Entre passion vélocipédique et immobilisme. Le sport dans Le Nouvelliste du Morbihan (1887-1913)
p. 257-283
Texte intégral
1La recherche de l’émergence d’une pratique sportive à travers la lecture d’un journal constitue une étude à la dynamique singulière puisque la presse, porteuse et révélatrice des postures des rédacteurs, suppose, en amont de l’impression, un filtrage du plancton informatif, autrement dit des choix, des silences. Sa radiographie ne garantit donc pas d’obtenir une fidèle image de ce que sont les cultures sportives et les modes de consommation du sport en un temps et en un lieu donnés. Ceci étant, pour l’historien, celui du sport notamment, la presse est une source inestimable. Sa lecture permet d’appréhender la nature et l’évolution des cultures sportives. Elle permet de réfléchir à la façon les journalistes et, in fine, les lectorats s’emparent d’un sport qui entre dans l’ère des cultures de masse avec les années 19001. C’est à cet exercice que nous nous prêterons en lisant Le Nouvelliste du Morbihan entre 1883 et 1913.
2En regard de cette intention et grâce à Jean-Louis Gay Lescot entre autres2, nous savons les grandes lignes de la conquête sportive de la Bretagne à la fin du XIXe siècle. Nous disposons aussi des pages de Jean-Yves Guillain sur les journaux sportifs bretons de la Belle Époque3. On y apprend qu’en un temps marqué par « l’ère triomphante du livre et du journal4 », les titres spécialisés, à l’image de La Semaine sportive bretonne (1901-1904) et de La Bretagne Sportive (1909), sont fragiles. Ils perdurent rarement et ne doivent la plupart du temps leur existence qu’à l’influence et à l’activisme de personnalités mobilisées en faveur de la promotion des activités athlétiques, tel Joseph Gemain, fondateur du premier club de football lorientais (1898) et rédacteur de La Revue Sportive Bretonne. Ce faisant, ils témoignent du difficile ancrage de l’information sportive dans les usages de lecture bretons.
3Mais il est un autre champ, une autre source qui, en Bretagne comme ailleurs, nous renseigne sur l’histoire du phénomène sportif et le rythme de son adoption : la presse généraliste et politique, périodique ou quotidienne. Sous sa lumière, on se protège du tropisme sportif. En effet, la presse spécialisée peut nous abuser. Instrument des thuriféraires de la pratique corporelle, elle promeut et célèbre le sport. Or tout travail sur la diffusion du sport en tant que culture – ici médiatique – suppose d’emprunter des voies où le sport n’est pas nécessairement valorisé. D’où le souci, grâce à un Nouvelliste riche en informations de proximité, de passer au crible le quotidien des Morbihannais et ce qui y relève peu ou prou du sport. Le frémissement de la pratique se lit bien, en effet, au travers de la presse à vocation localiste5. Plus généralement, l’étude de la représentation des cultures sportives suppose de plonger dans l’étude d’une presse généraliste actrice centrale de la naissance et de la diffusion de l’actualité sportive6.
4Ne masquons pas, cependant, la porosité entre presse spécialisée et presse généraliste. Nombreux sont les fondateurs de titres spécialisés qui sont aussi animateurs des premières rubriques sportives des quotidiens. Ainsi, Joseph Gemain, évoqué à l’instant, est une des premières plumes sportives du quotidien L’Ouest-Éclair. Quant au plan national, on pense, parmi d’autres, au cas de Paul Rousseau, journaliste et homme d’institution, promu chef de rubrique au Temps en 1904 après l’échec de son propre quotidien, Le Monde Sportif. Pour le Nouvelliste cependant, nous ignorons l’identité de rédacteurs qui ne sont pas des zélateurs du sport.
5La lecture du Nouvelliste du Morbihan, bihebdomadaire (1883), puis trihebdomadaire (1904), enfin quotidien à l’automne 1914, révèle une périodisation à trois temps.
6Entre 1887 et 1894, les pratiques physiques et le sport stricto sensu y sont peu visibles. Ils sont alors appréhendés dans une logique distinctive.
7De 1894 à 1901, le journal rend plus précisément compte de la diffusion des pratiques sportives avec une ligne principalement articulée autour de la vélocipédie.
8Une troisième période se dessine entre 1902 et la Grande Guerre. Malgré la naissance d’une rubrique sportive, la part de l’information sportive recule puis se stabilise, montrant alors un journal qui, en dépit de son dynamisme (il devient le premier titre morbihannais) n’emprunte pas le chemin de la sportivisation suivi par la presse nationale et régionale.
9Avant d’en venir à la trajectoire sportive du Nouvelliste du Morbihan, traçons à grands traits le portrait d’un périodique devenu, en 1914, le titre de référence du Morbihan.
Un journal de proximité avant tout
10Le Nouvelliste du Morbihan est lancé à Lorient le 14 mars 1883 par Druillet-Lafargue, éditeur-imprimeur, comme supplément au Courrier de Bretagne. Hebdomadaire du samedi, il s’inscrit dans la flambée des titres à 5 centimes des années 1870-1910. Son premier éditorial consiste en une profession de foi promettant la neutralité informative tout en en appelant au « bon sens du peuple » (le journal est d’ailleurs sous-titré Journal du Peuple) et à Dieu.
« Qui serez vous ? Un peu tout le monde, c’est certain. Les premiers lecteurs d’un journal ? C’est banal… comme tout le monde ! Pauvre journal ! On t’achète “pour voir”, on te lit par curiosité. Si tu conviens on s’abonne. Si tu ne conviens pas on te laisse ! Pourquoi donc les rédacteurs des nouveaux journaux se mettent-ils martel en tête pour faire une profession de foi ? Ils ont en vérité bien du temps à perdre, et bien de la bonté de reste ! Un journal ne s’impose pas par une profession de foi, il s’impose à la longue, par la variété, la quantité et la qualité de ses nouvelles et plus encore par le bon sens de ses réflexions et la loyauté de ses polémiques. Le Nouvelliste du Morbihan s’adresse au bon sens du peuple. Il n’a pas de parti ou d’amis à soutenir “quand même” et parfois hélas au détriment de la vérité. Il ne mentira pas au peuple qu’il veut non pas séduire par de fallacieuses promesses, mais éclairer et instruire. Indépendant de toute coterie, il relèvera seulement de sa conscience et de Dieu. »
11Cette promesse d’indépendance, classique, est assez trompeuse. La lecture du Nouvelliste révèle des penchants orléanistes qui, en cette période de conquête républicaine, peuvent expliquer la faiblesse de son tirage de départ. En 1885, le Morbihan comprend une quinzaine de périodiques généralistes. Leurs tirages sont assez bas, mais celui du Nouvelliste est de loin le plus faible. Avec 200 exemplaires, il occupe la dernière place d’un classement comprenant, pour les meilleurs tirages, Le Progrès du Morbihan (Vannes, 700 exemplaires), Le Morbihannais (Lorient, 700 exemplaires), Le Droit monarchique (Hennebont, 1 000 exemplaires) et Le Phare des campagnes (Lorient, 1 200 exemplaires)7.
12Trois ans après son lancement, malgré sa fusion avec L’Annonce bretonne (1885), la faiblesse de ses ventes, le brouillage de son identité politique à la suite de polémiques portées par voies éditoriales, enfin la disparition de son fondateur, aboutit à sa fusion avec Le Courrier de Bretagne. Les frères Alexandre et Charles Cathrine, jeunes imprimeurs pontiviens, achètent alors à la veuve Druilhet l’imprimerie et ses journaux. Le 30 décembre 1886, ils publient le numéro 1 du second Nouvelliste8, désormais bihebdomadaire (jusqu’en 1904). Sous la férule du jeune Alexandre Cathrine (il a 26 ans), on retrouve l’antienne de l’impartialité.
« Nous dirons tout de suite que ce journal n’est point l’organe d’un parti, mais bien l’œuvre d’écrivains qui se promettent de renseigner leurs lecteurs sur tout ce qui se passe dans le département, de la façon la plus précise et de façon impartiale. »
13Déclaration d’intention de nouveau. Elle correspond cependant à une réalité plus tangible. Le Nouvelliste nouvelle manière est avant tout un journal de proximité, accessible pour 10 centimes. Sa lecture révèle un sens de la mesure même si Alexandre Cathrine maintient une ligne opportuniste : orléanisme teinté de ralliement à la République et de paternalisme pour ce qui concerne la gestion de son entreprise. Pour le reste, le journal a pour première vocation de suivre le fil de l’actualité locale. Il met effectivement en œuvre l’annonce de décembre 1886 : informer sur « les intérêts du département », les « faits locaux », les « belles actions, incendies, accidents, état-civil », sur les faits maritimes et « le mouvement des ports », et encore sur l’agriculture, le commerce, l’industrie – sans oublier d’être un « journal littéraire et récréatif ». Quant à l’assise économique du journal, elle transparait à travers les réclames de sa dernière page : vins fins, voyages, vente de biens divers et variés sont autant d’indicateurs désignant un lectorat encore très limité et a priori issu des couches sociales aisées.
