Version classiqueVersion mobile

La presse régionale et le sport

 | 
Philippe Tétart

Le Petit Var s’éveille au sport (1880-1913)

Jean-Claude Gaugain

Texte intégral

  • 1 Nous suivons J. Watelet, Bibliographie de la presse française 1865-1944. 83 Var, Paris, Bibliothèqu (...)

1Dans le paysage complexe de la presse d’information et d’opinion varoise, Le Petit Var fait son apparition le 22 septembre 1880. Sa manchette précise sobrement qu’il s’agit d’un journal politique quotidien. L’éditorial du premier numéro, probablement écrit par son fondateur et directeur, Henri Dutasta, annonce fermement la couleur politique en exaltant l’anniversaire de 21 septembre 1792 : un patriotisme républicain nourri d’anti-cléricalisme et une mobilisation en faveur de la démocratisation et de la laïcisaton des institutions. Cette ligne a largement à voir avec les origines du journal. En effet, un des premiers propriétaires, le Marseillais Thomas est directeur du Petit Provençal, quotidien radical phocéen1. Quant au Bordelais Henri Dutasta, ancien élève de l’École Normale Supérieure et professeur de philosophie, peu après son arrivée à Toulon à la fin du Second Empire, il a sacrifié sa carrière dans l’Instruction Publique pour se lancer dans la vie politique comme conseiller municipal, puis maire de Toulon (1878-1888). Appartenant à la mouvance clémenciste, il devient député du Var en 1885 et le demeure durant deux mandatures.

2Au fil des ans et avec la prise de direction, en 1899, par Prosper Ferrero – ancien maire de la ville et député SFIO –, Le Petit Var tend à se gauchiser. En 1909, le sous-préfet de Toulon le définit comme socialiste unifié. Puis, en 1910, il passe sous la direction d’Édouard Sasias, secrétaire d’Aristide Briand. Une enquête préfectorale le classe alors sous l’étiquette de « républicain socialiste ». Au gré de ces différentes directions, Le Petit Var reste donc fermement campé sur une ligne républicaine progressiste.

3En 1880, son tirage est de 2 500 exemplaires. Puis il progresse : en 1885 il est imprimé à 14 000 exemplaires et reste à ce niveau jusqu’à la Grande Guerre (15 000, dont 2 500 abonnés). Géré et édité à Toulon, c’est le seul quotidien politique varois d’audience départementale, et même un peu au-delà, dans un département qui compte environ 300 000 habitants. Sa diffusion est donc modeste. Elle s’explique par la concurrence d’autres quotidiens varois et plus encore par la forte implantation des journaux parisiens, marseillais et, à un moindre degré niçois.

La gestion éditoriale du sport

Affirmation d’une veine informative

4En 1883, la répartition du chemin de fer de ce grand format (41,8 x 29 cm) est la suivante : en une, la manchette, assez étroite, surmonte quatre colonnes dédiées aux informations générales et locales, le roman-feuilleton occupant un peu plus du quart de la page ; les deux pages intérieures sont surtout consacrées aux colonnes informatives et à la suite du roman ; la dernière page est classiquement réservée à la réclame.

  • 2 Cf. J.-Cl. Gaugain, Jeux, gymnastique et sports dans le Var (1860-1940), Paris, L’Harmattan, 2000.
  • 3 Nous considérons ici la surface informative, soit les pages rédactionnelles uniquement. La publicit (...)

5Dès le départ, le sport trouve sa place en pages intérieures, mais de façon très limitée. Sur les quatre derniers mois de 1880, il n’apparaît qu’au travers de six articles isolés sur l’aérostation, la gymnastique et le yachting ; et au plan sémantique, on cherche en vain le mot sport, pourtant apparu – avec parcimonie il est vrai – dans les feuilles départementales dès les années 1860. À l’aune de l’état balbutiant des sociabilités sportives varoises2, le sport, s’il a droit de cité, n’est pas privilégié. Il n’occupe que 0,7 % de la surface informative du Petit Var3. Dans les années suivantes, il l’est d’autant moins que le contexte dicte des choix et une hiérarchie rédactionnels ne lui laissant guère de place. La montée en puissance du quotidien et les exigences de l’actualité offrent en effet une masse accrue d’information (vie politique, maritime, coloniale) qui justifie des modifications de format et le réaménagement du chemin de fer. À la une de l’édition du 30 mars 1883, la rédaction avertit d’ailleurs les lecteurs que les sujets littéraires, artistiques, critiques, etc., qui bénéficiaient d’une bonne couverture en pages intérieures, seront désormais le fait d’un nouveau journal, La Vie provençale, en kiosques le mercredi et le samedi. Au même moment, Le Petit Var, avec la même pagination et le même nombre de colonnes, voit ses marges s’amincir, ce qui aboutit à une légère hausse de la surface allouée aux informations culturelles. Nonobstant, la première moitié de la décennie 1880 est marquée par l’intense relance de la colonisation avec la mise sous tutelle de la Tunisie, l’expédition du Tonkin et les vues sur Madagascar ou le retour meurtrier du choléra ; autant de sujets sensibles – surtout dans un ville de garnison comme Toulon – qui alimentent la polémique entre les radicaux ministériels et les clemencistes et nécessitent un surcroît de surface rédactionnelle. Dans ce contexte, le sport n’est toujours pas une priorité. Sans doute cette transparence sportive tient-elle aussi et encore au démarrage poussif du sport varois.

6À partir de 1886, la question sportive commence toutefois à se frayer un chemin dans les colonnes du Petit Var. La rédaction lui offre une place plus notable, d’abord au bloc conscriptif (gymnastique, tir, colombophilie à visée militaire) et au cyclisme, sans dédaigner cependant les épreuves nautiques et hippiques. Néanmoins, l’actualité pléthorique, alimentée notamment par les rendez-vous électoraux et le scandale de Panama, marque toujours le journal de son empreinte.

7Une autre étape se joue entre 1893 et 1903. En 1893, Le Petit Var compte toujours quatre pages mais passe à cinq colonnes. Le sport gagne alors en surface (1,7 %). Dix ans plus tard, le format augmente (57,5 x 44 cm) et une sixième colonne est créée. La croissance de la surface informative engendre alors une nouvelle petite poussée sportive (2,7 %).

