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La presse régionale et le sport

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Philippe Tétart

Regards oraniens sur le sport (1861-1914)

Didier Rey

Texte intégral

  • 1 Ch.-R. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, 1871-1954, Paris, PUF, 1979, p. 376-378.
  • 2 Nous utiliserons le terme d’« algérien » avec guillemets pour caractériser les Européens ainsi qu’i (...)
  • 3 Voir, entre autres, Z. Ihaddaden, Histoire de la presse indigène en Algérie. Des origines jusqu’en (...)

1Vaste ensemble de 67 000 km², le département d’Oran, comme le reste de l’Algérie coloniale, compte de très nombreux périodiques à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Charles-Robert Ageron rappelait d’ailleurs dans sa monographie sur l’Algérie la vitalité et la diversité du journalisme de l’Ouest algérien1. À la fin du siècle, à l’instar d’Alger, Oran compte en effet cinq quotidiens dont le doyen de la presse algérienne, L’Écho d’Oran, fondé en 1844. Les autres grandes villes du département se prévalent de plusieurs titres, tant quotidiens qu’hebdomadaires, et on ne saurait oublier la pléiade des éditions locales. Cette presse est de langue française, rédigée presque exclusivement par des journalistes européens et destinée avant tout, si ce n’est uniquement, à un public également européen. Cela n’empêche pas l’existence de journalistes algériens2, de journaux conservateurs ou « libéraux », ni l’existence d’un lectorat « indigène » – même si il est très difficile d’en évaluer l’étendue. Il y a enfin une presse algérienne3, en partie arabophone et essentiellement intéressée par la politique et l’économie. Mais cette dernière est absente d’Oranie d’avant 1914.

2Sur le plan des pratiques physiques, le mouvement gymnique se développe avec les années 1870-1880. En témoignent les créations de la Société de tir mixte d’Oran en 1876, de la Société de tir de Mostaganem en 1886 ou de La Bel-Abbèsienne deux ans plus tard. Puis apparaissent les sports athlétiques, le football-association notamment, à l’image du Club des Joyeusetés d’Oran créé en 1894.

3C’est la rencontre entre ces deux univers que nous entendons étudier en ces pages, à partir de deux questions élémentaires : à partir de quand l’actualité de ces sociétés, clubs et, plus largement celle de l’ensemble des spectacles sportifs – à l’instar des courses –, est (re)présentée ? Et comment l’est-elle ?

  • 4 Tous disponibles en ligne sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF.
  • 5 Et finalement Le Progrès de Sidi-Bel-Abbès (1919-1935).

4Pour ce faire, nous nous concentrerons sur cinq hebdomadaires4. Ils concernent les principales villes du département à l’exception d’Oran. En effet, il nous est apparu que l’analyse des journaux du chef-lieu du département, en particulier dans le cas de L’Écho d’Oran, organe emblématique, pouvait engendrer un phénomène de loupe risquant de fausser notre perception de l’impact du phénomène sportif, de la façon dont la presse régionale participe à la construction éventuelle d’une culture sportive médiatique. Il nous a paru plus significatif de nous pencher sur les périodiques des sous-préfectures, soit Mascara avec Le Progrès de Mascara (1894-1914), Mostaganem et L’Indépendant de Mostaganem (1890-1896 et 1911-1915), Tlemcen avec ses deux titres, Le Courrier de Tlemcen (1861-1924) et La Tafna (1883-1908), Sidi-Bel-Abbès avec L’Avenir de Bel-Abbès (1883-1893) devenu Le Progrès de Bel-Abbès (1893-1918)5. Seul Tiaret n’a pas retenu notre attention à cause de la parution trop tardive (1907) de L’Écho de Tiaret et du caractère trop parcellaire de la collection à notre disposition.

  • 6 1883-1903 pour La Tafna ; 1894-1913 pour Le Progrès de Mascara ; 1883-1893 pour L’Avenir de Bel-Abb (...)

5Précisons en outre que certaines collections comportant des lacunes, seul Le Courrier de Tlemcen fournit des renseignements sur une période assez longue (sauf pour 1873). Pour les autres titres nous disposons de données plus parcellaires6. Malgré ces limites, le dépouillement de ces journaux permet de brosser, pour la première fois, une étude du rôle de la presse dans la construction éventuelle d’une culture médiatique sportive en Oranie coloniale.

6Après avoir décrit l’évolution de la part de l’information sportive dans les colonnes des cinq hebdomadaires, nous tenterons d’en analyser le contenu, y compris sur le plan idéologique.

La place des sports dans les hebdomadaires oraniens7

1883 : des premiers pas hésitants

  • 8 Pour la répartition par journaux, voir deux exemples sous forme de tableaux en fin d’article.
  • 9 Nous entendons par là la surface d’information stricto sensu, en n’intégrant pas les colonnes dédié (...)

7L’apparition des actualités sportives dans les hebdomadaires oraniens est hésitante et très circonscrite. Comprise, en 1883, entre 0,3 % et 1,1 %8de la surface informative9, elle dénote d’emblée la prédominance des pratiques hippiques et de l’activité des sociétés de tir dans les villes concernées ou des bourgs qui les avoisinent. En pages intérieures, le plus souvent dans la rubrique « Écho » ou dans la « Chronique locale », le lecteur prend connaissance pour l’essentiel de l’annonce puis du résultat des courses et des convocations pour les exercices de la société de tir. L’actualité des courses et du tir représente ainsi près de 90 % de l’information sportive délivrée par Le Courrier de Tlemcen.

  • 10 Le Courrier de Tlemcen, 12 octobre 1883.
  • 11 5 septembre 1883.

8En cette période pionnière, les nouvelles tiennent en trois ou quatre lignes, rarement plus, comme dans le cas des programmes complets des courses10. La seule exception concerne un article de L’Avenir de Bel-Abbès publié en septembre 188311. Consacré à l’Encouragement aux Sociétés Hippiques, il s’ouvre par une accroche en une pour se poursuivre en page deux sous la forme d’une lettre envoyée par le préfet d’Oran au président de la société des courses de Sidi-Bel-Abbès dans le cadre des opérations de financement public pour l’amélioration de la race chevaline. Sujet classique dans la distribution thématique des premières informations sportives, il s’agit là d’une incitation émanant des autorités plutôt que d’une information au sens propre. Au-delà, la périodicité des dépêches publiées dépend étroitement du calendrier des seules activités recensées ; aussi la saison hivernale, bien remplie, est-elle l’objet d’une attention plus soutenue.

  • 12 18 août 1883.

9Pour le reste, tout au plus peut-on signaler, à l’été 1883, quelques lignes consacrées par Le Courrier de Tlemcen à une tentative de traversée de la Méditerranée (France-Algérie) en ballon dans le cadre du centenaire de la montgolfière. Quant à l’unique information sortant de l’espace français, elle est publiée au même moment par L’Avenir de Bel-Abbès, un entrefilet y relatant la mort d’un officier britannique lors d’une tentative infructueuse de traversée du Niagara à la nage – défi relevé victorieusement par un autre officier12.

