La Dépêche de Toulouse et le sport (1870-1913). La progressive sportivisation d’un journal politique
p. 125-141
Texte intégral
1En 1958, Charles Ledré notait la manière dont le Midi de la France avait été le siège entre 1870 et 1914 d’un « développement intense » de grands journaux qui, éloignement géographique de la capitale aidant, rivalisent alors « sur tous les terrains » avec les organes parisiens1. Même si Charles Ledré ne parle pas directement de La Dépêche de Toulouse, cette dernière est alors un archétype de publication régionale capable, en effet, de concurrencer les grands journaux nationaux2. C’est ce que montre le principal biographe de La Dépêche, Félix Torres, dans un ouvrage magistral paru en 2002. Il y retrace l’histoire du quotidien jusqu’en 2000 en suivant une perspective replaçant sa trajectoire dans le contexte du républicanisme naissant et de l’évolution politique de la République. Il y dévoile la centralité du politique dans la vision éditoriale d’une longue histoire3. Peut-être un peu plus complet quant à l’étude de son contenu au quotidien, mais privilégiant aussi, pour un organe de cette nature, l’idéologie politique et la politique nationale et régionale, les deux tomes d’Henri Lerner parus en 1978 constituent une seconde source d’une incontestable valeur4.
2Ces lectures montrent, dans le cadre du dynamisme éditorial de la région toulousaine, que La Dépêche est à la fois un grand journal provincial et national, ayant fortement marqué sa région et la France de la IIIe République. Mais elles ne font pas grand cas de sa contribution au journalisme de sport et à l’évolution du fait sportif. Or l’analyse détaillée de sa couverture des sports en tous genres entre 1870 et la Grande Guerre laisse bien paraître une face plus ludique de ce pilier du républicanisme ; et cela même si les sports peinent à se frayer un chemin en son sein. En effet, quoique populaire, La Dépêche reste avant tout un très sérieux journal d’information, d’idées et d’opinion. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’en dresser un rapide portrait politique et éditorial en voyant notamment, avant de mener notre propre investigation, comment ses biographes parlent de son acclimatation, assez lente, au nouveau fait de société que constitue le sport.
La tardive venue du sport dans un journal avant tout politique
3La lecture des ouvrages de Fernand Torres et Henri Lerner permet de retracer l’histoire de La Dépêche et de noter l’entrée du sport à son l’agenda. Elle invite entre autres de poser un constat que nous serons amener à corriger.
4Quoiqu’il en soit, l’histoire de ce journal s’est d’abord fait sous le versant politique et le sport en a largement été écarté, au point que les deux auteurs finissent par dessiner un portrait non pas inexact, mais incomplet et pour partie trompeur.
Un journal populaire et politique
5La naissance de La Dépêche est marquée par la conjoncture politique nationale et surtout parisienne. Dans le contexte de la guerre et de la Commune de Paris, le quotidien voit le jour à Toulouse en octobre 1870. Petite feuille de quatre pages vendue un sou, elle a vocation à donner les nouvelles du conflit et à reproduire les communiqués du gouvernement. C’est une publication « sans prétentions et sans ambitions, née de la guerre et pour la guerre5 », dont la genèse est liée au désir des ouvriers de l’imprimerie Sirven, en difficulté, de faire tourner leur entreprise tout en informant le public toulousain du déroulement de la guerre.
6Dans le paysage de la presse régionale et toulousaine, La Dépêche ne manque pas, à l’origine, de détonner par la simplicité, par l’austérité de sa confection, tant matérielle qu’informative. Mais malgré sa présentation « indigente, pauvre et misérable6 » et le dédain d’un rapport de police en 1873 qui la qualifie de « petit journal, œuvre de jeunes gens sans conséquence, mal fait et de peu d’importance7 », elle a l’insigne avantage de coûter 5 centimes lorsque les feuilles rivales, telle L’Émancipation (fondée en 1868 en opposition au Second Empire, donc « de gauche » comme La Dépêche) sont vendues entre 10 et 15 centimes. Actrice du mouvement de la presse à un sou qui caractérise une partie de la presse quotidienne des années 1860 et 1870, La Dépêche réussit donc à capter d’emblée une partie du lectorat populaire toulousain ; à tel point que dès 1873-1874, ses 7 000 exemplaires quotidiens lui permettent de dominer la concurrence toulousaine – Le Messager de Toulouse, Le Journal de Toulouse et Le Progrès libéral tirant alors 2 800 à 3 000 exemplaires chacun8.
7Entretemps, le journal a connu ses premières mutations de forme. Initialement tiré sur quatre pages et trois colonnes, il passe à quatre colonnes sur quatre pages et un format de 44 x 35 cm en mars 1871. Il fait alors figure de journal d’informations, manquant encore d’éléments doctrinaux structurés, mais prônant une foi républicaine résolue mariant haine du bonapartisme et culte de la Révolution, montrant aussi un patriotisme enthousiaste à deux niveaux : national et régional.
8Huit ans plus tard, la famille Sirven cède La Dépêche au groupe de presse parisien Le Pelletier. Désormais, la rédaction se partage entre Paris et Toulouse. Au plan politique, son républicanisme, plus résolu, structuré, se gauchise. Comme le souligne Félix Torres, tant à cause de sa double domiciliation qu’à cause de ses orientations politiques, La Dépêche devient alors, sans conteste, « un quotidien » de poids « à la fois national et régional9 ».
9En 1881, le journal est racheté par un trio de républicains ariégeois : Rémy Couzinet, Alcide Gout et Rémy Sans. Sous leur impulsion – politiquement radicale et commercialement dynamique –, ses ventes explosent (21 000 exemplaires/jour10). Cette situation est notamment favorisée par la multiplication des éditions départementales voulues par ces militants pour mieux faire rayonner leur message laïque et social11.