8En 1913, la surface du quotidien augmente encore. C’est là que se joue vraiment le décollage de l’information sportive puisqu’elle représente près de 5 % des informations délivrées par ce Petit Var étendu dans lequel les lecteurs trouvent, les jeudis et dimanches, deux pages supplémentaires. La chronique sportive y occupe souvent une demie page. Le choix du jeudi peut surprendre. Il ne correspond pas au temps festif et sportif hebdomadaire. Mais la rédaction y développe une rubrique froide qui concerne surtout l’archipel du turf d’Ile-de-France, des villes d’eau et du littoral azuréen, autrement dit les rendez-vous du high life et des parieurs.

9Au final, si l’on ne tenait pas compte, de 1883 à 1913, de l’évolution de la maquette du journal, la part de l’information sportive (de 0,3 % à 2,5 %) se caractériserait par une progression notable mais pas frappante. Cependant, en tenant compte des modifications de maquette, cette croissance devient spectaculaire : la surface brute consacrée au sport est en effet multipliée par 22 en trente ans. La place du sport dans la surface réservée aux informations générales augmente aussi très sensiblement (de 0,7 % à près de 5 %). Tous les indices sont donc en forte hausse : le nombre d’articles est multiplié par 8 et le nombre de pratiques citées passe de 21 à 31 (33 en 1903), marquant une forte résistance des jeux et sports anciens et l’irruption de modes et de sports nouveaux capables de favoriser l’adhésion d’un public important.

Une information dispersée dans tout le journal

10Durant toute la période étudiée, plus de la moitié des colonnes sportives paraissent dans les chroniques régionales ou locales. Cette situation – un usage en vigueur dans tout l’Hexagone, le sport faisant son premier lit dans les chronique locales –, tient à l’autonomie des trois principales villes du Var (Toulon, Hyères, La Seyne) et à l’importance de leurs lectorats ; les rédacteurs semblent vouloir leur réserver les informations sportives du cru dans leurs rubriques respectives.

11Autre rubrique privilégiée : celle des « Fêtes locales ». Elle réunit un dixième des informations sportives. On y trouve en général le programme détaillé des concours qui distraient la population des villages et des quartiers urbains. Les nombreux jeux d’exercice témoignent, par leurs variantes, du cloisonnement culturel des campagnes varoises. Les épithètes « annuelle » et « locale », à la place de « patronale », pour désigner ces manifestations festives ne sont pas neutres en ces temps de dures luttes politico-religieuses. Dans Le Petit Var, prototype de la presse varoise républicaine, les comptes-rendus de ces fêtes sont émaillés de remarques anticléricales. La fête locale est un conservatoire des traditions, mais elle subit les assauts de la modernité, concept attrape-tout qui inclut l’inauguration du buste de Marianne, d’une salle illuminée par la fée électricité, des fontaines publiques. A partir de 1894, les retraites aux flambeaux des fêtes toulonnaises se font en tramway et c’est la Compagnie qui distribue les prix des jeux et des courses. Nous reviendrons sur cette dichotomie entre tradition et modernité.

12Troisième rubrique pour partie sportive, celle des « groupes, cercles, sociétés » (6 % du total). Insérée dans les interstices des pages intérieures, elle est concise et vise un lectorat ciblé. Il s’agit uniquement de convocations aux assemblées générales ou aux apéritifs et banquets des sociétés, sportives ou pas. Sous une apparence anodine, cet aspect est d’un grand intérêt. Il révèle en effet la proximité des diverses associations à un moment où ces dernières sont multifonctionnelles. Il n’y a pas de clivage entre ces groupements. Tel cercle toulonnais crée une section vélocipédique ; la Pro Patria de Toulon (gymnastique et tir) contribue lors de ses festivités au financement du Sou des écoles laïques ou quête en faveur des grévistes des Forges et Chantiers de la Méditerranée. Autre exemple : à sa fondation, le Vélo Hyérois se comporte comme une société de secours mutuel, puis crée une fanfare. L’autre intérêt de cette rubrique est de mettre à jour, lors de telle ou telle assemblée constitutive, une société invisible ailleurs ; elle montre alors que la sociabilité officialisée n’est que la partie émergée du mouvement associatif sportif varois.

13On compte aussi un certain nombre d’articles hors de toute rubrique, de taille variable, parfois à la une (12 % du total). Bien en vue, ils concernent avant tout le high life, les épreuves organisées par Le Petit Var (sur un principe réitératif) et celles qui ont une aura de modernité (comme les meetings aériens en 1913 qui attirent un large public). De ces épreuves qui peuvent bénéficier à l’économie locale (commerces, sociétés de voiturage, etc.) Le Petit Var attend, du moins peut-on le penser, une hausse des ventes. Certains d’entre eux tiennent de la presse au ciseau, emprunts légèrement revisités pour les adapter à la situation locale.

14Quoiqu’ils soient en toute petite proportion (1 % de l’ensemble), on ne peut omettre les brèves que l’on qualifiera, faute de mieux, de « diverses ». Elles apparaissent de façon aléatoire dans toutes les rubriques du Petit Var. Ainsi dans les rubriques politiques locales pour les relations des délibérations d’un Conseil municipal ou de l’Assemblée départementale. Parce qu’il accorde beaucoup d’importance à la démocratie locale, Le Petit Var en est friand. Ici et là, des références au sport apparaissent : subvention à un club, création d’un boulodrome, etc. Pour terminer, Les « Nouvelles maritimes » (militaires notamment) peuvent elles aussi abriter des entrefilets sportifs.

15Enfin et bien sûr, l’information sportive figure dans les colonnes spécialisées. La première chronique structurée voit le jour le 24 septembre 1896. À la fin du siècle, elle couvre une gamme réduite de sports : cyclisme, automobilisme, hippisme, yachting et tauromachie. Le yachting est le mieux couvert, mais les brèves traitent plus des entrées et des sorties des ports azuréens que de régates, servant alors à alimenter la chronique de la vie mondaine et à susciter la curiosité des badauds massés des quais aux pontons. Les autres sports sont couverts en fonction des rendez-vous nationaux.

  • 4 Cf. J.-Cl. Gaugain, « La presse varoise sportive à la Belle Époque », in Ph. Tétart, S. Villaret (d (...)

