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La forme de la ville

 | 
Stéphane Bourdin
, 
Michel Paoli
, 
Anne Reltgen-Tallon

Premiere partie. Expressions identitaires

Petra et praxis. La forme politique de la ville à Amiens au XVIe siècle

Olivia Carpi

Texte intégral

  • 1 Paris, Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, Fr. 3363, f° 225 v°.

1Le 25 janvier 1589, dans une lettre à Henri III, le duc de Longueville parle de « forme de république imaginaire » pour désigner le corps de ville d’Amiens, qui s’est soustrait à l’obéissance du roi, a pris les armes contre lui, confisqué le produit de ses impôts et fait alliance avec des princes rebelles et étrangers, ainsi qu’avec Paris et les autres villes ligueuses de la province1. Pour le gouverneur de Picardie, dont la famille est par ailleurs détenue en otage par les dirigeants amiénois, il s’agit, en employant ces mots, de dénoncer ce qui relève du crime de lèse-majesté, mais aussi de discréditer ces impudents bourgeois qui prétendent apparemment, par ces agissements, rivaliser avec les cités-États italiennes, les villes libres d’Empire, celles de la confédération helvétique ou des Provinces-Unies, émancipées de l’autorité des princes et se régissant de manière complètement indépendante.

  • 2 Gojosso É., Le Concept de république en France (XVIe-XVIIIe siècle), Aix-en-Provence, Presses unive (...)
  • 3 Chevalier B., Les Bonnes Villes de France du XIVe au XVIe siècle, Paris, Aubier, 1982.

2Certes, Longueville exagère, en partie pour s’attirer les bonnes grâces d’Henri III. Cependant, cette expression de « république imaginaire », qui renvoie à « un ailleurs politique spatio-temporel », ne désigne pas seulement une espèce d’utopie politique, hautement condamnable dans l’optique d’un royaliste2. Elle dénote aussi la crainte qu’inspire aux aristocrates ou aux légistes partisans d’un État fort la puissance des municipalités dans certaines « bonnes villes », susceptibles de constituer de précieux soutiens comme de redoutables adversaires pour le monarque3.

  • 4 Bibliothèque de la Société des Antiquaires de Picardie, BC 6 : Manuscrits ou œuvres originaux de C (...)

3Il est vrai qu’au XVIe siècle, Amiens est le siège d’un système de gouvernement ancien, plutôt perfectionné, supervisant pour ainsi dire tous les aspects de la vie citadine de manière quasiment autonome par rapport aux autres instances de pouvoir, laïques ou ecclésiastiques, présentes en ville. Telle est l’organisation que les bourgeois se sont donnée il y a longtemps et qui a été validée par le souverain, dans le but de garantir leur liberté, leur sécurité et leurs biens en contrepartie d’une soumission à des règles strictes, édictées et appliquées par leurs pairs, d’une contribution aux charges communes et d’une adhésion à des valeurs consensuelles, reposant sur la promotion du « bien public ». En cela, Amiens est bien une « république », terme polysémique qui ne désigne pas seulement, dans le langage politique du temps, l’antithèse de la monarchie, mais aussi, comme l’attestent les écrits d’un magistrat amiénois, la forme politique de la ville, à la fois juridique, institutionnelle, sociologique, idéologique et éthique4.

4Pourtant, à la différence des villes italiennes ou même de certaines cités des Pays-Bas, avec lesquelles Longueville fait implicitement la comparaison, et où l’urbanisme civique n’est pas un vain mot, à Amiens, cette forme politique ne transparaît pas de manière flagrante dans la physionomie de la ville. D’une part, ce n’est pas ce qui saute aux yeux dans les représentations iconographiques d’Amiens datant de cette époque, où c’est plutôt la forme militaire, religieuse et économique de la ville qui est mise en exergue. En outre, quand on se penche sur les édifices publics liés au régime municipal, on constate qu’ils ne paient pas tellement de mine eu égard à son prestige et à l’étendue de son pouvoir.

5Il y a là, de prime abord, un paradoxe que l’on peut néanmoins tenter de résoudre en invoquant, en premier lieu, des motifs objectifs, qui plongent loin dans le passé, comme l’incidence de la guerre et des impératifs militaires sur le fonctionnement et la structuration de cette ville frontière, mais en faisant également la part de facteurs culturels et, notamment, d’un fort attachement à la tradition civique de la part des bourgeois et de leurs dirigeants. Dans la seconde moitié du XVIe siècle et encore au-delà, en pleine période de « troubles » et de bouleversements de toute sorte, ceux-ci s’illustrent, en effet, par le souci constant de fixer, de préserver et de perpétuer cet héritage que constitue la forme politique de la ville, et qui s’incarne davantage dans les discours et dans les actes que dans la pierre, la peinture ou la sculpture.

6En fait, c’est ce conservatisme qui amène le maire et les échevins d’Amiens à adopter des conduites symptomatiques, parfois risquées, en décalage avec une nouvelle donne politique, dont ils prennent acte mais à laquelle ils répugnent à se plier ou à s’adapter. Aussi peut-on se demander si ce n’est pas, effectivement, une « république imaginaire », c’est-à-dire une forme politique idéale de la ville, qu’ils s’appliquent à mettre en œuvre, et s’interroger sur le sens profond d’un programme très axé sur les représentations collectives mais qui ne les traduit pas prioritairement dans la monumentalité.

Un urbanisme civique peu développé

Une faible visibilité

  • 5 Archives départementales de la Somme, 4 G 1266 ; Duthoit A. et Duthoit L., Le Vieil Amiens, Amiens (...)
  • 6 Paris, BnF, département des Cartes et Plans, GE FF-3811.

7Pour se faire une idée du visage d’Amiens au XVIe siècle, aujourd’hui disparu en raison des importantes transformations que la ville a subies, surtout après la Seconde Guerre mondiale, on dispose de quelques documents iconographiques de l’époque, certes peu nombreux mais tout à fait exceptionnels pour certains. Cela vaut notamment pour ce plan roulé sur parchemin, rehaussé d’aquarelles et long de quasiment 2 mètres, livré le 22 mai 1542 par Zacharie de Cellers, ingénieur, topographe et peintre de la confrérie de Saint-Luc d’Amiens, et exécuté à la demande de l’échevinage, à l’occasion d’un procès l’opposant au chapitre cathédral au sujet de la juridiction sur les eaux et moulins de la ville (fig. 1)5. On trouve également, dans le fonds des cartes et plans de la Bibliothèque nationale, une gravure de 1572, portant la légende « Amiens. Urbs fortissima in Picardia sita est », probablement l’œuvre d’un artiste italien et donnant, elle aussi, un plan assez approximatif de la ville (fig. 2)6.

