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La presse régionale et le sport

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Philippe Tétart

Le Petit Méridional et L’Éclair. Deux quotidiens montpelliérains face au sport (1883-1913)

Alex Poyer

Texte intégral

  • 1 M. Martin, La Presse régionale. Des affiches aux grands quotidiens, Paris, Fayard, 2002, p. 141.
  • 2 R. Andréani, La Presse quotidienne de Montpellier des origines à 1944, thèse, Toulouse 2, 1989.

1Si le premier quotidien héraultais, L’Estafette du Midi, rapidement devenue Le Messager du Midi, remonte à 1848, il faut attendre le tournant des années 1870-1880 pour que ce type de publication se structure durablement au sein du département. La chose intervient lorsque, selon l’expression de Marc Martin, les « centres de presse secondaires1 » entrent dans l’ère des journaux à un sou. En effet, en 1876 puis en 1881 sont successivement lancés deux quotidiens montpelliérains : Le Petit Méridional et L’Éclair. Ces deux feuilles, seules sur le marché à partir de 1893, règnent sur la préfecture héraultaise et au-delà jusqu’en 19442.

  • 3 Ibid, p. 787-795.
  • 4 P. Van Den Duegen, « Profession du journalisme et écriture au quotidien », in D. Kalifa, Ph. Régnie (...)
  • 5 M. Martin, op. cit., 2002, p. 172.
  • 6 P. Albert, « L’Apogée de la presse française », in Cl. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou (...)

2Cette dualité est fondée sur une différenciation politique. En 1881, les légitimistes montpelliérains créent en effet L’Éclair avec le soutien d’un groupe influent de monarchistes ayant déjà favorisé la création du Nouvelliste de Lyon. Ils entendent ainsi contrer Le Petit Méridional, fondé par Étienne Camoin et Antoine Sereno, dont le propagandisme vient en soutien au républicanisme radical et radical socialiste. Cette dualité est aussi fondée sur une différenciation journalistique et industrielle à la fois. L’Éclair a une vocation avant tout politique et localiste. Pour sa part, Le Petit Méridional se veut politique, généraliste et régional, ce que montre bien le lancement, dès 1882, de ses éditions locales. Il en compte une douzaine en 1890 avec un fort réseau de correspondants et encore 7 en 19003. Il est un des « pionniers4 » de l’information de proximité en France. Sous cet angle d’ailleurs, Le Petit Méridional est le seul des deux titres à s’inscrire dans un jeu de concurrence l’opposant de façon ouverte aux quotidiens marseillais et toulousains5 ; c’est pourquoi on peut le considérer comme « le grand organe radical du Languedoc méditerranéen6 ».

  • 7 Ph. Tétart, « Tableau de la presse sportive de province (1845-1914) », in Ph. Tétart, S. Villaret ( (...)

3Il nous a semblé intéressant d’exploiter cette dualité et, in fine, l’audience des deux titres, dans l’optique de l’étude de l’acculturation sportive, au sens large – c’est-à-dire incluant jeux traditionnels, pratiques conscriptives (gymnastique et tir surtout) et sport stricto sensu – de la population par la presse locale. La question est d’autant plus cruciale que Philippe Tétart, dans son travail sur la presse sportive régionale à la Belle Époque, ne retient pas Montpellier parmi les principales villes de diffusion. Il place l’Hérault au dernier rang des départements de l’arc méditerranéen, bien loin des Alpes-Maritimes, des Bouches-du-Rhône ou du Gard7. Est-ce à dire que Montpellier et son département connaissent une faible pénétration du fait sportif avant 1914 ? Ou serait-ce que les deux titres généralistes, ou au moins un des deux, pourvoient suffisamment aux besoins de diffusion de l’information sportive ?

  • 8 Les originaux des deux quotidiens ne sont plus consultables. Le Petit Méridional a été microfilmé : (...)

4Ce double questionnement traversera notre propos. Celui-ci, basé sur l’étude des journaux en 1883, 1893, 1903 et 19138, s’articule autour de trois axes. Après avoir essayé de mesurer à partir d’éléments statistiques l’évolution du dynamisme éditorial des pratiques corporelles dans les deux titres, nous adopterons une démarche qualitative en analysant le traitement de l’information avant, enfin, de tenter de restituer les caractéristiques des activités physiques locales qui transparaissent à la lecture des deux quotidiens.

La dynamique chiffrée de l’information sportive

  • 9 F. Furet, « Histoire quantitative et construction du fait historique », Annales ESC, no 1, 1971, p. (...)

5L’étude du rayonnement médiatique des activités physiques ne peut bien sûr pas s’exonérer d’une approche quantitative, d’autant qu’avec les deux titres auxquels nous avons à faire les sources permettent de satisfaire aux exigences de ce type de démarche, c’est-à-dire selon François Furet de « constituer le fait historique en séries temporelles d’unités homogènes et comparables et d’en mesurer l’évolution par intervalles de temps donnés9 ».

6Nous avons donc pu réaliser pour chaque journal quatre séries espacées de dix ans (1883, 1893, 1903 et 1913) composées chacune de douze semaines, les dernières de tous les mois des années considérées, donc sans tenir compte de la pression événementielle saisonnière de l’actualité sportive. Dans chacune de ces quatre séries ont été relevés, mesurés en centimètres et transformés en pourcentage de colonnes les divers articles traitant de notre objet d’étude afin de pouvoir dégager, d’une part une évolution globale, d’autre part une évolution par pratique physique.

De la marginalité à la visibilité

7Du fait de l’accroissement sensible du format et de la pagination des deux feuilles entre 1883 et 1913, il est nécessaire pour bien prendre en compte l’évolution globale de l’information consacrée aux exercices corporels d’utiliser deux chiffrages : un premier en valeur relative exprimée en pourcentage de la surface éditoriale, publicités exclues (tableau 1), le second en valeur absolue exprimée en centimètres de hauteur de colonne (tableau 2).

1883

1893

1903

1913

Le Petit méridional
L’Éclair

0,59
0,70

0,90 (+ 53 %)
0,87 (+ 24 %)

1,25 (+ 39 %)
1,09 (+ 25 %)

4,16 (+ 233 %)
5,03 (+ 362 %)

Tableau 1. – Part annuelle l’information sportive (en %).

8Premier constat, en 1893 et 1903 Le Petit Méridional accorde une plus grande attention au sport que L’Éclair. Ce dernier supplante son concurrent en 1913. Second constat : les discordances de proportion entre les deux titres sont très faibles. La place de l’information sportive en regard de l’ensemble des sujets traités par les deux titres n’est donc pas un marqueur de différenciation. Dans un cas comme dans l’autre, les activités physiques s’imposent comme une thématique au fort dynamisme puisque leur surface éditoriale est multipliée par sept entre 1883 et 1913.

