraient d’un déficit de considération sociale face à d’authentiques gentilshommes. Pourtant si, du côté des femmes, chez les Phélypeaux, l’on envisage les nombreuses alliances aristocratiques survenues depuis le début du xviie siècle, rien n’indique un phénomène marqué de rejet à l’encontre de ces filles de « greffiers du Roi ». D’autre part, en sens inverse, côté masculin, le ménage de Jérôme de Pontchartrain et d’Éléonore-Christine de La Rochefoucauld-Roye paraît avoir été harmonieux, donc aux antipodes de celui de Louis de La Vrillière et de Françoise de Mailly, quoique, dans la hiérarchie nobiliaire, les La Rochefoucauld se situassent bien au-dessus des Mailly. Les comportements contrastés de ces deux femmes amènent à citer une plaisanterie du duc de La Feuillade sur son beau-père, le secrétaire d’État Balthazar Phélypeaux de Châteauneuf, laquelle ne va pas sans jeter un certain jour sur les déboires conjugaux de Louis de La Vrillière. À une personne qui, désirant parler à Châteauneuf, lui demandait ce qu’il faisait, La Feuillade répondit que le secrétaire d’État « était occupé à éplucher de la salade avec ses commis23 ». C’était, de manière caricaturale, souligner la faible importance de Châteauneuf au sein du gouvernement, son département des affaires de la R.P.R. (« religion prétendue réformée ») ayant été, pour une bonne part, vidé de sa substance depuis l’édit de Fontainebleau de 1685 qui portait révocation de l’édit de Nantes. Aimablement qualifié par Saint-Simon de « cinquième roue d’un chariot24 » et n’exerçant pratiquement plus d’autre responsabilité que celle des provinces de son ressort territorial25 ce secrétaire d’État se trouvait, en effet, si amoindri qu’il n’avait pu obtenir la survivance de sa charge pour son fils aîné Louis II de La Vrillière. Aussi, à sa mort en 1700, fallut-il la double intervention de Mme de Maintenon et du chancelier Pontchartrain près du Roi pour que celui-ci donnât son consentement à un singulier marché déjà concocté du vivant de Châteauneuf. La Vrillière obtenait enfin la charge paternelle, à condition d’épouser « pour rien » Rappelons qu’en plus de leurs départements particuliers, les quatre secrétaires d’État se partageaient géographiquement l’administration intérieure du royaume. Mlle de Mailly dépourvue de dot en raison de la situation de sa mère, la comtesse de Mailly, qui se trouvait « sans bien et chargée d’une troupe d’enfants ». Officiellement, toutefois, le contrat de mariage stipulait une dot de 200 000 livres, mais la clause prévoyant qu’en cas de décès sans enfant de la future la dot reviendrait au futur, indique clairement que la dot provenait en fait de La Vrillière26.

34Les circonstances d’un tel mariage, sorte de troc un peu sordide même au regard des usages de l’époque, ne vont pas sans éclairer le comportement ultérieur de la jeune épouse envers son « petit bourgeois » de mari. Mais surtout ce comportement, de même que celui du duc de La Feuillade envers la fille du secrétaire d’État Châteauneuf, reflétait la perte de prestige et d’influence des La Vrillière liée à leur effacement sur le plan politique, une situation fragilisée qui les exposait aux railleries de la Cour, en ravivant, chez les esprits médisants, le souvenir des origines bourgeoises de cette famille ministérielle. En fait, à la mort de Châteauneuf en 1700, l’avenir de la dynastie La Vrillière se trouvait gravement compromis et il ne fut finalement sauvegardé qu’en fonction des considérations familiales qui poussèrent Mme de Maintenon et le chancelier Pontchartrain à intervenir dans l’affaire. La première voulait venir en aide à sa cousine, Mme de Mailly née Sainte-Hermine, tandis que le second agissait au nom de la solidarité entre Phélypeaux des deux branches, et cela malgré le vieux grief, jamais oublié, du « vol de la charge de son père », en 1621, par Raymond d’Herbault-La Vrillière.

35Par contre, de son côté, le même Pontchartrain n’avait eu aucun mal, peu après son arrivée au pouvoir en 1689, à assurer l’avenir politique de sa propre dynastie en obtenant, dès 1693, au profit de son fils Jérôme âgé de 19 ans, la survivance de sa charge de secrétaire d’État à la Marine et à la Maison du Roi qu’il n’occupait que depuis trois années. Cette faveur royale est aisément explicable, Louis de Pontchartrain, alors solidement appuyé par Mme de Maintenon, en même temps que servi par les disparitions de Seignelay en 1690 et de Louvois l’année suivante, s’imposant comme la personnalité de premier plan du gouvernement avec le cumul des fonctions de contrôleur général des Finances, de ministre d’État et de secrétaire d’État. Bien avant donc d’être promu chancelier de France, en 1699, Pont-chartrain voyait sa puissance reconnue à la Cour, où, désormais, il eût été malséant d’afficher à son égard la désinvolture aristocratique dont pâtissaient Châteauneuf et les siens. Et ce fut précisément à partir de cette position de force qu’il parvint à conclure le mariage du jeune Jérôme chez les La Rochefoucauld.

  • 27 Veuve en 1670 du prince de Chalais Adrien-Blaise de Talleyrand, Anne-Marie de La Trémouille (1641- (...)
  • 28 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 371.

36Pour ce Jérôme, destiné d’abord à l’Église, et devenu le seul espoir de la dynastie après la mort prématurée en 1686 d’un frère aîné, les ambitions matrimoniales de Louis de Pontchartrain ne semblent pas avoir eu de bornes. Plusieurs partis parmi les familles les plus titrées furent envisagés par le tout puissant ministre : Mlle de La Force, fille du duc de La Force, Mlle de Royan, une La Trémouille, nièce de la duchesse de Bracciano (future princesse des Ursins)27, Mlle de Cosnac, également parente de la duchesse de Bracciano, et surtout Mlle de Bourbon-Malauze qui descendait, à la sixième génération, de Charles, baron de Malauze, l’un des cinq bâtards du duc Jean II de Bourbon, connétable de France (mort en 1588). Ce dernier projet avorta, le Roi, rapporte Saint-Simon, ne voulant pas voir « à la chaise à porteurs de la nouvelle mariée, les armes de Bourbon accolées à celles de Phélypeaux28 ». Finalement le choix s’arrêta sur une branche de la maison des La Rochefoucauld, les La Rochefoucauld-Roye, ce qui n’éloignait pas complètement des Bourbon-Malauze. Née Élizabeth de Durfort-Duras, la comtesse de La Rochefoucauld-Roye, mère d’Éléonore-Christine, la future épouse de Jérôme, était, en effet, la sœur d’Henriette de Durfort-Duras, mariée à Louis de Bourbon, marquis de Malauze (mort en 1667), et grand-mère de Mlle de Bourbon-Malauze.

37En procurant à Jérôme cette alliance sans précédent pour un Phélypeaux, Louis de Pontchartrain égalait et même surpassait tout ce que les Le Tellier et les Colbert avaient pu faire pour effacer le souvenir de leurs modestes origines en mêlant le sang de leurs fils au sang aristocratique des Souvré, Crussol d’Uzès, Estrées, Alègre, Goyon-Matignon et Rochechouart-Mortemart. Loin de former une branche obscure de l’illustre maison de La Rochefoucauld, les La Rochefoucauld-Roye pouvaient se prévaloir d’alliances particulièrement brillantes, notamment avec la maison de Bourbon-Condé et avec celle de La Tour d’Auvergne-Bouillon qui, toutes les deux, avaient du sang royal.

38L’origine de cette branche remontait au mariage en 1557 de Charlotte de Roye (1537-1569), fille de Charles de Roye, comte de Roucy, et de Madeleine de Mailly, dame de Conti, avec François III, comte de La Rochefoucauld (1521-1572), fils de François II, baron de Verteuil, et d’Anne de Polignac. Veuf en 1554 d’un premier mariage avec Sylvie Pic de La Mirandole (petite-nièce du célèbre polygraphe italien), François III en avait eu François IV qui est le père de François V, créé en 1622 duc de La Rochefoucauld, pair de France. Suivra François VI (1613-1680), deuxième duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, dont le fils, François VII, troisième duc de La Rochefoucauld (1634-1714), sera comblé de faveurs par Louis XIV qui l’honorait de son amitié. Pour en revenir au comte François III de La Rochefoucauld, son remariage en 1557 avec Charlotte de Roye allait profondément changer le cours de sa vie, cette seconde épouse, fille de parents déjà calvinistes, et ardente calviniste elle-même, ne tardant pas à le convertir à la foi protestante.

39De vieille famille picarde illustrée au xive siècle par Mathieu, seigneur de Roye, grand arbalétrier de France, et par son fils Guy, archevêque de Reims en 1391, fondateur du collège de Reims à Paris en 1399, les Roye baignèrent, dès les années 1550, en plein milieu huguenot. La mère de Charlotte de Roye, Madeleine de Mailly – de la famille où se mariera La Vrillière en 1700 – était la fille de Ferri de Mailly, baron de Conti, et de Louise de Montmorency, laquelle, devenue veuve, se remariera en 1514 à Gaspard Ier de Coligny, union d’où est issu, en 1517, le célèbre Coligny, Gaspard II, amiral de France en 1552. Sœur utérine donc de l’amiral de Coligny, Madeleine était, de plus, la belle-mère du prédécesseur de Coligny à la tête du parti calviniste, le fougueux Louis de Bourbon (né en 1530), premier prince de Condé, tué à la bataille de Jarnac en 1569. Frère cadet d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre (père d’Henri IV), et bisaïeul du grand Condé, ce premier prince de Condé avait épousé, en effet, Éléonore de Roye, marquise de Conti (1530-1564), sœur aînée de Charlotte de Roye. Aussi François III de La Rochefoucauld, auparavant l’un des fidèles lieutenants du duc de Guise, partira-t-il, une fois converti, batailler aux côtés de son beau-frère Condé et de son oncle par alliance, l’amiral de Coligny, dont il partagera le sort lors du massacre de la Saint-Barthélemy en 1572. Dix-sept ans plus tard, le fils aîné de son remariage avec Charlotte de Roye, Josué, comte de Roucy, qui servait sous le Béarnais, se fera tuer au cours de la bataille victorieuse d’Arques remportée en 1589 sur le duc de Mayenne (tableau 46).

  • 29 Saint-Simon, Mémoires, t. 4, p. 629.