16À l’aube du XXe siècle cette rubrique paraît encore de façon très variable. En témoignent les 31 parutions de 1903. À la différence de nombreux autres quotidiens parisiens et régionaux qui, dès les années 1900, tiennent rubrique chaque jour, Le Petit Var, en 1913, garde cette périodicité aléatoire (72 parutions). Cette situation est assez atypique, surtout lorsqu’on considère la part de la rubrique dans la distribution de l’information sportive : elle n’en représente que 17 %. La rubrique n’empêche donc nullement la fragmentation de l’information sportive. Constatons de même que l’apparition de la presse sportive, fin 1905 (Le Var sportif et La Vie sportive), n’a pas pour conséquence la disparition des articles sur le sport dans Le Petit Var4. On peut au contraire considérer que la venue des titres spécialisés détermine la densification de la rubrique au tournant des années 1910 ; une période où, plus largement, le lectorat varois intéressé par l’actualité sportive dispose d’un large choix d’organes de toutes origines, spécialisés ou non, mais qui traitent d’actualité et/ou de sociabilités sportives. Au final, même avec cette information disséminée, Le Petit Var confirme que le sport est un fait socioculturel et structurant en forte expansion.

Au rythme des saisons

17Partant des surfaces mensuelles réservées au sport, on peut dégager quelques caractéristiques du temps festif et sportif varois et de son écho dans Le Petit Var.

  • 5 M. Vovelle, Les Métamorphoses de la fête en Provence de 1750 à 1820, Paris, Aubier-Flammarion, 1976 (...)

18En 1883, les deux mois les plus féconds en informations sont juin et juillet. C’est le temps des fêtes locales qui ont subi depuis la fin de l’Ancien Régime une série de métamorphoses mises en évidence par les travaux de Michel Vovelle et de Maurice Agulhon5 : concentration estivale, organisation par des confréries s’effaçant face à la municipalisation et à la laïcisation – d’ailleurs en phase avec l’orientation politique du journal de Dutasta. Les années suivantes, la conjoncture écrête le pic estival : la crise phylloxérique non éradiquée et le retour meurtrier du choléra entraînent la réduction voire l’annulation des festivités en raison de la saignée démographique, de la baisse des prix et des primes promis aux compétiteurs. Ces malheurs du temps alimentent largement les informations non sportives. Quant aux mois d’hiver, ils sont, en 1883, silencieux.

19Les données de 1893 montrent une courbe plus régulière avec l’érosion des jeux traditionnels – à la notable exception du boulisme – et la mise en place d’épreuves cyclistes et du bloc conscriptif. Aucun mois ne s’inscrit en négatif, l’hiver commençant à devenir lui aussi un théâtre sportif.

20En 1903 le principal pic, en mai, s’explique par l’importance accordée à la course automobile Paris-Madrid et à ses prolongements politiques. Il n’y a pas de creux marqués en raison de la reprise de l’essor du mouvement associatif au sein duquel les sociétés multisports lissent leurs activités sportives et festives tout au long de l’année.

21Enfin, la nouveauté de 1913 tient au pic hivernal. Il témoigne de l’implantation du football et du rugby.

22Cette rapide analyse incite à formuler quelques remarques sur la périodisation et la typologie du mouvement associatif.

Un patchwork changeant

  • 6 30 juillet 1883.

23Ce qui frappe en 1883 est l’importance accordée à trois pratiques qui constituent 60 % de l’espace informatif sportif soit, dans l’ordre : la gymnastique, les courses pédestres et le cyclisme. Cette trilogie ne correspond pas à la réalité du terrain, d’ailleurs peu fertile à cette date. Le Petit Var lui-même le souligne en une en parlant du retard des sociétés de gymnastique inspirées par l’USGF et Déroulède6. Au même moment, la tentative de formation de la première société de gymnastique du Var, à Toulon, échoue. En dehors des courses pédestres des fêtes locales, le journal accorde beaucoup d’importance aux défis et aux paris avec de fortes sommes d’argent que se lancent deux coureurs forains, Léonard – dit l’Homme-vapeur – et Weiss – dit l’Homme-étincelle –, qui affichent des performances déroutantes (43 km en moins de deux heures !). Quant au cyclisme compétitif, il n’est le fait, depuis la fin des années 1870, que d’Alfred Rousseau et de ses équipiers du Vélo Sport de Marseille ; en tenue de jockey, ils multiplient les exhibitions dans la région, dandys chevauchant des engins divers et se montrant beaucoup. Le premier club cycliste varois n’est en effet officialisé qu’en 1887, sous un label conscriptif d’ailleurs.

24En 1893, la situation a notablement évolué. La première place du cyclisme (30 %) correspond désormais à la réalité varoise. Les sports hippiques constituent une deuxième veine informative nourrie par l’actualité des champs de course azuréens et de la région parisienne. La troisième place du tir s’explique par les trois formes qu’il revêt : tir sur cibles diverses des fêtes locales, pratique villageoise ; tir d’agrément (pigeons) dans le cadre de sociétés au recrutement choisi ; tir conscriptif, activité de sociétés mixtes territoriales qui instruisent des militaires de la réserve et de la territoriale astreints à des périodes d’entraînement ; tir des pupilles des sociétés de gymnastique encadrés par des prévôts d’armes, nombreux dans le Var, qui participent aux concours de l’Union des Sociétés de Tir de France (USTF). Curieusement, Le Petit Var donne plus d’écho, pour les deux dernières formes de tir, aux sociétés azuréennes, voire corses, qu’à leurs homologues varoises, peut-être moins actives.

25Le yachting enfin vient au pied de ce podium.

26Au total, en 1893, il y a peu de discordance entre la vie sportive régionale et sa couverture par Le Petit Var.

  • 7 Archives nationales. F7-12378. Les Sports, 2 septembre 1905.