9Cette croissance n’est pas linéaire. Deux phases ressortent. De 1883 à 1903, la progression est lente avec des pourcentages inférieurs ou à peine supérieurs à 1 %. Puis la dernière décennie connaît un important essor avec un bon triplement de la part de l’information sportive dans Le Petit Méridional et un presque quintuplement à L’Éclair. On pourrait donc mettre ici en lumière une polarisation sportive très nette des années 1900-1910.

10Ces premières données sont utiles pour saisir le poids de la chronique sportive au fil des ans et envisager le temps d’un take off informatif qui interviendrait au début du XXe siècle. Elles ne donnent toutefois qu’un reflet imparfait de la masse réelle des informations fournies aux lecteurs En effet, lorsqu’on réfléchit non plus en termes de pourcentage mais en termes de valeur absolue, le calcul par colonnes rend mieux compte de l’explosion du volume d’information sportive entre 1883 et 1913 (tableau 2).

1883

1893

1903

1913

Le Petit méridional
L’Éclair

267
311

806 (+ 202 %)
627 (+ 102 %)

1199 (+ 49 %)
1079 (+ 72 %)

4271 (+ 256 %)
6994 (+ 548 %)

Tableau 2. – Volume annuel de l’information sportive (en cm de hauteur de colonnes).

11Partant de ces chiffres, il faut apporter deux correctifs à notre analyse.

12Premièrement, l’année 1893 est en fait en nette progression par rapport à 1883. La rubrique double son espace rédactionnel à L’Éclair. Elle le triple au Petit Méridional. L’explication tient au fait que le format du premier passe de 44 x 30 à 53 x 38 et celui du second de 44 x 31 à 55 x 42, ce qui induit une croissance d’environ 20 % de la hauteur des colonnes pendant que leur nombre passe de 4 à 5 à L’Éclair et de 4 à 6 au Petit Méridional (cf. tableau 3). En conséquence, l’atonie du traitement médiatique relevée précédemment entre 1883 et 1903 doit être reconsidérée : 1893 marque un premier essor, conforté en 1903 et relancé 1913. On peut donc relever deux séquences fortes ici : les années 1890 et le seuil des années 1910.

Tableau 3. – Format et pagination du Petit Méridional et de L’Éclair (1883-1913).

13Deuxièmement, si la comparaison entre les deux titres n’est pas remise en cause jusqu’en 1903, l’écart se creuse par contre en faveur de L’Éclair en 1913. Son lectorat dispose de moitié plus d’information sportive que celui du Petit Méridional car, pendant que sa pagination s’est élevée de 4 à 6 pages quotidiennes, son concurrent n’adopte les 6 pages que pour son édition dominicale. Il en résulte qu’en trois décennies la surface éditoriale ayant trait aux exercices physiques est multipliée par 16 au Petit Méridional contre 22 à L’Éclair.

14Quel que soit l’indicateur qu’on retient, l’information sportive est ainsi passée, dans la zone montpelliéraine, de la marginalité à une pleine visibilité médiatique ; un processus en phase avec la diffusion sociale des pratiques corporelles au cours de la période. Cette évolution mérite d’être analysé plus finement en considérant les fluctuations des diverses pratiques.

De la course camarguaise à l’aviation

15Le recours à une typologie ternaire répartissant les exercices physiques entre jeux traditionnels, pratiques conscriptives et sports permet de fixer les grandes lignes de l’évolution.

Graphique 1. – Évolution par types de pratiques dans Le Petit Méridional (en pourcentage).

Graphique 2. – Évolution par types de pratiques dans L’Éclair (en pourcentage).

16Ces deux graphiques fort proches sont constitués par deux trajectoires décroissantes et une en forte hausse. Ainsi les jeux traditionnels contribuent jusqu’en 1903 pour environ un tiers des articles, puis ils ne comptent plus que pour 15 % en 1913. La chute des pratiques conscriptives est plus accentuée encore : à la veille de 1914, elles ne représentent plus que 5 % du volume d’information publié. Ces deux reculs, très sensibles, profitent aux sports. Ceux-ci progressent régulièrement pour représenter finalement 80 % du volume d’information.

  • 10 A. Poyer, « L’institutionnalisation du sport (1880-1914) », in Ph. Tétart (dir.), Histoire du sport (...)

17La presse montpelliéraine donne donc corps à un schéma incarnant la destinée du sport dit moderne au plan national. En 1883, il est dans sa phase d’introduction. Il est alors fortement concurrencé, supplanté par les jeux traditionnels et la gymnastique. Puis, au cours du quart de siècle qui précède 1914 il connaît « une mutation fondamentale10 », laquelle se traduit par son triomphe et une multiplication des disciplines. Cette caractéristique se traduit clairement : L’Éclair couvre 12 activités en 1883 et 38 en 1913. Parmi ces activités, 6 sont sportives en 1883 et 28 en 1913.

18Au sein de ce panel en progression nous avons retenu les thèmes les plus présents durant les quatre années de référence.

Tableau 4. – Thèmes les plus présents de 1883 à 1913 (en colonnes).

19Au sein des jeux traditionnels, les pratiques tauromachiques figurent aux premières places tout au long de la période. En 1883, la course camarguaise, qui jouit d’une nette antériorité, domine. Mais, en dépit d’une arrivée récente et d’entraves administratives d’ailleurs peu appliquées, la corrida à l’espagnole la supplante rapidement au point d’être en tête de toutes les disciplines en 1903. Pour sa part, le jeu de ballon désigné sous le vocable tambourin fait montre d’une belle vitalité. En 1903 il dépasse la course camarguaise.

20Hormis le cas du tir, en tête dans les pages de L’Éclair en 1883, les pratiques conscriptives s’illustrent peu, au point de disparaître des premières places en 1913. On peut toutefois noter que le tir est plus présent à L’Éclair, Le Petit Méridional donnant sa faveur à la gymnastique.

21Au plan du sport enfin, la vélocipédie et les courses hippiques, premières pratiques à prendre leur extension, dominent logiquement en 1883 et en 1893 avant d’être fortement concurrencées en 1913, date à laquelle l’aviation prend largement la tête pendant que les sports dits anglais font une entrée remarquée (rugby, football-association, boxe).

22Ainsi le traitement des activités physiques au cas par cas révèle un glissement symptomatique de 1883 à 1913. Au départ, pratiques conscriptives et jeux traditionnels dominent nettement. Puis, entre 1893 et 1913, période qui voit la masse d’information multipliée par 20, le sport impose progressivement sa marque. Avec un nombre de disciplines sans cesse croissant, il affirme sa supériorité sur les jeux traditionnels et les pratiques conscriptives. Cette mutation, qui renvoie à la tectonique générale du mouvement sportif et des pratiques physiques sous la première IIIe République, induit-elle des modifications dans le traitement informatif ?