Figure 1. Zacharie de Cellers, Plan de la ville d’Amiens et du cours de la Somme jusqu’à Carron, 1542 (dans Duthoit A. et Duthoit L., Le Vieil Amiens, Amiens, T. Jeunet, 1874, 5e série, pl. 1).

Figure 2. « Amiens. Urbs fortissima in Picardia sita est », vers 1572, gravure, dans Francesco Valesio, Raccolta di le piu illustri et famose citta di tutto il mondo, s. l., s. n., [1646], pl. 241 (Paris, BnF, Cartes et Plans, GE FF-3811 [241]).

  • 7 Duthoit A. et Duthoit L., op. cit., p. 123-125.

8On peut coupler ces plans d’Amiens avec des figurations peintes ou sculptées du paysage urbain, comme certaines stalles du chœur de la cathédrale, réalisées entre 1508 et 1522, ou les fresques consacrées à la légende de saint Firmin et ornant le fond des arcatures de la clôture de ce même chœur, exécutées à peu près au même moment et copiées par les frères Duthoit au XIXe siècle (fig. 3a-d)7. Enfin, la ville apparaît à l’arrière-plan d’un tableau intitulé « Palme eslute du Sauveur pour la victoire », plus connu sous le nom de « Vierge au palmier », exécuté en 1520 par un peintre anonyme, surnommé « le Maître d’Amiens », pour la confrérie du Puy Notre-Dame et conservé au musée de Picardie (voir pl. VII).

  • 8 La Ville réinventée. Aspects des villes de Somme (XIIe-XVIIIe siècle), cat. exp. (Amiens, Archives (...)
  • 9 Bayard D., « Atlas des villes de Picardie. Amiens », Revue archéologique de Picardie, numéro spécia (...)

9Dans tous les cas, on a affaire à de libres représentations, qui ne sont pas le reflet exact de la réalité mais de la perception que pouvaient en avoir leurs auteurs8. Toutefois, en dépit de leur manque de rigueur topographique ou de leur côté volontiers pittoresque voire stéréotypé, compensé par l’abondance de détails qu’elles comportent, ces images restent une source précieuse et fiable. De fait, la confrontation de ces documents avec des plans dressés récemment par des historiens et des archéologues ou les monographies rédigées par des érudits locaux, au tournant des XIXe et XXe siècles, à partir de la consultation d’archives et de l’observation de vestiges détruits depuis, révèle que ces dessinateurs et ces peintres sont bien parvenus à saisir et à rendre la morphologie d’Amiens au XVIe siècle9.

10On constate, dès lors, que ce sont la forme militaire et religieuse, et, dans une moindre mesure, la forme économique de la ville qui se sont imposées aux hommes de l’art et que c’est cela qu’ils ont mis en valeur. Les fortifications, c’est-à-dire les remparts, les portes, les tours, les fossés, les ponts-levis, les ouvrages défensifs en forme d’as de pique ou de pentagones, accolés à la muraille, occupent effectivement une place de choix dans ces « vues » d’Amiens, même dans les peintures du chœur de la cathédrale où ne figurent pas que les principales églises de la ville. Sont également signalés, sur le plan de 1542 (fig. 1), les jardins d’entraînement des compagnies privilégiées d’arbalétriers, d’archers et d’arquebusiers de la ville. De même, sur le tableau du Puy Notre-Dame, on voit une colonne d’hommes en armes sortir par l’une des portes fortifiées et, un peu plus loin, une scène de combat (pl. VII). Cela fait probablement référence au service militaire bourgeois, assuré dans le cadre de la milice, et peut-être aussi aux batailles qu’ils ont menées au service du roi, en particulier pendant la guerre de Cent Ans.

11Cela étant, sur ces images, l’élément le plus frappant, identifiable au premier coup d’œil, demeure la cathédrale, souvent représentée avec beaucoup de précision et dominant de sa masse tous les autres édifices, tassés en îlots desservis par des rues, espacés de jardins et de places dégagées, groupés autour d’églises, auxquelles Zacharie de Cellers ajoute les abbayes, les couvents, l’hôtel-Dieu et les autres établissements charitables, ainsi que le cimetière Saint-Denis. Peintres et dessinateurs accordent également une grande attention à la Somme qui traverse la ville de part en part, se ramifie en multiples bras et canaux qui ont valu à la ville le sobriquet de « Venise de Picardie », se traverse grâce à de nombreux ponts et sur laquelle circulent ces embarcations à voile appelées « gribanes », faisant la navette jusqu’à la mer, pour le transport des marchandises accueillies dans des ports avec des quais spécialement aménagés. La forme économique de la ville se donne encore à voir sous la plume de Zacharie de Cellers, qui trace les « chemins » par où arrivent les hommes et les produits naturels ou fabriqués, et qui spécifie aussi la localisation des halles et des divers marchés, des moulins, des prairies, des zones maraîchères et des vignes, fournissant la ville en matières premières.

12En revanche, sur ces représentations d’Amiens, la forme politique de la ville est beaucoup moins lisible. Sur le plan de Zacharie de Cellers, il faut chercher la Malmaison, que se partagent le bailliage et l’échevinage, de même que le beffroi, qui se détache plus nettement sur le tableau du Puy Notre-Dame mais ne se différencie pas des autres clochers sur le plan de 1572 (fig. 2). N’y apparaît pas non plus l’hôtel de ville, ni sur celui de 1542, qui ne mentionne qu’une « maison », laquelle pourrait être la « maison commune » mais qui, dans ce cas, ne se trouve pas au bon endroit, ce qui est un comble pour un plan commandé par la municipalité !