27En 1903 le calendrier sportif annuel se densifie et n’offre plus de temps mort. L’augmentation du nombre de pratiques va de pair avec l’élan du mouvement associatif. Le cyclisme tient toujours le haut de l’affiche bien qu’une statistique de 1904 ne recense que 8 441 bicyclettes assujetties à la taxe dans le Var, soit un taux de 25,8 utilisateurs pour 1 000 habitants, ce qui place le département au niveau des Bouches-du-Rhône et des Alpes-Maritimes, très au-dessous de la moyenne nationale7. Pour le reste, la hiérarchie des pratiques est plus floue. Le début du siècle voit s’affirmer plus nettement la modernité illustrée par l’automobilisme, le motocyclisme et, à un niveau plus modeste, la motorisation de la vieille targue. Au demeurant, la primauté de l’automobilisme est factice : elle repose sur le caractère exceptionnel de la couverture, déjà notée, de Paris-Madrid. Les débuts de l’aéronautisme et du motonautisme montrent que l’espace sportif s’étend dans les airs et l’espace maritime. L’hippisme et le yachting ont toujours la faveur des chroniqueurs. Mais sont-ils en phase avec un lectorat dont on connaît peu de choses ? Quant au boulisme, dont la sportivisation est laborieuse et inachevée, il est sous médiatisé. C’est aussi le cas de la gymnastique. Le mouvement en sa faveur s’essouffle ; les jeunes Varois ont peu de goût pour une pratique encadrée par la gérontocratie en place depuis l’époque de Jules Ferry.

  • 8 J.-Cl. Gaugain, op. cit., 2000, p. 76.

28À la veille de la guerre, l’hégémonie cycliste s’accentue encore. Bien qu’elle ait perdu de son aura de modernité depuis la naissance de l’automobilisme et de l’aviation, la petite reine a pour elle son accessibilité, le fait d’être un « bienfait social » et d’attirer un large public lors des compétitions. Le nombre de clubs augmente considérablement, mais l’associationnisme cycliste reste un fait essentiellement urbain puisque les deux tiers des créations ont lieu dans les quatre principales villes (Toulon, La Seyne, Hyères, Draguignan)8. L’usage de la bicyclette s’étend aussi au monde paysan comme le montre la carte des magasins de cycles, et une vingtaine de villages ont eu, à un moment ou à un autre leur club – éphémère il est vrai. Il touche aussi le monde ouvrier : 17 clubs se sont créés depuis 1898 dans les faubourgs toulonnais du Pont-du-Las et de Saint-Jean-du-Var où résident de nombreux ouvriers de l’arsenal maritime.

29En 1913, la couverture du high life constitue une autre veine importante : elle associe le turf, dopé par le PMU, le tennis et le golf dont les terrains sont des petites enclaves britanniques en terre varoise, et l’automobilisme qui se limite à quelques courses de côte, à des gymkhanas avec concours d’élégance, et à des rallyes cartes postales. D’ailleurs, l’automobilisme concerne directement peu de personnes : L’Indicateur du Var de 1913 ne recense que 218 récépissés de déclarations de voitures et de voiturettes. Ces pratiques propres aux élites locales et aux hivernants, majoritairement britanniques, ont leurs solides bastions : Hyères et Saint-Raphaël, pas encore détrônés par la Côte d’Azur. La mode est aussi aux meetings aériens. Ils attirent un vaste public en 1913 dans de nombreux villages du Moyen-Var. En cette période de tensions internationales, la presse quotidienne et sportive insiste sur l’utilité patriotique de l’aviation et encourage les initiatives en sa faveur. Initiatives ayant pour but de développer la navigation aérienne en aidant les inventeurs par l’octroi de subsides. Ainsi nait l’Union Française Aérienne en décembre 1908 dont le promoteur, rédacteur en chef du Survol, s’assure l’appui de quelques élus varois. La forte flambée médiatique accompagnant l’événement est de courte durée. Les agissements du promoteur de cette entreprise nouvelle, personnage fantasque, baron, assureur et marchand de vins et spiritueux, à l’existence dispendieuse et aux ressources incertaines, attirent l’attention de l’autorité préfectorale qui transmet à l’Intérieur, dont le titulaire est alors Georges Clemenceau, un rapport peu élogieux : l’homme qui n’est pas porté que par le rêve icarien et des convictions patriotiques souhaite avant tout se refaire une santé financière. Tout cela fait quelques bons prétexte à écrire pour les chroniqueurs, mais ne fait pas avancer d’un pouce la cause de l’aviation dans la région.

30L’essor du rugby et du football semble plus prisé par les rédacteurs sportifs que par le public qui ne se rend pas encore en masse autour des stades. Cependant, on voit poindre un certain campanilisme. Le Rugby Club Toulonnais, né en juin 1908, à la suite d’une cascade de fusions, et bien que formé presque exclusivement de militaires, commence à avoir ses supporters qui reçoivent les équipes marseillaises de façon musclée. Le Stade Raphaëlois, auréolé de son titre de champion de France de football USFSA et dont l’ossature est britannique, est adopté par la ville qui en fait un atout pour sa promotion touristique. Le chauvinisme local est exacerbé lors des derbys qui l’opposent au Sporting Club Dracénois au cours desquels la violence est mal maîtrisée. Ces matchs peuvent avoir des prolongements politiques inattendus. Lors de d’entre l’un deux, Le Cri du Var, organe fédéral de la SFIO, décide de ne plus avoir de rubrique sportive car de tels faits désespèrent les Bourses du Travail et les sections de la Libre Pensée des deux villes ! Le Hyères football club (HFC), issu du Vélo sport local et dont l’ossature est formée d’Anglais et de militaires casernés à Vassoigne, près du centre ville, est au cœur de la vie politique locale en raison de la personnalité de ses dirigeants : Pierre Moulis, vétérinaire, conseiller général puis maire, et le docteur Perruc qui a aussi des ambitions politiques. À la veille de la guerre, le HFC, seul club varois du comité du Littoral à tenir tête aux équipes marseillaises de deuxième série, est également utilisé pour la promotion touristique de la ville. De cette intense vie footballistique, Le Petit Var rend régulièrement compte et montre ainsi comme les préoccupations sportives, tant médiatiques que publiques, évoluent avec le temps.

Le miroir d’une géographie sportive

  • 9 D’après l’édition du 30 novembre 1903.

31On connaît peu de choses sur l’audience du Petit Var en dehors du département si ce n’est qu’il est vendu par 67 kiosques à Paris au début du siècle9. En revanche, la géographie des correspondances sportives donne quelques indications. Elle dessine un espace médiatique et une géographie sportive montrant que le quotidien se concentre avant tout sur le Var. Sur la base du corpus étudié, le nombre total de correspondances sportives est de 542 ; or 425 d’entre elles concernent le Var (78 %), le reste se répartissant, pour l’essentiel, entre les Alpes-Maritimes (15 %) et les Bouches-du-Rhône (principalement La Ciotat, 5 %). Quoiqu’elles s’inscrivent dans l’espace azuréen, la mission et la cible des rédacteurs sont donc avant tout varoises.