Une lente différenciation de l’information sportive

23Au-delà de la quantité d’information fournie, il convient en effet de questionner la façon dont elle est délivrée. Les activités physiques disposent-elles d’une rubrique spécialisée et/ou nettement individualisée ? Si oui, pendant toute la période ou pour une partie seulement ? À quelle place apparaissent ces informations ? En Une ? En pages intérieures ? Un style journalistique naît-il avec ce nouveau type d’articles ? Y a-t-il des rédacteurs spécialisés ?

Des rubriques tardives

24Jusqu’en 1893 Le Petit Méridional et L’Éclair ne dédient pas de rubrique aux jeux et aux sports. En 1883, les nouvelles qui les concernent s’insèrent sans distinction dans la chronique régionale ou locale du Petit Méridional et dans ses rubriques « Faits divers », « Petites nouvelles » et « Dernières nouvelles ». Dans L’Éclair, elles trouvent place dans les « Petites nouvelles télégraphiques », dans « Nos correspondants particuliers nous télégraphient », « Bruits et nouvelles », « Dernières nouvelles ». Il est alors impossible pour le lecteur d’aller directement à l’information spécialisée. Elle s’offre à lui au hasard des rubriques.

25Deux exceptions toutefois, l’une vélocipédique, l’autre tauromachique. En 1893, Le Petit Méridional publie deux comptes-rendus titrés en pleine colonne, d’une part « Match vélocipédique » (course de 1 000 km disputée en février, au Palais des Machines, par Charles Terront et Jean-Marie Corre), d’autre part « Toros » (pour des corridas de Nîmes).

26L’éparpillement des nouvelles recule ensuite progressivement. En 1903, la gestion éditoriale de l’information sportive suit pour l’essentiel les mêmes voies ; mais commencent à fleurir assez régulièrement dans les pages du Petit Méridional les titres « Échos sportifs », « Bulletin sportif » et « Toros et toreros ». Ces premières rubriques sont appelées à durer. « Toros et toreros » existe toujours en 1913, rejoint entre-temps par la « Journée sportive ». L’Éclair attend quant à lui 1913 avant de créer des rubriques spécialisées pour réunir une partie des informations sportives. Elles ont pour titre « Chronique sportive » – parfois remplacée par « Nouvelles sportives » – « Conquêtes de l’air » et, au sein du carnet méridional, « Petit courrier taurin ».

  • 11 Ce taux est de 23 % dans L’Éclair.

27Il faut attendre l’extrême fin de la période d’étude pour qu’émerge une véritable page sportive, dans le seul cas du Petit Méridional. Dans son numéro du lundi 24 novembre 1913, le quotidien annonce qu’à partir du 1er décembre une page entière sera consacrée à « tous les sports, aux comptes-rendus des épreuves disputées le dimanche, soit et principalement dans la région, soit à Paris et dans la France entière ». Ce faisant, le journal renforce le poids déjà dominant de l’édition du lundi en matière sportive. Près du tiers de l’information sportive hebdomadaire est en effet proposé aux lecteurs en ce seul jour de parution11. La naissance de cette page titrée « Tous les sports » est aussi assortie d’un objectif et d’une méthode. Le Petit Méridional affirme en effet qu’il entend

« devenir l’organe favori de tous les sportmen du Midi, en donnant plus d’extension aux grandes manifestations du grand air, dont l’utilité n’est plus contestée » et compte pour ce faire sur le soutien des clubs régionaux qu’il invite à contacter ses « correspondants, locaux et sportifs, pour [lui] permettre de publier tout ce qui sera susceptible de les intéresser et d’intéresser [ses] lecteurs ».

  • 12 29 décembre 1913.
  • 13 Ch. Charle, Le Siècle de la presse (1830-1939), Paris, Le Seuil, 2004, p. 188-193.

28L’édition du 29 décembre permet de juger la mise en œuvre de cette résolution. La page dédiée aux exercices physiques bénéficie d’abord de l’impact visuel donné à son titre : il apparaît en capitales et dans une typographie distinctive soulignée par un cadre ; il barre une moitié de page, l’autre proposant pour sa part les « Résultats des matches, courses et épreuves du dimanche ». Nous sommes là très loin de l’anarchie et de l’illisibilité initiales, ce d’autant plus que la présentation accentue la clarté du texte. Chaque discipline bénéficie d’un espace délimité par deux doubles traits. En outre, le titre « TOUS LES SPORTS » n’est pas usurpé. Y figurent aussi bien le football, l’hippisme, le cyclisme, la natation, l’aviation, la tauromachie, le lawn-tennis que les poids et haltères ou le coursing (course de chiens) « nouveau sport qui vient d’Angleterre12 ». Le volontarisme du Petit Méridional n’est donc pas qu’un effet d’annonce. D’ailleurs, la volonté du quotidien de se conformer aux nouvelles attentes du lectorat et de les encourager se manifeste par la création simultanée, le lundi également, d’une page consacrée à la mode, autre secteur qui, comme le sport, donne lieu à l’apparition d’une presse spécialisée au tournant des XIXe et XXe siècles13. En décembre 1913, Le Petit Méridional s’inscrit donc résolument dans une modernité dont le sport est une des incarnations.

Sports à la Une

  • 14 30 et 31 août 1893.
  • 15 28 septembre 1893.

29La une des quotidiens montpelliérains, hermétique au sport en 1883, s’entrouvre à partir de 1893. Le Petit Méridional est là encore pionnier : la rédaction place 5 % des nouvelles sportives de l’année en tête d’édition. Ainsi, en août, dans ses « Petites nouvelles », le journal relate la performance d’un nageur allemand de 70 ans ayant parcouru cinq kilomètres en trois heures, puis la venue à Paris du champion cycliste britannique Georges P. Mills pour s’attaquer au record des 24 heures détenu par Frank W. Shorland14. Il va plus loin en septembre en octroyant un long article à la boxe anglaise sous le titre « Le Noble art » à l’occasion de l’annonce du match entre l’Anglais Charley Mitchell et l’Américain James J. Corbett (tenant du titre mondial des poids lourds). Le propos sur cette discipline, encore peu connue en France, se veut informatif, mais avec une touche de condescendance. La boxe est en effet qualifiée de « dada des clubmen de l’autre côté de la Manche et de l’autre côté de l’océan [qui attire] les lords les plus huppés, les plus notables banquiers de la Cinquième avenue15 ».

  • 16 27 juin 1903.
  • 17 26 décembre 1903.