14Au fil des ans, les ventes du Nouvelliste décollent. Les frères Cathrine doivent s’agrandir. En 1892, tandis qu’ils montrent toujours une posture critique vis-à-vis de la IIIe République – avec un épisode boulangiste –, imprimerie et rédaction sont transférées dans un nouveau local afin de mettre en route un matériel d’impression performant capable de tirer 3 600 journaux à l’heure. Cette modernisation ne cessera plus jusqu’à la Grande Guerre, avec l’achat de rotatives Marinoni, puis de linotypes dans les années 1900. C’est une nécessité : d’un tirage de 1 000 exemplaires en 1887, le journal passe en effet à 10 000 exemplaires en 1893, ce qui lui assure un taux de pénétration important de 1 pour 55 dans le département. Sur la forme, Le Nouvelliste se déploie à partir de 1894 sur un grand format, sur cinq colonnes contre quatre depuis 1886 (sur quatre pages) et dans une typographie réduite, ce qui accroit un volume d’information privilégiant toujours le local sur le national.
15En 1899, après un nouveau déménagement, une réforme éditoriale porte le nombre de colonnes à six, sur quatre pages. Le tirage est de 15 000 exemplaires. La concurrence est désormais derrière. Seule La Dépêche de Lorient et ses 10 000 exemplaires en 1901 peuvent être comparés à un Nouvelliste qui se permet de baisser le prix de son abonnement annuel de 5,50 à 5 francs. Cette position dominante explique que la rédaction, répondant aux sollicitations de ses lecteurs, réfléchisse alors à une édition quotidienne. Mais Alexandre Cathrine ne répond pas au « vœu pressant et si sympathique » de son lectorat. Ne jugeant pas le « sacrifice » de la quotidienneté nécessaire, il préfère investir dans la modernisation de la salle des dépêches9.
16Sur le plan politique, la ligne s’est infléchie vers un ralliement très conservateur au régime républicain. Ce conservatisme critique transparait de façon emblématique dans la question des rapports entre l’État et l’Église. Au nom de son catholicisme, Le Nouvelliste regrette que le maire radical de Lorient, Adolphe L’Hegouarc’h, interdise les processions dans sa ville en 189810. Quelques années plus tard, à la veille de la crise de 1905, L’Aurore lui reprochera, sous un titre sans ambages – « Soldats de Dieu » – de tenir « pompeusement » le registre des « victoires l’armée de la Résistance Catholique11 ».
17Le bon accueil fait au Nouvelliste tient sans doute à cette posture et justifie, en 1904, le passage à trois parutions hebdomadaires. Cette réforme n’arrête pas l’expansion du lectorat : le tirage cumulé des éditions du mardi, jeudi et samedi atteint alors 60 000 exemplaires. Au seuil du XXe siècle, le journal des frères Cathrine, le « plus répandu dans la contrée12 », est devenu l’objet de toutes les attentions, les témoignages mettant en scène la fébrilité des Lorientais, toutes couches sociales confondues, les jours de parution13. Forte de cette trajectoire en forme de conquête, au début des années 1910 la rédaction – une demi-douzaine de rédacteurs salariés pilotés par Alexandre Cathrine – envisage le passage à 6, puis 8 pages. Ce projet restera lettre morte. Quant à la bascule vers l’édition quotidienne, elle n’intervient qu’au prétexte de la guerre (22 septembre 1914).
Le temps des mondanités (1887-1889)
18Comme le souligne Gil van Meeuwen14, à partir des années 1890 en particulier, Le Nouvelliste du Morbihan s’applique à livrer une très riche information locale distribuée entre la rubrique phare consacrée à Lorient et la « Chronique départementale » dans laquelle sont réunies les informations sur les arrondissements de Vannes, Pontivy, Ploërmel, etc. En dehors des petites nouvelles sur les localités morbihannaises, le journal rend compte des mouvements de la flotte (« Chronique Maritime »), des mutations, des élévations de grade, de l’État-Civil. Sur le plan idéologique, il ne néglige jamais le lignage consacré à la question religieuse. Dans cette période de vives tensions entre le régime républicain et l’Église – particulièrement notables dans un Morbihan marquée par sa forte religiosité15 –, Le Nouvelliste ne manque pas de prendre position. On a suggéré de quelle manière. Enfin, sans prétendre dessiner un portrait de détail, Le Nouvelliste est très attentif aux nouvelles du monde et à la vie culturelle, à exemple de celle des sociétés orphéoniques ou des temps forts de la saison théâtrale.
19Et les pratiques physiques, le sport ? Les activités des notables y tenant une place particulière, c’est par leur biais qu’ils sont mentionnés. L’actualité hippique est au proscénium. Aimantant les sociabilités mondaines, mettant en scène les amitiés et les concurrences dans un système d’apparat bien connu, le turf permet au Nouvelliste de suivre, sur les hippodromes de Vannes, Lanester ou Langonnet, le négociant, l’avocat, le capitaine ou l’enseigne paraissant ou paradant dans le temps des courses. En dehors des pratiques hippiques, la proximité de l’océan autorise l’organisation de courses à la mer. Cette activité connaît un développement notable dans la seconde moitié du XIXe siècle en Bretagne16. Turf et régates occupent ainsi près de la moitié des colonnes allouées aux pratiques physiques. Des colonnes très saisonnières puisqu’elles paraissent essentiellement aux beaux jours.
20Nous nous attendions à une information sur les jeux traditionnels bretons17. Or Le Nouvelliste privilégie d’abord les usages des notables morbihannais et le registre de la distinction. Viennent alors des questions sans réponse : doit-on voir là le signe de l’embourgeoisement ou du désir d’ascension sociale des deux propriétaires-gérants issus d’une famille de petits artisans pontiviens ? Doit-on voir là leur souci de capter, avant tout, l’attention d’un lectorat lettré et aisé ?
21Le vélocipède constitue une deuxième entrée sportive. Au soir des années 1880, le vélo est encore l’objet d’une passion naissante. Loin de capter l’intérêt d’un plus grand nombre qui n’a pas le pouvoir d’accéder à sa propriété, sa mode s’appuie surtout sur le monde des commerçants, des artisans et, dans une moindre mesure, des employés. Il y a là une concordance plus évidente avec le milieu incarné par les frères Cathrine. Nulle mise en scène d’une fashion cycliste cependant. En 1887, une des premières évocations du cycle traite de sa dimension utilitaire et de possibles usages militaires18. Deux ans plus tard, à l’occasion du Pardon des Oiseaux, Le Nouvelliste rend compte de courses organisées par le tout jeune Vélo-Sport du Finistère (créé en 1888 à Quimper)19. Quatre épreuves sont au programme. La première est qualifiée d’internationale. Les deux suivantes sont réservées aux seuls habitants du département. La dernière consiste en une course au chronomètre. La précision de l’organisation, la structuration des différentes épreuves et l’usage du chronomètre constituent autant d’indices de l’institutionnalisation naissante du cyclisme morbihannais. Elle marque aussi le souci informatif d’une rédaction qui imprime les nouvelles vélocipédiques dans une casse supérieure à celle des autres nouvelles. Au demeurant, même si – d’après le journal – ces courses réjouissent la population, elles sont traitées avant tout comme une partie d’un temps de sociabilité et de réjouissance religieuse, non comme un événement se suffisant à lui-même.
22D’autres courses cyclistes, de pedestrians, et encore des exécutions de gymnastiques en place publique sont rapportées, autour de la célébration du 14 juillet notamment. Mais ces mentions sont éparses. On ne peut pas conclure que la rédaction, au soir des années 1880, développe une ligne sportive rappelant celles des titres nationaux comme Le Figaro ou Le Gaulois. Pourtant, nous le verrons, les rédacteurs sont très au fait de ce que publie la presse parisienne.
23En ces premières années de parution, Le Nouvelliste promeut donc une culture du corps et des sociabilités distinctives (turf, régates) et, avec le vélo, celle de la petite bourgeoisie commerçante et de l’artisanat. Dans l’un et l’autre cas, et à l’échelle d’une petite préfecture comme Lorient, la pratique sportive reste une affaire de notables. Le Nouvelliste n’en est pas moins avant-gardiste en consacrant du temps et de l’encre au deux roues. En effet, jusqu’au milieu des années 1890, le Morbihan n’a pas de société vélocipédique déclarée auprès de l’UVF et en 1895 encore, le taux de vélo pour 1 000 habitants (2,1) y est bien inférieur à la moyenne française (5,3)20. En d’autres termes, l’hebdomadaire est en avance sur les institutions. Une posture confirmée en 1890.
Le jaillissement vélocipédique (1890-1893)
24Décembre 1890 est un tournant. Un mois durant, le vélo y bénéficie d’une visibilité soudaine et accrue avec la publication en feuilletons d’extraits de l’ouvrage de Pierre Giffard, La Reine bicyclette. Histoire du vélocipède depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Cette parution est importante à deux titres. D’une part, l’ouvrage ne sera édité chez Firmin-Didot que quelques mois plus tard. Alexandre Cathrine nous montre là l’étendue de son réseau et le souci d’une promotion nous disant a priori son intérêt pour le vélo et, sans doute, le profit qu’il compte tirer de sa mise en exergue dans son journal. D’autre part et par suite, Le Nouvelliste se montre sous un jour propagandiste. Il loue les vertus d’une vélocipédie à laquelle on reproche souvent d’être fauteuse de troubles à l’ordre public et source d’accidents. Par la prose interposée de Pierre Giffard, Alexandre Cathrine choisit notamment de souligner ses bienfaits hygiéniques et physiologiques.