40De tels antécédents permettent de comprendre que la branche des La Rochefoucauld-Roye soit restée résolument huguenote jusqu’au-delà de la Révocation, une fidélité qui n’empêchera d’ailleurs pas la réussite persistante de leur politique matrimoniale marquée par une succession d’unions aristocratiques de tout premier plan. En 1600, le frère cadet de Josué, Charles de La Rochefoucauld-Roye, comte de Roucy (à la mort de Josué), épousait Claude de Gontaut-Biron, fille d’Armand de Gontaut, baron de Biron, maréchal de France en 1577, et sœur de Charles de Gontaut, maréchal de France en 1594, duc et pair en 1598, décapité en 1602. De cette union naquit François de La Rochefoucauld, comte de Roye et de Roucy (1603-1680), dont le mariage en 1627 avec Julienne-Catherine de La Tour d’Auvergne-Bouillon ouvre sur un vaste panorama de relations familiales, cette dernière étant la sœur de Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne, duc de Bouillon (1605-1652), d’Élizabeth de La Tour d’Auvergne (1606-1685) et d’Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, le grand Turenne (1611-1675). Le duc de Bouillon, qui fut l’un des chefs de la Fronde des princes mène, en effet, par sa descendance, au lobby Pontchartrain, son petit-fils Henri de La Tour d’Auvergne, comte d’Évreux, épousant en 1707, comme on l’a déjà mentionné, Marie-Anne Crozat, fille d’Antoine Crozat, le financier étroitement lié à la politique maritime et coloniale des deux Pontchartrain. Pour sa part, Élizabeth de La Tour d’Auvergne conduit à un milieu aristocratique hautement représentatif où l’on retrouve à nouveau les La Rochefoucauld-Roye confrontés, cette fois, aux épreuves de l’émigration. Mariée à Guy-Aldonce de Durfort, marquis de Duras (mort en 1667), cette La Tour d’Auvergne en avait eu deux filles et trois garçons dont deux deviendront maréchaux de France, respectivement en 1675 et 1676 : Jacques-Henri de Durfort, duc de Duras (1625-1705), époux d’une Levis-Ventadour, et Guy-Aldonce, duc de Lorge (1630-1702) qui, de son union avec la fille du financier Nicolas Frémont (mort en 1696), eut Gabrielle de Lorge, future épouse, en 1695, de Saint-Simon. Le troisième fils, Louis de Durfort, marquis de Blanquefort (1638-1709), un huguenot obstiné, passera, lui, au service de l’Angleterre, devenant comte de Feversham et chevalier de la Jarretière. Quant aux deux filles, l’une, Henriette, avait épousé le marquis de Bourbon-Malauze, comme on l’a dit plus haut. Mais c’est surtout sa sœur Élizabeth de Durfort-Duras (1633-1715), qualifiée par Saint-Simon de « très opiniâtre huguenote29 », qui retient ici l’attention en raison de l’influence qu’elle exerça sur son mari et cousin germain Frédéric-Charles de La Rochefoucauld, comte de Roye (1633-1690), fils de François de La Rochefoucauld-Roye et de Julienne-Catherine de La Tour d’Auvergne. Leur mariage en 1656, suivi de la naissance de cinq garçons et de trois filles, allait donner l’image d’un couple resté résolument fidèle à la foi protestante au moment où, à l’approche de la Révocation, la pression du pouvoir se faisait de plus en plus vive sur la haute noblesse huguenote pour y multiplier le nombre de « nouveaux convertis » (tableau 47).

41Officier valeureux, ayant servi tôt sous son oncle le maréchal de Turenne et présent à ses côtés lors de la mort de celui-ci à Sasbach en 1675, Frédéric-Charles, promu lieutenant général l’année suivante, s’était toujours refusé, poussé par l’intransigeance d’Élizabeth, à suivre l’exemple du maréchal qui avait embrassé la foi catholique en 1668. En 1682, un événement familial avait profondément affecté le couple. Ce fut l’abjuration de leur troisième fils, Charles, comte de Blanzac (1666-1732), que Mme de Sévigné relate en ces termes :

  • 30 Le duc de La Roche-Guyon et son frère cadet, le marquis de Liancourt, étaient fils de François VII (...)

« Le jeune fils du comte de Roye, âgé de seize ans, étant à Rome avec M. de La Rochefoucauld et M. de Liancourt, ses cousins30, a reçu un si bon petit rayon de la grâce efficace qu’après une instruction fort sérieuse, il a fait son abjuration entre les mains du pape ; il a eu l’honneur de communier de sa main. Cette aventure est heureuse et pour ce monde et pour l’autre. »

  • 31 Correspondance de Mme de Sévigné, Pléiade, t. 3, p. 87.
  • 32 Abbé de Choisy, Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV, Paris, Mercure de France, 1979, p. (...)

42Et l’épistolière de conclure : « Toute la famille est au désespoir31. » Par famille, il faut entendre, évidemment, les La Rochefoucauld-Roye. Relation probable de cause à effet, Frédéric-Charles passa alors au service du roi du Danemark Christian V qui, en considération de son grade de lieutenant général, le nomma grand-maréchal, commandant de toutes les troupes danoises. Selon le témoignage de l’abbé de Choisy, Élizabeth ne le rejoignit à Copenhague qu’après la Révocation, début 1686 semble-t-il. Rappelant les dispositions prises au mois de janvier 1686 selon lesquelles « il était ordonné aux huguenots de mettre leurs enfants qui seraient au-dessous de seize ans entre les mains de leurs plus proches parents catholiques, et, à leur défaut, de gens nommés par le Roi », l’abbé de Choisy précise, en effet : « La comtesse de Roye, à qui on avait ôté cinq de ses enfants pour les faire élever dans la religion catholique, obtint la permission d’aller en Danemark avec ses deux filles aînées trouver son mari qui s’y était retiré depuis quelque temps32. » Les deux filles aînées étaient Charlotte, demoiselle de Roye, et Henriette, future comtesse de Strafford. S’y ajoutait peut-être, quoique son nom ne soit pas mentionné par Choisy, le deuxième fils, Frédéric-Guillaume, âgé de vingt ans. En tous cas, on le retrouve un peu plus tard à Londres, près de ses parents installés en Angleterre à partir de 1688.

  • 33 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 373.
  • 34 Ibid.

43Drame que connurent nombre de familles huguenotes, les La Rochefoucauld-Roye allaient se trouver cruellement séparés, les quatre fils restés en France – François, comte de Roucy, né en 1660, Charles, comte de Blanzac, né en 1666, Louis, chevalier de Roucy, né en 1671, Barthélemy, chevalier de Roye, né en 1673 – et la dernière des trois filles, née en 1681, Éléonore-Christine, dite Mlle de Chefboutonne, également retenue dans le royaume, étant destinés à ne plus jamais revoir leurs parents, qui, tous les deux, mourront en terre étrangère, leur père en 1690 et leur mère en 1715. Auparavant, la vie en exil de Frédéric-Charles et d’Élizabeth n’avait pas manqué d’être éprouvante, du moins en ses débuts. Au mois d’août 1686, contraint de quitter Copenhague à la suite d’intrigues de cour, le couple passa à Hambourg en attendant que Frédéric-Charles « sût ce qu’il pourrait devenir33 ». Finalement, le comte et la comtesse de Roye choisirent, en 1688, de se fixer à Londres où le roi Jacques II Stuart leur réserva bon accueil, faisant Frédéric-Charles comte de Lifford et pair d’Irlande. Là, une petite cellule familiale se reconstitua autour d’eux, groupant leur fils Frédéric-Guillaume, ses deux sœurs, et aussi le comte de Feversham (Louis de Durfort) qui ne fut probablement pas étranger aux marques de la faveur royale envers son beau-frère. C’était peu de mois avant la révolution d’Angleterre et l’accession au trône du prince et de la princesse d’Orange, événements auxquels les La Rochefoucauld-Roye et Ferversham « ne se mêlèrent de rien », selon l’expression de Saint-Simon34. Cette attitude prudente paraît avoir favorisé leur implantation en Angleterre, désormais pour eux terre d’adoption. Frédéric-Guillaume (1665 ?-1749), comte de Lifford à la suite de son père, servira dans l’armée britannique et deviendra major général en 1699. Cinq ans auparavant, sa sœur Henriette s’était mariée à Guillaume Wentworth, comte de Strafford. Veuve dès 1695, elle mourra en 1732, en Angleterre et sans laisser de postérité, de même qu’en 1743 son aînée Charlotte, demoiselle de Roye, restée célibataire. Quant à leur mère Élizabeth, elle avait fini ses jours à Londres, le 14 janvier 1715, à l’âge de 82 ans, mort que Saint-Simon, toujours attentif à la chronique nécrologique des figures marquantes de l’aristocratie, ne manque pas de mentionner dans ses Mémoires avec un bref rappel des tribulations de la vie de cette « opiniâtre huguenote ».

  • 35 Saint-Simon, Mémoires, t. 5, p. 143.

44De leur côté, à Paris, les cinq autres enfants du comte et de la comtesse de Roye avaient aussitôt bénéficié de la solidarité classique des La Rochefoucauld et des Durfort en la personne du duc François VII de La Rochefoucauld, chef de la branche aînée, et en celles des maréchaux-ducs de Duras et de Lorge. Courtisan très en faveur près du Roi auquel il pouvait parler avec « la dernière liberté », ce François VII obtint pour eux des pensions. Mais Saint-Simon, gendre du maréchal de Lorge, insiste tout particulièrement sur le rôle de ce dernier et en explique la raison : « La comtesse de Roye fut la sœur favorite du maréchal de Lorge qui, depuis sa sortie du royaume avec son mari…, prit soin de ses enfants qui demeurèrent en France comme des siens propres, et sans nulle différence d’intérêts, de soins et d’amitié, jusqu’à sa mort35. » Ainsi bien protégés, les deux fils plus âgés, François, comte de Roucy, et Charles, comte de Blanzac, purent entrer très tôt dans le service, tandis que les deux plus jeunes, Louis, chevalier de Roucy, et Barthélemy, chevalier de Roye, étaient mis au collège. La petite Éléonore-Christine, elle, sera confiée à l’abbaye bénédictine de Notre-Dame à Soissons d’où on la fera sortir en 1697, à l’âge de seize ans, pour être mariée à Jérôme de Pontchartrain (tableau 48).