10En 1882, l’arrivée à la direction du journaliste et homme politique Arthur Huc confirme un radicalisme dur et doctrinaire. Au reflet des passions d’Arthur Huc lui-même, le journal commence aussi à s’ouvrir aux questions artistiques et littéraires. Entre les années 1880 et 1910, la couverture de la vie culturelle augmente donc progressivement. Elle culminera avec la réforme de 1910 à partir de laquelle « la partie littéraire du journal » gagne « en dignité par rapport à la partie politique12 ».
11Au milieu des années 1880, dans un contexte où les vives tensions politiques, la toute fraîche liberté de la presse et l’alphabétisation croissante favorisent la croissance des lectorats, La Dépêche voit son public s’étoffer encore. En 1885, elle domine plus largement encore le paysage de la presse toulousaine. Avec 28 000 exemplaires, elle laisse loin derrière elle Le Progrès Libéral (5 000 exemplaires), Le Petit Républicain (7 000), Le Réveil Méridional (5 000) ou La Souveraineté du peuple (4 000), etc.13.
12Au cours des années 1880 et 1890, La Dépêche change plusieurs fois de format, de présentation et de surface, au gré d’innovations commerciales, technologiques et rédactionnelles introduites par ses nouveaux propriétaires. Ainsi, entre 1881 et décembre 1886 elle est imprimée sur quatre pages de 43 x 35 cm et quatre colonnes. Puis, en janvier 1887 elle passe à 52 x 37 cm sur cinq colonnes. Cette augmentation de surface permet notamment le lancement d’une « Chronique de Toulouse » dans laquelle sont traitées les questions théâtrales et littéraires.
13Selon Henri Lerner et Fernand Torres, le sport ne tire pas immédiatement bénéfice de ces mutations. Il tarde à faire son apparition, même lorsque, à partir d’avril 1892, La Dépêche passe à six colonnes, toujours sur quatre pages, mais désormais dans un format 61 x 48 cm qui accroit encore sa densité informative.
14En mars 1902, La Dépêche procède à une réduction de son format à 54 x 38 cm compensée par une augmentation du nombre de ses pages (six sur cinq colonnes). Pour la première fois, l’édition dominicale se distingue : elle comprend dorénavant huit pages. Un éditorial de mars 1902 mentionne explicitement les sports, mais sous un angle spécifique :
« Tous ceux qui s’intéressent aux sports, et en particulier les éleveurs, si nombreux dans notre Sud-ouest, seront tenus au courant des dernières manifestations sportives14. »
15Mais la lecture du quotidien dans le mois suivant cette déclaration d’intention ne révèle aucune transformation notable et, notamment, pas d’attention singulière pour la vie turfiste et hippique. Le journal, qui figure maintenant parmi les poids lourds de la presse quotidienne régionale avec 110 à 120 000 exemplaires tirés chaque jour, devance de très loin ses concurrents les plus proches15, mais n’a pas, à en lire Fernand Torres et Henri Lerner, fait sa mue sportive.
16À partir de janvier 1905, le numéro du lundi s’étend à son tour à huit pages. Cette fois, la réforme profite au sport : informations et commentaires sur les exploits sportifs du week-end ne manquent plus. Selon Henri Lerner, 1905 marque un tournant dans la politique de La Dépêche : jusque là elle a ignoré l’importance grandissante du sport comme fait social, alors même que la réforme de 1902 avait tenté d’introduire de nouvelles rubriques pour diversifier le contenu du journal, y compris en proposant une rubrique « Sports » (dont on verra l’effet assez limité dans notre dépouillement de l’année 1903). Henri Lerner fait alors ce constat : « La Dépêche semble avoir pris du retard en matière sportive » ; c’est « seulement à la fin de l’année 1904 qu’elle [s’avise] assez brusquement de l’intérêt que son public [porte] aux questions de sport dont elle ne paraissait guère s’être souciée jusque-là, alors qu’elle lui accordait parcimonieusement une maigre demi-colonne par jour16 ».
Le tournant de 1910-1912
17En 1909, Arthur Huc et Maurice Sarraut deviennent propriétaires de La Dépêche. Henri Lerner suggère que ce rachat clôt une période au cours de laquelle le journal a semblé stagner sous la conduite de l’équipe précédente, dans un contexte où le manque de concurrence dans le système de presse toulousain a contribué à créer une certaine inertie. Ce tournant détermine de nouvelles modifications de format : en avril 1910, c’est le retour au grand format (61 x 43 cm), sur six pages de six colonnes, avec le dimanche, une septième colonne proposée par le biais d’un rabat supplémentaire. Pour Henri Lerner, il s’agit d’une réforme réussie, à la différence de celle de 1902, qu’il caractérise comme « une sorte de retour en arrière » et comme « un subterfuge » qui, quoique ambitionnant d’enrichir le contenu du quotidien par de nouvelles rubriques (« Bourses et marchés », « Mode », « Courses » et... « Sports »), n’aboutit en réalité qu’à un meilleur lissage de son contenu17.
18Après la vraie-fausse réforme de 1902, celle de 1910 offre une plus grande visibilité au sport. Mais c’est en 1912 qu’il s’impose avec l’introduction, en octobre, d’une double page sportive publiée tous les lundis. La Dépêche est alors spécialement portée à huit pages. Par cette innovation éditoriale, l’immédiat avant-guerre montre clairement une nouvelle donne en matière de médiatisation des sports.