« Ah, par exemple, dès que nous entamons la question d’hygiène, le vélo-cipède triomphe sans difficulté. Il est impossible d’imaginer quelque chose de plus hygiénique que cette promenade au grand air… Le véloceman, à peine préoccupé de faire aller ses pédales quand il tient la bonne allure de route, ouvre ses narines avec frénésie et absorbe joyeusement des provisions d’air pur21. »
25Jacques Seray nous a dit comme le texte de Pierre Giffard, parsemé d’erreurs et de contrevérités, tient de « l’œuvrette22 ». Mais pour ici retenons la préoccupation d’Alexandre Cathrine : jouer de la notoriété et de la plume d’un confrère en poste au Petit Journal (après avoir été appointé par Le Gaulois et Le Figaro), d’un des ouvreurs du journalisme sportif en France qui, l’été suivant, lance Paris-Brest-Paris, le premier grand raid cycliste.
26Le Nouvelliste donne aussi la parole aux horsemen. Ils disent leur incompréhension face au nouvel engin, leur sentiment de dépossession, révélant ainsi l’existence d’une rupture culturelle et d’un conflit d’usage de l’espace public23. Le président de la société de gymnastique L’Armorique attire lui aussi l’attention des édiles lorientais sur les dangers du vélo, mais sans en dénier les vertus. Ce débat par voie de presse publicise le problème sur lequel travaille alors la mairie – les registres municipaux de 1890-1892 en attestent – : marier pratique du vélo et sécurité24. Ce débat aboutira en 1895 à l’ouverture du premier vélodrome lorientais, place de Rohan. Mais surtout, dès 1891, il incite la rédaction à publier, de temps à autres, une rubrique « Nos Vélocipédistes », autre signe de son goût pour le deux roues.
27Cette mobilisation sur le front vélocipédique ne rime pas encore avec démocratisation. La publicité en témoigne. En dernière page du Nouvelliste, les bicyclettes de l’entreprise Teurtroy valent de 360 francs pour l’entrée de gamme à 485 francs pour une version plus sophistiquée. Au regard du salaire ouvrier, leur achat représente plus ou moins quatre mois de paie25. Si un marché – pratique et culturel – de la vélocipédie se développe à Lorient au seuil des années 1890, il reste d’abord l’affaire des plus aisés. De ce point de vue, Le Nouvelliste, dont les tirages n’ont pas encore décollé, incarne toujours, par la vélocipédie interposée, la culture d’un petit milieu de notables locaux.
« Nos vélocipédistes »
28Reste que la conquête vélocipédique du Morbihan se poursuit. Le 27 mars 1892, Le Nouvelliste renseigne pour la première fois sur une course départementale organisée par le Vélo-Sport Lorientais. Sur un parcours de 164 kilomètres, elle traverse Hennebont, Languidic, Baud, Pontivy, Locminé, Vannes, Auray, Hennebont et Lorient, en une sorte de procession identitaire cherchant à captiver l’ensemble du Morbihan. L’accès gratuit à la course permet alors, selon le mot de Philippe Gaboriau, que la « lenteur du riche » devienne un peu la « vitesse du pauvre26 ». Le journal participe de cette dialectique nouvelle, bientôt favorisée par l’industrialisation des vélos et la fréquente gratuité de son spectacle. Le journal loue donc le plaisir de la promenade et de l’ivresse procurée par la vitesse sous un jour toujours aussi partisan.
« Courage donc, cyclistes, partisans de la gentille Reine à deux roues ou du plus grave tricycle ; visitez soigneusement vos pneumatiques dernier modèle, assujettissez votre petite lanterne luisante et votre manteau de touriste, et laissez-vous aller à cette douce ivresse de la course rapide sur les invraisemblables pentes bretonnes27. »
29Pour mieux dire le militantisme du Nouvelliste, soulignons que le Morbihan n’est toujours pas, en 1892, une terre d’élection de la vélocipédie, tant sous son jour sportif qu’utilitaire. Malgré tout, le journal relaie nombre d’initiatives locales. C’est ainsi, en 1893, qu’il porte la parole d’une soixantaine de débatteurs venus de Lorient, de Josselin et de Vannes ayant pour projet d’associer une sortie vélocipédique, quelques agapes et, surtout, une discussion sur la création d’une communauté vélocipédique morbihannaise28. De fait, le Morbihan entre alors, très timidement et avec retard, dans « l’Âge d’Or du cyclisme associatif » (Alex Poyer en fait remonter l’origine à 188829) et cette réunion semble être le prolégomène à la création, en 1894, de l’Union Vélocipédique Bretonne.
Une faible curiosité sportive
30Le militantisme qui se déploie autour d’un vélo auquel Le Nouvelliste consacre plus d’un quart de ses informations sportives de 1890 à 1893, ne vaut pas pour les autres pratiques. Certaines n’en sont pas moins privilégiées.
31C’est le cas des pratiques néo-régimentaires : tir et gymnastique. Elles représentent un cinquième des informations. En ces temps de mobilisation du corps citoyen, la société La Lorientaise (gymnastique) est mentionnée à la fin des années 1880. Mais, au regard du lignage consacré au vélo, les mentions la concernant sont rares et brèves, rendues parfois ambiguës (pour les informations administratives par exemple) par l’homonymie avec une société de musique. Devenue Les Enfants de Lorient en 1891, elle n’est guère mieux lotie.
32Le tir jouit d’une attention moins sensible et en recul depuis la fin des années 1880. Le Nouvelliste relaie notamment les rendez-vous de La Celtique, société de tir créée en 1892 pour concurrencer celle du 88e régiment de Vannes. Outre leur rareté, les informations à son endroit sont avant tout utilitaires (« Dans le but d’étendre son action, la jeune société décide de transporter son siège à Auray30 »).
33Les courses et les régates (yachting) occupent toujours, comme à la fin des années 1880, une part notable des entrefilets sportifs. Quant à l’athlétisme, à l’escrime et à l’excursionnisme, ils passent de façon très ponctuelle et sommaire dans la focale du Nouvelliste.
34Sept ans après sa refondation, Le Nouvelliste du Morbihan se concentre donc avant tout sur la triade sports hippiques– régates– vélocipédie (60 % de l’ensemble des informations). Au regard de la place occupée, en moyenne, par l’information sportive – 0,6 % du total informatif31 –, au regard aussi de la petitesse de l’éventail de thèmes traités, on ne saurait dire, vélocipédie exceptée, qu’il a adopté une ligne sportive.
Une sportivisation vélocipédique avant tout (1894-1901)
35La troisième séquence de l’histoire du traitement de l’information sportive par le Nouvelliste court de 1894 à 1901. En 1894, la modification de la mise en page profite au développement du secteur. Huit ans plus tard, au terme d’une période marquée par le sceau vélocipédique, la parution de la première « Chronique Sportive » referme cette séquence.
36En août 1894, après la première révision de son chemin de fer, Le Nouvelliste passe de quatre à cinq colonnes sur quatre pages et le corps d’impression baisse. Le volume d’information s’accroit donc sensiblement, ce qui bénéficie à la couverture du sport. Si les deux premières pages promettent peu de place aux activités et aux festivités pour tout ou partie sportives, la troisième livre en revanche des informations distillées dans la « Chronique Départementale » et, plus rarement, dans des articulets hors rubrique. Leur volume cumulé augmente de façon significative : de 0,6 % entre 1886-1893, 1,4 % en moyenne entre 1894 et 1901.
37Si la distribution des informations est d’abord tributaire des saisons, le sport jouit désormais d’une attention presque continue. Tel n’était pas le cas auparavant. Les comptes rendus administratifs portant sur différentes pratiques gonflent les parutions hivernales. Quant au printemps et à l’été, pleine saison sportive aidant, ils réunissent l’essentiel des brèves (plus ou moins 70 % selon les années) et témoignent de la densification progressive du calendrier morbihannais.
38Cette évolution n’affecte pas la distribution de l’information, même si elle laisse poindre de nouvelles thématiques à l’aube du XXe siècle – le football, en ses premiers pas bretons32, bénéficie de cette ouverture et, dans une bien moindre mesure, le motocyclisme et la lutte33. Mais, surtout, la primauté vélocipédique est confirmée. Avec plus de 40 % de l’ensemble des informations, la vie cycliste sous tous ces aspects devance les pratiques et les spectacles hippiques, le tir, les régates et la gymnastique. La hiérarchie des thématiques reste donc la même qu’entre 1887 et 1893, tout comme l’écrasante domination de ces cinq thématiques (plus de 90 % du total publié). Si l’attention pour le sport est plus sensible, la ligne sportive du Nouvelliste ne connaît donc pas de bouleversements.
Vélo : un Morbihan en retard, un journal à l’heure
39L’augmentation du volume d’information sportive bénéficie donc en premier lieu à la vélocipédie. Pas de surprise ici. En effet, en cette première partie de la Belle Époque, sa pratique est stimulée conjointement par l’activisme des unions (l’Union Vélocipédique de France [UVF] et le Touring Club de France [TCF] entre autres), par l’incessante densification du calendrier compétitif (naissance des classiques), par les progrès techniques et économiques de l’industrie vélocipédique (le prix d’un vélo d’entrée de gamme est divisé par trois 1894 et 1902), enfin par une information spécialisée très dynamique et prosélyte – à l’image de la fondation par… Pierre Giffard du premier quotidien sportif pérenne, Le Vélo (1892).