30L’année 1903 offre peu de changement à moins de considérer comme une avancée notable la parution dans L’Éclair, en tête des « Nouvelles du jour » – il s’agit d’un encadré placé en dessous à gauche de la manchette et regroupant de très brefs résumés d’informations importantes développées plus loin dans le journal – du texte suivant : « On annonce que M. Santos Dumont a l’intention d’assister avec son dirigeable à la revue du 19 juillet16. » De son côté Le Petit Méridional ne change pas la donne. À deux reprises, il inscrit le sport en une grâce à deux rubriques « Toros et toreros » (mars-avril) et à un article titré « Aérodrome » (paru au lendemain de Noël). Dans ce dernier cas et sur un tiers de colonne (une emprise notable), Max Champion – alias Max de Nansouty, rédacteur du Temps et auteur d’ouvrages techniques – couvre le projet présenté à l’Aéro-club de France par Gustave Eiffel de tendre entre le premier étage de sa tour et un pylône placé à 500 mètres sur le Champ de Mars un câble doté d’un chariot « auquel pourra se suspendre un inventeur pour tester un nouveau matériel » ; ainsi naîtra, ajoute-t-il, « un établissement spécial dans lequel s’exerceront les conquérants de l’air, comme s’exercent ailleurs les conquérants des pistes terrestres17 », autrement dit des hippodromes et des vélodromes.

31Prises dans leur ensemble, les unes de 1913 concourent à la poussée médiatique du sport et en son sein à l’entrée fracassante de l’aviation. En effet plus de 5 % de l’information sportive paraît désormais en première page. Certes, ce taux dépasse peu celui du Petit Méridional en 1883, mais en l’espèce les deux titres sont concernés. Ajoutons que la masse brute d’information a été multipliée par 20 en trente ans. Globalement, le nombre de mentions ou d’articles s’accroît de 4 à 65 (55 pour L’Éclair, 10 pour Le Méridional) dont 50 ont trait à l’aéronautique, à ses exploits et ses tragédies. Le Tour de France cycliste est le seul autre thème trouvant grâce aux yeux des deux rédactions pour figurer en une à plusieurs reprises. Les autres sports promus en une sont la marche et les canots automobiles.

  • 18 Voir, respectivement, les 24 septembre, 26 juin et 26 septembre 1913.
  • 19 29 octobre 1913.

32Notons par ailleurs que Le Petit Méridional, mieux concurrencé par L’Éclair sur les unes que pour l’information délivrée en pages intérieures, innove aussi en matière iconographique. En 1913, il est le seul à recourir à la photographie de sport en une. Là encore l’aviation domine. Trois photos concernent des aviateurs : Adolphe Pegoud (rendu célèbre par ses acrobaties aériennes dont son looping), Marcel Brindejonc des Moulinais (à la suite de sa traversée de la Baltique) et Roland Garros (qui s’illustre en effectuant le trajet Saint-Raphaël-Tunis dont le journal reproduit une carte)18. Une vue d’une course de canots automobiles disputée à Paris19 complète ce corpus photographique naissant et témoigne de l’attrait pour les sports mécaniques, la vitesse et sa forte charge symbolique (progrès).

  • 20 Cf. M. Martin, op. cit., 2002, p. 191.

33Soulignons enfin une constante chez les deux titres. Quelle que soit l’année, toutes les informations livrées en une sont d’ordre national ou international. Sans doute proviennent-elles des correspondants parisiens (à l’image des journalistes appointés du Petit Méridional, installés rue de la Bourse à Paris) ou du fil des agences (Le Petit Méridional est abonné à Havas et L’Éclair a l’agence parisienne du Nouvelliste de Lyon). Le local n’y a clairement pas de légitimité20. On ne saurait donc dire que les deux titres – contrairement aux usages assez répandus dans la presse généraliste, mais aussi dans la presse sportive de province – militent pour les « petites patries ».

L’apprentissage de l’écriture sportive

34La présence croissante des pratiques corporelles et sportives en une et la venue de chroniques, voire de pages spécialisées montrent l’indéniable légitimation et l’autonomisation de l’information sportive. Quelles conséquences cela a-t-il en matière d’écriture ? Si nombre d’articles, tels les laconiques communiqués de sociétés à destination de leurs adhérents, n’offrent pas d’intérêt pour traiter de cette question, les annonces et les comptes rendus de manifestations permettent de juger des évolutions de l’écriture sportive et des principes qui l’animent.

  • 21 L’Éclair, 28 octobre 1883.
  • 22 Le Petit Méridional, 26 mai 1883.
  • 23 Le Petit Méridional, 29 septembre 1883.

35Dans un premier temps, les deux titres se fixent comme objectif prioritaire d’informer de l’organisation du spectacle sportif afin d’y attirer le public plutôt que d’en rendre compte a posteriori. Pour ce faire, ils n’innovent pas ; ils recourent au registre déjà en vigueur lors des concerts et autres représentations théâtrales. Il convient pour eux de valoriser la qualité des participants, l’originalité et, souvent, la dimension sensationnelle du spectacle. On en voit le signe en 1883 avec, par exemple, ces formules accrocheuses vantant une épreuve de lutte à Nîmes : « Aujourd’hui, dimanche, lutte épique dans notre bel amphithéâtre, les athlètes les plus renommés y paraîtront. Tout le monde voudra y assister21 ». On le retrouve pour des manifestations tauromachiques à Narbonne et Béziers : « six vaches furieuses cornes nues devront être abattues par des picadors à cheval22 », « Saturnino banderillera deux taureaux emboulés, lesquels seront ensuite arrêtés par le fameux Homme-Lion que la direction a spécialement engagé23 ».

36Par la suite, les annonces se précisent en se spécialisant. La corrida en offre les plus nombreux exemples avec des portraits flatteurs des protagonistes du combat. Témoin ce portrait du matador Antonio Fuentes en 1903.

  • 24 L’Éclair, 30 juin 1903.

« Le meilleur torero du jour… Le corps élancé, svelte, est bien proportionné… Dans sa démarche on reconnaît la grâce andalouse dans ce qu’elle a de plus harmonieux. Il manie la cape avec une aisance parfaite… La muleta en main, le parfait torero se révèle. Devant la brute il conserve la sérénité de son intelligence et le calme de l’homme sûr de lui-même24. »

  • 25 L’Éclair, 25 septembre 1903.

37Pour l’intérêt du combat, les taureaux ne sont pas oubliés. À Béziers, en septembre 1903, la célèbre ganaderia sévillane de Don Jose Moreno présente « un bétail aux formes vigoureuses, plein de fougue, de puissance et de noblesse, conservant toute sa lucidité et sa vaillance jusqu’à la suerte finale » et évoque « le terrible Granoso » issu de cet élevage qui, en 1891, à Madrid, blessa le matador après avoir « reçu neuf piques, [tué] six chevaux […] et infligé une profonde cornada à l’excellent banderillero Manuel Rodas25 ».