13Cette faible visibilité de la forme politique d’Amiens surprend un peu, car, en admettant que le faciès d’une ville est en grande partie le produit de son histoire, on s’attendrait à ce que cette dimension ressorte plus nettement. Certes, de par son implantation dans une vallée marécageuse et sinueuse qui formait une sorte d’obstacle naturel aux incursions, la ville, qui fut d’abord un oppidum, a toujours possédé un intérêt stratégique, renforcé par le fait que la Somme a fait office de frontière dès les campagnes de César, fonction qu’elle conserva au fur et à mesure que se constituait le royaume de France. C’est pourquoi Amiens a toujours été pourvue d’une enceinte fortifiée, plusieurs fois modifiée depuis le castrum romain jusqu’à l’enceinte de Louis XI en passant par celle de Philippe Auguste, à la fin du XIIe siècle. Par ailleurs, on sait qu’Amiens est également l’une des premières villes christianisées de Gaule, un siège d’évêché dès le IVe siècle mais aussi un lieu de pèlerinage depuis que l’on y a ramené de Constantinople le chef de saint Jean Baptiste, et, avec Tours, l’une des principales étapes sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, en raison du passage qu’y fit saint Martin. La prospérité de la ville, la densité de sa population et l’intensité de la foi des habitants expliquent que l’on y ait bâti, à partir de 1220, l’une des plus belles et des plus vastes cathédrales de France et un grand nombre d’autres églises et établissements ecclésiastiques au cours du Moyen Âge.

Figure 3a. Vue du rempart Saint-Acheul et de la porte de Noyon, 1495, détail de l’Entrée de saint Firmin à Amiens, fresque, Amiens, cathédrale Notre-Dame, clôture du chœur, travée 1 (dans Duthoit A. et Duthoit L., Le Vieil Amiens, Amiens, T. Jeunet, 1874, 5e série, pl. 1).

Figure 3b. Vue du beffroi et de la Somme, 1495, détail de la Prédication de saint Firmin à Amiens, fresque, Amiens, cathédrale Notre-Dame, clôture du chœur, travée 1 (ibid., pl. 2).

Figure 3c. Vue de la porte Montrescu et de l’église Saint-Sulpice, 1495, détail du Baptême des Amiénois par saint Firmin, fresque, Amiens, cathédrale Notre-Dame, clôture du chœur, travée 1 (ibid., pl. 3).

Figure 3d. Vue de la cathédrale, 1495, détail de l’Arrestation et décollation de saint Firmin, fresque, Amiens, cathédrale Notre-Dame, clôture du chœur, travée 1 (ibid., pl. 4).

  • 10 Duthoit E., « Amiens capitale de la Picardie », Urbanisme, no 87, p. 24-26 ; Dusevel F. H., Histoir (...)

14Car c’est aussi le moment où la ville connaît un essor économique avec le commerce des blés, des vins, et de la guède ou « waide », substance tinctoriale pour le textile de couleur bleue, ainsi que la draperie de laine, relayée à la fin du XVe siècle par l’installation de la manufacture de « sayetterie », draperie légère venue d’Arras. Mais Amiens n’est pas qu’une forteresse et une place frontière, un foyer religieux et un pôle économique, c’est aussi un centre politique. Dès l’époque romaine, Samarobriva, devenue Ambianum, située sur la via solennis reliant Rome à Boulogne par Lyon, est une caput civitatis, exerçant sa domination sur la majeure partie du bassin de la Somme et promue siège de préfecture. C’est aussi une cité digne de ce nom, avec un forum, un amphithéâtre, des thermes, des temples. Plus tard, la ville conserve ce statut de métropole : sous les Mérovingiens et les Carolingiens, les rois y séjournent souvent et y établissent un atelier monétaire et un gouvernement, confié à l’évêque et au comte. Enfin, Amiens est le berceau de l’une des premières communes de France, fondée en 1113 et confirmée en 1117 par Louis VI le Gros, après une rude bataille des bourgeois, soutenus par le roi et l’évêque, contre le seigneur laïque. Par la suite, les souverains confirment ce statut de capitale provinciale d’Amiens en y installant plusieurs administrations comme le bailliage10. Pourtant, au vu de ces sources iconographiques, il semble que la dimension politique n’ait guère influé sur la configuration de la ville, ni qu’elle ait beaucoup marqué le paysage urbain.

Des édifices publics purement fonctionnels

  • 11 « Le beffroi d’Amiens », fiche de la direction du patrimoine d’Amiens métropole, [patrimoine@amien (...)

15À la fois symboles et supports du régime municipal, le beffroi et l’hôtel de ville font piètre figure, brillant par leur ancienneté, pour ne pas dire leur vétusté, leur aspect composite et dénué de sophistication. Pendant bourgeois du donjon seigneurial ou du clocher ecclésiastique, le beffroi d’Amiens a été construit au XIIe siècle, à l’emplacement de la tour du Castillon, rasée après la défaite du comte Enguerrand de Boves, sur ordre de Louis VI le Gros. Il remplit plusieurs fonctions essentielles pour la vie citadine. Poste de guet, pourvu de deux hommes qui se relaient jour et nuit, il contient au XVIe siècle quatre cloches de poids et de sons différents : une qui sonne les heures de travail et de repos du lever au coucher du soleil, une qui sert à la vente du poisson et du blé, une, dite de l’« effroy », qui avertit la population en cas de danger (incendie, attaque), et une autre, dite « bancloque », qui appelle les habitants à s’assembler. Le beffroi sert également de lieu de réunion pour le corps municipal mais aussi de dépôt d’archives, de magasin d’armes et de prison. On ne sait pas grand-chose du bâtiment initial, à structure de bois sur un soubassement de pierre, détruit par un incendie en 1406. Reconstruit en 1510, il se compose de deux parties, plus juxtaposées qu’harmonieusement agencées. La première est une base rectangulaire de pierre blanche de 13 mètres sur 16,50 m, en maçonnerie épaisse : percée de quelques baies étroites et d’une grande porte en arc sur son côté oriental, elle est couronnée par un parapet à créneaux formant une galerie carrée et flanquée à ses angles de quatre petites tourelles rondes. On y trouve aussi un escalier à vis de deux cent huit marches desservant trois niveaux de salles exiguës, percées pour les pièces centrales d’une ouverture permettant de remonter ou descendre les cloches pour leur entretien. Le second élément est une pyramide de bois couverte de plomb aux arêtes incurvées, percée de trois étages de lucarnes, surmontée par la logette des guetteurs, elle-même coiffée d’une lanterne en pointe ou « toque », évoquant le bonnet des échevins et du maire. Ravagée par un incendie en 1562, la charpente est refaite à neuf à partir de 1574, toujours sous la forme d’une pyramide de près de 50 mètres de hauteur, mais aux arêtes droites qui la font ressembler à une sorte d’éteignoir. À visée utilitaire, cette architecture d’une grande simplicité, voire un peu bâtarde, ne permet pas au beffroi d’Amiens de rivaliser avec ses homologues, plus grandioses et plus élégants, d’Ypres, Bruges, Gand, Arras ou Douai11.