40La cyclomanie du Nouvelliste transparait dans une nouveauté rédactionnelle et typographique. En effet, sous des titres changeants – « Nos Vélocipédistes », « La Vélocipédie en Bretagne » – la rédaction décide de chapeauter ses brèves. Ceci aboutit à une distinction nette par rapport au reste de l’information sportive dispersée dans le ventre des rubriques locales, sauf dans le cas des courses. Ce souci de distinction ressort aussi avec l’usage fréquent de l’expression « grande course vélocipédique ». Elle est assez systématiquement associée à la moindre épreuve. Il est vrai que ce tic langagier n’est pas propre au Nouvelliste.
41Cette attention pour le vélo peut paraître paradoxale. En effet, dans la France saisie par le virus vélocipédique, le Morbihan est toujours en queue de peloton. Certes, le taux de propriétaires y augmente. Il passe de 2,1 pour 1 000 en 1895 à 7,9 en 1900. Mais malgré ce rattrapage le département reste très en deçà de la moyenne nationale (25,3). Cette situation renvoie au sous-équipement de la péninsule bretonne (7,6 dans les Côtes-du-Nord et le Finistère), distancée par les départements plus centraux (au sens propre et figuré) et urbanisés, la Loire-Inférieure (Nantes, taux de 19,7) et l’Ille-et-Vilaine (Rennes, 15,5)34. En 1906 encore le Morbihan est sous-équipé avec un taux trois fois inférieur à celui de la France.
42Ce retard est aussi institutionnel. En 1895, le département compte sept sociétés vélocipédiques. Il figure en fin de classement pour la France métropolitaine. La moyenne du nombre de sociétés par département dépasse alors 13 en exceptant Paris et flirte avec 17 si l’on tient compte du foisonnement des sociétés vélocipédiques séquanaises (293). Le tableau restera le même jusqu’en 1914. Le Morbihan est donc à la traîne de la structuration du paysage cycliste et, qui plus est, autonome par rapport à la puissante UVF. Les annuaires de cette dernière ne recensent en effet aucune société morbihannaise avant 1901, date à laquelle l’Union revendique plus de 200 clubs. L’autonomisme sportif breton détermine cette situation. Nous y reviendrons.
43En offrant une place notable au vélo, Le Nouvelliste apparaît donc en décalage avec son sous-développement, pratique et compétitif, dans le Morbihan. L’essor de l’information vélocipédique n’est donc pas dicté par la structuration sociale et institutionnelle de la pratique et de son spectacle. On postulera que le mimétisme médiatique joue ici un rôle clé. Repensons à l’invitation faite à Pierre Giffard en 1890. Pensons, plus largement, à l’exemple de la presse parisienne dans un temps où la circulation et la lecture des journaux dans les rédactions créent des modèles et des usages transversaux, comme la presse au ciseau pratiquée tant de Paris vers la province que de la province vers Paris – Le Nouvelliste ne manquant pas d’ailleurs d’être cité par les quotidiens parisiens et régionaux, jusque sur la lointaine Côte d’Azur. Or, d’une part, la presse est engagée dans l’invention et la promotion du calendrier sportif – cycliste en particulier, à l’image tutélaire du Tour de France lancé par L’Auto en 1903 – ; et, d’autre part, les grands quotidiens parisiens promeuvent le cycle : plus de 30 % des informations spécialisées qu’ils publient sont, au milieu des années 1890, cyclistes – la fin de cet âge d’or médiatique du cycle se refermant une dizaine d’années plus tard35. Au total, et à l’image de la presse parisienne, on peut considérer que Le Nouvelliste du Morbihan avance en éclaireur, incarnant l’image d’une presse à l’avant-garde, aiguillonnant le goût du public pour la vitesse et l’utilitarisme vélocipédiques.
Pour un vélo breton
44L’anonymat des rédacteurs ne permet pas de remonter à la source et de questionner leurs liens éventuels avec les sociétés vélocipédiques. Il ne fait aucun doute, en revanche, qu’ils s’inscrivent avant tout, comme en 1890-1893, dans une perspective régionale. En 1894, ils accompagnent ainsi la création de l’Union Vélocipédique Bretonne (UVB). Cette dernière réunit le Finistère, la Loire-Inférieure, le Morbihan, l’Ille-et-Vilaine, les Côtes du Nord et son siège est lorientais36. C’est donc depuis la préfecture du Morbihan que l’UVB milite en faveur d’une décentralisation cycliste qui fait bientôt école dans le Centre-Ouest37 et en Normandie, jusqu’à la création de l’Union Vélocipédique de l’Ouest (1898).
45Non content de relayer cette fondation puis de suivre l’UVB, le journal se plait à situer Lorient par rapport au reste de la Bretagne, la comparant alors à Quimper, Brest, Châteaulin, Morlaix. La centration est donc triple et concentrique : espace lorientais, espace morbihannais, espace breton. Au prétexte cycliste, elle illustre l’attachement aux petites patries – celles du sport notamment, mises en lumière par plusieurs recherches, sur les médias notamment38.
46À la différence de ce qu’on note parfois dans la presse spécialisée bretonne39, cette bretonnité n’a rien de folkloriste. Les jeux traditionnels préoccupent très peu le Nouvelliste. Pour preuve trois malheureux entrefilets sont consacrés aux boules entre 1886 et 1904 et une mention du « jeu de tonneau » apparaît, isolée, en 1900. La posture du Nouvelliste s’inscrit donc dans une logique plus anticentraliste que bretonnante. Celle-ci ressort au travers de silences dont on peine à croire pas qu’ils ne sont pas délibérés : ainsi l’UVF n’est pas mentionnée, ne serait-ce que de nom. Au fil des ans et grâce à une densité d’événement croissante, l’attention du journal se focalise sur le cyclisme lorientais, morbihannais, breton. On en verra le signe dans les années 1900 au travers de son désintérêt pour le Tour de France.
47En filigrane, ce centrage permet de voir la structuration progressive, par classe d’âge et par type d’épreuves, du paysage compétitif régional : épreuves pour les jeunes, consolantes pour les perdants, championnats départementaux, régionaux (fin de siècle), épreuves dites military, etc. Pour peu que ce paysage soit, ici ou là traversé par un étranger ayant peu d’égards pour le spectateur, l’organisateur et les autres coureurs, on a tôt fait de le croquer en mercenaire. Témoin cette anecdote de 1898. Un coureur, après avoir gagné deux des épreuves de l’Internationale 1898, « [palpe] (sic) le montant de ses premiers prix » et « s’empresse de rejoindre la gare avant la course d’honneur » afin d’être à Bordeaux où il doit « courir le surlendemain40 ». Le personnage est connu. Si on feuillette attentivement la presse généraliste et spécialisée de l’époque, A. Fouaneau, sprinteur bordelais, court en effet avec succès les récompenses dans la France entière, sur route comme sur piste ; et il est connu pour être procédurier et avoir fait l’objet de plusieurs plaintes, notamment pour mauvais gestes en course. Cela ne l’empêchera pas de prendre la direction du vélodrome de Bordeaux en 1902…
48Au total, l’attention du Nouvelliste pour le vélo est intimement articulée, d’une part à la logique d’une information de proximité qui est au cœur du développement de la presse régionale41, d’autre part à un localisme qui n’est ni farouche ni marqué par le culte de l’identité bretonne, mais duquel transparaissent cependant quelques élans chauvins que le reste de la presse sportive bretonne révèle également42.
« La roue et le stylo »
49Catherine Bertho-Lavenir a dit combien la conjonction des passions vélocipédiques et la célébration littéraire du voyage, de l’excursionnisme par les écrivains et les organes, du TCF notamment, est déterminante dans l’invention du tourisme moderne et le processus d’appropriation collective du territoire, voire de l’identité nationale43. Nous reprenons ici le titre de son livre – La Roue et le stylo – car la promotion du cycle dans Le Nouvelliste du Morbihan passe par un début de mise en récit du fait sportif ; et cette transition des formes énumératives vers des procédés rédactionnels plus élaborés débouche à la fois sur la mise en mouvement d’une première langue du journalisme de sport et sur une promotion dont on peut penser qu’elle retient plus intimement l’attention des lecteurs que les résultats bruts, qu’elle les éduque, en somme, au plaisir du sport.
50Au fil des années 1890, le journal montre en effet un souci d’écriture jusqu’alors inexistant. En 1895, tel rédacteur – toujours anonyme malheureusement – devise sur la spécialisation, le champion, la quête du record44. Un an plus tard, tel autre se soucie de narrer l’épreuve la plus courue d’une journée cycliste, ne se contentant pas, comme cela est encore souvent le cas, de décliner sans la moindre ornementation l’ordre de passage et les temps des concurrents45. En 1897, le journal consacre le lignage nécessaire au récit d’une course sur route émaillée de chutes, de culbutes, d’abandons et marquée par la persévérance des coureurs. Les rédacteurs cherchent clairement à rendre compte du rythme et des péripéties des courses, de leur suspens46. En 1899, un chroniqueur couvrant des épreuves vannetaise et lorientaise consacre un paragraphe à chacune d’entre elles et relate les faits de course les plus marquants47. En 1901 enfin, Le Nouvelliste va jusqu’à décrire les buvettes du vélodrome de Lorient et l’affluence qui les entoure48. De nombreuses recensions sur les courses de La Roche-Bernard, Pontivy, Auray, La Trinité, Quiberon, Carnac, Josselin, etc., illustrent cette tendance à écrire sur la vélocipédie tout en soulignant le dynamisme des agglomérations morbihannaises. Deux modes de transmission se côtoient dès lors : d’une part des résultats bruts ; d’autre part des articulets plus ou moins anecdotiques mais offrant aux lecteurs un véritable récit. Gardons cependant à l’esprit que cette évolution se lit au travers de textes excédant rarement un cinquième de colonne. Nous sommes loin, alors, de l’idée d’un article au sens le plus abouti.