10Au final, en 1883, Le Courrier de Tlemcen, La Tafna et L’Avenir de Bel-Abbès ne publient en tout et pour tout que 18 articulets en relation avec le domaine sportif. Même en considérant leur rythme de parution hebdomadaire, on ne saurait dire qu’une veine sportive se développe. Tout au plus se réveille-t-elle.

1890-1900 : un premier élan

11Au cours des deux décennies suivantes, le sport devient un domaine d’information régulièrement entretenu. La preuve la plus manifeste est le volume qu’il occupe dans les colonnes des différentes publications : en 1893 comme 1903, la part de l’information sportive représente environ 7 % du contenu des journaux ; chiffre tout à fait remarquable si on le rapporte aux proportions inférieures que l’on connaît en métropole.

  • 13 Il est lancé le 6 juin 1894.

12Témoin de ce changement d’échelle, dès 1893, Le Courrier de Tlemcen publie à lui seul plus d’informations que les trois titres évoqués pour 1883. Cette nouvelle donne n’en masque pas moins des écarts très sensibles d’un titre à l’autre et selon les périodes. Ainsi, en 1893, près de 19 % des articles de La Tafna sont consacrés aux sports, contre seulement 0,3 % dix ans plut tôt. À l’inverse, en 1894 le tout jeune Progrès de Mascara13 est peu préoccupé de sport (0,6 % de sa surface).

  • 14 10 juin 1903.

13Si la grande majorité des articles ne méritent jamais toute une colonne, certains occupent une page entière, rarement plus, à l’exception d’une longue recension de La Tafna, « Nos gymnastes en France » rapportant en 1903 le voyage (annuel) de la société La Tlemcénienne à Tours pour la grande fête fédérale de l’USGF14. Les unes consacrées aux sports – en totalité ou en partie – sont également plus nombreuses : une en 1883, sept en 1893.

14Avec les années 1890, la palette des activités chroniquées évolue. Outre l’hippisme et le tir, la gymnastique et, dans une moindre mesure, le rugby, les régates, le cyclisme et la tauromachie ont droit de cité (même si seuls La Tafna et Le Progrès de Mascara s’intéressent de manière ponctuelle aux toros). L’annonce des courses hippiques est souvent accompagnée des horaires des trains permettant de rejoindre les hippodromes et des réductions offertes à cette occasion par les chemins de fer départementaux. On doit aussi retenir – nous y reviendrons –, que les articles consacrés aux temps de sociabilité sportive (bals, fêtes, banquets) apparaissent si régulièrement qu’ils représentent 5 % des thèmes abordés en 1903, La Tafna s’illustrant en plaçant la question de la sociabilité au troisième rang de ses préoccupations sportives.

  • 15 4 juillet 1894.

15Les années 1890 marquent aussi une ouverture croissante à l’extérieur. L’intérêt pour ce qui se passe au-delà des frontières de l’Oranie et de l’Algérie se développe : dix-sept articles ou comptes-rendus, dont trois en une, y sont consacrés en 1893. Ils représentent 17 % de l’information sportive des cinq hebdomadaires contre 11 % en 1883. Ces textes comprennent, à parts égales, d’une part des réflexions sur les règles de telle ou telle pratique et sur son développement en France et, de l’autre, des résultats de compétitions nationales auxquelles les Oraniens n’ont pas nécessairement participé. Reste enfin l’information proprement étrangère, à l’instar, en juillet 1893, du Progrès de Mascara relatant une grande corrida sévillane15.

  • 16 La Tafna, 21 juin 1893, Le Courrier de Tlemcen, 4 août 1893, L’Indépendant de Mostaganem, 14 octobr (...)
  • 17 4 août 1893.

16Croissance et diversification des recensions aidant, le fil de l’information sportive se déroule désormais, à peu de chose près, sur toute l’année. Cette permanence résonne avec une autre, tout aussi significative de l’emprise, encore timide mais régulière, du sport : la parution, à partir de juin 1893, d’encarts publicitaires dans trois des cinq hebdomadaires16 ; encarts promouvant presque uniquement des marchands de cycles, pas tous oraniens du reste puisque Le Courrier de Tlemcen publie un petit texte intitulé « Aux Velocemen » incitant ses concitoyens à se procurer des bicyclettes auprès du magasin parisien de L. Onfray17. En 1903 cependant, en dépit de la permanence des représentants locaux des grandes marques de matériel (ainsi la firme Manufrance qui, de janvier à mars, tente, dans La Tafna de séduire une clientèle de « chasseurs, bicyclistes et pêcheurs »), la publicité est moins présente.

17Au total, l’évolution par rapport à 1883 est notable. Pour autant, si l’information sportive n’est plus balbutiante, elle n’est pas encore intégrée dans des rubriques dédiées. Sa légitimité semble être acquise. Sa nécessité un peu moins, ce que soulignent cinq éléments montrant que l’élan de 1893 n’est pas suivi d’une densification informative significative.

18En premier lieu, la part de l’information sportive n’évolue pas entre 1893 et 1903 (7 %). Nous voyons donc ici une périodisation à deux temps : poussée avec les années 1890, temps de pause avec le début des années 1900.

19En deuxième lieu, en 1893, un seul titre, La Tafna, peut se targuer d’être proprement sportif, sa rédaction n’hésitant pas à donner ses six premières pages aux sports, en totalité ou en partie. Dix ans plus tard, la rédaction n’estime plus nécessaire de consacrer la moindre une aux activités corporelles. Cette variation tempère l’idée d’une poussée durable et forte.

  • 18 Y compris en une comme dans le cas de L’Indépendant de Mostaganem du 11 octobre 1893, les caractère (...)

20Troisième point : même si en 1903 les comptes-rendus sportifs atteignent en moyenne une trentaine de lignes – bien plus qu’en 1883 – ils restent très largement cantonnés à la « Chronique locale18 ».

21Quant à la hiérarchie des pratiques chroniquées, elle n’évolue pas foncièrement. En 1903, les sports hippiques, la gymnastique et le tir, toujours privilégiés, ont été rejoints par le cyclisme – probablement à la faveur du take off vélocipédique du milieu des années 1890. En 1903, Le Courrier de Tlemcen comme La Tafna, accordent ainsi 75 % de leurs informations à la gymnastique, au tir et aux courses. Les courses représentent pratiquement la moitié des rubriques de L’Avenir de Bel-Abbès en 1893. On retrouve cette proportion pour le tir dans les colonnes de L’Indépendant de Mostaganem. La couverture des autres sports est donc réduite à peu de chose. Seul Le Progrès de Mascara, peu porté au départ sur les pratiques corporelles, fait cas tardivement de la gymnastique ou du tir, accordant sa préférence, en 1893, à la tauromachie, puis, en 1903, à l’athlétisme.