  • 12 Lamy F., « La Malmaison, échevinage et bailliage d’Amiens », Bulletin de la Société des Antiquaires (...)

16Séparée du beffroi, ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres villes septentrionales comme Douai, Arras et Doullens, où donjon et hôtel de ville sont réunis, la Malemaison (ancienne maison du mallum, où le comte rendait la justice), également sise sur le site de l’ancienne forteresse seigneuriale, a été convertie en « maison commune » en 1117. Il s’agit d’une grande salle de 23 mètres de long, à laquelle on a ajouté, au XIVe siècle, une annexe à deux étages mais qui, malgré de fréquents travaux de maçonnerie et de couverture, nécessite à la fin du XVe siècle et au début du XVIe une réfection complète, toujours ajournée dans la mesure où l’échevinage, qui partage ces locaux avec le bailliage depuis le XIVe siècle, a trouvé un autre endroit pour se réunir et tenir ses plaids12.

  • 13 Bibliothèque municipale d’Amiens, fonds Patrimoine, Pic 22.845 : Durand G., « L’hôtel des Cloquier (...)
  • 14 Daire L. F., Histoire de la ville d’Amiens, 2 vol., Paris, Vve Delaguette, 1757, vol. I, p. 468.

17Situé non loin de la cathédrale, acheté en 1316 à des particuliers, portant le nom d’« hôtel des Cloquiers » à cause des quatre tourelles qui hérissaient la maison mais aussi du clocher en charpente et ardoise qui surplombait l’édifice et dont la cloche scandait le déroulement des audiences de la justice municipale, l’hôtel de ville n’est donc pas un immeuble spécifique, spécialement construit et aménagé pour l’usage de la municipalité, comme on en voit dans d’autres villes du nord de la France ou de Belgique. À ce corps de logis, qui renfermait l’« escriptoire », où s’affairaient le greffier et les clercs, il a par conséquent fallu adjoindre un bâtiment en retour pour accueillir le « plaidoir » ou « auditoire », une « trésorerie » voûtée en sous-sol et, à l’étage, la « salle haute », où se tenaient les séances de l’échevinage. Plus tard, dans le courant du XVIe siècle, l’ancien « plaidoir » de 8 mètres de haut fut divisé en deux étages séparés par un plancher, le rez-de-chaussée devant servir d’antichambre aux sergents et aux serviteurs de l’échevinage et l’étage supérieur de chambre pour instruire les procès, tandis que la « salle haute », après avoir été agrandie, fut affectée aux banquets et assemblées des habitants. Le lieu de réunion ou « chambre du conseil » de l’échevinage fut alors transféré à l’« oeurioeul » ou « oriol », sorte de bâtiment d’agrément, présent à l’origine et séparé du « plaidoir » par une petite cour. Édifié en charpente, pourvue de verrières, sans cave et sans étage, il donne sur un jardin ou « prayel ». Malgré ces aménagements, au milieu du XVIe siècle, l’hôtel de ville fait montre d’un état de caducité inquiétant et se révèle encore inadapté aux besoins de l’échevinage13. C’est pourquoi, en 1550, on envisage de construire un nouvel hôtel de ville près des halles, mais le projet est vite mis en suspens. On se contente donc de restaurations, engagées en 1574 et en 1588 mais trop limitées pour empêcher que le bâtiment ne devienne impraticable, au point qu’en 1595 l’échevinage est contraint de l’évacuer précipitamment pour tenir ses réunions chez le maire ou le greffier et ses plaids à la Malemaison. Ce n’est qu’à ce moment-là que le chantier des halles est relancé, mais jamais terminé puisque l’on n’a édifié qu’une moitié de la façade, qui devait être flanquée de deux ailes en retour, en style brique-pierre-ardoise. L’échevinage y tient ses séances à partir de 160114.

Une esthétique très gothique

  • 15 La Ville réinventée…, op. cit., p. 34.

18Ce que l’on sait de la décoration intérieure et extérieure de ces bâtiments, surtout d’après les comptes municipaux, c’est qu’au XVIe siècle, en pleine Renaissance, elle conserve son caractère traditionnel et médiéval. Ainsi, la façade du beffroi et celle des Cloquiers sont ornées des armoiries de la ville et du roi, portées sur des bannières ou oriflammes de cuivre faisant girouette ou peintes sur des blasons comme cet écu tenu par un ange, escorté des quatre Évangélistes et figurant au-dessus du portail de l’hôtel de ville. On y voit aussi des « images » de la Vierge, enchâssée dans une niche avec dais et console pour celle du beffroi, mais aussi des anges, tous peints, dorés et sculptés par des artistes locaux et comme on en voyait aussi, par exemple, sur les bâtiments publics d’Abbeville au même moment15.

19On retrouve le même répertoire iconographique à l’intérieur de l’hôtel de ville, qui accueille des parchemins tendus sur des cadres de bois ou des tables de cuivre gravées, portant les statuts et ordonnances municipales afférents aux principaux métiers de la ville, mais aussi des cartes et le plan de la ville dressés par Zacharie de Cellers, des peintures à histoire comme celle de la prise de Calais par le duc de Guise en 1558, à laquelle Amiens avait contribué financièrement et militairement, ou bien encore une Crucifixion et un Ecce homo, des tapisseries de haute lisse aux armes du roi et de la ville, des lambris entaillés de blasons, de fleurs de lis et d’images saintes, une statue de la Vierge placée sous un « tabernacle » avec un candélabre orné d’un Dieu de pitié.