45En 1689, huit ans donc avant le mariage d’Éléonore-Christine, son frère aîné, le comte de Roucy (1660-1721), avait épousé Catherine-Françoise d’Arpajon, fille du duc Louis d’Arpajon (mort en 1679) et de Catherine-Henriette d’Harcourt-Beuvron, laquelle était cousine germaine d’Henri d’Harcourt-Beuvron (1654-1718), duc en 1700, maréchal de France en 1703, pair de France en 1710. Une telle alliance suffit à montrer que tous ces La Rochefoucauld-Roye, quoiqu’enfants d’huguenots exilés, ne formaient nullement une branche chétive de l’illustre maison de La Rochefoucauld, et qu’en conséquence Jérôme de Pontchartrain, en épousant un peu plus tard une La Rochefoucauld-Roye, ne faisait pas un mariage aristocratique au rabais comme le laisse entendre Saint-Simon. Le mariage en 1691 du comte de Blanzac avec Marie-Henriette d’Aloigny de Rochefort confirme bien le maintien du prestige social de cette branche cadette. Marie-Henriette était, en effet, la fille d’Henri-Louis d’Aloigny, marquis de Rochefort (1626-1676), maréchal de France en 1675, et de Madeleine de Montmorency-Laval, cousine germaine d’Anne de Souvré, la femme de Louvois, et aussi grande amie de ce ministre qui fit obtenir à Rochefort le bâton de maréchal. Cette alliance fournit, en même temps, l’occasion de rappeler que les Rochefort se trouvaient déjà apparentés aux Phélypeaux par l’intermédiaire des Habert de Montmor, le maréchal de Rochefort étant le neveu de Marie-Henriette Habert de Montmor, née Buade-Frontenac, elle-même petite-fille du secrétaire d’État Raymond-Phélypeaux d’Herbault-La Vrillière (mort en 1629). Le mariage de Blanzac avec une Rochefort marquait donc un premier rapprochement des La Rochefoucauld-Roye avec la parentèle Phélypeaux, en attendant qu’ils s’y rattachassent étroitement par le mariage d’Éléonore-Christine avec un Pontchartrain (tableau 49).

  • 36 Saint-Simon, Mémoires, t. 2, p. 270.

46Les Pontchartrain surent toujours utiliser les alliances fraîchement conclues en les prolongeant de nouvelles alliances destinées à étendre leur réseau d’influence, cela sans nécessairement tenir compte de la naissance, du moins lorsque la personne appelée à rentrer dans le clan pouvait, elle-même ou par un proche parent, contribuer au renforcement de leur puissance ministérielle. Quelques années après l’union de Jérôme et d’Éléonore-Christine, un exemple caractéristique de cette politique matrimoniale réaliste et efficace est fourni par le mariage en 1704 de Louis, chevalier de Roucy – appelé désormais le marquis de Roye – avec Marthe Ducasse, fille unique du chef d’escadre Jean-Baptiste Ducasse et de Marthe Baudry, tous deux « nouveaux convertis ». Ce mariage avait été concocté, décidé, en l’absence du principal intéressé, capitaine de vaisseau alors en mer, par son beau-frère Jérôme de Pontchartrain qui, depuis 1699, dirigeait le département de la Marine avec une autorité teintée d’irascibilité, laquelle s’étendait aussi à son environnement domestique. Il s’agissait là d’une alliance en pleine roture. Aux dires de Saint-Simon, Jean-Baptiste Ducasse « était de Bayonne où son frère et son père vendaient des jambons36 ». Plus exactement, Jean-Baptiste, né en 1646 à Saubuse près de Dax, était issu d’une famille protestante appartenant à la petite bourgeoisie marchande de Pau. La première phase de sa carrière maritime s’était déroulée, non pas dans la flibuste comme l’assurent Saint-Simon et nombre d’historiens à sa suite, mais en qualité de capitaine de navire, organisateur de voyages négriers, au service de la première Compagnie, puis de la seconde Compagnie du Sénégal dont il devint l’un des directeurs. En 1686, après avoir abjuré, Ducasse, à l’âge de 40 ans, passait dans la Marine royale avec le grade de lieutenant de vaisseau, pour devenir en 1689 capitaine de frégate à la suite d’actions d’éclat en mer des Antilles. L’année suivante, il se fit remarquer par le nouveau secrétaire d’État à la Marine Louis de Pontchartrain qui le prit sous sa protection et le propulsa, dès 1691, gouverneur de « la Tortue et Coste Saint-Domingue », appelée bientôt « partie française de Saint-Domingue » en vertu d’une clause du traité de Ryswick de 1697 par laquelle Madrid reconnaissait officiellement la présence française dans la partie occidentale de cette grande Antille (« Hispaniola ») auparavant sous domination espagnole.

  • 37 Pour le rôle trop souvent négligé, ou même ignoré, de Ducasse comme gouverneur de Saint-Domingue, (...)
  • 38 Cf. Ch. Frostin « Les Pontchartrain et la pénétration commerciale en Amérique espagnole (1690-1715 (...)

47Saint-Domingue fut véritablement le point de départ de l’étonnante réussite de ce roturier, officier de « la Royale » sur le tard. En poste de 1691 à 1700, et entre temps, en 1693, promu capitaine de vaisseau, Jean-Baptiste Ducasse joua un rôle décisif dans la reprise en mains de cette colonie, terre d’insubordination, à l’économie balbutiante, naguère repaire de flibustiers et de boucaniers, qu’il sut transformer en un établissement ordonné, déjà prospère, destiné à devenir au xviiie siècle le premier fournisseur de sucre sur le marché européen37. Mais surtout, par son utilisation des multiples possibilités de trafic à partir des bases de Saint-Domingue, Jean-Baptiste Ducasse se révéla un remarquable exécutant de la politique de pénétration commerciale en Amérique espagnole impulsée par Louis de Pontchartrain, puis considérablement amplifiée par Jérôme à la faveur de l’avènement de Philippe V sur le trône d’Espagne, fin 1700. Aussi le même Jérôme de Pontchartrain l’envoya-t-il, dès 1701, à deux reprises à Madrid, d’abord en mars-avril, pour préparer la coordination des forces navales franco-espagnoles en vue de chasser les Anglo-Hollandais de la Méditerranée américaine, ensuite, au mois d’août, pour obtenir au profit d’une compagnie française le privilège de l’Asiento, c’est-à-dire le monopole de la traite des Noirs dans les Indes de Castille38. Ces deux missions ayant été couronnées de succès, Ducasse, toujours poussé par Jérôme de Pontchartrain qui l’avait fait promouvoir en juillet 1701 « chef d’escadre de l’Amérique » (charge créée pour lui) allait se signaler par son efficacité face à la Royal Navy durant la guerre de Succession d’Espagne. Il assura notamment la sécurité des convois qui traversaient l’Atlantique pour ramener l’argent américain sans lequel la France et l’Espagne – en pleine détresse financière – n’auraient pu continuer à soutenir leur effort de guerre. Lieutenant général des armées navales en 1707, commandeur de Saint-Louis en 1711, chevalier de la Toison d’or en 1712, ce petit Béarnais, embarqué à l’âge de 14 ans, termina sa vie, en 1715, comblé d’honneurs, et, en même temps, riche à millions grâce aux profits accumulés tant par ses participations aux compagnies de Saint-Domingue et de l’Asiento que par des raids audacieux comme l’exploit de la prise de Carthagène des Indes au printemps 1697, source d’un énorme butin.

48Fille unique, Marthe Ducasse put donc apporter une belle dot au marquis de Roye, soit 400 000 livres auxquelles s’ajoutaient 200 000 livres à prendre sur la succession paternelle. À la faveur de ce mariage, l’heureux époux obtint, de plus, la charge de lieutenant général des Galères de France que le précédent titulaire, le bailli de l’Ordre de Malte Jacques de Noailles (1653-1712), frère du maréchal-duc de Noailles et du cardinal-archevêque de Paris, accepta de lui vendre à la suite d’un arrangement préalable conclu avec Jérôme de Pontchartrain soucieux de bien placer son beau-frère alors capitaine de vaisseau. La lieutenance générale des Galères, qui, hiérarchiquement, venait directement après le généralat des Galères (détenu par Vendôme), donnait, en effet, rang de lieutenant général dans les armées de terre et de mer. Outre la dot appréciable de Marthe Ducasse, le marquis de Roye gagnait ainsi, par son mariage, un avancement accéléré qui s’accompagnait, lui-même, d’un renforcement de la protection du « ministre de la Mer », celui-ci tenant à s’attacher étroitement Jean-Baptiste Ducasse, personnalité d’envergure propre à lui faciliter la tâche tant dans la conduite de sa politique maritime que dans le maintien de son emprise sur le haut personnel de la Marine royale. Le tout explique que l’alliance Ducasse, si bassement roturière fût-elle, n’ait provoqué aucun remous.

  • 39 Saint-Simon, Mémoires, t. 1, p. 373.

49À vrai dire, les La Rochefoucauld-Roye, qui jouaient résolument la carte Pontchartrain, n’avaient rien à refuser à Jérôme. On le voit bien, quelques années avant l’alliance Ducasse, aux premières réactions du clan La Rochefoucauld, lors-qu’il fut question du mariage de ce secrétaire d’État, alors survivancier, avec Éléonore-Christine. Saint-Simon, d’ordinaire si prolixe sur le chapitre des mésalliances, se montre peu loquace en la circonstance. Tout juste mentionne-t-il la « rogue-rie » du duc François VII de La Rochefoucauld, une « roguerie » d’ailleurs vite apprivoisée. En fait, les La Rochefoucauld-Roye firent mieux qu’accepter, ne cachant pas leur satisfaction à la perspective d’une alliance, qui, en les rattachant à la parentèle Phélypeaux, allait leur procurer les bienfaits de la protection ministérielle. L’affaire se traita entre Louis de Pontchartrain et le maréchal de Lorge qui, ayant conservé une vive affection pour sa sœur la comtesse de Roye partie en exil, s’était fait un devoir d’assurer l’avenir de la petite Éléonore-Christine. Une fois les deux parties mises d’accord, le contrat fut signé le 27 février 1697 et le mariage célébré le lendemain, à la chapelle du château de Versailles, par l’évêque de Soissons, Fulvio Brulart de Sillery. À cette occasion, le Roi se permit quelques libéralités, « outre son présent ordinaire à ces mariages des ministres ». La pension de 4 000 livres accordée à Éléonore-Christine depuis le départ de ses parents fut portée à 10 000 livres et une gratification de 50 000 écus alla à Louis de Pontchartrain « qui fit appeler son fils le comte de Maurepas39 ». Précisons que Jérôme, auparavant simplement appelé « Monsieur Phélypeaux », prendra le titre de Pont-chartrain en 1699, lorsque son père devint chancelier de France.

  • 40 Ibid., t. 1, p. 373.