32Les rubriques dessinent une géographie sportive faite d’espaces variés, du local à l’international, selon les pratiques.

33Le boulisme n’est traité que dans le cadre départemental et sa périphérie proche, particulièrement lorsque Le Petit Var en est organisateur. Il ne s’agit que du jeu provençal (jeu long) jusqu’à l’arrivée de la pétanque (jeu court) dans l’ouest varois en 1911.

34La carte du turf ressemble à un vaste archipel comprenant les îlots varois et ses sociétés hippiques (Hyères, Cogolin, Toulon, Draguignan, Brignoles), les hippodromes franciliens que les rédacteurs privilégient, enfin les villes d’eau balnéaires et thermales (Dieppe, Nice, Vichy, Baden-Baden, etc.).

  • 10 Elle est issue d’une dissidence de l’UVF.
  • 11 Cf. J.-Cl. Gaugain, op. cit., 2000, tableau p. 32.

35L’espace cycliste se dessine plus finement : la fête locale, les épreuves régionales organisées par les instances régionales de l’Union vélocipédique de France (UVF), par la Fédération Cycliste Indépendante du Midi (FCIM10) et/ou par la presse sportive varoise et Le Petit Var ; enfin les grandes épreuves par étapes (Tour, Giro). Ces niveaux ne sont pas médiatiquement hiérarchisés : telle épreuve locale peut être plus couverte que le Tour d’Italie dont on ne présente que le podium final en une ligne à peine lisible. Cet espace cycliste est, au niveau varois, linéaire, et reproduit surtout la carte des principales voies de communication : la route nationale qui contourne les Maures par le nord qu’empruntent toutes les épreuves, la voie ferrée PLM et ses courtes branches vers Hyères et Draguignan. Cette géographie recouvre aussi celle du tourisme aux parcours jalonnés par les soins du Touring Club de France. Cet espace cycliste se dilate et se densifie sensiblement à partir de 1893. Les cyclistes sont plus visibles dans les faits divers locaux, parfois à l’occasion d’accidents posant le problème du partage d’un espace public utilisé par les cyclistes puis les automobilistes, mais aussi les travailleurs, les badauds, les animaux domestiques vagabonds. La lecture que l’on peut faire au travers du Petit Var de la densification du maillage cycliste renvoie, de fait, à la dynamique vélocipédique du département, du moins sur le plan compétitif. De 1891 à 1910, la course de bicyclettes est en effet l’événement phare de 37,6 % des fêtes locales11. En 1896, il n’y a que 17 commerces de cycles. En 1913, 36 communes sur 148 en sont pourvues et leur total est de 92. Sans être encore démocratisé, l’usage de la bicyclette s’étend. En privilégiant de plus en plus le cyclisme, Le Petit Var renvoie donc un juste écho de ce qui se passe sur le terrain et accompagne probablement la diffusion des passions cyclistes.

36Avant 1903, les sports collectifs anglais n’ont pas d’existence réelle en terre varoise bien qu’on commence à en parler un peu. À partir de cette date, la géographie du football et du rugby apparaît sous la forme d’une tripartition de l’espace départemental. En simplifiant, l’arrondissement de Draguignan choisit le football sous la coupe du comité de Côte d’Azur de l’USFSA (1904) et son essaimage à proximité doit beaucoup au réseau ferroviaire. L’arrondissement de Toulon accorde sa préférence au rugby sans ignorer le football, mais sous la direction parfois contestée des Marseillais du Comité du Littoral. L’arrondissement de Brignoles enfin, quoiqu’intégré au Comité de Côte d’Azur, constitue un angle mort. Sur ce point, Le Petit Var permet de confirmer la géographie footballistique et rugbystique.

Quelle langue pour le sport ?

37Si croissance de l’emprise sportive il y a, la lecture de la prose spécialisée laisse le lecteur sur sa faim. Le Petit Var ne s’encombre pas d’analyse du fait sportif. Pour les exercices les plus pratiqués, la litanie des listes de participants, des résultats bruts et des prix prédomine. Cyclistes, boxeurs, footballeurs, rugbymen et autres boulistes n’ont pas la parole. On ne note pas d’effort pédagogique visant à expliquer les règles du football et du rugby. La souffrance des cyclistes se mesure aux distances parcourues, aux temps de selle et aux conditions atmosphériques. La distance sociale entre les sports se mesure quant à elle au montant des prix et aux lieux fréquentés et parcourus.

38Quoiqu’ils soient assez ternes, les articles n’en livrent pas moins une myriade de renseignements sur la sociologie et l’économie embryonnaires du sport. Ils montrent aussi comment la culture sportive évolue, à l’instar des glissements sémantiques qu’on peut repérer entre 1883 et 1913. Des glissements marqués, notamment, par la poussée des anglicismes. La course pédestre devient parfois footing. Sur certains hippodromes on pratique le coursing (courses de chiens généralement). Les grands rassemblements deviennent des meetings, etc. Dans un autre registre, la venue de « gymnasiarques » à Toulon en octobre 1890 révèle que le rédacteur, par l’utilisation de ce mot, situe encore la gymnastique dans la filiation de la Grèce antique. Ce terme devient vite obsolète : progressivement, la rédaction prend conscience de la modernité sportive, tout comme elle le fera une décennie plus tard, en créant des rubriques sportives alors que la plupart des jeux traditionnels resteront dans les rubriques locales et celles concernant les fêtes annuelles. Dans un autre registre, sous le Second Empire, les réunions hippiques étaient l’occasion d’insister sur l’élégance des toilettes dans les tribunes. Le Petit Var gomme cet aspect au moment où le pouvoir et l’influence passent des tutelles traditionnelles aux « couches nouvelles » chères à Léon Gambetta. Enfin, plus largement, le langage utilisé jusqu’à la veille de la Grande Guerre n’est pas encore imprégné du culte de la performance et ne participe guère à la fabrication d’une mythologie sportive.