51Le souci informatif du Nouvelliste transparait aussi dans son attention pour les institutions et la géographie vélocipédique bretonne. Les annonces de créations de sociétés se succèdent. À Locminé en 1898 – avec une première course le 14 juillet. À Lorient en août 1899 avec la fondation de La Pédale Ouvrière Lorientaise49, etc. Ici, l’élaboration du récit permet de mieux cerner l’histoire du sport. Au plus particulier, La Pédale Ouvrière naît d’une scission au sein du Vélo-Sport Lorientais, un des membres de son bureau, M. Laire, offrant son hôtel de la Gare comme siège au nouveau regroupement. Au plus général, la dénomination de la nouvelle société suggère les mutations en cours dans le recrutement et l’identité des sociabilités vélocipédiques, avec la démocratisation engagée de la petite reine sous l’autorité de responsables souvent issus du monde du commerce.
52Ces remarques sur la forme et la densité de l’information sont d’autant plus importantes qu’elles sont propres aux années 1890. Sur le plan rédactionnel en effet, les efforts seront bien moins notables dans les années 1900.
Rêve de vélodrome
53La fibre vélocipédique du Nouvelliste – dont on finit par se demander si elle ne tire pas sa substance d’un pari éditorial marié à une passion pratique chez Alexandre Cathrine… – transparait également dans l’histoire du vélodrome de Lorient.
54En mai 1897, la rédaction met à l’impression une lettre reçue d’un « groupe de cyclistes50 ». Considérant l’intérêt croissant pour les courses et la perspective des épreuves « internationales » d’août, ils estiment que la piste lorientaise de 1895 n’est digne ni de leurs attentes ni de l’événement. Se référant à la qualité des équipements de Vannes, Quimper, Auray, Brest, ils demandent sa rénovation et l’adoption d’une forme elliptique supposant la suppression de deux virages (le vélodrome en compte alors quatre). La demande reste lettre morte. La rédaction n’en entretient pas moins l’idée d’une modernisation répondant aux besoins d’un cyclisme toujours plus prisé et exigeant. Elle le montre parfois de façon implicite, jouant avec des comparaisons valorisant les pistes des autres villes bretonnes.
« Une animation inaccoutumée règne tous les soirs sur la place de Rohan. Nombreux viennent les amateurs de sport, assister de 8 à 9 heures à l’entraînement de nos coureurs lorientais qui pédalent à qui mieux mieux, faisant force démarrages et luttant de vitesse… Nul doute que dans ces conditions ils n’obtiennent encore sur les vélodromes bretons des succès signalés. À propos de vélodrome, nous croyons savoir que le Vélo-Clube [sic] quimpérois va prochainement faire l’acquisition qu’un terrain destiné à un vélodrome fermé et bitumé51… »
55Position parfois explicite. En 1897, un rédacteur pour une fois signataire, mais dont nous ne savons rien – J. Hermine – souligne comme la qualité des virages relevés amoindrit le risque d’accident52. À bon entendeur salut. Deux ans plus tard, Le Nouvelliste fait état, en la soulignant, de la procédure engagée par le Vélo-Sport Lorientais pour obtenir la modernisation du vélodrome53. En 1900, il insiste sur la qualité enviée de la piste de Vannes, « absolument régulière et construite sur les données scientifiques de M. Bourlet, docteur es-sciences mathématiques54 ». Las, malgré son soutien et les requêtes des sociétés et des pédaleurs, Le Nouvelliste ne savourera, avec les cyclistes du cru, l’ouverture d’un second vélodrome, Le Faouëdic, qu’en 1911 – une piste en terre loin de combler leurs espoirs.
Autour du vélodrome et au-delà
56Même si l’information sur la vie cycliste représente plus de 41 % des informations délivrées au titre des pratiques et des spectacles du sport, notre centrage sur la vélocipédie peut paraître excessif. Mais il n’est que le reflet d’une tendance d’autant plus prononcée que les vélodromes sont alors des points de ralliement sportifs. Le Nouvelliste permet de mesurer leur polyvalence d’usage et une attractivité ne mettant pas en scène les seuls pistards. Ainsi les carnavals du Véloce-Vannetais de 1900-1902 comprennent-il des courses sur le vélodrome de La Haie et des épreuves de tir, de préparation militaire. À Lorient, le vélodrome de Rohan est un épicentre sportif. Il est d’abord un point de rendez-vous urbain : une partie de la population, de la jeunesse en particulier, s’y retrouve pour assister aux entraînements. Quant à la dimension spectaculaire, le pointage de quelques événements accueillis ou organisés par son propriétaire entre mai et juillet 1900, tous relayés par Le Nouvelliste, renforce l’idée de lieu de ralliement et de socialité. S’y tiennent successivement des courses de taureaux (mai), des concours de lutte et un autre de boule « peu banal55 » (juin), enfin les fêtes gymniques du 14 juillet. Le Vélodrome de Rohan est une sorte de temple des festivités locales, sportives en particulier. Il est aussi un espace de célébration dans des circonstances non uniquement sportives, comme la mise à l’eau d’un nouveau navire de la Marine célébré par l’organisation d’une course cycliste nocturne (juin).
57Centralité du vélodrome et primauté vélocipédique. Néanmoins, Le Nouvelliste ne se cantonne pas à ce seul univers. Jusqu’en 1901, il fait état d’une grosse vingtaine de pratiques, de l’éducation physique au ski, du motocyclisme au football, des boules aux régates en passant par le tir à l’arc et le cross country, etc. Les informations sont le plus souvent isolées, extrêmement courtes, tenant plus de l’apostrophe que de la brève. La chose mérite cependant d’être notée, en soi et parce que, à rebours, l’éventail des informations des années 1902-1914, moins ouvert, met en valeur la curiosité thématique des années 1890. Ceci étant, plus de 90 % des informations sont dictées par cinq pratiques et/ou spectacles, vélo y compris.
58Sur les courses et les questions hippiques (22 % des informations délivrées), Le Nouvelliste s’en tient le plus souvent à annoncer les engagements et les résultats des hippodromes morbihannais, bretons, sans faire l’effort rédactionnel noté pour le vélo. Nulle trace, par ailleurs, d’une attention pour les champs de courses réputés en région (Normandie, Bordelais, Côte d’Azur) ou autour de Paris. Le localisme et l’information de proximité mis précédemment en lumière prévalent ici aussi. Sur ce point, Le Morbihan est très loin de reproduire le modèle de la presse parisienne et des grands régionaux qui consacrent communément, en 1900-1905, 50 à 60 % de leurs colonnes sportives au turf, avec des références aux hippodromes étrangers (Angleterre, Espagne).
59La gymnastique (7 %) et le tir (11 %), par leur proximité culturelle et institutionnelle, méritent d’être associés sur le plan quantitatif. Mais là encore, en dehors de l’apologie récurrente des hauts faits des gymnastes de La Lorientaise, l’essentiel du récit médiatique tient précisément dans l’absence de récit ou dans son extrême concision. Ici des annonces. Là des résultats comme lorsque La Pontyvienne transmet à la rédaction l’ordre des lauréats : « Thuault, réserviste, 48 points, 1er prix, 20 francs56. » Le discours gymnique et sur le tir ne réveille pas la fibre patriotique des rédacteurs, des correspondants. Ils se contentent de produire de très nombreux entrefilets de trois, quatre, cinq lignes, rarement plus, qui témoignent principalement de la finesse du maillage du territoire breton, avec des fêtes gymniques et des épreuves de tirs dans les plus petites communes. Au reste, Le Nouvelliste est bien plus préoccupé de pratique et d’exercices dits citoyens que la presse nationale – ce que la période postérieure confirmera.
60Quant aux régates (12 %), elles ne justifient pas beaucoup plus de littérature alors que les titres nationaux soulignent les « progrès constants du yachting » sur les côtes du Finistère et du Morbihan57.
61Au crépuscule du XIXe siècle, il faut aussi noter l’attention naissante du Nouvelliste pour des sports dits modernes ou entrés dans la modernité et appelés à d’assez bonnes fortunes avant guerre : la natation, la lutte et le football. L’occasion lui en est donnée en particulier lors des fêtes omnisports qui se multiplient, à l’image de celle organisée en avril 1899 par une jeune et énergique société, Le Stade Vannetais, comprenant entre autres « events », des courses pédestres, un cross country, des concours de tir à l’arc et des matchs de football. Mais le lignage qui leur est consacré est épars, très peu volumineux (1,5 % pour les trois réunis) et trop peu écrit, une fois encore, pour qu’on puisse avancer que, sur ce plan, la rédaction se veut prosélyte et influence les goûts ou, a minima, pique la curiosité de ses lecteurs.
62Soulignons enfin l’étonnant silence entourant les épreuves automobile, motocycliste et l’aéronautique. À la charnière des XIXe et XXe siècles, ces thèmes supplantent pourtant la vélocipédie dans le cœur des journalistes et des chroniqueurs sportifs. Ici, ils sont laissés pour compte. Le Nouvelliste ne manque pas de rapporter le moindre accrochage sur la voie publique. Pour le reste, il est nettement moins aventureux que la presse nationale : en 1899-1901, au moment de leur take off médiatique, ces trois thèmes justifient 1,9 % des informations spécialisées, la presse nationale leur en consacre alors 15 %.