50La jeune Eléonore-Christine était arrivée de son couvent de Soissons peu de jours avant la cérémonie du mariage. Ce fut sa belle-sœur, la comtesse de Roucy – née Catherine-Françoise d’Arpajon – qui tint à venir elle-même l’y chercher pour la conduire à Versailles. Saint-Simon n’a pas manqué de souligner cet empressement en l’accompagnant d’un commentaire acerbe fort éclairant. « La comtesse de Roucy surtout, écrit-il, fut transportée d’un mariage dont elle comptait tirer un grand parti par la considération et mieux encore par les affaires pécuniaires auxquelles dans la suite elle ne s’épargna pas40. » « Affaires pécuniaires », sur cette accusation, le duc, beaucoup plus loin dans ses Mémoires, revient à la charge, s’en prenant, cette fois, non seulement à la comtesse, mais aussi au comte de Roucy, un ancien protégé du secrétaire d’État à la Guerre Barbezieux (mort en 1701). « Tous deux rogues et glorieux à l’excès, tous les deux bas jusqu’au servage devant les ministres », le mémorialiste n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser le comportement de ce couple qui s’adonnait à un affairisme débridé.

  • 41 Ibid., t. 5, p. 145.

« Ils avaient vécu, précise-t-il, de ce qu’on appelle faire des affaires tant que Barbezieux avait existé, dont le comte de Roucy était le complaisant abject, et depuis de celles [les affaires] qu’à force de souplesse, de bassesses, de tourments, la femme, encore plus âpre et assidue que le mari, pouvait tirer de Pontchartrain [Jérôme], qui se plaisait à les faire acheter bien cher. Son père [le chancelier] était désolé de tout ce qui se passait là-dessus, s’en échappait quelquefois et ne se contraignait pas de montrer à la comtesse de Roucy et à Mme de Blanzac qu’elles lui étaient insupportables. Elles remboursaient tout cela sans rien dire et allaient leur train41. »

  • 42 42. Cf. Françoise Bayard, Le monde des financiers au xviie siècle, p. 274.
  • 43 43. D. Dessert, Argent, pouvoir et société…, p. 355.

51Les réactions du chancelier Pontchartrain peuvent surprendre, cet ancien contrôleur général des Finances très lié aux « maltôtiers », et qui, par surcroît, sera, un moment, inquiété par la Chambre de justice de 1716, paraissant peu qualifié pour se scandaliser de telles pratiques. Mais, par-delà ces considérations, la diatribe de Saint-Simon éveille surtout l’intérêt par une attitude inhabituelle chez lui. Pris dans leur ensemble, les Mémoires du duc, qui pourtant n’y ménage guère sa propre caste, s’avèrent pauvres en informations sur le mal si répandu de l’affairisme en milieu aristocratique. Or ici, d’un seul coup, se trouvent dévoilés trois noms d’affairistes, avec, aux côtés du comte et de la comtesse de Roucy, leur belle-sœur, Mme de Blanzac, née Aloigny de Rochefort, un personnage évocateur en la matière, en raison de lourds antécédents familiaux. En effet, son grand-père, Louis d’Aloigny, marquis de Rochefort (mort en 1657), sa tante Anne-Angélique d’Aloigny de Rochefort (fille de Louis), et son oncle le président à mortier Jacques Le Coigneux (mort en 1686) marié à Marie d’Aloigny de Rochefort (autre fille de Louis), figurent parmi les bailleurs de fonds des fermiers généraux des gabelles de France au milieu du xviie siècle. Ces bailleurs de fonds, de même que les « engagistes », c’està-dire les adjudicataires des aides et droits divers engagés par la monarchie, formaient un microcosme composite où s’entremêlaient seigneurs de la cour, maréchaux de France, membres de familles ministérielles, hauts magistrats, grands officiers de finance, etc., tous avides de s’enrichir en participant aux juteuses « affaires du roi ». Depuis les années 1630, le clan Phélypeaux s’y trouvait solidement représenté par une longue liste de noms. Citons d’abord Anne de Beauharnais (morte en 1653), veuve de Paul de Pontchartrain, bailleuse de fonds en 1634, et son fils Louis Ier de Pontchartrain, président des Comptes, bailleur de fonds en 1646 et 164742. S’y ajoutent Gilles Blondeau, président des Comptes, beau-frère de Jean Phélypeaux de Villesavin (frère de Paul de Pontchartrain), Anne Phélypeaux, fille de Villesavin et veuve du secrétaire d’État Léon Bouthillier de Chavigny, Michel d’Aligre, maître des requêtes, gendre de Gilles Blondeau, Philippe de Clérembault, maréchal de France, gendre d’Anne Phélypeaux, sans oublier, du côté La Vrillière, le premier écuyer Henri de Beringhen (1603-1692) qui avait épousé en 1646 Anne d’Huxelles, petite-fille du secrétaire d’État Raymond Phélypeaux d’Herbault-La Vrillière. Nombre de ces Phélypeaux ne se contentaient d’ailleurs pas du rôle de bailleur de fonds. Ainsi la veuve de Chavigny, une grande affairiste, s’adonnait au trafic sur les rentes qu’elle achetait au prix courant pour ensuite, grâces à ses hautes relations, en obtenir le rachat au prix fort par le Trésor de l’Épargne43 (tableau 50).

  • 44 Cf. Hélène Duccini, Concini, Paris, Albin Michel, 1991, 462 p., p. 114 et 416, note 46.

52Dans ce microcosme où s’entrecroisent les liens d’intérêt, de parenté et d’amitié, des groupes s’étaient constitués qui, les habitudes de fréquentation aidant, allaient renforcer leur cohésion par de nouvelles alliances au cours des générations suivantes. Le cas des Rochefort est exemplaire. Louis d’Aloigny, marquis de Rochefort, se trouvait apparenté aux Phélypeaux par son mariage en 1626 avec Marie Habert de Montmor, fille de financier, belle-sœur de Marie-Henriette Buade-Frontenac, petite-fille de Raymond Phélypeaux d’Herbault-La Vrillière (voir tableau 28). Ce Rochefort, né en 1583, lieutenant général en Poitou, puis en Berry, mêlé à de multiples intrigues et complots sous la régence de Marie de Médicis et le règne de Louis XIII, connaissait de longue date le père de son futur gendre, le président Jacques Le Coigneux l’ancien, chancelier de Gaston d’Orléans, les deux hommes ayant participé en 1626 à la conspiration du comte de Chalais. Cette fréquentation ne va pas sans éclairer l’union, plus tard, en 1659, du président Jacques Le Coigneux le jeune et de Marie d’Aloigny de Rochefort. D’autre part Le Coigneux le jeune conduit également aux Phélypeaux par sa sœur Geneviève mariée en 1646 au président Michel Particelli de Thoré, lui-même frère de Marie Particelli, l’épouse du secrétaire d’État Louis Ier de La Vrillière (mort en 1681). De son côté, le fils du marquis de Rochefort, Henri-Louis, maréchal de France, mène aux Condé par son mariage en 1662 avec Madeleine de Montmorency-Laval, une petite cousine éloignée de Charlotte de Montmorency-Laval qui avait épousé en 1609 Henri II de Bourbon, prince de Condé (1588-1646), dit « Monsieur le Prince ». Mais ce n’était pas seulement un lien ténu de parenté qui rapprochait les Rochefort des Condé. Jeune homme, le marquis de Rochefort, père du maréchal, avait été le chambellan et l’ami intime d’Henri II de Bourbon-Condé qui passait pour avoir des goûts socratiques. « Ce favori est du même âge que le prince et il est si aimé de Son Excellence qu’il n’est pas possible de l’être davantage », écrivait Scipione Ammirato, résident florentin à Paris, dans une dépêche du 11 août 1610. Et Ammirato de préciser à propos de Rochefort : « C’est celui dont le roi mort [Henri IV] parlait avec tant de mépris, quand le prince passa à l’étranger44. »

  • 45 En 1615, la Régente ayant soudoyé un gentilhomme, Marsillac, pour espionner M. Le Prince, celui-ci (...)
  • 46 H. Duccini, Concini…, p. 216.
  • 47 Tallemant des Réaux, Historiettes, t. 1, p. 419.

53Le résident florentin fait ici allusion à la fuite à Bruxelles, fin novembre 1609, de Monsieur le Prince pour soustraire sa jeune épouse Charlotte de Montmorency aux assiduités du Béarnais. De retour à Paris, fin juillet 1610, deux mois et demi après l’assassinat du Roi, M. le Prince, aussitôt engagé dans une âpre lutte d’influence avec la régente Marie de Médicis, s’empressa d’y associer son favori, l’utilisant au besoin comme homme de main, telle la fameuse affaire Marsillac en 161545, et le faisant participer aux substantiels avantages arrachés à la faiblesse du gouvernement de la Reine Mère. Ainsi, à l’occasion de la paix de Loudun de mai 1616, négociée par le secrétaire d’État Paul de Pontchartrain au nom de la Régente, traité dont les « articles secrets » stipulaient d’importantes gratifications pécuniaires pour les partisans de M. le Prince, le marquis de Rochefort reçut, pour sa part, la somme de 36 000 livres46. De plus, avec M. le Prince, il avait eu l’avantage de se trouver tôt à bonne école en matière d’affairisme, ce Condé, très lié au milieu maltôtier, ne dédaignant pas de collecter l’argent autour de lui pour l’avancer aux groupes financiers qui passaient des marchés publics : tout cela en s’appliquant à la plus rigoureuse exactitude envers les personnes qu’il avait intéressées à ce genre d’opérations. « Quand on lui donnait de l’argent pour quelque affaire, écrit Tallemant des Réaux, il le mettait dans un coffre et le rendait si l’affaire ne se faisait pas47. » Cette haute protection, qui permit à Rochefort de devenir un personnage important de la Cour et en même temps un homme riche, revêt ici une signification particulière si l’on considère qu’Henri II de Bourbon-Condé était le petit-fils de Louis de Bourbon, premier prince de Condé, et d’Éléonore de Roye, elle-même sœur de Charlotte de Roye. Rappelons que cette Charlotte, mariée en 1557 à François de La Rochefoucauld, était la trisaïeule de Charles de La Rochefoucauld-Roye, comte de Blanzac. Là encore, le mariage en 1691 de Marie-Henriette d’Aloigny de Rochefort, petite-fille du marquis de Rochefort, avec ce comte de Blanzac, fournit donc un nouvel exemple de politique matrimoniale s’inscrivant dans la continuité, avec un remarquable enchevêtrement de liens de nature diverse qui nous font remonter loin dans le temps.