39à partir de 1910, la photographie donne un visage aux champions, du moins en une. Le 31 juillet 1913, le vainqueur de Tour de France, Philippe Thys, pose ainsi à l’arrivée avec un modeste bouquet, le vélo à la main : une image banale qui laisse à peine deviner l’exploit. D’autres personnages apparaissent en une, sacrifiant à la mode naissance de la célébration du champion : Georges Carpentier, Jean Bouin – qui vient, en voisin, participer à des courses toulonnaises –, Roland Garros – familier de Saint-Raphaël.

40Mais au total, jusqu’en 1913, la langue sportive du Petit Var n’est pas élaborée et la forme de son information sportive ne saurait être assimilée à ce que proposent déjà quelques grands quotidiens nationaux : d’authentiques pages sportives nourries par une véritable écriture du sport.

Éléments de conclusion

Du national au local ?

  • 12 J.-M. Mayeur, La Vie politique sous la IIIe République, 1870-1940, Paris, Le Seuil, 1984, p. 75-76.

41Ne pas connaître avec précision la rédaction du Petit Var rend difficile l’analyse de la couverture médiatique du sport et de ses éventuelles relations avec les autres sphères de vie sociale. Il en va de même, plus précisément, pour le ou les rédacteurs sportifs, anonymes. Est-ce que le journal fait partie de cette presse à « coups de ciseaux » selon la formule employée par Jean-Marie Mayeur12, se contentant d’un seul rédacteur qui reproduit des articles de la presse nationale de même tendance politique, contribuant ainsi à « l’uniformisation de la vie politique politique française », à un moment où pour les républicains il s’agit d’affermir et d’enraciner la République ? Y a-t-il un pool de correspondants qui s’affranchit, ne serait-ce qu’à l’occasion, de la tutelle de la rédaction ? Laquelle a changé cinq fois en trente ans sans dévier beaucoup de sa ligne générale : la défense de la République démocratique laïque et le désir de Revanche – même si pour cette dernière on n’y a pas toujours mis la même ardeur. Est-ce que l’on peut comparer le traitement de l’information politique et celui de l’information sportive, sachant que dans les deux cas le ressort est le même – la compétition – mais que les enjeux diffèrent ?

42Politiquement, Le Petit Var s’inscrit pleinement dans la tradition jacobine. Dans la sphère sportive, il ne semble pas avoir de lien organique avec les diverses instances régionales et locales, même si l’intersociabilité dans les principales villes du département multiplie les contacts entre les notables qui fréquentent les mêmes cercles et cénacles et appartiennent au même milieu social, la bourgeoisie des médecins, des avocats, des hommes de plume. En outre, ces diverses sociabilités sont des sociabilités de voisinage. Certains de ces notables ont plusieurs casquettes, tels Balp à Draguignan, Moulis à Hyères, Charles Roche à Toulon. Pour les plus ambitieux, la présidence d’une société sportive est un bon tremplin pour une fonction édilitaire : un siège au Conseil municipal, à l’Assemblée départementale, rarement plus haut.

43À côté du jacobinisme politique, y a-t-il adhésion ou résistance à une forme de jacobinisme sportif née du développement des fédérations nationales et de la mise en place de leurs relais régionaux et locaux ? Autrement dit, est-ce que la lecture du Petit Var révèle des traces de localisme, de régionalisme, de provençalisme en l’occurrence ?

  • 13 Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), op. cit., 2010, p. 135-137.
  • 14 R. Merle, Les Varois, la presse varoise et le provençal. 1859-1910, Toulon, SEHTD, 1996.

44Cela est variable selon les moments, les lieux et les pratiques sportives. Dans le cas des disciplines conscriptives, le régionalisme n’aurait pas de sens et l’Union des Sociétés de Gymnastique, de Tir et de Préparation Militaire de Provence et du Sud-Est se coule avec zèle dans le modèle jacobin ; le journal est sur la même ligne, même à l’époque socialisante de Ferrero. Dans le Var, la fronde de la grande majorité des sociétés cyclistes et des vélodromes, en 1907, contre le Comité départemental de l’UVF, aboutit à la création d’une fédération dissidente, la FCIM (Fédération cycliste indépendante du Midi), avec la participation active de la presse sportive varoise, Le Var sportif dans un premier temps, puis La Vie sportive après un spectaculaire retournement. Dans cette affaire, des querelles de personnes ont fortement interféré. Le Petit Var semble n’avoir été que spectateur de cette fronde, même s’il en a rendu compte13. La question du provençalisme pourrait se poser à propos de la targue et du boulisme à travers un double prisme : celui de la relation entre tradition et modernité, celui de l’opposition entre jacobinisme et régionalisme. Mais disons d’emblée que la presse varoise de la Belle Époque, quotidienne ou périodique, sportive ou généraliste, ignore le provençal. Seule la presse provençaliste de faible audience connue grâce aux travaux de René Merle14 l’utilise, mais elle ignore le sport. La joute nautique est un marqueur identitaire : la première société créée à Toulon, Leï Targaïre Toulounen, est le fait de jeunes félibres toulonnais dont certains, comme le secrétaire de mairie Esclangon, sont aussi les promoteurs de la principale société de randonneurs pédestres, les Excursionnistes Toulonnais. En pleine affaire Dreyfus, l’une et l’autre sont à la fois teintées de provençalisme et de nationalisme d’exclusion, sombrant dans la xéno - phobie – plus précisément l’italophobie – et écartant les nombreux pêcheurs italiens vivant autour de la rade de la grande joute du 14 juillet. Société savante et patriotique autant que sportive, les Excursionnistes Toulonnais sont fermés aux étrangers. Les sociétés boulistes ont, pour la plupart, eu une attitude différente, plus ouverte. La Fédération varoise des boulomanes (FVB), avant la guerre, n’a guère discouru sur le thème du provençalisme. Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour cela, plus sur le thème du respect des traditions d’ailleurs que sur des thèses ethno-linguistiques. Donc, ce pseudo-provençalisme manque de bases solides. Les trois-quarts des sociétés boulistes sont le fait des trois principales villes varoises (Toulon, La Seyne, Hyères), villes de brassage, et le nom de 6 % seulement d’entre elles empruntent à l’idiome natal. C’est à peu près la même chose pour la joute nautique. Ces deux jeux traditionnels en voie de sportivisation cultivent plus le localisme que le régionalisme et leur fédéralisation bute sur la persistance de coutumes locales qui rendent difficiles les tournois intercommunaux. Contrairement au boulisme dont la pratique s’étend, la joute nautique n’est qu’un isolat anthropologique et géographique. Sa base démographique et socioprofessionnelle se réduit aux pêcheurs, bateliers – même si on joute aussi sur de modestes cours d’eau de l’intérieur. Mais de ces dimensions Le Petit Var ne rend pas compte, et il faut souligner qu’il néglige de plus en plus ces pratiques traditionnelles entre 1883 et la veille de la Grande Guerre.