22Enfin, s’agissant du regard sur l’extérieur, en 1903, il a fait long feu. Les seuls évènements non algériens relatés sont la fête fédérale de Marseille et le concours de gymnastique de Tours. Plus aucune mention de l’étranger n’apparaît, si bien que, en proportion, la part des articles consacrés aux évènements nationaux et internationaux est inférieure en 1903 à ce qu’elle était en 1883.

23Au total, d’une part, l’élan informatif du seuil des années 1890 ne détermine pas une inscription forte de la question sportive parmi les préoccupations des rédacteurs, et d’autre part, hors de la triade hippisme-tir-gymnastique et de la poussée de l’information vélocipédique, on ne peut guère parler d’une presse oranienne saisie par les sports. Cette situation change profondément au tournant des années 1900-1910.

À la veille de la Grande Guerre : le triomphe des sports

  • 19 La seule exception concernant le mois de juin dans Le Courrier de Tlemcen où aucune ligne n’est écr (...)

24À la veille de la Grande Guerre, la part de l’information sportive dans les colonnes oraniennes a doublé. Elle en occupe désormais un peu plus de 16 %. L’Indépendant de Mostaganem se distingue doublement en consacrant 20 % de ses articles aux pratiques corporelles et en les affichant en une dans près du tiers des cas, soit trois fois plus que ses deux concurrents réunis. Quant aux recensions d’activités sportives, elles couvrent désormais la totalité de l’année19.

25Cette croissance est tout à fait notable. Comment l’expliquer ?

26Deux facteurs doivent sans doute être retenus en dehors de la densification progressive de la vie sportive en Algérie.

27Le premier touche à l’influence du modèle métropolitain : en France, la quasi totalité des quotidiens généralistes parisiens et de province comprennent désormais des rubriques, voire des pages sportives.

  • 20 Cf. Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), Les Voix du sport. La presse sportive régionale à la Belle Époq (...)

28Le second, dont on peut penser qu’il est plus déterminant encore, touche au déploiement d’une presse spécialisée foisonnante20 et, particulièrement, à la venue des premiers titres sportifs en Algérie. En effet, il est impossible de ne pas imaginer – part de spéculation assumée – l’intérêt que suscitent cette nouvelle presse et le désir mimétique qu’elle peut engendrer. Cette niche informative a été inaugurée au début des années 1890 avec Le Vélo Algérien et Tunisien (1892). Elle est mieux inscrite à l’agenda médiatique à partir de 1904-1905. Après le lancement du Sport algérien (1900), d’autres titres, souvent éphémères, sont créés : L’Algérie sportive (1904), Algérie-Sports (1905), Auto-Sports (1909). On retiendra surtout la fondation, en 1911, de L’Écho sportif de l’Oranie, hebdomadaire qui paraît jusqu’en juillet 1914 avant d’être relancé en 1919. On peut d’ailleurs postuler que le recul de la publicité sportive dans les titres généralistes est lié à la concurrence nouvelle avec la presse spéciale – selon l’expression de l’époque, cette dernière captant en effet nombre d’annonceurs. Seul L’Indépendant de Mostaganem conserve en 1913 un encart automobile et cycle à l’année ou presque.

  • 21 11 avril 1913.
  • 22 Dominique Follacci a, entre autres, participé avec l’équipe de France aux Jeux de Londres en 1908, (...)
  • 23 28 février 1913.
  • 24 1er, 8 et 15 juin 1913.
  • 25 13 décembre 1913.
  • 26 Le Courrier de Tlemcen, 19 décembre 1913 notamment.
  • 27 Le Progrès de Mascara, 22 février 1913 par exemple.
  • 28 L’Indépendant de Mostaganem, 16 février 1913 ; Le Progrès de Mascara, 12 juillet et 9 août 1913.

29Sur le plan de la distribution thématique des contenus, si la hiérarchie des sports chroniqués a en partie été modifiée – la promotion du football association est patente – la gymnastique représente toujours un cinquième des articles. Quant aux courses, elles subissent une érosion plutôt qu’un recul. La palette des activités recensées, soit une quinzaine, s’enrichit donc. Elle rejoint la variété que repère dans L’Écho sportif de l’Oranie. Une fois encore, L’Indépendant de Mostaganem se montre à son avantage avec douze sports suivis (dont le water-polo, l’aviation et la natation, jusque-là absents). Si ces pratiques font l’objet de quelques lignes dans la rubrique locale, cette dernière n’a plus la fonction de creuset sportif d’autrefois : en effet, Le Progrès de Mascara et L’Indépendant de Mostaganem publient désormais des rubriques spécialisées, « La Vie Sportive » pour le premier, « Sports » pour le second. Le Courrier de Tlemcen lance la sienne en avril 1913 en précisant qu’« un rédacteur spécial est chargé de cette partie21 ». La naissance des rubriques constitue une évolution majeure renforcée par le fait que le sport trouve aussi sa place dans le reste des chroniques. De fait, des articles figurent dans les colonnes d’information générale, souvent sous la forme de textes assez longs offrant aux lecteurs – fait nouveau – des portraits de sportifs s’étant illustrés au plus haut niveau. Ces derniers sont « algériens », à l’instar du Bônois Dominique Follacci22 et de son jeune frère Louis, présentés en une du Courrier de Tlemcen23. Ils s’inscrivent dans la lignée des Bel-Abbéssiens Louis Segura et Marco Torres qui forment avec un autre « Algérien », Joseph Martinez, la moitié de l’équipe de France de gymnastique artistique championne du monde en 1909. Quelle plus belle revanche pour ces Européens – sportifs et/ou lecteurs –, se sentant les laissés-pour-compte d’une France souvent tancée pour son ingratitude supposée envers ses fils prodigues ? Quel plus bel exemple de la vitalité de la « race algérienne » ? Mais ces sportsmen sont aussi français, à l’image de l’aviateur Jules Védrines, venu en juin 1913 effectuer une tournée de démonstrations et de conférences en Algérie ; L’Indépendant de Mostaganem le suit alors pas à pas en Oranie24, distillant l’information dans toutes ses colonnes. La presse s’interroge aussi – très rarement, il est vrai – sur les rapports entre pratiques corporelles et genre, ainsi lorsque le Progrès de Mascara consacre sa une aux « Jeunes filles et [à] la gymnastique25 ». Elle s’ouvre aussi aux polémiques interclubs26, proposant des solutions afin de mettre un terme à l’hostilité entre les membres des clubs de football locaux27. Elle se questionne enfin, certes de manière très ponctuelle mais tout à fait nouvelle, sur le rôle et la place des colonisés au sein des sociétés et/ou des compétitions sportives coloniales28.