38Autre exemple du procédé, en 1913, avant un match de rugby entre Béziers et une sélection galloise, les deux journaux présentent chacun des joueurs d’Outre-Manche. L’histoire est convoquée pour accentuer l’intérêt à propos de Jack Evans.

  • 26 L’Éclair, 25 décembre 1913.

« Brillant avant de troisième ligne [il est] l’un des plus rapides joueurs du Pays de Galles, célèbre par l’essai qu’il marqua pour Llanelly contre les Australiens quand ces derniers vinrent matcher en Angleterre en octobre 190826. »

  • 27 Cet apodo (pseudonyme) vaut pour toute la période car ses fils et petit fils l’utilisent à sa suite (...)

39Une galerie de héros sportifs se met ainsi en place. La course libre a Étienne Boudin, alias Le Pouly (le beau garçon en provençal)27, qui dirige le quadrille le plus recherché. Le tambourin a Maurice Ricard ou Charles Rieux, etc.

  • 28 L’Éclair, 27 octobre 1903.

40Les comptes rendus contribuent moins fréquemment et plus tardivement à l’élaboration d’une véritable écriture sportive. Une grande majorité ne mentionne que les résultats bruts ou ne s’intéresse qu’au public, au décorum et à la périphérie de l’épreuve elle-même. Ainsi, en 1903, à la suite d’une importante épreuve de marche, le « Tour de ville » de Montpellier, le rédacteur évoque à l’envi les spectateurs, l’accompagnement musical ; il se félicite qu’on ait mis à la disposition des journalistes « une superbe automobile [pour], à plusieurs reprises, jouir sans fatigue du spectacle28 » ; mais il reste muet sur l’épreuve elle-même, c’est-à-dire le prétexte de la manifestation.

  • 29 G. Vigarello, Du jeu ancien au show sportif, Paris, Le Seuil, 2002, p. 70.
  • 30 Le Petit Méridional, 25 janvier 1893.

41Le récit de la performance, quand il est présent, s’appuie souvent sur la propension des sportifs « à rendre toujours plus calculé, mesuré et précis, le temps des gestes et des compétitions29 ». En 1893, le match vélocipédique de 1 000 km opposant à la Galerie des Machines le vainqueur du Paris-Brest-Paris de 1891, Charles Terront, à son quatrième, Jean-Marie Corre – qui « a fait depuis des progrès considérables dans son art30 » – est disséqué heure par heure avec indication du temps des tours jusqu’à l’arrivée de Terront à « 4 h 1’53’’« . Quelques articles, presque exclusivement de 1913, vont plus loin en décrivant précisément certaines actions, jugeant les participants, analysant au besoin les tactiques. Ils concernent aussi bien des corridas, des parties de tambourin que des matches de rugby comme celui opposant une équipe lyonnaise à l’A. S. Béziers, « le seul souci des joueurs » étant « sur les conseils de Schulmeister d’ouvrir le jeu à outrance ». Les Biterrois inscrivent plusieurs essais, tous décrits à l’instar du premier :

  • 31 L’Éclair, 25 décembre 1913.

« marqué à la suite d’une mêlée ouverte dans les vingt-deux mètres lyonnais. Mony part en dribblant et arrivé sur l’arrière lyonnais, déplace au pied sur Sauteral qui a suivi et marque l’essai à côté des buts31 ».

42Finalement ce type de texte valorisant la technicisation et les valeurs quantitatives, tardif et peu représenté, illustre une écriture aboutie du fait sportif en ce qu’il met le lectorat en contact direct avec la dramatique de l’affrontement, nourrit son imaginaire et couronne son acculturation par l’apport d’une information technicienne. Il révèle aussi que la presse montpelliéraine se décide à recourir, à côté de rédacteurs généralistes ou de correspondants locaux jusque-là seuls chargés du fait sportif, à des journalistes spécialisés. D’où l’apparition de signatures au bas de quelques articles de 1913. L’Éclair, en dehors d’intervenants semble-t-il ponctuels – « L.V. » pour le rugby, Juan Maria pour la corrida, Fernand Boyer pour le tambourin – confie son « Petit courrier taurin » à Verdad et ses articles de fond à Victor Fabry, probablement un correspondant parisien surtout spécialiste d’aéronautique. Au Petit Méridional, la liste des signatures est courte : Mosquito est rédacteur de la rubrique « Toros et Toreros » en 1903 et Fernand Boyer donne un article sur le concours de tambourin de Pézenas de 1913. Ici comme ailleurs dans la presse spécialisée de province, l’anonymat prédomine. Il laisse l’historien orphelin en matière biographique.

Une information partielle

Un tableau incomplet

  • 32 G. Laurans, Ch. Guiraud, « Il y a cent ans : entre jeux et sports, un panorama », in Cent ans de sp (...)
  • 33 Ph. Tétart, op. cit., 2010. Le terme concerne les titres, le plus souvent mondains, qui intègrent u (...)
  • 34 La Vie montpelliéraine, no 1, 23 septembre 1894 (Arch. dép. Hérault, PAR 877).
  • 35 Un seul exemplaire de ce journal sportif a été conservé par les Archives départementales de l’Hérau (...)

43Le constat que font Guy Laurans et Christian Guiraud à propos de la presse quotidienne – « les journaux de 1910 ne permettent pas de prendre une vue complète et détaillée de l’actualité sportive32 » – vaut pour l’ensemble de notre période d’étude. Pour s’en convaincre il suffit de comparer les articles publiés par Le Petit Méridional et L’Éclair avec ceux, plus fouillés, de deux hebdomadaires spécialisés créés à Montpellier en 1894. Le premier, un titre « hybride » selon la terminologie de Philippe Tétart33 est La Vie montpelliéraine. Cette « gazette littéraire, théâtrale, humoristique, mondaine…, par ce temps d’exercices physiques » pense « que les sports font partie aussi de la vie mondaine » et tâche « de savoir tout ce qui se fait dans les milieux sportifs – chevaux, chasse, rallye, vélo34 ». Le second, Le Journal des sports se veut très complet, mais n’est semble-t-il publié que très peu de temps en 189435.

44La confrontation des deux quotidiens amène une conclusion similaire car certaines informations présentes dans l’un manquent dans l’autre. En 1883, les différences concernent surtout les nouvelles extérieures à l’Hérault. Le Petit Méridional adopte une focale plus large en leur consacrant 42 articles contre 9 à L’Éclair dont aucun ne concerne l’étranger. Dès 1893 ce déséquilibre s’estompe, mais sans que disparaissent des disparités difficiles à saisir comme, en 1903, une couverture étoffée de la course automobile Paris-Madrid par Le Petit Méridional et son absence dans L’Éclair.