20Cette décoration, qui remonte, pour l’essentiel, aux XIVe et XVe siècles, ne subit pas de modification au suivant, bien que l’influence de la Renaissance ait touché la ville, quoique tardivement et timidement. On en veut pour preuve l’existence du logis des Trois Cailloux et de la maison du Sagittaire qui lui est aujourd’hui accolée, après avoir été déplacée. Appelé Logis du Roy après le séjour qu’y fit Louis XIII en 1640, devenu à partir de 1565 la résidence des gouverneurs de Picardie, le logis des Trois Cailloux, probablement construit dans les années 1520, est une habitation de brique et pierre avec une tour hexagonale renfermant un escalier monumental, ornée de hauts pignons, de cordons sculptés, d’une frise de feuillage, de chapeaux de triomphe, de mascarons et de bustes en terre cuite scellés dans des coquilles circulaires. La maison dite du Sagittaire, édifiée à l’origine rue des Vergeaux par un riche marchand drapier dans les années 1590, offre, quant à elle, une façade richement ornée de pilastres appartenant aux trois ordres antiques, de frontons, de maximes latines, de médaillons, de masques grotesques, de têtes de femmes et de jeunes gens qui sont autant d’allégories, et d’un Centaure lanceur de flèches qui a donné son nom à la maison.

  • 16 Nayrat F., Les Transformations du visage d’Amiens au XVIe siècle, mémoire de maîtrise, université d (...)

21Seule la façade de la Malemaison adopte partiellement le nouveau style en 1541, même si l’italianisme y côtoie encore largement le gothique flamboyant avec ses pilastres, ses larges fenêtres coupées d’un croisillon de pierre, sa frise, ses médaillons à bustes, mais aussi sa porte en anse de panier, ses culots, ses petits animaux fantastiques, ses angelots, ses épis de feuilles de chardon ou ses choux frisés16. Le beffroi, lui, reste tel qu’il était auparavant, lors de sa réfection en 1574 : seules disparaissent les gargouilles qui ornaient les angles de la base de pierre qui est alors décorée de balustres, d’une dentelle de pierre et de trèfles. Enfin, on sait que la façade du nouvel hôtel de ville comportait une ornementation alliant pilastres, niches, frontons et trophées, en plus des armoiries royales et municipales, mais elle date de 1600…

La force des traditions

L’apparent paradoxe

  • 17 Carpi O., Une république imaginaire. Amiens pendant les troubles de religion (1559-1597), Paris, Be (...)

22Le moins que l’on puisse dire, c’est que, du point de vue strictement urbanistique, architectural et artistique, la forme politique d’Amiens au XVIe siècle n’a rien de très impressionnant ni d’original. Il y a de quoi s’en étonner un peu quand on sait que c’est précisément l’époque où le régime municipal connaît son apogée en vertu des lettres patentes de François Ier et d’Henri II, accordant notamment à la municipalité le droit de percevoir une bonne partie des octrois royaux ou précisant ses attributions en matière de police, et qui viennent consolider les acquis médiévaux, c’est-à-dire la charte communale, le bail de la prévôté cédé à la municipalité en 1192 par Philippe le Bel, ce qui lui conférait la juridiction civile et criminelle de premier degré, ainsi que les privilèges octroyés à la ville par Louis XI lors du rattachement définitif de cette dernière au domaine de la Couronne, en 1470-1471, avec notamment l’exemption de taille, garnison, citadelle et gouverneur. De fait, jamais la forme politique d’Amiens n’a été aussi développée qu’au XVIe siècle, sachant qu’en 1575, « messieurs (les maieur, prévôt et échevins) possèdent loy corps et commune, le gouvernement et totale charge de la garde et seureté de ladite ville et ce qui en dépend, semblablement la juridiction sur la police d’icelle ville et banlieue avec le regard sur tous les mestiers d’icelle, avec le pouvoir de pourveoir à tous offices concernant ledit gouvernement, ensemble la cognoissance juridiction justice civile et criminelle sur tous les habitans d’icelle prévôté et banlieue ». Ainsi, la municipalité dispose non seulement de ressources substantielles grâce aux deniers patrimoniaux et d’octroi, mais aussi d’un pouvoir quasi absolu sur les habitants, même si ceux-ci gardent la possibilité de faire appel des sentences échevinales devant une cour royale. De plus, le corps de ville est désormais un organisme bien étoffé et relativement complexe, dont l’échevinage se pose comme l’organe vital, assisté d’une foule d’officiers municipaux et de serviteurs, d’un conseil de ville et d’assemblées d’habitants, qui n’ont qu’un rôle exécutif ou consultatif et qui ne prennent pas vraiment part à la décision. Enfin, le corps de ville est assuré de sa reproduction, les candidats ne manquant pas pour assurer ces charges, source d’émoluments mais aussi d’autorité et de considération sociale, même si c’est un noyau dur de familles et d’individus, issus de l’élite citadine, qui monopolise les mandats de maire et d’échevins17.

  • 18 Labarre A., Le Livre dans la vie amiénoise du seizième siècle. L’enseignement des inventaires après (...)

23On peut alors se demander pourquoi cette forme politique d’Amiens, si aboutie du point de vue juridique, institutionnel et sociologique, ne se donne pas davantage à voir par un programme somptuaire ou, tout du moins, par de notables opérations urbanistiques ou artistiques, comme ce peut être le cas dans d’autres lieux et en d’autres temps, qui ne sont pas forcément étrangers aux dirigeants amiénois et qui auraient pu les inspirer. Car, ainsi que l’atteste le contenu de leurs bibliothèques, l’Antiquité n’est pas terra incognita pour eux, ni la péninsule Italienne avec laquelle ils ont des échanges commerciaux et culturels, par l’intermédiaire de Paris et du roi mécène, et encore moins les Pays-Bas, dont Amiens est proche géographiquement et sur le plan de la civilisation urbaine18.

Le tribut d’une place frontière

  • 19 Carpi O., op. cit., p. 28-34.