30Cette ouverture au sport favorise son apparition dans la plupart des rubriques, sans hiérarchie apparente entre ce qui relève des rubriques spécialisées ou non. Dans son édition du 23 mai 1913, Le Courrier de Tlemcen en donne une belle illustration. Il fait cas du sport en ses colonnes généralistes (un article sur la création récente de « L’École d’aviation de la Sénia »), dans sa chronique spécialisée (rapportant l’accueil chaleureux réservé aux athlètes tlemcéniens lors de la fête fédérale de Vichy, tout en annonçant celle organisée par l’Union Sportive de Tlemcen), mais aussi dans la chronique locale (laquelle avise ses lecteurs de la création de l’Étoile Sportive Tlemcénienne, d’un club de football et de la tenue prochaine des courses hippiques de la ville).

  • 29 18 mai 1913.
  • 30 21 septembre 1913.
  • 31 25 juillet 1913.

31En définitive, la lecture de ces titres permet de parler d’un triomphe sportif. Celui-ci doit cependant être pondéré sur un point : la recension des évènements extérieurs, hiératique par rapport au flux des informations locales. En 1913, L’Indépendant de Mostaganem n’en fait cas qu’à deux reprises, d’abord dans « Un Roi sportman29 » (article sur Alphonse XIII d’Espagne), puis à l’occasion du match de boxe londonien opposant Georges Carpentier à l’Anglais « Bombardier » Wells30. Une dizaine d’autres articles et articulets évoquent la France, mais quasiment toujours au prétexte d’un rapport avec l’Oranie ou, à tout le moins, avec l’Algérie, comme lorsque Le Courrier de Tlemcen titre sur la « Première fête internationale des Éclaireurs » à laquelle participent les membres des sociétés « algériennes31 ». La fibre localiste l’emporte donc sur le goût pour l’actualité sportive métropolitaine, européenne, internationale.

Une culture médiatique ?

Mise en agenda des sports

32L’information sportive dans les colonnes des hebdomadaires oraniens suit donc une courbe ascendante, avec une pause à la charnière des deux siècles puis une nette accélération au début des années 1910. On rencontre le même phénomène sur le territoire métropolitain et dans d’autres territoires sous souveraineté française. Reste à savoir si la presse suit là le mouvement sportif dans son développement en terre algérienne ou si, au contraire, elle le stimule, puis l’accompagne, le soutenant dans les moments difficiles que constitue toujours la mise en mouvement de nouvelles pratiques. L’autre question, récurrente, concerne le contenu des articles et les intentions de leurs auteurs, autant que l’on puisse en juger ; sans oublier l’impact auprès des lecteurs, quoiqu’il soit difficilement mesurable.

  • 32 Publicités mises à part.
  • 33 Plus en réalité si l’on considère que certains titres, à l’image de La Tafna en 1883, naissent en c (...)
  • 34 Le Courrier de Tlemcen, 14 avril 1893 et La Tafna, 7 juin 1893, entre autres.
  • 35 M. Mccombs et D. Shaw, “The agenda-setting function of mass-media”, Public Opinion Quarterly, no 36 (...)
  • 36 Bernard Cohen cité par E. Maigret, Sociologie de la communication et des médias, Paris, Armand Coli (...)
  • 37 L’Indépendant de Mostaganem du 13 septembre 1893.

33Le premier élément quantifiable est le nombre d’articles publiés au cours de trois premières années observées (1883, 1893 et 1903), soit 24032. Théoriquement, pas une semaine ne se passe sans que l’un des hebdomadaires publie au moins une information à caractère sportif, surtout à partir de 189333. Or force est de constater l’inégalité de l’implantation des sports en Oranie durant deux décennies. À l’extrême faiblesse des sports athlétiques répond alors le dynamisme de la gymnastique, du tir, du spectacle hippique et, dans une moindre mesure, du cyclisme. On a dit comme cette partition quadripartite pèse sur la distribution thématique des articles. Pour autant, même ces pratiques, pourtant précocement implantées, semblent connaître des heures difficiles. En témoignent les heurts et les malheurs de la société de gymnastique de Tlemcen34. La presse, pour sa part, continue de noter à son agenda le moindre élément – fut-il dérisoire. Elle maintient les sports dans l’univers médiatique des lecteurs et, ce faisant, pèse sur la construction des cultures et des imaginaires sportifs ou, plus simplement, aiguillonne l’attention des lectorats. On retrouve ici la notion d’agenda setting chère aux sociologues américains Maxwell McCombs et Donald Shaw35. En substance, l’idée est que les médias « ne nous diraient pas ce qu’il faut penser mais à quoi il faut penser36 ». Et les sportsmen ne s’y trompent pas, à l’image du président de la société de tir de Mostaganem qui ne manque pas de remercier « la Presse Mostaganémoise du concours aussi désintéressé que dévoué qu’elle accorde tous les jours à notre société37 ». L’Indépendant de Mostaganem qui reproduit ce discours, lui accorde quasiment une colonne.

  • 38 5 juillet 1893.
  • 39 À travers les cactus. Traversée de l’Algérie à bicyclette (1895), réédition J. Flament Éd., 2011.

34Cette communauté d’intérêt renvoie, bien entendu, à la question de la double appartenance de certains journalistes, rédacteurs appointés certes, mais aussi acteurs du mouvement sportif et thuriféraires du sport. Cette situation les incite à se montrer favorables à la chose sportive, tout en contribuant à l’acculturation des lectorats. Ainsi, l’auteur anonyme d’un article publié en première page de La Tafna en 1893 (« Le cyclisme for ever ») se présente comme un « apôtre du cyclisme », confessant avoir été le premier Tlemcénien à posséder une bicyclette, rappelant aussi l’hostilité et les moqueries initiale des passants tandis que, désormais, affirme-il, « il n’est pas de village où le véloce n’ai fait son apparition et ne compte des adeptes38 ». Cette ferveur vélocipédique ne reflète sans doute pas la réalité de 1893. Certes, dès 1895, le journaliste et cycliste Édouard de Perrodil rapporte de sa traversée de l’Algérie le portrait de quelques vélocipédistes passionnés parmi les élites, mais il ne dépeint pas une société saisie par la fièvre cycliste39. Vingt ans plus tard, la situation a sensiblement évolué ; L’Écho sportif d’Oranie témoigne d’une vraie actualité cycliste. Dorénavant, l’inscription des courses de vélos dans les festivités locales, à Tlemcen et à Mascara, est systématique. Mais, pour revenir à la confusion des genres entre journalisme et propagandisme sportif on ne saurait aller beaucoup plus loin tant l’anonymat – largement répandu dans la presse sportive – limite l’investigation à propos des rédacteurs sportifs.