45Ces choix éditoriaux distincts ne doivent pas faire oublier que l’approche incomplète porte aussi sur le socle commun du local et tient au fondement de la presse quotidienne régionale. Sa première raison d’être est en effet politique. Aussi les activités physiques, comme d’autres thèmes, constituent des variables d’ajustement. D’où leur absence du numéro de L’Éclair du 25 août 1883 titré « Le Roi est mort » et presque totalement consacré au récit du décès du comte de Provence, dernier prétendant bourbon au trône de France. D’où, encore, cette annonce parue dans Le Petit Méridional :

  • 36 Le Petit Méridional, 31 juillet 1893.

« L’extrême abondance des matières pendant cette période électorale nous oblige à résumer certains comptes-rendus des fêtes. Quelques jours encore et nous pourrons donner à ces communications un plus grand développement36. »

  • 37 Le Petit Méridional, 29 décembre 1913.

46Cependant, élections ou pas, les relations des évènements, comme nous l’avons souligné, voire les simples résultats sont, pendant longtemps, souvent laissés pour compte. Le lectorat friand d’informations sur les sports doit alors disposer d’autres moyens d’information pour suivre l’actualité. De même, la vie des sociétés reste en grande partie dans l’ombre. Hormis en 1893, année la plus prolixe sur ce point, le lecteur doit se contenter des convocations aux réunions ou aux manifestations. L’attente des sociétés en ce domaine semble pourtant assez importante puisque l’appel, déjà mentionné, lancé aux clubs par Le Petit Méridional en novembre 1913 se concrétise par une rubrique « Dans les clubs » au sein de sa page « Tous les sports ». Huit sociétés y font part, qui de sa création, qui de la composition de son bureau, qui encore de sa « Soirée artistique » ou de tel ou tel challenge dans lequel elles sont engagées37. Il faut enfin constater que certains silences découlent de l’engagement politique des deux titres.

Une partialité liée à l’idéologie

  • 38 Il s’agit là de l’orthographe ancienne de Sète.

47Les pratiques conscriptives concentrent l’essentiel des divergences idéologiques. Ceci est particulièrement sensible en 1883 où le tir, absent du Petit Méridional, est le sujet le plus traité par son concurrent royaliste qui lui consacre trois articles, dont deux de plus d’une colonne, à la distribution des prix du concours de la Société de Tir de l’Hérault. Pour sa part, le radical Petit Méridional ne néglige ni l’instruction militaire des scolaires – 8 articles concernant les Bataillons Scolaires créés à Cette38, Montpellier et Béziers en application de la loi 6 juillet 1882 – ni les concours de l’Union des Sociétés de Gymnastique de France (USGF) que L’Éclair occulte.

  • 39 L’Éclair, 25 juillet 1883.

48Pourquoi ce clivage ? On peut raisonnablement penser que pour bénéficier d’une telle couverture la société de tir montpelliéraine entretient des liens privilégiés avec L’Éclair ; liens que laisse supposer la présence d’aristocrates à la présidence (Mr. Fabre de Montaubérou) et à la direction du tir (vicomte d’Adhémar). Des affinités politiques sont très probables. Quant au soutien apporté par Le Petit Méridional à l’expérience des Bataillons Scolaires et à l’USGF, il tient au fait que ces deux institutions, l’une voulue et l’autre soutenue par le régime républicain, ont le double objectif – honni des royalistes – de propager le républicanisme et la laïcité. En contre-point L’Éclair saisi d’ailleurs toutes les occasions pour attaquer la laïcité. Ainsi, à la suite de dégâts causés par la foule à l’hippodrome de Cette, le journal propose que « Monsieur le Maire qui met tant d’argent dans la caisse des écoles laïques39 » y puise pour indemniser le directeur du champ de courses.

  • 40 L’Éclair, 30 juin 1913.

49À la fin de la période considérée, Le Petit Méridional abandonne le thème gymnique à son rival, lequel évoque ici le sectarisme de l’USGF et insiste là sur la vitalité de la Fédération Gymnastique et Sportive des Patronages de France (FGSPF), créée en 1898 et qui est d’obédience catholique. En 1913, avant la tenue du concours de Carcassonne, L’Éclair imagine le spectacle « qu’il faut voir et qu’on ne peut oublier » [qu’offriront] « les gymnastes rangés en colonnes, de chaque côté de l’autel40 » au moment de la messe ouvrant la manifestation. Nonobstant, l’apaisement – au niveau national – de la querelle religieuse liée à la montée des tensions internationales finit par se faire sentir dans les propos de Victor Fabry, sur fond de la bien connue veine revancharde :

  • 41 L’Éclair, 25 juin 1913.

« Envoyez les gosses à La Patriote ou à La Rouergate, ça n’a aucune importance, pourvu qu’ils apprennent de bonne heure ce que le pays attend d’eux et que le jour […] où le gros Teuton ouvrira ses mâchoires d’âne pour nous croquer, qu’ils sachent lui bourrer la g… avec leurs petits poings41. »

Un panorama signifiant

50Pour partielles qu’elles soient, les données publiées par nos deux quotidiens n’en fixent pas moins les grands traits de l’évolution du paysage sportif montpelliérain, voire héraultais entre les années 1880 – temps de l’émergence d’une actualité sportive – et la première massification des usages du sport – pratiques et consommation du spectacle sportif confondus – à la veille de la Grande Guerre.

  • 42 G. Vigarello, op. cit., 2002, p. 42.
  • 43 L’Éclair, 24 septembre 1903, pour l’annonce de l’assemblée constitutive du 10 octobre.
  • 44 Cf. F. Groeninger, A. Poyer, Ph. Tétart, « Les Cévennes sportives. Un titre pionnier de la presse g (...)

51Le milieu des jeux traditionnels y est ainsi sujet à des mutations sensibles. La pratique des quilles, fort peu formalisée, ou encore celle du mail structurée autour de la Société des chevaliers du Bois Roulant déclinent fortement au fil des ans, au point d’avoir disparu en 1913. Le jeu de boules et le tambourin échappent à ce destin en abandonnant progressivement leur organisation informelle et en précisant leurs règles. Ainsi se font plus rares les rencontres basées sur le défi et assorties d’un pari, mise d’argent engagée par les participants qui, comme l’écrit Georges Vigarello, « mobilise chaque acteur lorsque la pratique, loin d’être celle d’une institution, demeure celle d’une occurrence fortuite42 ». Mais Montpellier ne préside pas à cette sportivisation. L’alignement du jeu de boules sur le jeu lyonnais part en effet de Béziers où est créée L’Union bouliste de l’Hérault qui, le 28 janvier 1913, diffuse son nouveau règlement dans Le Petit Méridional et, un mois plus tard, le calendrier de ses concours. Quant au tambourin, même si le terrain des Arceaux reste très prisé avant-guerre, il élit domicile à l’ouest de Montpellier, dans la moyenne vallée de l’Hérault, et se dote du concours estival de Pézenas, sa vitrine très médiatisée. Les pratiques tauromachiques, qu’il s’agisse de courses libres ou espagnoles, ne sont pas plus sous la coupe montpelliéraine. La ville ne dispose d’ailleurs pas d’arènes permanentes. Les aficionados doivent se contenter d’établissements temporaires utilisés pour d’autres types de spectacles. Béziers fait alors figure de capitale taurine du département. Il s’y fonde en 1903 la Fédération Méridionale des Sociétés Taurines43 et les temporadas de son enceinte en dur rivalisent avec celles de Toulouse et Nîmes. Enfin, sur le plan médiatique, c’est plutôt Nîmes qui, dans la région, semble être l’épicentre de l’information tauromachique44.