24On peut invoquer des raisons objectives à cet état de fait, à commencer par le primat de l’architecture militaire imposé à la ville par son statut de place frontière ou de « clef du royaume ». Car les bourgeois doivent assurer eux-mêmes non seulement leur sécurité, mais aussi celle de Paris et du reste du royaume, en lien avec les autres villes de Somme formant une sorte de marche défensive dans une zone très exposée, voisine d’États hostiles à la France. Pour ce faire, les bourgeois sont astreints à monter la garde jour et nuit sur les remparts et veiller à ce que la forteresse qu’est aussi Amiens reste opérationnelle. Même en temps de paix, ce qui est une rareté à Amiens au XVIe siècle, en raison des guerres impériales, closes en 1559, puis des guerres de Religion, auxquelles fait suite le conflit avec l’Espagne, de 1562 à 1598, l’entretien et l’optimisation des fortifications occupent beaucoup l’échevinage et, en particulier, l’un des principaux officiers municipaux, le « maître des ouvrages », élu annuellement. Cette obligation pèse également lourdement sur le budget de la ville : dans la première moitié du siècle, jamais la part de ces dépenses ne tombe sous 30 % du total, atteignant même 40 à 50 % en 1525, 1535 et 1545 selon les sondages effectués dans les comptes municipaux. Par comparaison, pendant la même période, les frais de fonctionnement de la municipalité oscillent entre 6 et 8 % seulement19.

25Il faut dire que, tout au long du siècle, des efforts considérables ont été consentis pour moderniser la structure défensive de la ville, en grande partie sur la sollicitation du roi ou des gouverneurs militaires de la province qui ont leur mot à dire à ce sujet. De fait, à peine venait-on d’achever les travaux de fortification ordonnés par Louis XI et destinés à relier la ville à ses faubourgs que, dans les années 1520-1530, François Ier en prescrivit de nouveaux, envoyant sur place des ingénieurs italiens chargés d’acclimater localement les techniques de la fortification bastionnée. Henri II, à son tour, lança de nouveaux chantiers, en 1547. La paix de Cateau-Cambrésis, en 1559, ne mit qu’un terme provisoire à ces opérations, qui reprirent de plus belle lors des guerres de Religion, notamment en 1570, à la demande du gouverneur Léonor de Longueville, père de celui que nous avons déjà évoqué.

  • 20 Nayrat F., op. cit., p. 28-76.

26Ainsi, quasiment sans relâche, on exhausse et on élargit les murs, on rénove les tours et les portes, quand on ne les reconstruit pas, comme celle de Beauvais, on creuse les fossés, on met en place à grands frais des « moineaux » et des « bolverts » devant les portes et les fossés, des bastions de forme triangulaire, parfois appelés « éperons », aux portes de Beauvais et Montrescu, devant les tours de Guyencourt, de Noyon, de Gayant, de Saint-Pierre et au lieu dit des Rabuissons, des plates-formes et des cavaliers censés accueillir de l’artillerie, des demi-lunes et des ravelins, ouvrages placés en avant de la courtine et des bastions qui les encadrent. On construit également un arsenal en 154220.

27Certes, la recherche de prestige n’est pas absente de ces opérations : les fortifications sont aussi une source de grande fierté pour une ville et l’on ne manque pas de faire figurer sur les tours et les portes les armes du roi et de la ville, peintes et dorées, ainsi que des lis, des salamandres, emblème de François Ier, et des licornes, qui font partie des attributs héraldiques de la ville. Néanmoins, le coût de ces travaux titanesques et l’énergie qu’ils requièrent ne laissent guère de place pour d’autres projets, même moins exigeants et n’étant vraisemblablement pas considérés comme urgents ou indispensables.

La sauvegarde d’un héritage

  • 21 Archives communales d’Amiens antérieures à 1790, AA 19, et Victor Jourdain, « Le livre noir de la (...)
  • 22 Voir supra, note 3.

28Cela dit, la priorité accordée, par la force des choses, à l’urbanisme militaire, mais aussi celle des dépenses de guerre, qu’elle soit menée au service du roi ou contre lui au temps de la Ligue (1588-1594), ne sont pas les seules explications que l’on puisse donner à l’investissement limité du corps de ville dans ses bâtiments, qu’il conçoit moins, semble-t-il, comme des vitrines de son pouvoir que comme des instruments de ce dernier, mais aussi comme des lieux de mémoire et des marqueurs identitaires pour la communauté citadine. C’est peut-être pour cette raison que les dirigeants amiénois préfèrent les conserver dans leur état initial, ce qui apparaît cohérent avec la volonté qu’ils affichent à cette époque, à travers leurs discours et surtout leurs actes, de sauvegarder coûte que coûte la forme politique traditionnelle de la ville. Ainsi, en 1586, l’échevinage, qui prend par ailleurs grand soin de ses archives, décide de confectionner le « Livre noir », c’est-à-dire la compilation de tous les titres constitutifs et règlements de la municipalité, afin d’éviter leur dispersion ou leur dégradation et de pouvoir mieux s’en autoriser contre toute velléité de contestation, d’où qu’elle vienne21. Entre 1579 et 1596, l’un des échevins, légiste et humaniste à ses heures, s’emploie à rédiger plusieurs mémoires et une ode, sorte de tombeau poétique dédié à ses glorieux ancêtres, pères fondateurs du régime municipal, avec l’intention de rappeler aux bourgeois leurs droits et leurs devoirs mais aussi de pérenniser leurs valeurs22.

  • 23 Carpi O., op. cit., p. 17-25, 92-98 ; Maugis É., Recherches sur les transformations du régime polit (...)

29Après les grands combats judiciaires, tous victorieux, qu’il a menés, pendant la première moitié du siècle, contre les officiers royaux de justice, à qui l’opposaient des querelles de compétence et de préséance, mais aussi contre certains corps de métier qu’il aspirait à contrôler, dans le dernier tiers du siècle, sous le règne d’Henri III, l’échevinage fait montre d’une vigilance et d’une combativité sans faille pour maintenir les immunités fiscales de la ville et la soustraire aux prélèvements de plus en plus importants et de plus en plus fréquents auxquels l’impécunieux souverain cherche à la soumettre, quitte à tendre considérablement leurs rapports23.