Tradition et modernité

45Cette situation s’explique sans doute parce que le quotidien s’inscrit nettement dans l’idéologie du progrès, de la modernité sur tous les plans : le progrès, c’est la République, le train, l’automobile, l’avion, l’électricité, etc. Le sport moderne est vite intégré à cet ensemble. La coexistence des traditions et de ce qui est considéré comme moderne est visible dans les programmes des fêtes locales et annuelles, y compris dans les plus modestes villages. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau en 1880 quand paraît le premier numéro du Petit Var. On en trouve des traces dans la presse du Second Empire, voire avant.

46Dans ce modernisme revendiqué, ce qui frappe le plus est l’attrait pour la vitesse, élément important du spectacle sportif. On mesure le progrès en passant de la bicyclette à la moto, puis à l’auto et enfin à l’avion, du muscle à la mécanisation, puis à la motorisation. La vitesse éblouit, est de plus en plus utile. Mais elle effraie aussi. Il faut la limiter : on en est conscient après la tragédie du Paris-Madrid automobile (mai 1903).

47Notons par ailleurs qu’à Toulon, les premiers marchands de cycles, anciens compétiteurs, vendent aussi des machines à coudre, des horloges et des chronomètres. Dans le paysage urbain, leurs magasins, ainsi que d’autres qui affichent des nouveautés, sont des îlots de modernité. Dans la dernière page du Petit Var, ils côtoient toutefois la tradition représentée par les nombreuses réclames en faveur de la pharmacie à base de baumes, de dépuratifs et de jouvences de toutes sortes, alors que dans ces encarts publicitaires il est difficile de détecter les avancées de la médecine pastorienne, pourtant un des phares du progrès scientifique. L’homme mesure de plus en plus précisément la vitesse, au cinquième de seconde lors des épreuves cyclistes et athlétiques, mais aussi la vitesse révèle les progrès physiologiques à un moment où le sport endosse une finalité hygiénique hautement affirmée. Un bref exemple : l’obtention du brevet cycliste de l’UVF impose de parcourir d’abord 100 kilomètres en moins de six heures, puis les candidats n’ont plus que de cinq heures pour parcourir la même distance... A-t-on voulu inciter les jeunes cyclistes, peu nombreux au début, à faire plus de zèle ? Ou l’écart d’une heure ne fait-il que mesurer la meilleure qualité des engins utilisés ? La lenteur devient en tout cas éliminatoire à un moment où les courses de lenteur et autres vélousels, qui attiraient la foule dans les années 1880, disparaissent des programmes des réunions cyclistes et des colonnes du Petit Var.

48Le passage de la tradition à la modernité peut se manifester de différentes façons. En 1904, un notable dracénois, l’imprimeur Latil, offre au musée du chef-lieu un bistourdier (sorte de fléau) et un brassard utilisés dans le cadre du vieux jeu de ballon au moment où se forme le Sporting Club Dracénois, un des plus anciens clubs de football varois. Mais ce jeu de ballon ne disparaîtra définitivement du Var qu’au milieu des années trente. Autre cas où la tradition cède la place à la modernité importée : la boxe française s’efface devant la boxe anglaise (en fait américaine). Paradoxalement, l’introduction de cette dernière est le fait de sociétés et de prévôts d’armes qui pratiquent la gymnastique la plus traditionnelle, l’amorosienne parfois mâtinée de suédoise, et sont hostiles aux sports modernes. Les danses dites de « caractère » sont souvent détrônées lors de fêtes locales par des danses exotiques d’importation plus ou moins récente : valse, polka, mazurka. De ces progressives mutations Le Petit Var est un observateur attentif et un révélateur.

Une économie du sport ?

49Les indices et les références qui ouvrent, dans Le Petit Var, la voie à l’étude de l’économie du sport sont minces. Les surfaces publicitaires de la dernière page concernent très marginalement le sport. Là aussi, le cyclisme est la pratique la plus visible. Mais les encarts y sont de taille modeste et ne concernent que quelques agences de Toulon et, à un degré moindre, d’Hyères. Chercher du côté de l’onomastique des clubs cyclistes permet de détecter les maisons équipant les compétiteurs : Lion, Alcyon, Svelte, Magellan, Dunlop. Avant la guerre, les équipements sportifs sont sommaires. Peu de terrains où évoluent les cyclistes, les footballeurs, les rugbymen, etc., méritent le nom de stade, de vélodrome, de boulodrome ou de gymnase. Il ne s’agit que d’espaces urbains interstitiels ou périurbains en déshérence. Les Dracénois et les Hyérois semblent mieux lotis, ces derniers grâce à des legs à la fin du Second Empire. La surface financière de ceux qui tirent quelque profit de la pratique sportive est inconnue. À deux notables exceptions – le Stade Raphaëlois et le Vélo Sport Hyérois – on ne sait rien du budget des associations sportives et des fédérations régionales. Cependant, dans certains sports (boulisme, cyclisme), la pratique permet une certaine ascension sociale : de modestes ouvriers, tels Zanolo du Vélo Sport Seynois, et Jourdan de la Pédale du Las (Toulon) peuvent acquérir un commerce de cycles ; les légendes du boulisme de la Belle Époque tel Parpelet (Toulon) sont de véritables professionnels écumant les concours régionaux et leur réputation est connue bien au-delà des limites de la Provence. En outre, le boulisme est fortement lié aux débits de boissons : à la veille de la guerre, il y en a environ 300 à Toulon. Les collectivités territoriales ne mettent pas la main au gousset, sinon chichement lorsque les événements sportifs les plus spectaculaires bénéficient au commerce local et au tourisme grâce à l’afflux d’étrangers.

50Le cas des sports à forte coloration mondaine est différent. Le comte Ferdinand de David-Beauregard, fils d’un ancien maire légitimiste d’Hyères et grand propriétaire foncier, vit très bien de son écurie de course qui récolte ses lauriers jusqu’en Italie et à Vichy. On ne sait rien en revanche de l’économie de la plaisance et du yachting.