35Sur ce chapitre de la fonction militante de la presse, on peut aussi s’attacher au rôle de la publicité. Les premières d’entre elles concernent dans la plupart des cas des fabricants et/ou des marchands de cycles. L’apparition de la publicité relève, en quelque sorte, de la même logique synallagmatique : aider les représentants locaux des grandes marques de matériel à pénétrer le marché oranien en leur offrant une tribune permanente, les journaux y gagnant en retour un appui financier.

  • 40 Nous entendons par « pratique », l’adhésion à un groupement sportif, et « virtuelle », l’intérêt po (...)
  • 41 L’Indépendant de Mostaganem, 28 février 1893.
  • 42 L’Indépendant de Mostaganem, 6 décembre 1893. Remise à cause du mauvais temps, la course n’a appare (...)
  • 43 L’Indépendant de Mostaganem, 26 août 1893. Ici aussi il n’y a pas de suite, les concurrents potenti (...)
  • 44 13 septembre 1893.

36Force est de croire néanmoins que cette mobilisation et cette confusion d’intérêts ne peuvent suffire à enraciner les sports dans l’imaginaire collectif. Rendre le sport disponible n’est pas pleinement satisfaisant. Il faut aussi donner des repères pour susciter l’intérêt du lectorat, sa capacité de projection, et obtenir son adhésion sinon pratique du moins virtuelle40. Dans ce domaine, la presse diversifie ses angles d’approches. La mise en scène des sportifs, héros des temps modernes, est propre à galvaniser les foules par leur dépassement de soi. En cela, les recettes éditoriales et rédactionnelles de l’Oranie ne déparent pas de ce que les lectorats de l’Hexagone connaissent. Le registre de la passion est donc couramment convoqué : à l’occasion du « match vélocipédique de 1 000 kilomètres » organisé à la galerie des Machines du Champ de Mars, le rédacteur de L’Indépendant de Mostaganem décrit « une sorte de fièvre » qui s’empare « de l’assistance » de l’épreuve41. De ce nouvel espace héroïque, l’Algérie coloniale ne peut rester à l’écart. Les rédacteurs s’empressent de donner tout l’écho possible aux exploits des sportsmen locaux s’engageant sur les voies périlleuses du défi sportif, comme lors de la tentative de record cycliste entre Oran et Mostaganem42 ou de ce « match vélocipédique très important – sans précédent dans les annales de la vélocipédie algérienne », qui a pour « enjeu : l’honneur43 ». Ces exemples peuvent être complétés par l’évocation de personnages emblématiques de la vie nationale, comme lorsque La Tafna s’intéresse aux « Généraux Vélocemen », parmi lesquels le général Galliffet et le maréchal de Mac Mahon qui « regrette que son grand âge le retienne loin de ce sport44 ». Nonobstant, cette veine héroïque est d’abord l’affaire des années 1890. La faiblesse du sport oranien, rédhibitoire, ne permet pas d’alimenter la chronique de hauts faits sportifs à forte valeur identitaire. Quant aux nouvelles sportives nationales ou internationales à forte portée symbolique, leur nombre recule. Quelle que soit la raison de cette décroissance – désintérêt des rédacteurs, des lecteurs ? – elle limite la possibilité de faire vibrer la corde de l’héroïsme et de déterminer une éventuelle identification du lectorat aux champions, voire, par ce biais, une transposition lecture/pratique.

  • 45 Il traite en fait de football-rugby.
  • 46 Voir, entre autres, L’Indépendant de Mostaganem, 16 août 1893. Le journaliste analyse la performanc (...)

37Ce n’est pas, en tout cas, au travers des aspects techniques des sports que les rédactions oraniennes essaient de séduire un lectorat sportif. Certes, le 23 mai 1883, L’Avenir de Bel-Abbès publie un article évoquant la traversée de la Méditerranée en ballon que nous avons déjà noté. Très technique, ce texte ne laisse rien ignorer à ses lecteurs des caractéristiques d’un ballon monté. Certes, dix ans plus tard, le 24 mai 1893, La Tafna publie en une un article consacré au « Foot-Ball45 » et dans lequel sont détaillés ses principes de jeu. Mais ce type de démarche est rare. Les rédacteurs craignent-ils, en, exploitant cette veine, de lasser les lecteurs ? On ne saurait le dire. En tout cas et plus généralement les comptes-rendus de manifestations, sauf certaines courses hippiques46, ne valorisent pas la technique sportive, du moins pas avant 1913. De même aurait-on toutes les peines du monde à rencontrer une prose sportive – avant 1913 une fois encore – dont on peut penser que la qualité peut se muer en motif de séduction. En vérité, le principal vecteur permettant d’envisager l’adhésion du lectorat, et donc la fonction de creuset sportif de la presse est, à notre sens, d’une autre nature.

Sociabililité, patriotisme et racisme colonial

38Si la presse construit une culture médiatique sportive, il est permis de penser qu’elle le fait en mettant surtout en exergue trois éléments complémentaires : la sociabililité, le patriotisme et le racisme colonial. En effet, les pratiques corporelles peuvent être considérées comme l’un des attributs de la modernité, du patriotisme français autant qu’« algérien » et de la « supériorité » européenne, y compris et surtout « raciale ».

  • 47 L’Écho sportif de l’Oranie, 3 mai 1913.
  • 48 13 avril 1893.
  • 49 6 octobre 1893.

39La société européenne d’Oranie se met en scène à l’occasion des rencontres sportives, cultivant ostensiblement les signes d’appartenance à la « Civilisation française », confinant la femme à un rôle de représentation, « une parure », pour reprendre les termes d’un journal du temps47, pratiquant alors la mise en scène des rituels de la sociabilité bourgeoise et mondaine, tout empreinte de références courtoises. On a vu précédemment l’importance prise assez vite par les articles traitant des modes de sociabilité en dehors de toute référence sportive ; à ce propos, L’Avenir de Bel-Abbès consacre en 1893 une colonne et demie au « Bal de la Bel-Abbésienne », insistant longuement sur le charme des tenues féminines48. Cette représentation des sociabilités est plus notable encore si l’on observe que certains comptes-rendus, en apparence sportifs, font une part belle à l’aspect mondain des réunions. Ainsi en va-t-il de celui du Courrier de Tlemcen pour le concours de gymnastique 1893 de la société locale49. Sociabilité très bourgeoise ainsi qu’en témoigne, entre autres, le titre d’un article de L’Indépendant de Mostaganem, toujours en 1893 – « Avis aux gentlemen » –, consacré aux courses hippiques locales. Cette célébration des sociabilités concerne aussi les catégories moyennes et populaires par l’intermédiaire de la gymnastique, du tir, du cyclisme, puis des sports athlétiques. Vis-à-vis de ces populations, la composante patriotique et « algérienne » ainsi que la bonne santé de la « race » sont valorisées, revendiquées :

  • 50 Le Progrès de Mascara, 21 février 1903.