  • 24 Carpi O., op. cit., p. 149-208.
  • 25 Carpi O., « Entre institutions et représentations : la reconstruction politique d’Amiens après 1597 (...)
  • 26 Carpi O., « La milice bourgeoise comme instrument de reconstruction identitaire de la communauté ci (...)

30Cette volonté de défendre les « droits franchises et libertés » de la ville va très loin puisque c’est en leur nom, autant qu’en celui de la foi catholique, que la municipalité amiénoise adhère à la Sainte Union en mai 1588 et bascule dans la révolte le 26 décembre suivant, tenant tête aux royaux jusqu’au 9 août 1594, où elle ne se rallie à Henri IV qu’après composition et non par la force. Or, ces conduites « extraordinaires », qui contrastent avec le loyalisme affiché depuis des décennies par l’échevinage envers la Couronne, persistent après ce retour à l’obéissance. En 1596, l’échevinage brave à nouveau le roi en refusant d’héberger les compagnies de soldats suisses qu’il lui propose pour renforcer sa défense après la chute de Doullens aux mains des Espagnols, l’année précédente24. Même après 1597 et la refonte de la constitution municipale dictée par Henri IV, après qu’il a repris la ville, « surprise » par les Espagnols le 11 mars, l’échevinage, bien qu’amputé en taille et en prérogatives, s’obstine à procéder « de la manière accoustumée », en perpétuant ses usages. Ainsi, on transfère notamment les insignes du maieur, supprimé, au premier échevin, et l’échevinage réagit vivement à tout empiètement dans sa sphère d’action de la part des gens du roi, quel que soit leur rang, officiers ou aristocrates voire favori royal dans le cas de Concini dans les années 1610. De même, après la mort d’Henri IV, l’échevinage présente plusieurs requêtes à Louis XIII et à la reine mère pour que soit révisé l’édit de 1597 et que soient rétablis le maieur et les douze échevins d’origine25. Enfin, en 1598, l’échevinage parvient à rétablir la milice bourgeoise, dissoute l’année précédente et dorénavant concurrencée par une citadelle et une garnison royale pour la « tuition et défense » de la ville26.

  • 27 Schilling H., Religion, Political Culture and the Emergence of Early Modern Society : Essais in Ger (...)
  • 28 Carpi O., « Des vertus de l’oligarchie. La municipalité amiénoise au XVIe siècle », Coste L. (dir.) (...)

31Au fond, au XVIe siècle et encore au début du suivant, dans l’esprit des dirigeants d’Amiens, la forme politique d’une ville n’est pas nécessairement ce qui se matérialise dans des constructions manifestant de manière ostentatoire la relation entre art et pouvoir. Pour eux, ce n’est pas de cette façon qu’elle prend corps et qu’elle peut être vivifiée et magnifiée. Au contraire, c’est dans une pratique quotidienne du pouvoir qui n’exclut pas la dimension symbolique et rituelle, tout en étant parfois très triviale, mais qui témoigne surtout de l’adhésion à un idéal anciennement défini et pourtant non obsolète, toujours valide, à la fois fédérateur et mobilisateur. Cet idéal, c’est celui d’un « républicanisme civique », qui s’enracine dans l’histoire de la cité, nourrit tout un imaginaire tout en déterminant un style de gouvernement d’essence conservatrice, mais non réactionnaire, et dont le principal ressort demeure la quête du « repos public », condition sine qua non de la tranquillité, de la prospérité et de la pérennité de la ville27. C’est donc en rappelant chaque jour par leurs actes et leurs discours à leurs concitoyens qu’ils sont des hommes libres et responsables, bons catholiques et vertueux, que les membres du corps municipal, quels que soient leur statut social ou leurs références intellectuelles, s’efforcent de faire d’un agrégat d’individus une civitas, une communauté soudée et solidaire, capable de traverser ou de surmonter sans se disloquer et s’abstraire dans la violence les « troubles » et les épreuves auxquels elle est confrontée pendant cette période cruciale28.

Notes

1 Paris, Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, Fr. 3363, f° 225 v°.

2 Gojosso É., Le Concept de république en France (XVIe-XVIIIe siècle), Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1998, p. 168, 170, 180, 205, 217-222.

3 Chevalier B., Les Bonnes Villes de France du XIVe au XVIe siècle, Paris, Aubier, 1982.

4 Bibliothèque de la Société des Antiquaires de Picardie, BC 6 : Manuscrits ou œuvres originaux de Claude Lemattre, sieur de Haidicourt, citoyen et eschevin d’Amiens concernant la défense de cette ville pendant la Ligue, la manière de la fortifier contre les surprises et incursions des ennemis et la conservation de ses privilèges et habitans (1579-1596).

5 Archives départementales de la Somme, 4 G 1266 ; Duthoit A. et Duthoit L., Le Vieil Amiens, Amiens, T. Jeunet, 1874, 5e série, pl. VI ; Estienne J. et Vasselle F., Le Bel Amiens, préface de Mallet R., Amiens, chez l’auteur, 1967, p. 99.

6 Paris, BnF, département des Cartes et Plans, GE FF-3811.

7 Duthoit A. et Duthoit L., op. cit., p. 123-125.

8 La Ville réinventée. Aspects des villes de Somme (XIIe-XVIIIe siècle), cat. exp. (Amiens, Archives départementales de la Somme, 14 novembre 1998-7 février 1999), Amiens, Archives départementales de la Somme, 1998, p. 25-41.

9 Bayard D., « Atlas des villes de Picardie. Amiens », Revue archéologique de Picardie, numéro spécial 16, 1999, p. 215-271, pl. XXIX à XXXII ; Bibliothèque municipale d’Amiens, fonds Patrimoine, E 1328 à 1399 : Pinsard Ch., Rues, places et monuments d’Amiens (1911) ; Durand G., Monographie de l’église Notre-Dame, cathédrale d’Amiens, 2 vol., Amiens, Société des Antiquaires de Picardie, 1901-1903 ; Estienne J., « Georges Durand (notice nécrologique) », Bibliothèque de l’École des chartes, no 104, année 1943, p. 405-410 ; Goze A., Histoire des rues d’Amiens, Amiens, A. Caron, 1854-1864 ; id., Les Enceintes successives d’Amiens, Amiens, A. Caron, 1854.