191910 marque donc un tournant. La Dépêche est « rajeunie » et « transformée ». Elle commence à épouser son siècle en entier. En ressort un rééquilibrage entre sa partie politique et ses pages littéraire, sociale et culturelle. L’inclusion de nouvelles thématiques justifie, par exemple, l’introduction (un classique d’époque) d’une rubrique agricole mettant l’accent sur les liens entre agriculture et sciences. Henri Lerner note aussi la généreuse place accordée à l’aviation et au sport automobile à partir de 1905, et plus encore à partir de 1910, se fondant sur cette innovation pour suggérer que les nouveaux moyens techniques de l’impression et l’élargissement de la diffusion des journaux inaugurent « un début de dépolitisation18 ».
20La couverture des sports est donc, à la charnière des années 1900-1910, à la fois l’indice d’une certaine dépolitisation de La Dépêche et de sa « modernisation », nonobstant une « remarquable stabilité » dans sa structure entre 1910 et 1913, ce qui permet de souligner que son équipe dirigeante fait montre, tout autant, d’un « désir d’adaptation au changement » et « d’une volonté de résistance et de fidélité aux formes du passé19 ».
21En tout cas, à la veille de la Grande Guerre, les lecteurs ont en main un journal qui a fini par vivre une mue sportive caractérisée. On saurait d’autant moins la négliger que le quotidien tire à près de 200 000 au début des années 1910 puis, en 1914, à 300 000 (pour 27 éditions locales), se hissant ainsi au cinquième rang des quotidiens nationaux et régionaux20.
22En comparaison de cette première esquisse et la confrontant aux sondages systématiques effectués dans La Dépêche des années 1870 à la veille de la Grande Guerre, nous tenterons ci-après d’affiner la périodisation de l’histoire du journalisme sportif. En effet, le tropisme politique dans la démarche des monographes de La Dépêche – qui s’inscrit plus généralement dans la matrice politique de l’historiographie de la presse – les a incité à omettre une présence du sport qui précède de très loin la fin de la Belle Époque. Mais nous les rejoindrons pour conclure que la sportivisation de La Dépêche se joue surtout à partir des années 1900.
Premiers pas du reportage sportif (1871-1893)
23Le sport ne trouverait donc pleinement sa place au sein de La Dépêche que dans l’avant Grande Guerre. Certes, la rédaction attend 1912 pour offrir jusqu’à deux pleines pages aux sports. Mais la généalogie de cette valorisation journalistique plonge ses racines bien avant cette date et pondère l’analyse établie à partir des monographies.
24Dès les années 1870 en effet, le sport est présent dans les colonnes de La Dépêche sous forme, le plus souvent, de couvertures de manifestations et d’activités sportives rapportées dans les faits divers et les nouvelles variées. Ceci étant, le sentiment qui se dégage à la lecture est celui d’une gestion très incertaine du fait sportif. Ce schéma vaut toujours dix ans plus tard. Il faut attendre 1893 pour repérer une surface sportive notable, favorisée par la venue d’une petite rubrique « Sports » qu’Henri Lerner et Fernand Torres passent sous silence. Cette dernière en est certes à ses balbutiements. Elle permet toutefois de nuancer le portrait précédent. Reste que, par rapport au développement du spectacle sportif en France à partir de la fin des années 1880, la période 1871-1893 tient de la friche en matière d’information et de journalisme sportif.
1871-1873 ou le temps des petites annonces
25Si l’on recherche à tout prix la toute première mention d’une activité ayant peu ou prou un lien avec le sport, on la trouve en février 1871. Dans le contexte que l’on sait, cinq mois après le lancement du journal, la rédaction consacre une colonne aux activités des aérostatiers des Postes lors du siège de Paris21. Mais nous sommes là très loin, bien entendu, de quelque logique sportive, y compris dans le propos de La Dépêche.
26En fait, durant les premiers mois de publication, les activités physiques et corporelles n’apparaissent qu’au gré d’une série de réclames. Entre octobre et décembre 1871, La Dépêche imprime en dernière page des encarts achetés par le Gymnase Léotard. Aucune dimension rédactionnelle ici. Il s’agit uniquement d’un cycle de promotion pour un établissement des plus modernes pour l’époque. On en voudra pour preuve la richesse de ces publicités valorisant les leçons de gymnastique hygiénique et orthopédique dispensées au 66 boulevard du 22 Septembre à Toulouse, mais aussi les installations dédiées à la danse, à la boxe et au chausson, à l’escrime, au jeu de paume, aux exercices de fusil, sans oublier un carrousel vélocipédique et l’offre de location, à l’heure ou à la journée, de vélocipèdes – « le tout disponible pour les deux sexes ».
27Ne nous étonnons pas de ce silence informatif. Sous la pression des événements politiques et militaires, la direction du journal a choisi, jusqu’à l’été 1871, de supprimer les « chroniques quotidiennes des départements, les renseignements financiers et commerciaux22 » que lui transmettent ses correspondants. Ce n’est donc qu’au prétexte publicitaire que le sport apparaît pour la première fois dans les colonnes de La Dépêche.
28En 1873, la donne n’a guère changé. Un très court écho vélocipédique, en juin, constitue la première et l’unique mention sportive de type informative. Elle est des plus sommaires et suit les voies, pour reprendre le mot de Raymond Queneau, d’une « factidiversialité23 » mariant information et sens du commerce. La recension en 80 mots très exactement du voyage à vélocipède de Léon Cros, étudiant en droit, entre Toulouse et Béziers, donne lieu à une description succincte des étapes parcourues, des horaires tenus et, surtout, au rappel de la présence auprès du brave athlète de « Monsieur Marty, directeur du Gymnase Léotard24 ». De l’information à la publicité il n’y a qu’un pas... Toutes les autres mentions sportives de l’année sont publicitaires. Chaque mois, La Dépêche imprime en moyenne près d’une colonne de réclames ayant trait aux activités physiques. L’information en tant que telle représente pour l’année un dixième de colonne, la publicité une dizaine de colonnes. En 1873, c’est donc dans les pages de petites annonces et de publicité que le sport transparait. Au printemps, on y apprend l’ouverture d’une école de natation et on constate la permanence de la promotion des activités commerciales de Mr Marty. En octobre, on apprend la réouverture du Gymnase Blandinières – on y dispense des soins hygiéniques, orthopédiques et on peut y pratiquer l’escrime, la boxe, la savate, la danse et le tir. En novembre enfin, une fabrique de billard sise à Villeneuve achète un encart et nous laisse à penser qu’il existe un public d’amateurs et d’acheteurs.