« Ils ont compris la portée réellement élevée de ces exercices en plein air, basés non seulement sur l’endurance physique, mais un peu aussi sur l’endurance morale. Ils préparent une génération forte qui fera heureusement oublier les jeunes décadents et les papiers mâchés si à la mode à la fin du XIXe siècle50. »

  • 51 8 février 1893.
  • 52 K. Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962). Représentations et réalités des (...)
  • 53 D’autant que celle-ci a cédé face aux revendications autonomistes des Européens en accordant à l’Al (...)

40Sociabilité et patriotisme en un temps où cependant le peuplement européen pose problème. En effet, depuis la conquête française, l’Ouest algérien a été soumis à une intense immigration espagnole, au point que le nombre de ressortissants hispaniques de la péninsule finit par dépasser largement celui des Français. En 1911, les Espagnols sont en majorité relative dans les arrondissements de Mascara et de Tlemcen ; ils sont en majorité absolue dans celui de Sidi-Bel-Abbès ; les Français ne dominant que dans l’arrondissement de Mostaganem. Dès lors, la presse est confrontée à un dilemme : les sports peuvent-ils être aussi l’apanage des Espagnols alors qu’ils sont perçus comme un danger ? Dans un premier temps, l’inquiétude semble prévaloir. En 1893, relatant le déplacement à Toulouse du congrès national de gymnastique initialement prévu à Alger, La Tafna regrette amèrement qu’on ait laissé échapper une occasion de relancer la colonisation de peuplement : « ce qui manque le plus sur cette terre française, se sont des Français ! C’est faire œuvre patriotique que de les attirer ici51 ». Pour autant, le pragmatisme ou la raison finissent par l’emporter. Au fil des ans, les journaux des villes où les Espagnols représentent une fraction importante de la population n’hésitent plus, en effet, à parler de tauromachie, qu’elle soit oranienne, française ou espagnole. Dès lors, les bons résultats enregistrés par les gymnastes oraniens, parmi lesquels figurent nombre d’Espagnols, face à des concurrents français, finissent non seulement par être abondamment commentés, mais permettent de vanter les mérites de la « race algérienne » promise à un bel avenir. Pour suivre Kamel Kateb, « se forme [alors] par le mélange et la fusion de divers éléments […] une race nouvelle extrêmement ardente et forte n’ayant absolument rien des races avachies d’Europe52 ». Cette mobilisation peut même participer à l’exaltante tâche de régénération de la France53. Mais une « race algérienne » dont « l’Arabe » est exclu. En effet, c’est contre lui que se définit, en premier lieu, l’identité « algérienne ».

  • 54 Rappelons qu’en 1914, dans les villes de plus de 4 000 habitants, les Algériens ne sont majoritaire (...)

41Un spectre hante le colon : celui de « l’Indigène ». Ce dernier est le grand absent d’un sport compris et perçu comme un élément destiné à accroître la distanciation avec les populations musulmanes sensées être rétives au « progrès » et, dès lors, victimes d’un racisme sans fard et d’une marginalisation dans l’espace public54. En 1893, l’une des deux références concernant les Algériens est très significative. Commentant la prochaine création d’une section du Club Alpin Français à Tlemcen, le journaliste écrit :

  • 55 Le Courrier de Tlemcen, 5 mai 1893.

« Au lieu du concours répugnant, mais forcé, d’un yaouled déguenillé, on pourrait procurer aux excursionnistes des guides sûrs, intelligents, connaissant à fond le pays, capables enfin de leur donner des descriptions puisées à bonne source… Dans un baragouinage énervant ces guides (?) [indigènes] leur racontent des histoires ineptes55. »

  • 56 22 mai 1903. On se souviendra que les Algériens sont majoritaires à Tlemcen.
  • 57 16 février 1913. Le président de la société affirmait que cette décision correspondait à l’applicat (...)
  • 58 Le Courrier de Tlemcen du 4 juillet 1913.

42Les Algériens, progressivement, n’en n’adoptent pas moins à leur tour les pratiques corporelles nouvelles. Les titres généralistes semblent n’y voir aucun intérêt. Ce n’est que parce que Le Courrier de Tlemcen donne, en 1903, les patronymes des neuf gymnastes oraniens se rendant au concours national de Tours que l’on devine que deux d’entre eux au moins sont musulmans56. Relatant le même événement La Tafna n’estime pas nécessaire de faire cette précision. À compter de 1910, l’évolution de la situation en Algérie et les revendications des colonisés obligent cependant la presse à infléchir ses positions. En 1913, à l’occasion de la tenue de l’assemblée générale de la société de gymnastique La Française, L’Indépendant de Mostaganem rapporte la décision des sociétaires de procéder à « l’adjonction de deux membres indigènes au comité […] avec les mêmes droits et les mêmes prérogatives que les autres membres57 ». Puisque le dominé semble devoir imiter le dominant et, notamment, se rendre à ses arguments culturels sans pour autant espérer une chimérique égalité civique, les Européens ne dédaignent plus d’assister à une partie de football, fut-elle organisée par des Musulmans ; ainsi « la fête […] du Grand Bassin réunit […] un nombre considérable, tant d’Européens que d’Indigènes58 ».

  • 59 L’Écho sportif d’Oranie, 17 juin 1911.
  • 60 7 juillet 1912.

43La suspicion demeure malgré tout. Derrière une parité de façade, la sportivisation algérienne est souvent stigmatisante. C’est le cas, formellement parlant, avec la création de la section « Indigène » du Cyclo-club algérois au printemps 191159. C’est le cas lorsque, lors de la création du Musulman Club de Tlemcen (MCT) en 1912, L’Écho Sportif d’Oranie se réjouit de la venue d’un troisième club de football tlemcénien ; mais, tout en se félicitant que les « arabes viennent de suivre le mouvement sportif », le rédacteur rappelle qu’ils en sont encore à « l’ABC du jeu ingrat », incapables, donc, de rivaliser avec les autres équipes de la région60. Reprenant le raisonnement développé par la presse, la municipalité tlemcénienne écarte d’ailleurs le MCT de la compétition qu’elle organise. Seuls les deux clubs européens y sont en lice. Le fait que la finale soit prévue le 14 juillet, immédiatement après la parade militaire, dit assez, en réalité, l’embarras d’édiles et d’autorités qui imaginent mal une victoire du colonisé (même footballistique) en un jour et à un moment aussi symboliquement importants pour le colonisateur.

44La première médiatisation du sport contribue donc, à sa manière, à renouveler le discours et les pratiques sur la dichotomie coloniale entre modernité, mouvement, ordre, en un mot « civilisation » d’un côté ; passéisme, immobilisme, anomie, autrement dit « barbarie » de l’autre. La presse participe ainsi à construire une vision du monde à travers les sports et par les sports ; vision au travers de laquelle le lecteur européen peut trouver la légitimation de sa supériorité naturelle tout autant qu’il la réclame, surtout en cette Oranie si bigarrée au plan ethnique. Sur ce point, on ne peut passer sous silence le nombre d’articles conséquent – sans rapport avec les sports – paraissant régulièrement afin de démontrer et de justifier « l’infériorité » de l’Indigène, à l’image de cet extrait emprunté à L’Indépendant de Mostaganem :

  • 61 26 août 1892.