Le temps de l’immobilisme (1902-1913)
63L’histoire de l’information sportive dans Le Nouvelliste entre dans une nouvelle séquence en 1902-1903. Trois facteurs justifient cette périodisation. Tout d’abord, au début du printemps 1902, le journal se dote d’une rubrique spécialisée. En deuxième lieu, le volume informatif dédié au sport tend à stagner à partir de 1900, puis à s’effriter après 1903. Enfin, on assiste au début du siècle à des glissements thématiques et à la réduction du nombre des sports couverts. Situation paradoxale donc : lorsque la rédaction passe le cap consistant à légitimer et valoriser l’information sportive par sa mise en rubrique, elle s’y consacre moins. La richesse de l’histoire médiatique du sport dans Le Nouvelliste du Morbihan est donc d’abord l’affaire des années 1890, autour du vélo principalement. Les années 1902-1913 appellent surtout l’idée d’immobilisme, voire de repli.
Paradoxes éditoriaux et redistribution thématique de 1902-1903
64Pour illustrer et questionner les changements de nature de l’information délivrée par Le Nouvelliste à l’heure où Alexandre Cathrine lance la rubrique, nous comparerons trois séquences de trente mois : de mai 1902 (lendemain du lancement de la rubrique) à décembre 1904 et, en amont, 1896-1898 et 1899-1901. Trois principaux constats ressortent.
65En premier lieu, le volume d’information recule : partant de 1,45 % de l’ensemble de la surface informative en 1896-1898, il fléchit en 1899-1901 (1,25 %) puis en 1902-1904 (1,2). L’histoire des rubriques – sportives ou non d’ailleurs – montre que leur lancement va presque toujours avec une croissance sensible de la place accordée à un champ informatif promu et valorisé. Chez Le Nouvelliste, on constate l’inverse : en 1904, la couverture sportive chute à 0,9 % du contenu informatif, à peine plus qu’à la fin des années 1880. Nous savons une partie des raisons de ce repli : le journal privilégie de plus en plus les informations nationales, les faits-divers, l’information de proximité et la publicité. En dépit du lancement de la chronique, le sport n’a donc pas un plein droit de cité lui permettant de résister à ces primats éditoriaux. Le Nouvelliste va ainsi à contresens de la majorité des périodiques et quotidiens généralistes de région et de Paris, ce qui donne une caractère assez baroque à la venue de la rubrique.
66Deuxième constat, lui aussi contraire aux stratégies médiatiques du moment : l’éventail des pratiques couvertes se resserre. En 1896-1898, 13 pratiques sont suivies. À la charnière des deux siècles 14. En 1902-1904, Le Nouvelliste n’en couvre plus que 11. Ces variations ont beau être minimes, elles n’en illustrent pas moins l’idée d’un champ informatif fragile, friable.

Tableau 1. – Répartition des thématiques sportives – I.
67Enfin, la distribution des sports retenant l’attention des rédacteurs, et la hiérarchie qui en ressort, si elles ne sont pas bouleversées, sont sensiblement transformées. Seules les courses, les pratiques hippiques et l’univers des régates – la matrice culturelle du Nouvelliste – résistent au changement de siècle. Les autres subissent soit des affaissements significatifs et connus par ailleurs (vélocipédie), soit des hausses qui, à l’échelle d’autres titres de presse, sont usuelles (football) mais aussi inusuelles (gymnastique, tir). Là encore le profil du Nouvelliste est insolite. À l’heure où le tir et la gymnastique, vieilles pratiques de mobilisation et de redressement du corps citoyen, sont de plus en plus négligées par la presse, les Lorientais les consacrent. Quant aux sports mécaniques, dont la vogue s’amplifie depuis la fin des années 1890, ils les négligent toujours (voir tableau 1).
68Ces éléments révèlent, au fond, la maladie de langueur du journalisme sportif selon Le Nouvelliste du Morbihan ; ce que la rubrique confirme. En effet, elle ne donne pas le signal d’un effort ou d’une mutation rédactionnels. La ligne de partage déjà décrite reste la même : informations sommaires le plus souvent et quelques articulets de temps à autre, ordinairement réservés au cycle et à la gymnastique. Le scénario ne change pas jusqu’en 1914. Le Nouvelliste ne contribue toujours pas au mûrissement du journalisme sportif breton. Les modèles n’y manquent pas pourtant, que ce soit du côté des titres spécialisés ou des quotidiens avec les rubriques de L’Ouest-Éclair et du Phare de Nantes.
69Quant à la rubrique, elle est dès le départ de parution très aléatoire. Elle a souvent les honneurs de la une. Mais elle est publiée au coup par coup et ne l’emporte jamais, en régularité de parution, sur d’autres domaines d’information, qu’il s’agisse de la « Chronique théâtrale », de la « Chronique maritime » ou du pullulement des faits divers, des plus ordinaires aux plus sordides. En dépit de la densification continue du calendrier du spectacle sportif et la richesse croissante des sociabilités sportives à partir des années 1900, les rédacteurs ne se donnent manifestement pas pour mission de restituer une part significative de l’actualité sportive, de faire état des nouvelles modes sportives – sauf dans le cas du football.
70Notons enfin, en partant de sondages exhaustifs, que le journal ne patronne et n’organise pas d’événement. Il fonctionne là encore sur un mode inhabituel tant la nature et la densité du calendrier sportif est alors dictée par les initiatives de presse.
71Au final et de façon paradoxale, la naissance de la rubrique sportive du Nouvelliste ouvre sur une période d’immobilisme, de décrochage partiel avec la réalité du phénomène sportif, de repli culturel autour des pratiques régimentaires, citoyennes, enfin de recul du nombre de colonnes dévolues au sport lequel tourne autour de 1 % du volume d’information. Cette situation est d’autant plus surprenante que la Bretagne commence à rattraper son retard sportif au début du XXe siècle. Cette dynamique découle de plusieurs facteurs dont la création du très actif Comité Régional de l’USFSA (à Rennes en 1902), l’activisme de la Fédération des patronages (FGSPF) dont le journal, pourtant catholique, ne dit mot, et le maillage footballistique assez rapide de la région (au plan géographique et événementiel)58.
Le « sur place » de 1913
72Le lecteur pourra être surpris du sort très rapide que nous réservons à la seconde partie de la Belle Époque. Il y verra le reflet de cet immobilisme, lequel n’appelle pas des trésors d’analyse, pas plus que notre dernière étape : l’année 1913. À cette date, la lecture du Nouvelliste offre effectivement le constat le plus inattendu de ces pages : la stagnation du nombre d’entrefilets, de notules et autres articulets sur le sport.
73Pour resituer cette stagnation, disons en substance que la presse régionale et nationale (quotidienne surtout, parfois périodique) a alors pleinement pris en compte ses intérêts communs avec les unions et fédérations, les producteurs de spectacle sportif et les industriels du sports (cycles, automobile et pièces détachées). Depuis une dizaine d’années, elle s’évertue à créer des épreuves, à faire du sport un sujet phare et récurrent justifiant, partout ou presque, des rubriques, parfois d’authentiques « pages sportives » comme dans La Presse ou L’Écho de Paris.
74En regard de cette mise en majesté médiatique, face à la naissance de l’agenda setting du sport, en 1913, Le Nouvelliste ne change que quelques iotas à sa ligne. Certes, l’actualité sportive occupe désormais 1,7 % de sa surface informative. Mais cette relance par rapport aux 1,2 % de 1902-1904 est trompeuse. Pour l’essentiel elle est due à l’augmentation de la surface publicitaire, laquelle réduit d’autant la surface informative. Autrement dit, entre 1903 et 1913, malgré le passage à trois éditions hebdomadaires, le volume d’information sportive est resté au point mort.
75Quelques légères évolutions se dessinent malgré tout. Mais dans cet immédiat avant-guerre caractérisé par la flambée médiatique du sport, elles n’autorisent pas plus que ces considérations quantitatives à conclure à un tournant sportif, loin de là.
76Tout d’abord, onze ans après son lancement, la rubrique n’a pas changé de forme, même sur le plan typographique. Quand la plupart des rédactions soulignent leur attachement aux questions sportives en valorisant et en graissant le titre de leurs chroniques ou de leurs rubriques, en les illustrant aussi de plus en plus souvent, la rédaction du Nouvelliste a rendu routinière, souvent redondante et presque anonyme, la gestion de l’information sportive.
77La rubrique a-t-elle été privilégiée en aimantant une information jusque-là dispersée dans toutes les rubriques ? Non. Est-elle désormais de parution régulière à défaut d’être systématique ? Non. Bref, ce n’est pas une rubrique au sens plein du terme (volume, périodicité). On ne peut pas l’assimiler à un rendez-vous de lecture institué qui façonne un trait fort de l’identité du Nouvelliste. La lecture du désormais trihebdomadaire ne laisse pas place au doute : plutôt que de parler de sport, la rédaction préfère narrer, avec détail et longueur, les aventures d’un rouge-gorge ayant élu domicile dans une chambre à coucher, faire vibrer la corde fait-diversière avec une – improbable – rubrique « La Terreur au village », être très précise sur sa « Chronique Maritime » et relater les innombrables fêtes de village, laïques et votives, qui sont d’ailleurs l’occasion d’épreuves sportives valorisées à l’égal des concours insolites (bouffeurs de pain, de crème, fumeurs…) et des courses à la brouette.