  • 45 A. Poyer, Les premiers temps des véloce-clubs, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 84.
  • 46 Le Petit Méridional, 30 janvier 1893.
  • 47 A. Poyer, « Cinq ans de presse cycliste à Lyon, 1891-1895 », in Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), op. (...)

52La frilosité montpelliéraine s’étend aussi au sport. Pourtant, l’arrivée du cyclisme laisse un temps espérer une plus grande implication du chef-lieu héraultais puisque y est édifié en 1885 le premier vélodrome de France sur les conseils du champion anglais Herbert O. Duncan, directeur de la revue Le Veloceman éditée dans la ville45. Ce n’est que feu de paille. La revue disparaît au bout de deux ans et en 1893 le président du Véloce-club de l’Hérault appelle, lors du banquet annuel de la société, à « l’union des vélocipédistes » pour la création d’un vélodrome46. Le vœu sera exaucé, mais cette nouvelle piste, comme la précédente, disparaît rapidement et Montpellier ne connaîtra pas les grandes réunions qui enflamment alors les vélodromes français. De même, aucune épreuve sur route d’importance n’est organisée faute de soutien extra-sportif local. Au final, la presse quotidienne montpelliéraine ne pénètre pas le champ organisationnel comme on peut le voir dans d’autres villes françaises, par exemple à Lyon47.

53Montpellier, malgré une grande précocité liée à la communauté estudiantine et une pléiade de clubs dont l’Union Sportive des étudiants de Montpellier, ne parvient pas non plus à accaparer durablement le champ du football-association ou celui du football-rugby. En 1913, Sète règne sur le premier avec son puissant Olympique de Cette capable de rivaliser avec l’élite grâce à ses joueurs britanniques tel Victor Gibson et le second s’épanouit dans le Biterrois autour de l’Association Sportive de Béziers, deux clubs disposant d’un véritable stade. À l’évidence, quoique l’aviation fasse figure d’exception – une école de pilotage Nieuport fonctionne sur un terrain sis à Villeneuve-lès-Maguelone – les sportifs montpelliérains pâtissent du manque de dynamisme et d’ouverture à la modernité de la bourgeoisie locale. Cette dernière rechigne à investir dans les pratiques corporelles. Les conséquences se répercutent sur l’ensemble d’un département ne pouvant guère se prévaloir que du football sètois au niveau national. Face à cette réalité, on comprend mieux à la fois la frilosité de L’Éclair et du Petit Méridional dans certains domaines et les difficultés de la presse spécialisée locale, infiniment moins développée qu’à Marseille et Toulouse.

Conclusion

  • 48 L’Éclair, 25 juillet 1913.

« Le jouteur cettois ressemble à ces chevaliers d’antan […] : la lance en arrêt, les jambes arc-boutées, prêt à se raidir, telle la corde d’un arc, pour décocher le coup de lance qui tombera l’adversaire… C’est un spectacle d’art48. »

54Ces lignes parues en 1913 font du jouteur un héros et porte son activité au niveau de l’art. Elles rendent compte du phénomène de valorisation des exercices corporels que véhicule la presse quotidienne montpelliéraine dans l’immédiat avant-guerre. Le temps de la marginalisation de 1883 est alors clairement révolu. Dès 1893, et de façon de plus en plus prononcée à mesure qu’on approche des années 1910, L’Éclair et Le Petit Méridional, par delà les nuances éditoriales, adoptent pleinement l’information sportive et finissent par en faire un champ légitimé et manifestement indispensable pour satisfaire leurs lectorats.

55Cette dynamique médiatique, bien sûr en lien avec l’essor que connaît le sport au tournant des deux siècles, génère la création de rubriques dédiées. Elle force aussi le verrou des unes et conduit à l’émergence d’une écriture spécifique. Force est alors de croire que les deux titres contribuent à l’acculturation de leurs lectorats respectifs et participent, à côté d’autres facteurs (croissance des pratiques, densification et consommation croissante du spectacle sportif), à l’affirmation sociale du phénomène sportif.

  • 49 Sources : P. Albert, Documents pour l’histoire de la presse de province dans la seconde moitié du X (...)

56On ne saurait en effet négliger le rôle acculturant et cumulé des deux titres. On peut l’illustrer par les chiffres. En 1885, ils tirent respectivement 70 000 (Petit Méridional) et 12 000 exemplaires (L’Éclair), ce qui, rapporté à la population totale de l’Hérault, offre un taux de pénétration de 1 pour 5. Trente ans plus tard, le seul Petit Méridional, tire quotidiennement près de 90 000 exemplaires (taux de pénétration 1 sur 5) et jusqu’à trois éditions49. Ajoutons, nous le notions d’entrée, que les deux titres ont le monopole de l’information quotidienne entre 1893 et 1914.

57N’allons pas toutefois, jusqu’à assimiler médiatisation croissante et développement des activités corporelles. L’essor sportif local est relativement lent. La lecture de L’Éclair et du Petit Méridional témoigne de ce retard héraultais quand on le replace dans le contexte national. La ville de Montpellier ne joue d’ailleurs pas un rôle d’entraînement en matière sportive, contestée qu’elle est dans un grand nombre de disciplines par d’autres localités héraultaises, languedociennes, voire provençales (Béziers, Nîmes, Marseille, Toulouse). On en voit l’ultime preuve dans le rendez-vous apparemment manqué de patronage et/ou de la création d’épreuves sportives, autrement dit un grand classique de l’histoire croisée de la presse et des sports à partir des années 1890.

1883

1893

1903

1913

Sur la surface totale
Sur la surface rédactionnelle

0,4
0,6

0,8
0,9

1,1
1,3

3,6
4,2

Tableau 5. – Volume (en %) d’information sportive dans Le Petit Méridional.