29Au seuil des années 1870, La Dépêche n’a donc aucunement reproduit, ne serait-ce que très timidement, le pli pris par certaines rédactions parisiennes (Le Gaulois, Le Figaro) qui promeuvent déjà, de façon régulière, l’information hippique et, parfois, sportive.
1883 : un réveil insensible
30En 1883, même s’il se joue encore sur de tout petits volumes, le changement est notable : la place accordée aux sports représente 0,25 % de la surface totale de La Dépêche et 0,3 % si l’on considère la seule surface informative. Les activités envisagées sont peu nombreuses. Elles dévoilent cependant une hiérarchie informative : en tête et pour des volumes équivalents viennent les sports nautiques et la lutte, suivis par les courses et les activités hippiques, le billard, la tauromachie. Avec des mentions souvent uniques et qui n’excèdent pas, au total, un cinquième de colonne sur l’année, La Dépêche publie aussi des notules sur l’aérostation, la chasse, l’alpinisme, le cyclisme et la gymnastique.
31Les brèves sont disséminées dans le journal. Mais il est possible de discerner une mutation dans la teneur et la réitération d’un propos donnant à voir la transformation du sport en moteur de sociabilités et en matière première pour la presse. Outre les simples évocations des fêtes aérostatiques, des inventions liées au cycle, etc., plusieurs brèves tendent, à partir du printemps, à mettre la société sportive toulousaine en scène. Ainsi, entre avril et juillet, la « Chronique locale » rapporte les courses de printemps, les activités de la Société des Régates toulousaines, celles du Club Alpin section de Toulouse ; elle mentionne diverses courses de taureaux et l’ouverture de la chasse.
32Après une courte pause automnale, la « Chronique locale » reprend le fil de ces mentions, relevant notamment des événements ayant trait à la gymnastique, à la vélocipédie, aux sports hippiques, au billard. Le sport apparaît donc de façon nette et répétée dans le cadre de cette rubrique proprement toulousaine.
33On ne saurait toutefois parler de révolution éditoriale. Au demeurant, un autre indice permet de penser que la rédaction n’agit pas au hasard. On en voudra pour preuve que, le 26 décembre 1883, en pages deux et trois, on découvre un article couvrant trois quarts de colonne – un volume très important comparé aux usages en vigueur – qui dans son ton et son contenu préfigure les articles d’opinion et de commentaire des pages sportives qui verront le jour dans les années 1900. Grâce à ses correspondants parisiens, La Dépêche couvre « l’Enterrement d’un lutteur » et donne à voir une société dont la sportivisation passe notamment par les voies – ou les représentations – de la culture foraine.
« Les voyageurs auront beau faire et beau dire : c’est encore à Paris que les chercheurs de pittoresque auront toujours les plus vives surprises. C’est ainsi qu’une réunion étrange avait lieu, hier, aux environs de midi, au cimetière de Belleville. L’amateur de curiosités foraines aurait reconnu, réuni autour d’une tombe, tout ce que Paris compte de lutteurs : une assemblée de rudes gars !... On se rappelle le tragique accident arrivé il y a quelques jours à Aubervilliers : une lutte passionnée s’était engagée entre un d’entre eux, Nicolas Guittienne, et un lutteur nègre Abdhula Jeffery, arrivé depuis six semaines en France. »
34La place accordée à cet événement tient-elle à la date, c’est-à-dire le 26 décembre ? Et ainsi au désir de divertir les lecteurs en ces temps de fête en leur rapportant un événement inhabituel ? La rédaction n’a-t-elle pas plutôt compensé une actualité manquant de densité ? On ne saurait répondre. Au demeurant, on est tenté d’accréditer l’hypothèse d’un choix raisonné, lequel ne manque pas de valeur symbolique. D’une part, cette première mention significative se rapporte à l’instrumentalisation du fait divers, une des principales recettes du succès de la presse des années 1880-1910. D’autre part, elle met en scène un journal qui a des prétentions nationales : on ne rapporte pas ici un fait toulousain, méridional, mais un événement parisien. Pour le reste, le lignage accordé à cet événement étant parfaitement inaccoutumé (il représente près d’un quart de la totalité des informations sportives délivrées dans l’année), n’en tirons pas de conclusions hâtives. Souvenons-nous que le volume des informations se rapportant à l’ensemble activités sportives et physiques ne représente encore que 0,3 % des informations données par La Dépêche, soit quelques malheureuses colonnes à l’échelle de l’année.
1893, un premier « moment » sportif
35L’année 1893 peut être considérée comme le premier véritable moment sportif de La Dépêche. Certes, le pourcentage du sport sur l’ensemble de l’information livrée dans l’année ne passe que de 0,3 % en 1883 à 0,5 % en 1893. Mais il faut regarder ce que recouvre cette légère augmentation en tenant compte des transformations de format. En l’espèce, le volume brut d’information publié est trois fois plus important que dix ans auparavant : 14 colonnes en 1883 et près de 41 en 1893. Cette progression est assez notable pour qu’on puisse parler d’une attention accrue pour le sport. Plus : au-delà de la dimension quantitative, l’année 1893 voit apparaître pour la première fois une rubrique spécialisée, signe évident de la légitimation en cours de l’information sportive. Là encore, les historiens de La Dépêche ont occulté le sport – sans doute pris dans les raies du désintérêt historiographique pour l’histoire de l’information et du journalisme sportif.