78À l’intérieur de ce petit peu, y a-t-il une évolution de la distribution thématique de l’information ?
79Dans la positive et a minima, nous pourrions considérer que Le Nouvelliste tente tout de même d’être de son temps. Comme le montre le tableau ci-après, le centrage sur la gymnastique et le tir n’est plus aussi frappant. Il reste néanmoins notable. Le Nouvelliste reste à contrecourant de la presse nationale et régionale. Ses choix vieillissants dénotent un fidèle attachement, depuis les années 1880, à « l’excellence59 » du corps patriote et à la culture vivace des festivités villageoises. Nous trouvons là, en filigrane, deux figures fondues en une : l’image du quidam morbihannais s’exerçant au tir combinant l’idéal du tireur citoyen, patriote et celui, plus récréatif, du tireur de foire, de comice.
80S’agissant des marottes des rubricarts de Paris et de province, c’est-à-dire l’aéronautique et l’automobilisme (30 % des rubriques en général), Le Nouvelliste est toujours aussi peu disert, presque muet pour l’automobile et à peine bavard sur la question de la conquête de l’air. La chasse occupe une place qu’elle n’a plus ailleurs, tout comme l’excursionnisme. Ici aussi on peut parler du vieillissement de ses goûts et/ou de ses repères culturels. Les régates s’effondrent. Le cyclisme se relève – il le fait ailleurs. Les courses stagnent, comme ailleurs. Enfin, seul point novateur : le football continue de creuser son sillon. Mais dans cette valse entre atrophie et hypertrophie, Le Nouvelliste lui donne près d’un cinquième de ses colonnes sportives contre 2 à 3 % dans la presse nationale. Là encore, il est plutôt hors normes.

Tableau 1. – Répartition des thématiques sportives – II.
81La ligne du Nouvelliste est donc moins immobile qu’il n’y parait. Toutefois, elle ne révèle pas, sauf dans le cas d’un football souverainement promu, un souci d’ouverture à l’air du temps. De même, l’évolution des usages thématiques et rédactionnels d’un journalisme sportif parisien et de plus en plus professionnalisé ne réveille aucun mimétisme à Lorient. On le voit bien sur la question de l’écriture du sport. Là aussi l’immobilisme est de mise. Ce qui vaut pour 1903 vaut pour 1913, à une seule véritable exception : la publication d’une demie colonne consacrée au football, digne d’être qualifiée d’article et publiée en une60. Sachant le sacre du football dans Le Nouvelliste, on ne s’en étonnera pas. D’ailleurs, en 1913, la rubrique, lorsqu’elle paraît, lui est presque exclusivement consacrée. On s’étonne plus, en revanche, que le journal n’a toujours pas entamé une mue sur le plan rédactionnel. Dans son isolement, cet article ne peut faire illusion. Sur le plan sportif au moins, il amène en fin de compte à considérer que Le Nouvelliste, qui rayonne pourtant avec force sur le département, a une conception sclérosée du journalisme, dont témoignent d’ailleurs l’absence quasi complète d’illustrations (alors que la photographie conquiert la presse hexagonale) et l’absence de rubrique en vogue (mode, femmes, enseignement, etc.).
Un particularisme morbihannais ?
82On rêve évidemment de pouvoir expliquer cette langueur sportive de l’intérieur. Mais aucune source ne le permet. On peut tenter néanmoins de l’éclairer de l’extérieur, par une démarche comparatiste (l’étude d’autres titres morbihannais, bretons) et partant d’une interrogation qui, au fond, s’impose : cette langueur et ce caractère en partie désuet sont-ils propres au Nouvelliste ? Les réponses, fondées sur des sondages de presse similaires à ceux effectués dans le titre lorientais, sont instructives.
83À l’échelle du Morbihan, Le Nouvelliste ne dépare pas. Le sous-développement informatif est partagé. En 1913, Le Courrier Breton, un hebdomadaire lorientais, ne consacre que 0,7 % de sa surface au sport. Or c’est un des plus généreux en la matière. Pour le reste, les périodiques locaux cachent plutôt un désert sportif. Qu’on se tourne vers le bimensuel politique et littéraire L’Écho du Morbihan, vers L’Indépendance républicaine, vers le royaliste et catholique Morbihannais et vers le très agricole Reveil de Ploërmel, ou encore vers Le Nouvelliste de Vannes ou Le Prolétaire du Morbihan, le constat est le même : un grand vide ponctué de quelques très courtes variations vélocipédiques, gymniques, footballistiques… Pour ne prendre qu’un exemple, en 1913, la seule mention sportive notable dans L’Avenir du Morbihan tient dans cette apostrophe : le sport est une « bonne chose61 ». À l’échelle du Morbihan, Le Nouvelliste finit donc par paraitre plus conquérant qu’on a pu l’avancer. Quant à la distribution thématique, pour aller à l’essentiel, elle montre elle aussi un penchant net et partagé pour les pratiques néo-conscriptives. Le Courrier Breton fait ainsi du tir son principal champ d’information.
84En ouvrant la focale à la Bretagne, la perspective change. Dans le Finistère, Le Phare du Finistère, hebdomadaire, consacre plus de 4 % de sa surface au sport, ce qui le situe un peu au dessous de la moyenne observée dans les titres quotidiens et périodiques nationaux (5 à 6 %). En Ille-et-Vilaine, L’Ouest-Éclair – dont la rubrique sportive voit le jour en 1902, trois ans après sa naissance – consacre 4,3 % de ses colonnes aux informations sportives. Sous ce second jour, corroboré par d’autres publications, on revient à l’idée du retard et du particularisme morbihannais.
85Cette conclusion tranche avec un autre constat : le dynamisme de la presse spécialisée. La création de titres ou d’organes sportifs en Bretagne entre 1898 et 1914 donne en effet la répartition suivante : 5 titres dans le Morbihan et les Côtes d’Armor ; 4 dans la Loire-Inférieure et le Finistère ; un seul à Rennes. Dans le Morbihan, La Revue sportive bretonne (1900, Lorient), La Semaine sportive bretonne (1901-1904, Lorient), La Bretagne sportive (bulletin de l’USFSA, 1909, Vannes), Pro Patria. Bulletin de la Lorientaise (1911-1914, Lorient) et le Bulletin du Véloce-Club Vannetais (1912-1913, Vannes) témoignent d’un mouvement éditorial marqué du sceau de l’éphémère, comme partout ailleurs en France. Mais le paysage n’est pas exsangue. Sur ce point, le Morbihan n’est pas du tout à la traîne des départements « ruraux », c’est-à-dire ceux qui ne s’organisent pas autour d’une grosse métropole régionale (Marseille, Bordeaux, Lille…) ayant un fort pouvoir d’initiative médiatique. Peut-on penser qu’Alexandre Cathrine, à la tête du Nouvelliste trente années durant, ignore ces titres ? Probablement pas. Nuançons cependant cette spéculation : Le Nouvelliste ne fait jamais référence aux titres spécialisés. Sous ce jour, ses choix peuvent sembler délibérés, tout comme semblait délibérée la mobilisation vélocipédique des années 1890. Mais le conditionnel reste de mise. Notons enfin que les titres sportifs vivants en 1913 ne sont que deux bulletins de club, mais qu’ils sont assez représentatifs de la culture sportive du Nouvelliste, gymnastique et tir d’une part, vélocipédie de l’autre.
86Pour clore cet essai de comparaison, tournons-nous enfin vers les titres hybrides, c’est-à-dire ces périodiques mariant informations politiques, littéraires, théâtrales, mondaines (tonalité souvent dominante), sportives (parfois agricoles, scientifiques, etc.)62. Parce qu’ils construisent leur identité en y intégrant dès le départ ou très vite après leur création la dimension sportive, ils constituent un secteur essentiel de l’histoire de la conquête médiatique du sport. On en dénombre plus de 300 publiés en France entre 1880 et 1914. Or, tout comme les Côtes d’Armor, le Morbihan n’a pas un tel titre, à la différence du Finistère, de la Loire-Inférieure et de l’Ille-et-Vilaine63.
87Partant de ces différents éléments, Le Nouvelliste incarne la timidité de l’information sportive dans le département ; timidité qui n’a globalement pas cours dans le reste de la région et en ses confins (Maine, Normandie).
Conclusion
88Cette lecture panoramique du Nouvelliste en ses œuvres sportives ne permet pas de conclure, a priori, à un rôle mobilisateur, acculturant, hypothèse centrale de cet ouvrage. La place accordée à la question sportive, son repli à partir des années 1900, la gestion aléatoire et artisanale de la rubrique sportive, l’absence d’engagement dans la création d’épreuves sportives marquent au contraire, malgré le petit contre exemple vélocipédique des années 1890, un détachement notable.
89Sachant le commerce étroit qui lie les périodiques, les quotidiens et leurs lectorats, on est alors fondé à croire que la demande du public morbihannais n’aura pas été de nature à inciter Alexandre Cathrine à changer de stratégie voire, plus simplement, au regard de l’immobilisme du chemin de fer entre 1887-1914, à changer d’habitude. Du reste, le directeur du Nouvelliste n’a à l’évidence pas besoin du sport pour garantir le succès de son entreprise. Sport ou pas, Le Nouvelliste est le titre le plus vendu dans le Morbihan des années 1900-1910.