54Après le mariage en 1697 de Jérôme de Pontchartrain et d’Éléonore-Christine de La Rochefoucauld-Roye, les impératifs de la politique matrimoniale des Pont-chartrain n’allaient pas tarder à se répercuter sur les choix des La Rochefoucauld-Roye en matière d’alliance. On l’a déjà constaté avec l’union en 1704 du marquis de Roye et de Marthe Ducasse. Un second exemple, non moins caractéristique, en est donné par le mariage, au mois de décembre 1708, de la fille du comte et de la comtesse de Blanzac, Geneviève-Armande de La Rochefoucauld-Roye (1688-1750) avec Philippe-Aymard de Clermont, comte de Tonnerre (1688-1750), fils aîné de François-Joseph de Clermont-Tonnerre (mort en 1705), ancien premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, et de Marie de Hanyvel (morte en 1727), elle-même fille du financier Adrien de Hanyvel, un receveur général du clergé devenu comte de Mannevillette et secrétaire des commandements de Monsieur. Ce mariage présentait un caractère insolite, le jeune Clermont-Tonnerre venant de sortir, quelques jours auparavant, de la Bastille, où il avait été interné sur lettre de cachet à la suite d’une affaire d’homicide qui fit grand bruit à la Cour et dont on retrouve l’écho dans les Mémoires de Saint-Simon, les Mémoires du marquis de Sourches et le Journal de Dangeau.

55Le 6 septembre 1707, au cours d’une partie de chasse dans la plaine Saint-Denis, Tonnerre, âgé de 19 ans, tua d’un coup de fusil Ours-Victor Amelot, âgé de 15 ans, second fils du conseiller d’État Michel-Jean Amelot de Gournay, qui, depuis 1705, occupait le poste stratégique d’ambassadeur à Madrid. Le coup serait parti accidentellement, alors que les deux jeunes gens se disputaient pour un motif futile : bousculé près d’un ruisseau, l’un aurait traité l’autre de « sot animal ». Aussitôt les deux familles concernées se mobilisèrent.

« Mme de Tonnerre, relate Saint-Simon, fit prendre le large à son fils et vint demander sa grâce au Roi, l’assurant que le coup avait parti [sic] sans que son fils y pensât, et que le jeune Amelot était fort son ami. En même temps, Mme de Vaubécourt, sœur d’Amelot [le père], vint demander au Roi de ne pas donner grâce à l’assassin de son neveu, qui l’avait couché en joue, et assura qu’il l’avait tué de propos délibéré. »

  • 48 Saint-Simon, Mémoires, t. 2, p. 926.
  • 49 AN, Archives privées, 257 AP 1, dossier 5, minutier du chancelier Pontchartrain.

56Finalement Tonnerre s’en tira à bon compte, comme le signale encore Saint-Simon. « Il eut sa grâce un mois après : il entra pour un an à la Bastille, donna aux pauvres 10 000 livres distribuables par le cardinal de Noailles et eut défense sous de grandes peines de se trouver en nul lieu public ou particulier où M. Amelot serait, et obligé de sortir de tous ceux où Amelot se trouverait48. » Le témoignage du mémorialiste est exact, tout en n’apportant guère d’éclaircissements sur l’origine de cet arrangement. C’était, en réalité, le chancelier Pontchartrain qui l’avait négocié, comme l’indique clairement une lettre circonstanciée qu’il avait pris soin d’adresser au père de la victime, à Madrid, dès le 18 septembre 1707, pour le dissuader de pousser les choses trop loin49.

  • 50 Lettre de la princesse des Ursins du mois de juin 1706, citée in baron de Girardot, Correspondance (...)

57Cette affaire avait extrêmement embarrassé Louis XIV, désireux d’épargner aux Clermont-Tonnerre le déshonneur d’un procès public suivi d’une condamnation pour meurtre, mais cela sans pour autant prendre le risque de heurter Amelot qui était son homme de confiance à Madrid, où ce diplomate, selon l’expression de la comtesse des Ursins, « se tuait à force de travailler… faisant plutôt les fonctions d’un premier ministre que celles d’un ambassadeur50 ». Or Amelot était proche parent de Louis de Pontchartrain qui, avant son accession à la Chancellerie, en avait fait un de ses proches collaborateurs. Ce fut donc le Chancelier qui reçut la délicate mission de lui écrire pour l’amener à réfréner l’intransigeance du clan Amelot et à accepter une solution moyenne conforme aux vues du Roi. Sa lettre du 18 septembre reste un modèle du genre, tant par les attentions prodiguées à un père cruellement frappé que par l’ingéniosité des ménagements proposés, avec l’assurance qu’il ne s’agirait en aucun cas de dispositions prises sans l’avoir à nouveau consulté.

58Après les condoléances d’usage pour « un si funeste accident », Pontchartrain précisait aussitôt :

« Je suis forcé de vous en parler aujourd’hui, Mr, par les ordres que le Roi me donne de vous informer de ce qui s’est passé. Mme de Gournay, M. de Chaillou et Mme de Vaubécourt ont eu l’honneur de parler au Roi plus d’une fois et lui ont toujours demandé justice et d’en laisser le cours libre. Le Roi la leur a accordée avec bonté et avec des marques obligeantes de sensibilité sur ce qui vous touche. »

59Mme de Gournay, née Marie de Lyonne, veuve de Charles Amelot de Gournay, président au Grand Conseil (mort en 1671), était la mère d’Amelot, et M. de Chaillou, Denis-Jean-Michel Amelot de Chaillou, maître des requêtes, le cousin d’Amelot. Quant à Mme de Vaubécourt, dont seule l’intervention est mentionnée par Saint-Simon, il s’agissait de Catherine Amelot de Gournay, sœur d’Amelot et veuve de Louis-Claude de Nettancourt-Haussonville, comte de Vaubécourt, lieutenant général tué près de Lodi en 1705. Venait ensuite l’énumération des interventions de la partie adverse pour obtenir l’arrêt des procédures en cours.

« Toute la famille de M. Tonnerre a eu le même honneur de parler au Roi plusieurs fois et ne lui ont demandé que grâce, reconnaissant la faute de M. de Clermont et s’offrant à tout ce que vous, Mr, ou le Roi même voudrait lui imposer de peine. Les procédures se continuaient donc toujours suivant ce que le Roi avait promis, et la grâce ni la décision du Roi ne venant point, la famille de M. de Clermont a fait enfin un nouvel et puissant effort auprès du Roi et lui a demandé ou d’accorder la grâce dès à présent, ou, si par considération pour vous, il voulait avoir de vos nouvelles avant de l’accorder, d’ordonner que l’on surseoit au moins le jugement, afin que M. de Clermont ne fut pas flétri par un jugement de condamnation à mort qui, malgré la grâce subséquente, ne laisserait pas de déshonorer pour toujours un homme de cette qualité. »

60Une fois cette mise au point terminée, le chancelier s’entourait de tout un luxe de prévenances pour annoncer à Amelot que le meurtrier de son fils bénéficierait de la grâce royale.

« Le Roi, dans cet embarras, s’est fait représenter ce matin les informations qu’il avait fait réunir il y a déjà quelques jours. Il se les a fait lire toutes entières dans son Conseil. Chacun vous a plaint autant que vous êtes à plaindre et c’est tout dire. On n’a pas moins plaint (en un genre néanmoins bien différent) la famille de M. de Clermont, et on a trouvé que, quoique rien n’égalât la brutalité de cette action et l’extravagance de l’emportement de M. de Clermont, il n’y avait rien néanmoins de prémédité, ni de noir, ni de traître, ni enfin rien de ce qui rend ces malheureuses actions non graciables ; et, pour vous en faire juge vous-même, le Roi m’a ordonné de vous envoyer, comme je fais, les informations qui lui ont été lues. Le Roi donc, sur ces principes, s’est presque déterminé à accorder la grâce, mais ne la voulant pas faire (par une considération particulière pour vous) sans avoir de vos nouvelles auparavant, il a ordonné que l’on achevât toute l’instruction et toute la procédure et que l’on suspendît la condamnation seulement jusqu’à un nouvel ordre de sa part. »

61Enfin le Chancelier concluait sur les compensations que le père de la victime pourrait réclamer en contrepartie de la grâce royale. Et, à cette occasion, il ne se privait pas, lui-même, de faire des suggestions précises quant à la direction à suivre.

« C’est donc à vous, Mr, de voir… ce que vous pourrez demander au Roi en cette rencontre, pour la plus entière et parfaite satisfaction que vous puissiez souhaiter, car je crois que le Roi ne vous refusera rien, comme vous ne pouvez rien demander que de juste et de raisonnable. Je sais qu’il ne sera pas question de chicanes d’intérêts civils, cela est trop au-dessous de vous, mais quelques aumônes à quelques hôpitaux, quelque temps de prison à la Bastille, des défenses de se trouver pendant un temps dans les lieux où vous le rencontreriez, ordre de sortir même si vous entriez, mille autres choses enfin qui ne me viennent pas à présent dans l’esprit et que vous ou d’autres imagineriez mieux que moi qui pourraient être proposées si elles étaient de votre goût. Et je ne puis douter que le Roi n’y entrât volontiers dans le désir qu’il a que vous soyez satisfait, pendant que, d’un autre côté, il compatit au malheur d’une famille illustre qui se trouverait déshonorée dans la personne de l’aîné, s’il n’avait pour elle la même indulgence qu’il a tous les jours pour ses moindres sujets. Je rendrai compte au Roi, Mr, de tout ce que vous voudrez bien me répondre sur tout ceci… »

  • 51 Saint-Simon, Mémoires, éd. Coirault, t. 3, p. 302 et 1289.
  • 52 C’était, de même, Jérôme de Pontchartrain qui avait contresigné la lettre de cachet du 10 décembre (...)
  • 53 Mémoires du marquis de Sourches, t. 11, p. 236.