36En termes de disciplines sportives traitées, la première place est accordée aux courses de chevaux et aux sports hippiques. Ils bénéficient d’une couverture deux fois plus importante que celle accordée aux informations relatant diverses manifestations cyclistes, ce en quoi on peut voir le témoignage d’une passion sportive bien ancrée et presque permanente. Le cyclisme est quant à lui et depuis 1891, grâce aux premières courses médiatiques que furent Bordeaux-Paris (mai 1891) et Paris-Brest-Paris (septembre 1891), en passe de devenir un véritable moteur du journalisme sportif. Derrière ces deux sports, La Dépêche se préoccupe surtout de chroniquer les régates et les sports nautiques, la tauromachie et la colombophilie.
37S’agissant du traitement de ces informations, on doit s’arrêter sur deux dimensions. D’une part, leur localisation. D’autre part, leur forme rédactionnelle.
38Sur le premier point, le sport est toujours intégré à la « Chronique Locale ». Mais il en est aussi et désormais question dans une modeste rubrique « Sports » relayant des nouvelles à la fois nationales et régionales. Au cours de l’année, cette rubrique devient peu à peu le lieu d’un journalisme sportif qui se cherche tout en s’installant progressivement dans un cadre éditorial consolidé. Sa venue rime avec une valorisation et un suivi jusqu’alors inédits de l’information sportive, laquelle est probablement stimulée et permise à la fois par l’abonnement de La Dépêche à un fil spécial lui délivrant « un plan grand nombre d’articles et de dépêches25 » ouvrant sur le national et l’international. L’exemple de la couverture du départ de la troisième édition de Bordeaux-Paris, en mai, symbolise cette situation. Le 28, l’épreuve fait l’objet d’une demie colonne donnée dans la rubrique « Sports ». Le lendemain, la rédaction lui accorde encore quelques lignes pour en donner les résultats. En reproduisant cette procédure, La Dépêche couvre une sélection d’événements sportifs régionaux, nationaux et internationaux de plus en plus nombreux.
39Sur le second point et sans ligne de partage entre les deux rubriques, la rédaction semble hésiter entre une approche privilégiant le sport comme faits divers plaisant et une perspective mettant plutôt l’accent sur la publication brute des résultats d’épreuves. Ainsi, les courses de chevaux et l’hippisme appellent surtout l’impression des classements des meetings de la veille, sans plus de commentaires. Quoique minimaliste, cet ensemble de résultats finit – nombre des courses aidant – par représenter une proportion importante de la surface totale dévolue aux sports. Le cyclisme en revanche donne lieu à un traitement rédactionnel plus abouti. De courts articles le valorisent de bien des façons. Les rédacteurs dépeignent ainsi tel ou tel accident en mettant en cause les chauffards ; ils rédigent des rapports détaillés du grand duel de 1 000 kilomètres sur piste qui oppose Charles Terront et Jean-Marie Corre à Paris ; ils relatent – sur un mode héroïsant – le voyage d’un lieutenant français d’infanterie entre Constantinople et la France ; ils rapportent une course insolite entre « coltineurs blancs et porteurs dahoméens26 »... Cette inclinaison croissante à écrire sur le sport se manifeste de bien d’autres manières.
40En 1893, le sport ne couvre donc encore qu’une toute petite surface informative, mais trois éléments soulignent que La Dépêche vit le premier tournant sportif de son histoire : l’augmentation du lignage consacré à la question, la naissance d’une rubrique, enfin cette évolution du traitement de l’information et sa différenciation selon que les rédacteurs traitent des courses ou des sports dits « modernes ».
L’explosion tardive du journalisme sportif (1903-1913)
41On le notait plus haut, en mars 1902, La Dépêche réduit son format et passe de quatre à six pages sur cinq colonnes (au lieu de quatre). Pour la première fois, le numéro du dimanche propose huit pages. L’augmentation du lignage est donc importante. Si on observe la distribution de la surface rédactionnelle, cette augmentation profite d’abord et largement aux publicités. Elle permet aussi d’étoffer l’ensemble des rubriques et la naissance de nouvelles rubriques (« Bourse et Marchés », « Mode » par exemple). Enfin, pour ce qui nous intéresse, elle entraîne, le dimanche en particulier, une couverture beaucoup plus détaillée et volumineuse de l’actualité sportive. Cette affirmation du sport se traduit aussi par le devenir de la rubrique « Sports ». Dix ans auparavant elle était de parution irrégulière. En 1903, elle flirte avec un régime de pleine quotidienneté et elle est régulièrement complétée par les informations délivrées dans d’autres rubriques. Il s’agit là d’un cap important. Il a pour immédiate conséquence une franche croissance du volume d’informations sportives : elles représentent 2,8 % de la surface du journal contre 0,5 % dix ans plus tôt.
Le grand élan de 1903
42En 1903, le sport devient donc une veine informative à part entière, ce qui vient contredire l’idée, avancée par Henri Lerner, d’une mue sportive se jouant plutôt à partir de 1904-1905. Plusieurs indices en témoignent. Sur le plan quantitatif, les informations sportives représentent une surface cinq fois supérieure à celle de 1893. Cet essor est encore plus frappant lorsqu’on considère, de nouveau, le colonage brut : La Dépêche consacrait environ 100 colonnes par an aux sports en 1893 ; en 1903 plus de 700 colonnes en rendent compte.