« Cette race à cerveau déprimé, écrasé par le turban qui rend chauve ou teigneux à vingt-cinq ans, épuisée par l’abus de femmes disparaitra ou s’éloignera fatalement, car il semble difficile, sinon impossible, qu’elle se fonde jamais avec les Européens61. »

45En somme, on ne peut ignorer le rêve délétère, que l’on veut croire encore réalisable dans certains milieux coloniaux, du confinement des Algériens sur les hautes terres de l’Atlas tellien, en une sorte de réserve arabe, pendant des réserves indiennes d’Amérique. La population « algérienne » n’a-t-elle pas doublée entre 1872 et 1901, alors que le nombre de musulmans diminuait ? En Oranie, les Européens ne représentent-ils pas déjà 25 % de la population contre 10 % dans le reste de l’Algérie ? L’enjeu efface en partie le jeu et l’on comprend mieux, dès lors, l’absence d’une véritable prose sur l’indigénat sportif au-delà de quelques exemples mimétiques et, surtout, la longue insistance sur la gymnastique et le tir, renforcée par le succès des gymnastes « algériens » au plus haut niveau. En effet, ces pratiques, si importantes dans le processus de républicanisation de la France, ne peuvent que rencontrer un fort écho en Algérie, car depuis 1870 la IIIe République a donné plus d’un motif de satisfaction aux « Algériens », notamment dans la vaste entreprise de spoliation foncière à l’œuvre sur tout le territoire colonial et plus particulièrement en Oranie. Adhésion à la République, formation des hommes et entraînement aux armes ; toutes choses qui, un jour, peuvent servir contre le Prussien certes, mais tout autant contre le colonisé.

  • 62 14 mars 1914.

46Il faut attendre le début de la seconde décennie du XXe siècle pour assister à une évolution sensible. Il est vrai que, en 1913, les hebdomadaires doivent tenir compte de la concurrence de la presse spécialisée. Ils se sont dotés d’une chronique sportive régulière, ont ouvert leurs colonnes aux polémiques, entrepris de tenir leurs lecteurs en haleine par la diffusion de véritables feuilletons sportifs – les championnats de football d’Oranie et d’Afrique du Nord par exemple –, d’exploits, aéronautiques notamment, et d’autres shows sportifs. L’intérêt pour les compétitions se déroulant en Oranie continue de primer sur toute autre considération. À titre d’exemple, on rappellera que l’organisation d’une course cycliste entre Alger et Oran occupe toujours beaucoup plus de place que la relation d’une étape du Tour de France de 1913. Mais alors tout est joué. La société oranienne est déjà largement convertie aux sports. En témoigne la croissance fulgurante des clubs de football : aucun en 1893, une dizaine en 1903, plus d’une centaine en 1913. La presse ne fait que suivre ou accompagner l’évènement et non plus le précéder ou le susciter. L’évolution de la situation politique et l’affirmation de la revendication algérienne, à travers le mouvement des Jeunes Algériens, poussent aussi les hebdomadaires à modifier leurs discours et à pratiquer un œcuménisme sportif n’ayant pas cours jusqu’alors. Ils s’alignent de ce fait sur la presse sportive. Ainsi, en 1914, lors de l’entrée en vigueur d’un train de lois en faveur des Musulmans, L’Écho Sportif de l’Afrique du Nord62 titre en une : « L’Indigénat. L’assimilation par les Sports ». Le journal se permet alors une exceptionnelle incursion dans le domaine politique. Après avoir vanté les récentes réussites sportives des Algériens et leur implication grandissante dans les sports, il évoque « les qualités de l’Arabe [qui] appartient à une race magnifique, sobre, endurante » et la possibilité pour les deux communautés de trouver dans le sport un espace de cohabitation, y compris au sein de clubs mixtes et, par conséquent, de pérennisation du système colonial sous une forme moins dure où les Européens conserveraient « naturellement » la suprématie. De tels propos tranchent avec ceux de L’Indépendant de Mostaganem vingt ans plus tôt. Au demeurant, ils ne remettent que très ponctuellement en cause l’image stéréotypée de « l’Arabe », ce dont témoignent ces lignes extraites de la Une intitulée « Arabes et Français » des Annales Africaines du 3 juillet 1914 : « L’arabe est l’enfant puéril qui adore le bruit, le clinquant […] son incurable paresse. Il est lazzarone et nous travaillons. »

Conclusion

47Après des débuts difficiles et à l’échelle d’une trentaine d’années, les sports s’imposent dans les colonnes de la presse hebdomadaire oranienne, en dépit du développement de journaux locaux spécialisés. Ceci étant, en dépit de la poussée du football-association et même si, à certains égards, on doit considérer la fonction stimulante de la presse dans le développement des pratiques, l’agenda médiatique s’organise autour d’un petit noyau dur, la gymnastique, le tir et les courses constituant une trilogie républicano-mondaine posée dans les années 1880 et qui dominent toujours largement en 1914.

48En outre, la médiatisation du sport s’inscrit dans une perspective coloniale et exclusive. Les transformations affectant l’écosystème colonial à compter des années 1910 influencent les formes et le fond de l’information sportive : le sport et le sportif « indigènes » font alors leur apparition. Ils ne quitteront plus les colonnes de la presse, en devenant même des acteurs importants dans l’entre-deux-guerres. Ainsi, en mai 1933, alors que l’Union Sportive Musulmane d’Oran (USMO) s’apprête à disputer une demi-finale du Championnat de l’Afrique du Nord contre le club algérois de l’AS Saint-Eugène, Oran Sportif écrit sans détour :

  • 63 12 mai 1933.

« Nous accordons toute notre confiance [à l’USMO], les belles performances réalisées par ce onze, le cran qui les anime, l’esprit de club qui ne leur fait jamais défaut, nous amènent à faire d’eux nos favoris. Nous sommes certains qu’ils représenteront dignement le drapeau oranien63. »

49Entre-temps, le sport est devenu le ciment illusoire de l’Algérie française.

1884

1903

1913

Sur la surface totale
Sur la surface rédactionnelle

0,5
0,6

5,4
6,8

11,2
14,0

TABLEAU 1. – Volume (en %) d’information sportive dans Le Progrès de Mascara.

TABLEAU 2. – Hiérarchie des thématiques sportives dans Le Progrès de Mascara (en %).

1883

1903

1913

Sur la surface totale
Sur la surface rédactionnelle

0,2
0,3

9,7
13

10,1
18,8

TABLEAU 3. – Volume (en %) d’information sportive dans La Tafna.