Tableau 6. – Hiérarchie des thématiques sportives dans Le Petit Méridional (en %).

1883

1893

1903

1913

Sur la surface totale
Sur la surface rédactionnelle

0,6
0,7

0,8
0,9

1,0
1,1

4,4
4,9

Tableau 7. – Volume (en %) d’information sportive dans L’Éclair.

Tableau 8. – Hiérarchie des thématiques sportives dans L’Éclair (en %).

Notes

1 M. Martin, La Presse régionale. Des affiches aux grands quotidiens, Paris, Fayard, 2002, p. 141.

2 R. Andréani, La Presse quotidienne de Montpellier des origines à 1944, thèse, Toulouse 2, 1989.

3 Ibid, p. 787-795.

4 P. Van Den Duegen, « Profession du journalisme et écriture au quotidien », in D. Kalifa, Ph. Régnier, M.-E. Thérenty, A. Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Éd. Nouveau Monde, 2011, p. 629.

5 M. Martin, op. cit., 2002, p. 172.

6 P. Albert, « L’Apogée de la presse française », in Cl. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou, Histoire générale de la presse française (de 1871 à 19140), Paris, PUF, t. 3, 1972, p. 400.

7 Ph. Tétart, « Tableau de la presse sportive de province (1845-1914) », in Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), Les Voix du sport, Biarritz-Paris, Atlantica/Musée National du Sport, 2010, t. 1, p. 23-97.

8 Les originaux des deux quotidiens ne sont plus consultables. Le Petit Méridional a été microfilmé : Arch. dép. Hérault, 4 Mi 134 R8 (1883), R18 (1893), R39 (janv.-juin 1903), R40 (juil.-dec. 1903), R68 (janv.-avr. 1913), R69 (mai-août 1913), R70 (sept.-dec. 1913). L’Éclair a été numérisé : Arch. dép. Hérault, 2 Doc 4 (janv.-avr. 1883), 5 (mai-août 1883), 6 (sept.-dec. 1883), 36 (janv.-avr. 1893), 37 (mai-août 1893), 38 (sept.-dec. 1893), Par 992, janv.-mars 1903, avr.-juin 1903, juil.-sept. 1903, oct.-dec. 1903, janv.-mars 1913, avr.-juin 1913, juil.-sept. 1913, oct.-dec. 1913.

9 F. Furet, « Histoire quantitative et construction du fait historique », Annales ESC, no 1, 1971, p. 65.

10 A. Poyer, « L’institutionnalisation du sport (1880-1914) », in Ph. Tétart (dir.), Histoire du sport en France. T. 1 : Du second empire au régime de Vichy, Paris, Vuibert, 2007, p. 25-26.

11 Ce taux est de 23 % dans L’Éclair.

12 29 décembre 1913.

13 Ch. Charle, Le Siècle de la presse (1830-1939), Paris, Le Seuil, 2004, p. 188-193.

14 30 et 31 août 1893.

15 28 septembre 1893.

16 27 juin 1903.

17 26 décembre 1903.

18 Voir, respectivement, les 24 septembre, 26 juin et 26 septembre 1913.

19 29 octobre 1913.

20 Cf. M. Martin, op. cit., 2002, p. 191.

21 L’Éclair, 28 octobre 1883.

22 Le Petit Méridional, 26 mai 1883.

23 Le Petit Méridional, 29 septembre 1883.

24 L’Éclair, 30 juin 1903.

25 L’Éclair, 25 septembre 1903.

26 L’Éclair, 25 décembre 1913.

27 Cet apodo (pseudonyme) vaut pour toute la période car ses fils et petit fils l’utilisent à sa suite. R. Bérard (dir.), La Tauromachie. Histoire et dictionnaire., Paris, R. Laffont, 2003, p. 328.

28 L’Éclair, 27 octobre 1903.

29 G. Vigarello, Du jeu ancien au show sportif, Paris, Le Seuil, 2002, p. 70.

30 Le Petit Méridional, 25 janvier 1893.

31 L’Éclair, 25 décembre 1913.

32 G. Laurans, Ch. Guiraud, « Il y a cent ans : entre jeux et sports, un panorama », in Cent ans de sport dans l’Hérault, Montpellier, Études Héraultaises, 2010, p. 31.

33 Ph. Tétart, op. cit., 2010. Le terme concerne les titres, le plus souvent mondains, qui intègrent une rubrique sportive. Celle de La Vie montpelliéraine se centre d’abord sur la vélocipédie et plus particulièrement sur la vie du Véloce-club de l’Hérault avant de progressivement décliner.

34 La Vie montpelliéraine, no 1, 23 septembre 1894 (Arch. dép. Hérault, PAR 877).

35 Un seul exemplaire de ce journal sportif a été conservé par les Archives départementales de l’Hérault, le numéro 17 du 1er décembre 1894.

36 Le Petit Méridional, 31 juillet 1893.

37 Le Petit Méridional, 29 décembre 1913.

38 Il s’agit là de l’orthographe ancienne de Sète.

39 L’Éclair, 25 juillet 1883.

40 L’Éclair, 30 juin 1913.

41 L’Éclair, 25 juin 1913.

42 G. Vigarello, op. cit., 2002, p. 42.

43 L’Éclair, 24 septembre 1903, pour l’annonce de l’assemblée constitutive du 10 octobre.

44 Cf. F. Groeninger, A. Poyer, Ph. Tétart, « Les Cévennes sportives. Un titre pionnier de la presse gardoise », in Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), op. cit., 2010, p. 145-166.

45 A. Poyer, Les premiers temps des véloce-clubs, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 84.

46 Le Petit Méridional, 30 janvier 1893.

47 A. Poyer, « Cinq ans de presse cycliste à Lyon, 1891-1895 », in Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), op. cit., 2010, p. 321-338.

48 L’Éclair, 25 juillet 1913.

49 Sources : P. Albert, Documents pour l’histoire de la presse de province dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, CNRS, 1976 ; M. Martin, op. cit., 2002.

Table des illustrations

Légende Tableau 3. – Format et pagination du Petit Méridional et de L’Éclair (1883-1913).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/91783/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 68k
Légende Graphique 1. – Évolution par types de pratiques dans Le Petit Méridional (en pourcentage).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/91783/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 76k
Légende Graphique 2. – Évolution par types de pratiques dans L’Éclair (en pourcentage).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/91783/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 76k
Légende Tableau 4. – Thèmes les plus présents de 1883 à 1913 (en colonnes).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/91783/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 316k
Légende Tableau 6. – Hiérarchie des thématiques sportives dans Le Petit Méridional (en %).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/91783/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 204k
Légende Tableau 8. – Hiérarchie des thématiques sportives dans L’Éclair (en %).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/91783/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 237k

Auteur

Docteur et agrégé en histoire.

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