62Ces suggestions du chancelier Pontchartrain furent acceptées par Amelot, comme en témoigne le passage des Mémoires de Saint-Simon mentionné plus haut. Mais, dans toute cette affaire, Pontchartrain ne s’était pas contenté d’être l’interprète des desiderata du Roi. Il avait su en même temps profiter de la situation de faiblesse des Clermont-Tonnerre pour concocter le mariage de la fille du comte de Blanzac, Geneviève-Armande de La Rochefoucauld-Roye, alors âgée de 16 ans, avec Philippe-Aymard de Clermont-Tonnerre, qui, après avoir obtenu des lettres de rémission au mois de novembre 1707, se trouvait embastillé depuis le 10 décembre 1707. Mme de Tonnerre fut trop heureuse d’accepter ce projet matrimonial et tout se fit rapidement. « Ce mariage le fit sortir de la Bastille immédiatement avant de le célébrer » résume Saint-Simon51. Plus précisément, la chronologie est la suivante : le 9 décembre 1708, Tonnerre sortait de la Bastille, sur lettre de cachet contresignée par Jérôme de Pontchartrain qui, en sa qualité de secrétaire d’État à la Maison du Roi, avait la ville de Paris dans son département52. Trois jours plus tard, son oncle François-Louis de Clermont-Tonnerre, évêque-duc de Langres, le présentait à Louis XIV, qui voulut bien lui dire : « Monsieur, soyez sage à l’avenir et j’oublierai le passé53. » Le 15 décembre, le Roi signait au contrat de mariage, et, peu après, « la noce se fit au Palais Royal et fut très magnifique », note Dangeau dans son Journal, à la date du 29 décembre 1708.

  • 54 Saint-Simon, Mémoires, éd. Truc, t. 1, p. 201-202.

63Tonnerre n’était certes pas l’époux idéal. Saint-Simon décrit Philippe-Aymard comme « une manière d’hébété fort obscur et fort étrange ». De plus, son père François-Joseph, mort en 1705, un original à l’esprit caustique, n’avait jamais été bien en cour, et pour cause. Du temps où ce Tonnerre était premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, « il lui avait échappé de dire, raconte Saint-Simon, qu’il ne savait ce qu’il faisait de demeurer en cette boutique, que Monsieur était la femme la plus sotte du monde et Madame [la princesse Palatine] le plus sot homme qu’il eût jamais vu ». Et le mémorialiste d’ajouter : « L’un et l’autre le surent et en furent très offensés54 » ; on s’en serait douté. Mais pour les Pontchartrain comme pour l’ambitieuse comtesse de Blanzac qui poussa également au mariage, l’essentiel restait, à savoir que les Clermont-Tonnerre, apparentés notamment aux Piney-Luxembourg, aux Lorraine-Aumale et aux Montmorency, formaient l’une des plus anciennes et des plus illustres maisons du royaume. Le lustre acquis par une famille à la faveur de ce genre d’alliances apportait, en effet, la promesse, à plus ou moins longue échéance, d’autres alliances de même style. Ainsi, en 1737, le frère cadet de Geneviève-Armande, Louis-Armand de La Rochefoucauld-Roye (né en 1695) épousait une La Rochefoucauld de la branche aînée, Marie, fille d’Alexandre, cinquième duc de La Rochefoucauld, qui, dans sa jeunesse et appelé alors comte de Durtal, avait bénéficié de la protection de Jérôme de Pontchartrain et servi dans la Marine sous les ordres de Ducasse durant la guerre de Succession d’Espagne. Ce mariage permit, en même temps, à Louis-Armand d’être fait duc d’Estissac, duc à brevet d’abord, puis duc héréditaire en 1758. Par là, la branche cadette des La Rochefoucauld-Roye, désormais pourvue d’un titre ducal, comblait, du moins en partie, son retard sur la branche aînée.

  • 55 Saint-Simon, Mémoires, éd. Cheruel, t. 12, p. 340.

64Par contre, à la génération précédente, le mariage de Barthélemy, chevalier de Roye (1673-1724), le plus jeune des beaux-frères de Jérôme de Pontchartrain, s’était situé en plein milieu roturier. Choisi à la fin de l’année 1715 par la duchesse de Berry comme capitaine de ses gardes après avoir exercé la même charge près du duc de Berry mort en 1714, le chevalier de Roye avait épousé en 1717 Marguerite-Pauline Prondre, fille du financier Paulin Prondre, et pris alors le nom de marquis de La Rochefoucauld. Saint-Simon résume crûment la signification de ce mariage : « Il était le dernier des frères du comte de Roucy et n’avait rien ; il épousa… la fille de Prondre, un des plus riches financiers de Paris, dont il eut beaucoup55. » Bel exemple de l’interpénétration des milieux aristocratique et financier, l’ascendance Prondre n’empêchera pas la fille unique de Barthélemy et de Marguerite-Pauline, Pauline-Louise de La Rochefoucauld-Roye, d’entrer dans une maison princière en s’alliant en 1733 à Alexandre de Gand de Mérode, comte de Middelbourg, fils de Jean-Alphonse de Gand, prince d’Isenghien, et frère cadet de Louis de Gand, prince d’Isenghien, maréchal de France. Surprise apparente de la généalogie, et, en fait, exemple caractéristique du phénomène si fréquent de l’entrecroisement des alliances, ce comte de Middelbourg nous conduit, lui-même, à un paysage familial bien connu, sa mère, la princesse d’Isenghien, née Humières, étant la fille aînée du maréchal-duc d’Humières, petit-fils, du côté maternel, du secrétaire d’État Raymond Phélypeaux d’Herbault-La Vrillière (voir tableau 21). D’autre part, nouvel exemple de ce phénomène d’entrecroisement, Marguerite-Pauline, la fille de Prondre, veuve en 1724 du marquis de La Rochefoucauld, se remariera sur le tard, en 1755, avec le marquis Gaspard de Clermont-Tonnerre (1688-1781), maréchal de France en 1747, duc et pair en 1774, qui était le cousin germain de Philippe-Aymard de Clermont-Tonnerre marié à la fille du comte de Blanzac, beau-frère de Jérôme de Pontchartrain. Enfin, la figure même du financier Paulin Prondre ramène au lobby Pontchartrain des années 1690 et 1700, ce brasseur d’affaires, mort en 1723, ayant été un gros traitant et munitionnaire à l’époque des guerres de la ligue d’Augsbourg et de la Succession d’Espagne. Prondre n’échappera d’ailleurs pas aux recherches de la Chambre de justice de 1716. Très lourdement taxé à 1 900 000 livres, il bénéficiera toutefois d’une très forte modération de taxe, la somme initiale se trouvant réduite à 700 000 livres. À cet allégement, ne fut probablement pas étrangère la duchesse de Berry, fille du Régent, soucieuse d’obtenir un traitement de faveur pour le beau-père du capitaine de ses gardes.

65Toutes ces alliances envisagées à partir des La Rochefoucauld-Roye donnent finalement l’impression de tourner en rond dans un cercle élargi de familles où les traces des Phélypeaux sont rarement perdues de vue. Cet enchevêtrement des alliances, on l’a déjà maintes fois observé, notamment à propos des grandes alliances robines qui pendant longtemps constituèrent l’armature principale du réseau Pontchartrain. Mais ici, en ce début du xviiie siècle, l’allure générale du réseau s’était modifiée, prenant une coloration aristocratique destinée à s’accentuer par la suite. Comparée aux mariages en 1639 de Louis Ier de Pontchartrain avec une Talon et en 1668 de Louis II, le futur chancelier, avec une Maupeou, celui, en 1697, de Jérôme de Pontchartrain avec une La Rochefoucauld-Roye marque précisément une rupture dans la politique matrimoniale des Phélypeaux de la branche cadette et, en même temps, le point de départ d’un processus d’intégration nobiliaire qui se confirmera à la génération suivante.

  • 56 Plus précisément, Jean-Frédéric était le troisième des cinq enfants de Jérôme de Pontchartrain et (...)

66Le mariage en 1718 du fils aîné Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas56 avec sa cousine La Vrillière, fille du secrétaire d’État Louis de La Vrillière (mort en 1725), semble, à cet égard, peu probant. Mais cette union tenait aux circonstances particulières de la disgrâce de Jérôme de Pontchartrain en 1715, le jeune Maurepas, alors à peine âgé de 14 ans ayant été nommé secrétaire d’État sous la tutelle de son futur beau-père. Par contre, le cadet, Paul-Jérôme (1703-1775), appelé d’abord le chevalier de Pontchartrain, puis le marquis de Pontchartrain, enfin le marquis de Chef-Boutonne, présente un profil classique de noble de cour. Sous-lieutenant à la compagnie des gendarmes de la Reine dès l’âge de 16 ans et escaladant rapidement les grades jusqu’à celui de lieutenant général, il se mariera dans une bonne maison de Gascogne avec Angélique de Galard, fille de François-Alexandre, comte de Galard, vicomte de Béarn (mort en 1768). Il en va de même pour le benjamin Charles-Henri, né le 14 juin 1706, reçu de minorité chevalier de Malte, le 12 août suivant. Entré dans les ordres et pourvu de l’abbaye de Royaumont (diocèse de Beauvais) à l’âge de 22 ans, il sera nommé évêque de Blois au mois de mai 1734 à l’âge de 28 ans, peu avant de mourir, au mois de juin, sans avoir eu le temps d’être sacré. Quant aux deux filles nées du second mariage en 1713 de Jérôme de Pontchartrain avec Hélène de l’Aubespine-Verderonne, l’aînée, Marie-Louise Phélypeaux (1714-1780), épousera en 1729 Maximilien-Emmanuel, marquis de Wateville, fils d’un lieutenant général des armées d’Espagne, chevalier de la Toison d’or, union suivie en 1730 de celle de la cadette, Hélène-Angélique (1715-1781), avec Louis-Jules-Barbon Mancini Mazarini (1716-1798), duc de Nivernais, pair de France, fils de Philippe-Julien Mancini-Mazarini, duc de Nevers, et d’Anne-Marie Spinola, d’une famille de Grands d’Espagne. Jérôme, qui survécut plus de trente ans à sa disgrâce de 1715, avait eu tout le loisir, retiré sur ses terres de Pontchartrain, d’arranger ces deux mariages éminemment aristocratiques. Les Wateville, gentilshommes franc-comtois d’origine suisse, s’étaient distingués au service des rois d’Espagne. Ils restent surtout connus par le coup d’éclat du baron Charles de Wateville – le grand-père de Maximilien-Emmanuel – qui, ambassadeur d’Espagne à Londres en 1661, provoqua un véritable conflit diplomatique avec Louis XIV en refusant la préséance à l’ambassadeur de France. De leur côté, les Mancini-Mazarini, qui descendaient de Michel-Laurent Mancini et de Hieronima Mazarini, sœur du cardinal Mazarin, pouvaient s’enorgueillir du prestige de leurs alliances, se trouvant apparentés aux Vendôme, aux Savoie-Carignan, aux La Porte-La Meilleraye, aux Bouillon et aux Estrées. De plus, l’époux de Hélène-Angélique Phélypeaux, le duc de Nivernais, homme brillant et cultivé, était, lui-même, une figure représentative de l’aristocratie du siècle des Lumières, se signalant à la fois par ses activités littéraires et par ses services diplomatiques comme ambassadeur à Rome, à Berlin, puis à Londres où il négocia le traité de 1763 qui mit fin à la guerre de Sept Ans.