43L’ordre des préoccupations sportives des rédacteurs a également évolué. Certes, la primauté des courses et des activités hippiques reste de mise. Mais en ce tournant du XXe siècle, la passion automobile vient concurrencer le vieux centrage turfiste et hippique : elle constitue la deuxième veine informative sportive. Le cyclisme, pour sa part, est relégué à la troisième place des activités couvertes – même si le Tour, pour son édition inaugurale, passe par Toulouse. Autre poussée notable et locale à la fois : le rugby. Passons sur le localisme qui se comprend fort bien et insistons sur la forme : le rugby, après le cyclisme des années 1890, est le second sport à justifier une couverture dépassant le principe des brèves.
44À ce tableau sommaire il faut ajouter la croissance notable de la surface consacrée aux autres pratiques, de l’athlétisme à la pelote, de la boxe au tir, du yachting au football-association... Ici, c’est moins la diversification de la gamme des sports couverts qui est marquante que la place qu’on leur consacre. En effet, en 1893 la rédaction envisageait déjà la plupart de ces pratiques, mais en les inventoriant de façon sommaire, au gré d’une fraction de colonne, d’une ligne perdue. En 1903, la donne a foncièrement changé : la vingtaine de sports présents au sommaire de La Dépêche bénéficie d’une couverture, pas de simples évocations.
45Un autre point, extrêmement significatif, concerne la gestion de la une. En 1893, aucun événement ne revêtait aux yeux de la rédaction une importance telle qu’elle méritait d’y figurer. Ce n’est plus le cas en 1903. Au printemps, la course automobile meurtrière Paris-Bordeaux-Madrid constitue un premier passeport pour la une. Trois jours durant, une série d’articles mariant célébration de la vitesse, du progrès, du sport, puis relation des accidents, des obsèques et des débats engagés à l’Assemblée Nationale, se déploie en première page et déborde largement en page 2 en lieu et place des colonnes habituellement dévolues à l’actualité politique. La portée de l’événement est telle que les commentateurs en vue du journal prennent la plume, à l’image de Gustave Geffroy traitant du drame dans sa « Causerie », d’Edmond Haraucourt parlant de « Course au vertige » et d’Octave Uzanne s’interrogeant sur la « Beauté des sports27 ».
46Autre élément essentiel à considérer : la localisation de l’information. Nous soulignions plus haut la quasi quotidienneté de la rubrique spécialisée. Notons qu’en dehors d’elle, La Dépêche distille toujours d’autres informations locales, régionales, nationales et internationales dans les rubriques « Au jour le jour » et « Nouvelles diverses ». Disons également la publication, à six reprises, d’une rubrique « Le Sport et l’Élevage », habitée par quelques prétentions scientifiques, signée par Ormonde28 – pseudonyme reprenant le nom d’un célèbre étalon anglais de l’époque. La rubrique « Course » (1902) a pour sa part disparu, l’actualité hippique rentrant pour l’essentiel dans le giron de la rubrique sportive. Enfin, la tentation manifeste de diversifier les rubriques transparait aussi lorsque la rédaction, non contente d’imprimer « Sports », propose par ailleurs, comme en décembre, une seconde rubrique, « La Vie Sportive », dans laquelle est couvert le sixième Salon de l’Automobile et du Cycle de Paris29.
47Quant à la géographie de l’information, la teneur des trois rubriques dédiées montre un centrage avant tout provincial. En dehors des rituelles notifications des résultats de courses à Longchamps et quelques relations d’événements nationaux comme la course Paris-Madrid ou le Bol d’Or cycliste, la très grande majorité des reportages se concentre sur l’actualité toulousaine.
48Le tableau de 1903 dépare donc énormément de celui de 1893. Si permanence il y a, elle se joue sur un seul point : la distribution de l’information au cours de l’année. Cette dernière dévoile toujours des saisonnalités contrastées. En une époque où l’actualité sportive dépend encore étroitement de la tenue des manifestations elles-mêmes, l’été est le temps d’une plus grande densité informative. À la différence de journaux populaires comme Le Petit Journal dirigé par Pierre Giffard30 qui dès avant 1891 et les courses Bordeaux-Paris (organisé par Le Véloce-Sport) et Paris-Brest-Paris (créée par Le Petit Journal), ont adopté une démarche consistant à inventer des compétitions pour nourrir le reportage avant, pendant et longtemps après les épreuves, La Dépêche est tributaire du déroulement des courses et autres manifestations. Le patronage des épreuves sportives ou d’événements sportifs au sens large ne semble pas avoir intéressé ses rédacteurs et propriétaires, de telle sorte qu’en 1903, la majorité des informations tributaires du calendrier sportif, paraît entre mars et août, avec une relance en octobre et une saison morte entre novembre et février.
1913 : une ligne sportive résolue
49À la fin de la période qui nous intéresse, l’année 1913 illustre la pleine conquête de La Dépêche par le sport. Une lecture impressionniste de son contenu permet d’emblée de constater la plus grande présence du sport dans presque tous ses secteurs. Certes, comme auparavant et dans une lecture plus fine, il n’est jamais considéré comme ayant une valeur sociale, culturelle, politique assez conséquente pour justifier une valorisation autre que ponctuelle en une. Comme le souligne Thomas Bouchet, dans La Dépêche comme dans bien d’autres titres, la présence en une, voire les surenchères en une sont avant tout liées à la vie politique31. Mais si on s’immerge en pages intérieures, la densité de l’information est devenue frappante : elle occupe près de 7 % de la surface dédiée à l’information. Pour mieux prendre la mesure de ce décollage, le colonage est une nouvelle fois parlant : en volume brut, le nombre de colonnes dédiées au sport a été multiplié par plus de trois entre 1903 et 1913 et par plus de 20 entre 1893 et 1913. L’analyse des contenus de 1913 révèle enfin une nouveauté confortant l’idée d’une pleine légitimation de l’information sportive : son flux est devenu régulier et il est lissé sur l’année, avec sensiblement la même surface chaque mois. On entre là dans un plein régime de quotidienneté, soutenu par un volontarisme sportif désormais manifeste.