10 Duthoit E., « Amiens capitale de la Picardie », Urbanisme, no 87, p. 24-26 ; Dusevel F. H., Histoire de la ville d’Amiens depuis les Gaulois jusqu’en 1830, 2 vol., Paris, Le Livre d’histoire, 2001 (reprint de l’éd. de 1832) ; Bayard D., art. cit., p. 199-214.

11 « Le beffroi d’Amiens », fiche de la direction du patrimoine d’Amiens métropole, [patrimoine@amiens-metropole.com].

12 Lamy F., « La Malmaison, échevinage et bailliage d’Amiens », Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, t. XXI, 1924-1925, p. 312-359.

13 Bibliothèque municipale d’Amiens, fonds Patrimoine, Pic 22.845 : Durand G., « L’hôtel des Cloquiers », discours à l’assemblée générale des Amis des avocats du 19 janvier 1936.

14 Daire L. F., Histoire de la ville d’Amiens, 2 vol., Paris, Vve Delaguette, 1757, vol. I, p. 468.

15 La Ville réinventée…, op. cit., p. 34.

16 Nayrat F., Les Transformations du visage d’Amiens au XVIe siècle, mémoire de maîtrise, université de Picardie, Amiens, 1990, p. 136-156.

17 Carpi O., Une république imaginaire. Amiens pendant les troubles de religion (1559-1597), Paris, Belin, 2005.

18 Labarre A., Le Livre dans la vie amiénoise du seizième siècle. L’enseignement des inventaires après décès, 1503-1576, Paris/Louvain, Nauwelaerts, 1971 ; Pelus-Kaplan M.-L., Commerce, villes et marchands dans le monde hanséatique et l’Europe du Nord-Ouest, mémoire en vue de l’habilitation présenté à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1992.

19 Carpi O., op. cit., p. 28-34.

20 Nayrat F., op. cit., p. 28-76.

21 Archives communales d’Amiens antérieures à 1790, AA 19, et Victor Jourdain, « Le livre noir de la ville d’Amiens », conférence prononcée le 19 juin 1908, Rosati picards, no XXXIV.

22 Voir supra, note 3.

23 Carpi O., op. cit., p. 17-25, 92-98 ; Maugis É., Recherches sur les transformations du régime politique et social de la ville d’Amiens des origines de la commune à la fin du XVIe siècle, Paris, A. Picard et fils, 1906.

24 Carpi O., op. cit., p. 149-208.

25 Carpi O., « Entre institutions et représentations : la reconstruction politique d’Amiens après 1597 », Duménil A. et Nivet Ph. (dir.), Les Reconstructions en Picardie. Actes des colloques d’Amiens, 27 mai 2000 et 12 mai 2001, Amiens, Encrage, 2003, p. 31-48 ; id., « La quête de l’âge d’or. La vie municipale à Amiens dans le premier tiers du XVIIe siècle », Revue du Nord, t. XC, no 377, 2008, p. 795-816.

26 Carpi O., « La milice bourgeoise comme instrument de reconstruction identitaire de la communauté citadine à Amiens dans le premier tiers du XVIIe siècle », article à paraître aux éditions du CTHS.

27 Schilling H., Religion, Political Culture and the Emergence of Early Modern Society : Essais in German and Dutch History, Leyde/New York/Cologne, Brill, 1992 ; Blickle P. (dir.), Résistance, représentation et communauté, trad. de l’anglais par Botz A., texte établi par Neveux H. et Nicolas J., Paris, Presses universitaires de France, 1998.

28 Carpi O., « Des vertus de l’oligarchie. La municipalité amiénoise au XVIe siècle », Coste L. (dir.), Liens de sang, liens de pouvoir. Les élites dirigeantes urbaines en Europe occidentale et dans les colonies européennes, fin XVe-fin XIXe siècle. Actes du colloque de Bordeaux, mai 2008, organisé par le Centre d’études des mondes moderne et contemporain, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 189-211 ; id., « Identité civique et sortie de guerre. Le cas d’Amiens au lendemain des guerres de Religion », Soen V., Jugnot Y. et Mariage F. (dir.), « L’identité au pluriel. Jeux et enjeux des appartenances autour des anciens Pays-Bas (XIVe-XVIIIe siècles) », Revue du Nord, Hors-série, coll. « Histoire », no 30, 2014, p. 249-266.

Table des illustrations

Légende Figure 1. Zacharie de Cellers, Plan de la ville d’Amiens et du cours de la Somme jusqu’à Carron, 1542 (dans Duthoit A. et Duthoit L., Le Vieil Amiens, Amiens, T. Jeunet, 1874, 5e série, pl. 1).
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Légende Figure 2. « Amiens. Urbs fortissima in Picardia sita est », vers 1572, gravure, dans Francesco Valesio, Raccolta di le piu illustri et famose citta di tutto il mondo, s. l., s. n., [1646], pl. 241 (Paris, BnF, Cartes et Plans, GE FF-3811 [241]).
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Légende Figure 3a. Vue du rempart Saint-Acheul et de la porte de Noyon, 1495, détail de l’Entrée de saint Firmin à Amiens, fresque, Amiens, cathédrale Notre-Dame, clôture du chœur, travée 1 (dans Duthoit A. et Duthoit L., Le Vieil Amiens, Amiens, T. Jeunet, 1874, 5e série, pl. 1).
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Légende Figure 3b. Vue du beffroi et de la Somme, 1495, détail de la Prédication de saint Firmin à Amiens, fresque, Amiens, cathédrale Notre-Dame, clôture du chœur, travée 1 (ibid., pl. 2).
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Légende Figure 3c. Vue de la porte Montrescu et de l’église Saint-Sulpice, 1495, détail du Baptême des Amiénois par saint Firmin, fresque, Amiens, cathédrale Notre-Dame, clôture du chœur, travée 1 (ibid., pl. 3).
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Légende Figure 3d. Vue de la cathédrale, 1495, détail de l’Arrestation et décollation de saint Firmin, fresque, Amiens, cathédrale Notre-Dame, clôture du chœur, travée 1 (ibid., pl. 4).
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