90Sur les raisons faisant que la rédaction porte une attention déclinante au sport, en l’absence de sources d’entreprise et d’éclaircissements, explicites ou non, parus dans le journal lui-même, il nous est plus difficile de faire des hypothèses. On sait cependant qu’elle travaille dans un espace géographique et professionnel qui n’est apparemment pas saisi par le sport. L’intérêt très relatif pour les activités physiques et sportives n’est pas le seul fait du Nouvelliste. Cette situation renvoie au développement assez tardif du mouvement sportif à Vannes, Lorient, Auray, etc., et plus généralement au décalage « d’une à deux décennies » dans la diffusion du sport entre l’Ouest et une Haute Bretagne plus précoce64.
91La primauté donnée au local sur le régional et le national est une autre piste explicative. En se référant très peu à l’actualité sportive de l’Hexagone, en fréquentant plus communément l’univers du sport breton et en se focalisant surtout sur le Morbihan, la rédaction fait le choix forcément limitatif d’une information de proximité.
92Enfin, les pratiques privilégiées sur la moyenne durée, soit le tir et la gymnastique d’une part, les courses d’autre part, nous montrent un journal qui s’est engagé dans la sillage des pratiques reines des années 1870-1880, mais qui n’a pas fait son aggiornamento sportif par la suite. Et que le football semble être devenu, en 1913, la marotte des rédacteurs, vingt ans après leurs amours vélocipédiques, ne change rien à la pauvreté du Nouvelliste en matière d’information sportive et, plus encore, en termes de promotion du sport.
1887 | 1893 | 1903 | 1913 | |
Sur la surface rédactionnelle | 0,6 | 1,4 | 1,2 | 1,7 |
Tableau 3. – Volume (en %) d’information sportive dans Le Nouvelliste du Morbihan.
Notes de bas de page
1 Cf. Ph. Tétart, « Presse, sport et culture de masse », in Historiens et géographes, à paraître en 2015.
2 Cf. J.-L. Gay-Lescot, Le Développement du mouvement associatif et de l’éducation physique en Ille-et-Vilaine de 1870 à 1939, thèse, université de Rennes, 1985.
3 J.-Y. Guillain, « La presse sportive bretonne à la Belle Époque : promotion des sports ou valorisation identitaire ? », in Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), Les Voix du sport. La presse sportive régionale à la Belle Époque, Biarritz, Atlantica-Musée National du Sport, 2010, t. 2, p. 461-474. On verra également J. Salliot, « Le sport comme renforcement de l’identité régionale : La Semaine sportive bretonne ou l’exacerbation du sentiment d’appartenance (1900-1904) », in Attali M. (dir.), Sports et Médias du XIXe siècle à nos jours, Biarritz, Atlantica, 2010, p. 163-173.
4 P. Goetschel, E. Loyer, Histoire culturelle de la France de la Belle Époque, Paris, A. Colin, 2005, p. 4.
5 J.-N. Renaud, “The Modernisation of Sociability in Sport : The Jura Department seen Through the Eyes of the Local Press During the Second Half of the Nineteenth Century”, International Journal of the History of Sport, no 29, vol. 13, 2012, p. 1842-1865.
6 Ph. Tétart, « Spectacle sportif, médias et représentations sociales », in T. Froissart, T. Terret (dir.), Le Sport, l’historien, l’histoire, Reims, Épure, 2013, p. 149-192.
7 Source : P. Albert, Documents pour l’histoire de la presse de province dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, CNRS, 1976, p. 170-171.
8 Sur l’histoire du journal et sur les tirages, nous sommes redevables à G. Van Meeuwen, L’Aventure du Nouvelliste du Morbihan. Du journal à l’écran, mémoire de maîtrise, Lorient, université de Bretagne Sud, 2001.
9 4 janvier 1900.
10 La Croix, 27 août 1898.
11 3 janvier 1904.
12 P. Bluysen, Annuaire de la presse française et étrangère, Paris, 1909, p. 565.
13 G. Van Meeuwen, op. cit., 2001, p. 82.
14 Ibid.
15 Cf. J. Cornette, Histoire de la Bretagne et des Bretons, Des Lumières au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2005, p. 386.
16 Cf. N. Richard, Y. Pallier, Cent ans de tourisme en Bretagne, 1840-1940, Rennes, Éd. Apogée, 1996, p. 143 sq.
17 Nous suivons ici notamment D. Ferré, J.-P. Le Bihan, Les Jeux traditionnels de Bretagne. Un passé, un présent, un enjeu d’avenir, Dinan, Terre de Brume, 2002.
18 3 mars 1887.
19 30 mai 1889.
20 Chiffres empruntés à A. Poyer, Les Premiers temps des véloce-clubs. Apparition et diffusion du cyclisme associatif entre 1867 et 1914, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 315 et 321.
21 21 décembre 1890.
22 J. Seray, Pierre Giffard précurseur du journalisme moderne. Du Paris-Brest à l’affaire Dreyfus, Toulouse, Le Pas de l’Oiseau, 2008, p. 133-134.
23 Voir l’édition du 25 janvier 1891.
24 Archives Municipales de Lorient, registres municipaux (1890-1892, 1D34).
25 Th. Piketty, Les Hauts revenus en France au XXe siècle : inégalités et redistribution, 1901-1998, Paris, Grasset, 2001.
26 Ph. Gaboriau, « Le vélo, la lenteur du riche, la vitesse du pauvre », in Sport et Société, Saint-Étienne, CRIEC, 1982, p. 153-161.
27 10 avril 1892.
28 18 mai 1893.
29 A. Poyer, op. cit., 2003, p. 103.
30 3 avril 1892.
31 Les chiffres auxquels nous nous référons renvoient à la surface informative strictement, le journal comprenant par ailleurs une pleine page de publicité et quelques encarts imprimés en page 3.
32 Cf. M. Lagrée, « La diffusion du football en Bretagne », Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne. SHAB, vol. 71, 1994, p. 207-222.
33 Le journal ne renseignant pas sur sa nature : lutte au sens orthodoxe ou lutte « bretonne » en plein renouveau. A. Épron, Histoire du gouren (XIXe-XXIe siècles) : l’invention de la lutte bretonne, thèse Université Rennes 2, 2008.
34 Source : A. Poyer, op. cit., 2003, p. 316-317 et 321 pour les chiffres et les éléments ci-dessus et ci-après.
35 Le comptage de 1894 est fondé sur l’analyse de La Presse, Le Siècle, Le Temps, Le Petit Journal, Le Figaro, L’Univers, le XIXe siècle, Le Gaulois, Le Petit Parisien, Le Matin, L’Intransigeant, La Croix, L’Écho de Paris. Les chiffres relatifs à la presse nationale donnés ci-après et jusqu’à l’année 1913 sont fondés sur ce même comptage, en y ajoutant L’Action Française, L’Humanité et L’Aurore.
36 5 avril 1894.
37 Voir par exemple le cas de Laval dans Ph. Tétart, S. Villaret, « Presse et sport en Mayenne : le cas de Laval-Sports (1899-1901) », in Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), op. cit., 2010, t. 2, p. 435-460.
38 Cf. D. Jallat, S. Stumpp (dir.), Identités sportives et revendications régionales, Grenoble, Pug, 2013 ; Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), op. cit., 2010, au fil des contributions.
39 Cf. J.-Y. Guillain, op. cit., 2010, p. 472-474.
40 21 juillet 1898.
41 Nous renvoyons à M. Martin, La Presse régionale. Des affiches aux grands quotidiens, Paris, Fayard, 2002.
42 Cf. J. Salliot, op. cit., 2010, p. 272-273.
43 C. Bertho-Lavenir, La Roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999. On pense dans une perspective sportive aux pages de Georges Vigarello sur les représentations et la symbolique du Tour de France apprécié comme un lieu de mémoire et d’intégration du sentiment national (« Le Tour de France », in P. Nora, Les Lieux de Mémoire, vol. 2, Gallimard, 1997).
44 9 mai 1895.
45 21 mai 1896.
46 15 avril 1897.
47 20 juillet et 10 août 1899.
48 6 octobre 1901.
49 17 et 24 août 1899.
50 23 mai 1897.
51 12 juin 1898.
52 Il prend pour exemple de vélodrome d’Auray, selon lui mal conçu. 27 mai 1897.
53 10 janvier 1899.
54 13 mai 1900.
55 3 mai 1900.
56 22 juin 1899.
57 Le Sport Universel Illustré, 17 août 1902, p. 447.
58 Nous nous appuyons sur J.-L. Gay-Lescot, op. cit., 1985 ; G. Cadiou, La Grande histoire de l’athlétisme en Bretagne, Brest, Éd. du Télégramme, 1996 ; G. Cadiou, La Grande histoire du football en Bretagne, Lonrai, Liv’ Éditions, 1998 ; et pour le cas rennais : Cl. Loire, Le Stade Rennais. Fleuron du football breton, Rennes, Apogée, 1994.
59 1er juillet 1913.
60 9 décembre 1913.
61 24 mai 1913.
62 Cf. Ph. Tétart, « Tableau de la presse sportive de province (1845-1914) », in Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), op. cit., 2010, t. 1, p. 23-97.
63 Par exemple La Mouette (Brest, 1900-1902), Bretagne Artiste (1906-1907), La Silhouette (Nantes, 1901-1914), Rennes-Théâtre (1904-1914), La Vie rennaise (1909-1912).
64 J. Salliot, « Bretagne », in Attali M., Saint-Martin J. (dir.), Dictionnaire culturel du sport, Paris, A. Colin, 2010, p. 270.
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