501913 marque en effet un nouveau cap éditorial. Dès janvier, la classique rubrique « Sports » est prolongée, dans l’édition dominicale, parfois dans celle du samedi, par « La Vie Sportive ». Ce doublon renforce la bipartition informative déjà en germes en 1903. En une succession de brèves, la rubrique « Sports » énumère des annonces et des résultats ayant le plus souvent trait à des manifestations locales et régionales. « La Vie Sportive », véritable espace rédactionnel, propose quant à elle des articles mariant relation et commentaire de l’événement, avec une tendance nette à parler des sociabilités et de l’associationnisme de Toulouse et de ses alentours. Cette inflation et cette partition rédactionnelles sont renforcées par l’attention portée aux résultats et aux commentaires sportifs du lundi. Au lendemain du week-end, la rédaction n’hésite plus à consacrer l’ensemble de la cinquième page aux « Sports ». Il lui arrive de doubler cette surface. Elle y adjoint en outre, en page quatre, une nouvelle rubrique : « Le Sport en région. » Au printemps, cette sportivisation devient plus nette encore : tous les lundis, le quotidien comprend a minima une pleine page d’informations chapeautées par un titre en capitales barrant les colonnes – « Les sports ».
51Au fil de l’année, la politique éditoriale aboutit donc à une organisation tripartite. Au lundi, lendemain d’un week-end de plus en plus sportif, incombe la part la plus importante. La rubrique phare « Les sports » et ses une à deux pages d’information équivalent au format d’un supplément dans lequel il est avant tout question de sujets nationaux et internationaux. S’y ajoute la rubrique « Le Sport en région » dont le nom indique la destination. Enfin, le reste de la semaine offre aux lecteurs « Les Sports » et « La Vie Sportive ». Elles couvrent ensemble une colonne en moyenne les jours ouvrés, un peu plus le dimanche, et sont pour l’essentiel consacrées à l’actualité toulousaine.
52Sur le plan thématique, cette croissance et ce continuum informatif bénéficient toujours, en premier lieu, à l’actualité hippique. Mais sa primauté s’étiole. Les courses ne représentent plus que 26 % des informations sportives contre 43 % en 1893 et en 1903. Ce recul laisse place à un échantillonnage informatif encore élargi. Une trentaine d’activités sont désormais chroniquées et des glissements significatifs révèlent la mutation des préoccupations sportives de la rédaction. Ainsi la hiérarchie des sujets retenant son attention met en lumière, plus encore qu’en 1903, le fort pouvoir d’attraction des sports motorisés et/ou engageant des prouesses techniques, le culte de la vitesse et du progrès. Si on réunit en un même ensemble l’aéronautique, l’aérostation et l’automobilisme, ce secteur constitue le deuxième objet d’information. Dans le cas de l’automobilisme, il déborde largement le seul creuset sportif puisque la rédaction, en 1910, a lancé une rubrique dédiée aux accidents de la route32 ! Le rugby, ambassadeur du localisme sportif, constitue à lui seul 15 % des rubriques (4 % dix ans plus tôt). Le cyclisme perd de son aura. Sa couverture ne cesse de baisser : 24 % des informations en 1893, au temps du grand take off cycliste, 15 % en 1903 et 10 % en 1913. L’aéronautique et l’automobilisme sont les symboles de la modernité sportive. Le cyclisme semble avoir perdu cette fonction symbolique à mesure de la popularisation de la bicyclette, de la massification de son usage et de la banalisation de son spectacle.
53Loin derrière ce groupe de tête suivent la boxe et la tauromachie, puis une grande variété d’activités bénéficiant d’une maigre attention. Celles qui sont laissées pour compte ne permettent pas de conclure à un recul typé : elles relèvent aussi bien des pratiques plus ou moins distinctives (aviron, escrime) que des jeux traditionnels (quilles, boules, pelote) ou des exercices à vocation partiellement conscriptive (gymnastique, tir). En revanche, on voit apparaître des thématiques nouvelles témoignant du développement de nouvelles formes de pratiques, de sociabilité et, aussi, d’un nouveau régime d’événementialité sportive ; nous pensons ici au golf, aux sports d’hiver et à l’alpinisme, au tennis et à l’olympisme. Cette ouverture thématique engage aussi au débat. Ainsi La Dépêche ouvre-t-elle le dossier du sport féminin, du tourisme pyrénéen et, d’une façon plus large, du sport comme pratique de loisir.
Conclusion : sports et presse populaire et engagée
54Caractérisant La Dépêche de 1873, Félix Torres suggère qu’elle est alors l’exemple « d’une presse à la fois populaire et engagée33 ». Cet engagement aboutit d’emblée à l’inscription d’un sens du « sérieux34 » qui a pu y freiner la percée du sport. Dans la catégorisation des sujets dignes, à l’évidence, il faut attendre 1903 puis, plus nettement encore les années 1910 pour que La Dépêche anoblisse le sport. Cette légitimation assez tardive tient sans doute, aussi, à d’autres facteurs. Si on suit Henri Lerner, les rédactions cantonnent pendant longtemps La Dépêche aux horizons locaux. Son système d’éditions régionales lui assure une marge de supériorité sur la concurrence toulousaine (principalement Le Télégramme) et du Sud-Ouest. La rédaction semble s’en suffire35. Ajouté à ces facteurs, le désintérêt de La Dépêche pour le patronage d’épreuves sportives, un classique médiatique d’époque, aura également fortement contribué à retarder sa sportivisation.