TABLEAU 4. – Volume (en %) d’information sportive dans La Tafna (en %).

Notes

1 Ch.-R. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, 1871-1954, Paris, PUF, 1979, p. 376-378.

2 Nous utiliserons le terme d’« algérien » avec guillemets pour caractériser les Européens ainsi qu’ils le faisaient eux-mêmes à l’époque.

3 Voir, entre autres, Z. Ihaddaden, Histoire de la presse indigène en Algérie. Des origines jusqu’en 1930, Alger, Les Éditions Ihaddadene, 2003 (2e édition).

4 Tous disponibles en ligne sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF.

5 Et finalement Le Progrès de Sidi-Bel-Abbès (1919-1935).

6 1883-1903 pour La Tafna ; 1894-1913 pour Le Progrès de Mascara ; 1883-1893 pour L’Avenir de Bel-Abbès ; 1893 et 1913 pour L’Indépendant de Mostaganem.

7 Nous utiliserons le terme Oraniens pour désigner les habitants du département et celui d’Oranais pour qualifier ceux de la ville d’Oran.

8 Pour la répartition par journaux, voir deux exemples sous forme de tableaux en fin d’article.

9 Nous entendons par là la surface d’information stricto sensu, en n’intégrant pas les colonnes dédiées à la publicité.

10 Le Courrier de Tlemcen, 12 octobre 1883.

11 5 septembre 1883.

12 18 août 1883.

13 Il est lancé le 6 juin 1894.

14 10 juin 1903.

15 4 juillet 1894.

16 La Tafna, 21 juin 1893, Le Courrier de Tlemcen, 4 août 1893, L’Indépendant de Mostaganem, 14 octobre 1893.

17 4 août 1893.

18 Y compris en une comme dans le cas de L’Indépendant de Mostaganem du 11 octobre 1893, les caractères typographiques étant alors plus petits que ceux utilisés pour les « grands » titres.

19 La seule exception concernant le mois de juin dans Le Courrier de Tlemcen où aucune ligne n’est écrite sur les sports.

20 Cf. Ph. Tétart, S. Villaret (dir.), Les Voix du sport. La presse sportive régionale à la Belle Époque, Biarritz-Paris, Atlantica-Musée National du Sport, 2010.

21 11 avril 1913.

22 Dominique Follacci a, entre autres, participé avec l’équipe de France aux Jeux de Londres en 1908, ainsi qu’au Championnats du monde de gymnastique à Turin, en 1911, où il obtient trois médailles d’argent, une par équipe et deux individuelles aux anneaux et aux barres parallèles.

23 28 février 1913.

24 1er, 8 et 15 juin 1913.

25 13 décembre 1913.

26 Le Courrier de Tlemcen, 19 décembre 1913 notamment.

27 Le Progrès de Mascara, 22 février 1913 par exemple.

28 L’Indépendant de Mostaganem, 16 février 1913 ; Le Progrès de Mascara, 12 juillet et 9 août 1913.

29 18 mai 1913.

30 21 septembre 1913.

31 25 juillet 1913.

32 Publicités mises à part.

33 Plus en réalité si l’on considère que certains titres, à l’image de La Tafna en 1883, naissent en cours d’année.

34 Le Courrier de Tlemcen, 14 avril 1893 et La Tafna, 7 juin 1893, entre autres.

35 M. Mccombs et D. Shaw, “The agenda-setting function of mass-media”, Public Opinion Quarterly, no 36 (2), 1972, p. 176-187. Pour ces derniers, les médias ont fort peu d’influence sur le comportement direct des individus, mais ils établissent une hiérarchie des événements qui, elle, a bien une influence indirecte sur le comportement.

36 Bernard Cohen cité par E. Maigret, Sociologie de la communication et des médias, Paris, Armand Colin, 2004, p. 198.

37 L’Indépendant de Mostaganem du 13 septembre 1893.

38 5 juillet 1893.

39 À travers les cactus. Traversée de l’Algérie à bicyclette (1895), réédition J. Flament Éd., 2011.

40 Nous entendons par « pratique », l’adhésion à un groupement sportif, et « virtuelle », l’intérêt pour l’activité et l’actualité sportive n’impliquant pas la pratique.

41 L’Indépendant de Mostaganem, 28 février 1893.

42 L’Indépendant de Mostaganem, 6 décembre 1893. Remise à cause du mauvais temps, la course n’a apparemment aucune suite.

43 L’Indépendant de Mostaganem, 26 août 1893. Ici aussi il n’y a pas de suite, les concurrents potentiels ayant probablement renoncé.

44 13 septembre 1893.

45 Il traite en fait de football-rugby.

46 Voir, entre autres, L’Indépendant de Mostaganem, 16 août 1893. Le journaliste analyse la performance de certains chevaux.

47 L’Écho sportif de l’Oranie, 3 mai 1913.

48 13 avril 1893.

49 6 octobre 1893.

50 Le Progrès de Mascara, 21 février 1903.

51 8 février 1893.

52 K. Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962). Représentations et réalités des populations, Paris, PUF-INED, 2001, p. 203. Voir aussi N. Bancel, P. Blanchard, « Civiliser : l’invention de l’indigène », in P. Blanchard, S. Lemaire (dir.), Culture coloniale. La France conquise par son Empire 1871-1931, Paris, Autrement, 2003, p. 149-161.

53 D’autant que celle-ci a cédé face aux revendications autonomistes des Européens en accordant à l’Algérie la personnalité civile, un budget spécial ainsi que la mise en place des Délégations financières, sorte de Parlement colonial (1898).

54 Rappelons qu’en 1914, dans les villes de plus de 4 000 habitants, les Algériens ne sont majoritaires qu’à Tlemcen et Mascara. À Oran, ils ne représentent que 15 % de la population.

55 Le Courrier de Tlemcen, 5 mai 1893.

56 22 mai 1903. On se souviendra que les Algériens sont majoritaires à Tlemcen.

57 16 février 1913. Le président de la société affirmait que cette décision correspondait à l’application des circulaires politiques et militaires préconisant l’intégration des Indigènes dans les sociétés de préparation militaire, et plus encore à « tendre au rapprochement des deux grandes fractions du peuple algérien » dans lequel les Arabes sont donc désormais inclus, du moins très théoriquement.

58 Le Courrier de Tlemcen du 4 juillet 1913.

59 L’Écho sportif d’Oranie, 17 juin 1911.

60 7 juillet 1912.

61 26 août 1892.

62 14 mars 1914.

63 12 mai 1933.

Table des illustrations

Légende TABLEAU 2. – Hiérarchie des thématiques sportives dans Le Progrès de Mascara (en %).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/91762/img-1.jpg
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Légende TABLEAU 4. – Volume (en %) d’information sportive dans La Tafna (en %).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/91762/img-2.jpg
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Auteur

Professeur, université de Corse Pasquale-Paoli, UMR LISA 6240.

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