51On peut toutefois dire que l’économie du sport varois est encore embryonnaire et qu’elle s’affiche peu. Les sommes en jeu ne semble guère peser dans l’économie locale et régionale. En tout cas, Le Petit Var ne laisse rien filtrer sur ce plan qui puisse aider l’historien du sport.

Une stratégie rédactionnelle ?

52Y a-t-il une stratégie cohérente concernant la couverture médiatique du sport ? Il ne semble pas que ce soit le cas vues les discordances répétées, repérées au cours de la période 1880-1913, et la grande variété d’articles dispersés de la une à la troisième, puis à la cinquième page lorsque certains numéros passent à six pages. À l’évidence, le sport n’est pas une priorité : 6 % de la surface informative de une est sportive de 1880 à 1913. Mais ce chiffre n’est atteint que grâce à quelques articles relatant des événements exceptionnels ou se révélant être des emprunts à la presse nationale.

53Du reste, la place du sport dans le journal a beaucoup augmenté jusqu’à la veille de la guerre. Mais la rédaction a été contrainte de faire des choix limités dans la mesure où l’envergure de la publicité et du roman-feuilleton, importante, est quasiment immuable, car le quotidien a besoin de recettes et de respecter le désir de ses fondateurs d’œuvrer en faveur de l’instruction du peuple, et le roman y contribue.

54L’autre limite est imposée par la place, importante, des informations internationales et nationales. Sans doute la hiérarchisation de la couverture médiatique des pratiques sportives dépend-t-elle des préférences personnelles du ou des rédacteurs qui peuvent aller dans le sens des intérêts supposés du Petit Var, faisant fi de la cohérence idéologique. La rédaction semble cibler des publics variés en fonction des circonstances. Ce que le lecteur veut, le journal peut l’offrir. Telle semble être sa devise. Elle contraste avec sa fermeté politique en maintes occasions. Traitement politique et traitement sportif relèveraient ainsi de démarches parfaitement dissociées, le sport n’étant pas particulièrement privilégié.

55Le sport a-t-il, intrinsèquement, ou dans l’esprit de ceux qui le pratiquent ou le médiatisent alors, un contenu idéologique ? On peut se poser la question en scrutant la place de l’information sportive lors de l’intermède Ferrero, alors député SFIO. Le Petit Var est alors peu bavard sur les premières tentatives, timides il est vrai, de créations d’associations sportives socialistes, suivant en cela le silence de l’organe fédéral, Le Cri du Var qui, à partir de 1907, ignore volontairement le sport ; quitte à le regretter trois ans plus tard, mais sans modifier son attitude. Silence complet aussi sur le sport catholique, embryonnaire, ce qui cadre parfaitement avec le républicanisme anticlérical du journal.

56Enfin, quelle place occupe le spectacle sportif par rapport au spectacle considéré comme noble (théâtre, musique, cinéma qui fait alors ses premiers pas) ? La rédaction a tranché en 1883 lorsqu’elle a offert à la vie culturelle toute sa place dans La Vie provençale. Donc, sport et culture se sont peu côtoyés dans les pages du quotidien, ce qui ne facilite pas la comparaison.

57On ne peut donc répondre avec une certitude et une précision suffisamment argumentées à toutes les questions posées au départ de cet ouvrage. On peut cependant souligner l’important chemin parcouru entre 1880 et 1913 par le sport varois et par sa couverture médiatique. Le Petit Var s’y consacre de façon grandissante mais sans aller jusqu’à promouvoir le sport au point d’en faire un véritable atout éditorial. De façon symptomatique et à la différence de nombreux journaux de l’époque, il ne s’engage pas sur le terrain même (organisation d’épreuves) et, en matière rédactionnelle, il ne se démobilise qu’avant guerre malgré la nette croissance informative de la Belle Époque. C’est dire, en dernier ressort, les limites de sa curiosité sportive et, en toute hypothèse, le manque de flair de ses rédacteurs face à un mouvement social entré dans la première phase d’une massification se jouant entre pratique et médiatisation.

1883

1893

1903

1913

Sur la surface totale
Sur la surface rédactionnelle

0,3
0,7

0,9
1,7

1,3
2,7

2,5
4,9

Tableau 1. – Volume (%) d’information sportive dans Le Petit Var.

Tableau 2. – Hiérarchie des thématiques sportives dans Le Petit Var (1883-1913) (en %)

Notes

1 Nous suivons J. Watelet, Bibliographie de la presse française 1865-1944. 83 Var, Paris, Bibliothèque Nationale, 1978.

2 Cf. J.-Cl. Gaugain, Jeux, gymnastique et sports dans le Var (1860-1940), Paris, L’Harmattan, 2000.

3 Nous considérons ici la surface informative, soit les pages rédactionnelles uniquement. La publicité est donc retranchée. Voir annexes.

4 Cf. J.-Cl. Gaugain, « La presse varoise sportive à la Belle Époque », in Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), Les Voix du sport. La presse sportive régionale à la Belle Époque, Biarritz-Paris, Atlantica/Musée National du Sport, 2010.

5 M. Vovelle, Les Métamorphoses de la fête en Provence de 1750 à 1820, Paris, Aubier-Flammarion, 1976, p. 28-65 ; M. Agulhon, Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence. Essai sur la sociabilité méridionale, Paris, Fayard, 1968, p. 37-64.

6 30 juillet 1883.

7 Archives nationales. F7-12378. Les Sports, 2 septembre 1905.

8 J.-Cl. Gaugain, op. cit., 2000, p. 76.

9 D’après l’édition du 30 novembre 1903.

10 Elle est issue d’une dissidence de l’UVF.

11 Cf. J.-Cl. Gaugain, op. cit., 2000, tableau p. 32.

12 J.-M. Mayeur, La Vie politique sous la IIIe République, 1870-1940, Paris, Le Seuil, 1984, p. 75-76.

13 Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), op. cit., 2010, p. 135-137.

14 R. Merle, Les Varois, la presse varoise et le provençal. 1859-1910, Toulon, SEHTD, 1996.

Table des illustrations

Légende Tableau 2. – Hiérarchie des thématiques sportives dans Le Petit Var (1883-1913) (en %)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/91777/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 166k

Auteur

Agrégé en géographie.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search