55La fibre politique, le conservatisme éditorial de La Dépêche, et encore son souci d’une information de proximité, seraient donc les premiers freins à l’entrée du sport dans son chemin de fer. Mais, à partir de la réforme de 1910, dépolitisation et modernisation aidant, la donne change du tout au tout. Après bien des tâtonnements, La Dépêche devient pleinement sportif. Qui plus est, il commence à offrir à son lectorat l’information qu’il est susceptible d’apprécier. Le recul de la couverture des sports hippique en est un signe. On rejoint ici Henri Lerner soulignant que, des années durant, le journal livre à un lectorat avant tout populaire une information distinctive qui ne satisfait pas forcément ses aspirations.
56Méfions-nous cependant d’une lecture caricaturale situant le réveil sportif de La Dépêche après 1900. Après les hésitations des années 1870-1880, elle s’ouvre timidement aux sports dès les années 1890. En outre, si le tropisme hippique est présent durant toute la période étudiée, à partir des années 1890, l’éventail informatif embrasse de plus en plus de pratiques. Et du cyclisme à l’aéronautique, de cette dernière à l’automobilisme, avec la percée rugbystique et l’entrée en scène du football, mais aussi avec le recul des pratiques conscriptives, le journal des années 1900-1910, du local à l’international, rend bien compte de l’ordre et/ou de la hiérarchie des passions sportives de la Belle Époque. Avec près d’un dixième de sa surface dévolue au sport, ne doutons pas qu’il contribue alors à l’acculturation des 180 000 lecteurs qui lui sont encore fidèles en 1914.
1873 | 1883 | 1893 | 1903 | 1913 | |
Sur la surface totale | 0,1 | 0,2 | 0,5 | 2,4 | 5,5 |
Tableau 1. – Volume (en %) d’information sportive dans La Dépêche de Toulouse.

Tableau 2. – Hiérarchie des thématiques sportives dans La Dépêche de Toulouse (en %).
Notes de bas de page
1 Ch. Ledré, Histoire de la presse, Paris, Fayard, 1958, p. 331.
2 Pour un survol de la vie toulousaine à la Belle époque, presse et sports compris, voir : J. Arlet, Toulouse à la Belle Époque 1890-1910, Portet-sur-Garonne, Éditions Loubatières, 1996. Les journaux toulousains des années 1880 sont utilement répertoriés dans l’Histoire générale de la presse française, vol. III, 1871-1940, Paris, PUF, 1972, p. 399-400.
3 F. Torres, La Dépêche du Midi. Histoire d’un journal en République, 1870-2000, Paris, Hachette, 2002.
4 H. Lerner, La Dépêche : journal de la démocratie. Contribution à l’histoire du radicalisme en France sous la IIIe République, t. I et II, Toulouse, université de Toulouse-le-Mirail, 1978.
5 Ch. Lerner, op. cit., 1978, p. 53.
6 Ibid, p. 59.
7 Cité in, ibid, p. 61.
8 P. Albert, Documents pour l’histoire de la presse de province dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, CNRS, 1972, p. 73.
9 F. Torres, op. cit., 2002, p. 47.
10 P. Albert « L’Apogée de la presse française », in Cl. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou, Histoire générale de la presse française (de 1871 à 1940), Paris, PUF, 1973, t. 3, p. 399.
11 Alors que Thomas Ferenczi, ignore totalement La Dépêche (L’Invention du journalisme en France. Naissance de la presse moderne à la fin du XIXe siècle, Paris, Plon, 1996), Patrick Eveno commente utilement le conservatisme financier qui marque sa conduite jusqu’en 1909, quand le journal est acheté par le Prince de Wagram et que des investissments industriels sont autorisés (L’Argent de la presse française des années 1820 à nos jours, Paris, Éd. du CTHS, 2003, p. 42-43).
12 H. Lerner, op. cit., 1978, p. 189.
13 P. Albert, op. cit., 1972, p. 155-156.
14 « Notre transformation », 7 mars 1902.
15 Le plus gros tirage étant celui du Franc Parleur de Toulouse, 5 000 exemplaires en 1901. Cf. P. Albert, op. cit., 1972, p. 201 ; et P. Albert, op. cit., 1973, t. 3, p. 399.
16 H. Lerner, op. cit., 1978, p. 22.
17 Ibid, p. 216.
18 Ibid, p. 223.
19 Ibid, p. 224.
20 P. Albert, op. cit, 1973, t. 3, p. 399 ; V. Robert, « Périodiser. Paysages politiques, cohérences médiatiques », in D. Kalifa, Ph. Régnier, M.-E. Thérenty, A. Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Éd. Nouveau Monde, 2011, p. 245-246.
21 25 février 1871.
22 « À nos lecteurs », 21 juin 1871.
23 R. Queneau, Zazie dans le métro, Paris, Éd. Gallimard 1987, p. 36.
24 « En vélocipède ! », 26 juin 1873.
25 Nous suivons M. Martin, La Presse régionale. Des affiches aux grands quotidiens, Paris, Fayard, 2002, p. 150.
26 Sur ces différents points, voir les éditions des 22, 26 et 27 février, 29 mars, 25 mai, 28 mai 1893.
27 Voir les 28, 29 et 30 mai 1903.
28 Voir par exemple l’édition du 25 novembre 1903.
29 28 décembre 1903.
30 Pour un traitement récent et abordable sur la méthode Giffard : H. Dauncey, « Entre presse et spectacle sportif, l’itinéraire pionnier de Pierre Giffard », in Le Temps des Médias, no 9, 2007, p. 35-46.
31 T. Bouchet, « Presse et événement », in D. Kalifa, Ph. Régnier, M.-E. Thérenty, A. Vaillant (dir.), op. cit., 2011, p. 1353.
32 Cf. A.-Cl. Ambroise-Rendu, « Les faits divers », ibid., p. 985.
33 F. Torres, op. cit., 2002, p. 27.
34 H. Lerner, op. cit., 1978, p. 212.
35 Ibid, p. 216.
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