67Ce duc de Nivernais, arrière-petit-neveu de Mazarin et gendre de Jérôme de Pontchartrain, n’avait eu, en dehors d’un fils mort dès l’âge de 8 ans, que deux filles qu’il maria en milieu ducal. L’aînée, Hélène-Julie, dite « Mlle de Nevers » (1740-1780) épousait en 1753 Louis-Marie Fouquet, comte, puis duc de Gisors, mortellement blessé à Crefeld en 1758, et la cadette Adélaïde (1740-après 1801) en 1760 Louis-Hercule-Timoléon, duc de Brissac, qui deviendra commandant de la garde constitutionnelle de Louis XVI et sera massacré à Versailles au mois de septembre 1792. Le ministre Maurepas mourant en 1781 sans laisser de postérité, de même que l’année précédente sa sœur consanguine la marquise de Wateville et sa nièce la duchesse de Gisors, ce sera Adélaïde, duchesse de Brissac, qui héritera du château de Pontchartrain. N’ayant pas d’enfant, elle non plus, puis ruinée par la Révolution et criblée de dettes, la dernière petite-fille de Jérôme devra se résoudre en 1801 à vendre ce château qui, depuis son acquisition en 1610 par Paul le fondateur, avait été intimement lié à la vie familiale et sociale de la dynastie Pontchartrain (tableaux 51 et 52).

68Voir une duchesse de Brissac devenir la châtelaine de Pontchartrain en qualité d’unique survivante des Phélypeaux constitue une image forte, illustrant le chemin parcouru par les descendants de maître Louis Phélypeaux, modeste conseiller au présidial de Blois. Ce phénomène d’immersion dans les eaux profondes de l’aristocratie se retrouve précisément avec le cas, non moins exemplaire, de la famille de Louis-Marie Fouquet, duc de Gisors, l’époux de Mlle de Nevers, l’autre petite-fille de Jérôme de Pontchartrain. Ce Fouquet était le fils de Charles-Louis-Auguste (1684-1761), duc de Belle-Isle, maréchal de France en 1741, secrétaire d’État à la Guerre de 1758 à 1761, lui-même petit-fils du surintendant des Finances Nicolas Fouquet qui se rattachait déjà aux Pontchartrain par sa mère née Marie de Maupeou, cousine germaine du président des Comptes Pierre II de Maupeou (mort en 1624), le grand-père de la chancelière Pontchartrain, également prénommée Marie.

69La réussite aussi éclatante qu’éphémère de Nicolas avait été précédée par celle – mieux assurée – de son père François III Fouquet (mort en 1640), conseiller d’État et homme de confiance de Richelieu. Petit-fils d’un marchand drapier à Angers et fils d’un conseiller au parlement de Paris, François III devait une bonne part de son ascension à son mariage en 1610 avec Marie de Maupeou, fille de Gilles de Maupeou d’Ableiges, intendant et contrôleur général des Finances, un homme influent qui avait été proche collaborateur de Sully. Par la suite, à l’exemple de ce mariage Maupeou, les alliances allaient jouer un grand rôle dans l’histoire des Fouquet, à cette différence qu’elles se feront surtout dans la noblesse de cour. Au temps de sa splendeur, Nicolas Fouquet, homme de pouvoir très recherché et très sollicité, en avait profité pour marier au mieux sa fille Marie qu’il avait eue d’un premier lit avec Louise Fourché (morte en 1641), et son propre frère Gilles (1637-1694) pourvu, grâce à lui, de la charge de premier écuyer : en 1656, Marie (1640-1716) épousait Louis-Armand de Béthune, duc de Charost, petit-neveu de Sully, mariage suivi en 1660 de celui de Gilles avec Anne d’Aumont, nièce du maréchal-duc d’Aumont. Ce n’était que le début d’une série d’unions aristocratiques que n’interrompirent ni la chute du surintendant, ni sa mort en 1680. Dès 1683, Marie-Madeleine Fouquet, fille du second lit de Nicolas avec Marie-Madeleine de Castille, épousait le marquis de Crussol-Montsalez, fils cadet du duc d’Uzès, et l’année suivante, l’un des trois frères de Madeleine, Louis Fouquet, marquis de Belle-Isle (1661-1738), convolait avec Catherine de Levis-Charlus, de la maison ducale des Levis-Ventadour. De cette union est issu le maréchal-duc de Belle-Isle, Charles-Louis-Auguste Fouquet, lequel se mariera à deux reprises en milieu ducal : d’abord en 1711 avec Henriette-Françoise de Durfort-Civrac (morte en 1724), fille de Charles de Durfort, marquis de Civrac, et cousine des ducs de Durfort et de Lorge, puis en 1729 avec Marie-Casimire de Béthune, fille de Louis-Marie, comte de Béthune, et d’Henriette d’Harcourt-Beuvron, elle-même sœur du duc d’Harcourt, maréchal de France en 1703, conseiller au Conseil de Régence en 1715 (mort en 1718). Ce fut de ce remariage que naquit en 1732 le futur duc de Gisors Louis-Marie Fouquet qui épousera en 1752 Mlle de Nevers, petite-fille de Jérôme de Pontchartrain (tableaux 53 et 54).

  • 57 Cf. D. Dessert, Fouquet, Fayard, 1987, 404 p., p. 330-331 et 388-389 (notes).

70La restitution de ce panorama d’alliances où prédomine la fine fleur de l’aristocratie du royaume ne va pas sans éclairer la rapidité du phénomène de récupération manifestée par le clan Fouquet un moment sévèrement atteint lors de la chute de son chef de file, nombre de ses membres se voyant frappés de mesures d’éloignement ou d’internement, en même temps qu’écartés des charges et des emplois. Mais trop de puissantes relations s’étaient nouées jusqu’au sein de la Cour pour que cette disgrâce collective se prolongeât. Au mois de mai 1711, la ratification en grande pompe du contrat de mariage du futur maréchal de Belle-Isle et de Mlle de Durfort-Civrac marquait en quelque sorte la fin du temps de pénitence, la cérémonie donnant l’occasion aux Fouquet de réapparaître au grand jour avec leurs parents et alliés57. Parmi ceux-ci figuraient bien en vue le duc et la duchesse de Béthune-Charost, née Fouquet, et le chancelier et la chancelière Pontchartrain, née Maupeou, qu’accompagnait leur fils Jérôme, veuf depuis 1708 d’Éléonore-Christine de La Rochefoucauld-Roye, fille, elle-même, d’une Durfort-Duras : toutes présences évocatrices de l’interpénétration des réseaux Phélypeaux et Fouquet qui remontait au siècle précédent, non seulement par l’intermédiaire des Maupeou, comme il a été dit, mais aussi par celui des Béthune-Charost. Louis-Armand de Béthune-Charost (mort en 1717), l’époux de Marie Fouquet, était le fils de Louis, duc de Béthune-Charost (mort en 1681) et de Marie Lescalopier, de famille robine. Or cette Marie Lescalopier conduit aux Phélypeaux par sa mère, Marthe Gobelin, femme du président Jean Lescalopier, un protégé de Sully. Marthe était, en effet, la sœur de Claude Gobelin mariée en 1594 à Raymond Phélypeaux d’Herbault-La Vrillière qui, avant de devenir secrétaire d’État en 1621, avait été un grand officier de finance (trésorier des parties casuelles, puis trésorier de l’Épargne) évoluant dans l’orbite de Sully. Rappelons, à ce propos, que Marie de Maupeou, la mère de Nicolas Fouquet, était la fille d’un proche collaborateur de Sully, Gilles de Maupeou d’Ableiges. On se trouve ainsi amené à évoquer tout un groupe de familles alliées ayant jadis bénéficié de la protection du célèbre ministre d’Henri IV. En épousant successivement une Durfort-Civrac, apparentée aux La Rochefoucauld-Roye, puis une fille de la maison de Béthune, Belle-Isle réactualisait donc les liens anciens entre les Phélypeaux et les Fouquet, une réactualisation poursuivie encore à la génération suivante par le mariage de Gisors, fils de Belle-Isle, avec la petite-fille de Jérôme de Pontchartrain (tableau 55).

  • 58 Cf. Michel Antoine, Louis XV, Fayard, 1989, 1 084 p., p. 744.
  • 59 Louise-Honorine Crozat du Châtel (1735-1801), fille de Louis-François Crozat, marquis du Châtel, l (...)

71Un parallèle vaut d’être établi entre le maréchal-duc de Belle-Isle, né en 1684, et Jérôme de Pontchartrain, de dix ans son aîné. L’un et l’autre, par leurs ancêtres respectifs, angevins chez les Fouquet, blésois chez les Phélypeaux, sortent sensiblement du même milieu géographique et du même milieu social, c’est-à-dire de ces bourgeoisies urbaines du Val de Loire qui, après être passées par la marchandise, devinrent officières et prospérèrent au service de l’État. L’un et l’autre aussi, avaient eu, chacun, un grand-père poursuivi par la vindicte du pouvoir en la personne du surintendant Nicolas Fouquet emprisonné à Pignerol et en celle du président des Comptes Louis Ier de Pontchartrain dont la carrière fut brisée à l’issue du procès de Nicolas. L’un et l’autre, enfin, vécurent à une époque où ils purent recueillir les fruits des politiques matrimoniales de leurs parents, de sorte que tous les deux se situeront désormais en plein milieu aristocratique. Des différences profondes de mentalités semblent pourtant les séparer. Tirant un trait sur les modestes origines provinciales de sa famille, le maréchal-duc de Belle-Isle apparaît, à l’égal d’un Saint-Simon (né en 1675), imprégné des préjugés d’un autre temps, au point de manifester de la répugnance lorsqu’en mars 1758 il fut pressenti pour le poste de secrétaire d’État à la Guerre. Afin de satisfaire sa délicatesse, on dut même lui adjoindre un lieutenant général, Louis-Hyacinthe Boyer de Crémilles, chargé d’une partie du travail de bureau. En fait, ainsi que l’écrit le cardinal de Bernis, qui fut secrétaire d’État aux Affaires étrangères en 1757-1758, Belle-Isle restait « dans la vieille idée qu’un duc et pair et un maréchal de France ne pouvait pas sans déroger être secrétaire d’État, comme s’il était au-dessous de quelque dignité que ce soit de gouverner un grand royaume58 ». « Vieille idée », le mot sonne juste, puisqu’à la même époque, en décembre 1758, le duc de Choiseul, pressenti pour le poste de secrétaire d’État aux Affaires étrangères, s’empressa aussitôt d’accepter, quoiqu’étant d’illustre maison. À vrai dire, ce maître intrigant, avide de pouvoir, par ailleurs grand seigneur fastueux, plutôt désargenté au départ, et devenu riche par son mariage en 1750 avec une petite-fille du financier Antoine Crozat59, n’était pas homme à s’embarrasser de pareilles futilités depuis longtemps passées de mode. À l’inverse, les coquetteries en matière de dérogeance manifestées par un Belle-Isle, qui descendait de marchands et était, par surcroît, petit-fils d’un condamné pour crime de péculat, reflétaient probablement une attitude répandue chez les Fouquet, soucieux, en réaction contre le passé, de faire étalage de préjugés aristocratiques pour mieux affirmer leur appartenance à la caste nobiliaire. En tous cas, ce n’était certes pas là l’esprit des Pontchartrain, ni chez le Chancelier qui sut toujours se faire respecter à la Cour sans rien renier de ses origines, ni chez Jérôme, un personnage complexe, à double face, dont les aspects contradictoires constituent un véritable paradoxe.

72D’un côté, en effet, en sa qualité de secrétaire d’État, Jérôme de Pontchartrain, tant vilipendé par Saint-Simon, incarne par sa disgrâce de 1715 la fin du « règne de vile bourgeoisie » de Louis XIV, suivie du retour en force de l’aristocratie à la faveur de la Polysynodie qui marqua l’éclipse de la précieuse institution de la secrétairerie d’État laborieusement mise au point au bout de deux siècles d’expériences. De l’autre, son premier mariage avec une La Rochefoucauld-Roye, son remariage avec une L’Aubespine-Verderonne apparentée aux Saint-Simon, puis les mariages de ses enfants donnent l’impression d’un homme bien intégré à la caste nobiliaire, une impression qu’accentue la seconde partie de sa vie où cet « ex bacha » retiré en son château de Pontchartrain se transforme en grand seigneur s’adonnant à la mise en valeur de son vaste comté de la région parisienne. Par tout cela, Jérôme pourrait être défini comme un personnage de transition. Quoique contraint de démissionner deux mois après l’instauration de la Régence, mais non sans ménagements puisque son office revint à son fils Maurepas encore adolescent, il annonce le long règne de Louis XV où noblesse d’État et noblesse de Cour, de plus en plus entremêlées, finirent par fusionner au sein d’un microcosme de grandes familles, d’origine robine comme d’origine chevaleresque, se partageant les ministères, les honneurs, les dignités et les gratifications. Aussi, après avoir surtout évoqué au cours de la première partie de cet ouvrage la figure du père, contrôleur général, ministre, puis chancelier, convient-il maintenant d’accorder une attention particulière au fils, d’autant que ce secrétaire d’État, même s’il ne fut jamais ministre d’État, n’en marqua pas moins fortement de son empreinte la conduite des affaires durant les quinze dernières années du règne de Louis XIV.

Notes

1 La sœur de Jean Dauvet, Charlotte († v. 1566) avait épousé en 1558 François de Béthune, baron de Rosny, union d’où naquit en 1560 Maximilien, futur duc de Sully. Antoine-François d’Herbault était le petit-fils du trésorier de l’Épargne Balthazar Phélypeaux d’Herbault (1597-1663), frère aîné du secrétaire d’État Louis Ier de La Vrillière (†1681).

2 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 2, p. 780.

3 Ibid.

4 4. C.-F. Lévy, Capitalistes et pouvoir au siècle des Lumières, op. cit., t. 1, p. 432.

5 AN, Archives privées, sous-série 257 AP 2, Collection Maurepas, dossier 1.

6 Cf. Louis Delavaud, « Jérôme Phélypeaux de Pontchartrain, son éducation et ses premiers emplois, sa visite des ports en France en 1694, 1695 et 1696 », Bull. Société de géographie de Rochefort, année 1911, t. XXXIII, n° 1, p. 14-32 (fragments de lettres de Jérôme au duc de Vendôme, p. 27-31).

7 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

8 AN, Archives privées, 257 AP 2, dossier 1.

9 D. Dessert, Argent, pouvoir et société…, notice consacrée à Antoine Crozat, p. 685.

10 Mémoires de Robert Challes, op. cit., p. 230.

11 D. Dessert, Argent…, liste des taxés, p. 498.

12 12. André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, op. cit., p. 662-664 et 702-710.

13 Née Madeleine de Bonne et mariée à Charles, maréchal-duc de Créqui, la mère de Madeleine de Créqui était la fille de François de Bonne, duc de Lesdiguières, dernier connétable de France (†1627).

14 Précisons qu’Antoine Potier de Sceaux disparaissant dès 1720 sans postérité, son père Louis Potier reprendra sa charge de secrétaire d’État pour la céder, l’année suivante, à l’un de ses neveux, Nicolas Potier d’Ocquerre, mort en charge en 1628.

15 Louis Potier, marquis de Gondelu, tué au siège d’Oberkick en 1689, et François, chevalier de Malte, tué par les Turcs en Morée en 1689.

16 Saint-Simon, Mémoires, t. 4, p. 512.

17 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, t. 19, p. 121-130.

18 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 621.

19 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 621.

20 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, t. 2, p. 329.

21 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, t. 19, p. 121 et 127.

22 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 429 et 1053.

23 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, t. 1, p. 469.

24 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 741.

25 Rappelons qu’en plus de leurs départements particuliers, les quatre secrétaires d’État se partageaient géographiquement l’administration intérieure du royaume.

26 Cf. J.-L. Bourgeois, « Balthazar Phélypeaux, marquis de Châteauneuf… », R. Mousnier (dir.), Le Conseil du Roi…, op. cit., p. 150.

27 Veuve en 1670 du prince de Chalais Adrien-Blaise de Talleyrand, Anne-Marie de La Trémouille (1641-1722) s’était remariée en 1675 au duc de Bracciano Flavio Ursini. À son second veuvage en 1698, elle prit le titre de princesse des Ursins et se rendra célèbre sous ce nom, durant la guerre de Succession d’Espagne, par ses intrigues à la cour de Philippe V, étant alors « camerara mayor » de la reine d’Espagne.

28 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 371.

29 Saint-Simon, Mémoires, t. 4, p. 629.

30 Le duc de La Roche-Guyon et son frère cadet, le marquis de Liancourt, étaient fils de François VII, 3e duc de La Rochefoucauld (1634-1714), l’un des proches amis de Louis XIV, et petits-fils de François VI, 2e duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes.

31 Correspondance de Mme de Sévigné, Pléiade, t. 3, p. 87.

32 Abbé de Choisy, Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV, Paris, Mercure de France, 1979, p. 121-122.

33 Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. 1, p. 373.

34 Ibid.

35 Saint-Simon, Mémoires, t. 5, p. 143.

36 Saint-Simon, Mémoires, t. 2, p. 270.

37 Pour le rôle trop souvent négligé, ou même ignoré, de Ducasse comme gouverneur de Saint-Domingue, voir Ch. Frostin, Histoire de l’autonomisme colon de la partie française de Saint-Domingue aux xviie et xviiie siècles, (thèse de doctorat d’État), Lille III, 1973, reprog., 2 vol., 856 p., t. 1, p. 169-181 et p. 213-220.

38 Cf. Ch. Frostin « Les Pontchartrain et la pénétration commerciale en Amérique espagnole (1690-1715) », Revue historique, n° 498, avril-juin 1971, p. 307-334.

39 Saint-Simon, Mémoires, t. 1, p. 373.

40 Ibid., t. 1, p. 373.

41 Ibid., t. 5, p. 145.

42 42. Cf. Françoise Bayard, Le monde des financiers au xviie siècle, p. 274.

43 43. D. Dessert, Argent, pouvoir et société…, p. 355.

44 Cf. Hélène Duccini, Concini, Paris, Albin Michel, 1991, 462 p., p. 114 et 416, note 46.

45 En 1615, la Régente ayant soudoyé un gentilhomme, Marsillac, pour espionner M. Le Prince, celui-ci, averti, fit rosser Marsillac par un commando mené par Rochefort. L’affaire, portée devant le Parlement, fit grand bruit et provoqua un nouveau conflit entre Condé et Marie de Médicis.

46 H. Duccini, Concini…, p. 216.

47 Tallemant des Réaux, Historiettes, t. 1, p. 419.

48 Saint-Simon, Mémoires, t. 2, p. 926.

49 AN, Archives privées, 257 AP 1, dossier 5, minutier du chancelier Pontchartrain.

50 Lettre de la princesse des Ursins du mois de juin 1706, citée in baron de Girardot, Correspondance de Louis XIV avec Mr. Amelot, son ambassadeur en Espagne (1705-1709), Nantes, 1864, 266 p., p. 39. La princesse des Ursins était la Camarara mayor de la reine d’Espagne Marie-Louise de Savoie, femme de Philippe V.

51 Saint-Simon, Mémoires, éd. Coirault, t. 3, p. 302 et 1289.

52 C’était, de même, Jérôme de Pontchartrain qui avait contresigné la lettre de cachet du 10 décembre 1707 ordonnant l’internement de Tonnerre.

53 Mémoires du marquis de Sourches, t. 11, p. 236.

54 Saint-Simon, Mémoires, éd. Truc, t. 1, p. 201-202.

55 Saint-Simon, Mémoires, éd. Cheruel, t. 12, p. 340.

56 Plus précisément, Jean-Frédéric était le troisième des cinq enfants de Jérôme de Pontchartrain et d’Éléonore-Christine de La Rochefoucauld-Roye. Il avait été précédé par une sœur, Marie-Anne-Christine, morte en 1701 à l’âge de trois ans et par un frère, Louis-François, mort en 1708 à l’âge de huit ans.

57 Cf. D. Dessert, Fouquet, Fayard, 1987, 404 p., p. 330-331 et 388-389 (notes).

58 Cf. Michel Antoine, Louis XV, Fayard, 1989, 1 084 p., p. 744.

59 Louise-Honorine Crozat du Châtel (1735-1801), fille de Louis-François Crozat, marquis du Châtel, lieutenant général des armées (1691-1750). Le marquis du Châtel, fils d’Antoine Crozat, était le frère aîné du président au Parlement Joseph-Antoine Crozat de Thugny (1699-1751), marié en 1725 à Michèle Amelot de Gournay, petite-fille du conseiller d’État Michel-Jean Amelot de Gournay, cousin du chancelier Pontchartrain.

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