Chapitre XVII. “Je suis arrivé au soir” (1973-1993)
p. 423-442
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Texte intégral
1René Pleven s'est éteint le 13 janvier 1993, trois mois avant d'avoir atteint les 92 ans, après une vie bien remplie. Le hasard a voulu que le même jour disparaisse Charles Tillon, un autre Breton de quatre ans son aîné, qui a aussi marqué son siècle. Les deux hommes s'étaient connus dans les gouvernements du général de Gaulle à la Libération, avant de s'affronter durement à l'Assemblée nationale durant la guerre froide et la guerre d'Indochine.
2René Pleven s'est éteint à l'issue d'une retraite discrète, mais en suivant l'évolution politique de son pays dans les éditoriaux de son Petit Bleu des Côtes-du- Nord jusqu'au début de 1986. La maladie l'a alors contraint à poser sa plume, mais le journal a continué, animé par sa fille, Françoise Andlauer.
3L'homme d'État breton avait quitté la vie publique en 1976. Le 1er février 1976, présidant sa dernière session du Conseil général des Côtes- du-Nord avant le renouvellement, il déclarait à ses pairs : “Dans la vie, il y a un matin, un midi et un soir. Je suis arrivé au soir”1. Celui qui avait consacré sa vie à la chose publique depuis 1939, avait amorcé sa retraite en 1970, avant même la défaite électorale de 1973.
Vers l'abandon des derniers mandats
4De 1969 à 1973, les responsabilités ministérielles de René Pleven ne l'ont pas empêché de suivre les assemblées départementale et régionale qu'il présidait. Cependant, réélu en 1970 pour deux ans à la tête du CELIB, il avait annoncé que ce serait son dernier mandat. En attendant, il avait soutenu la politique de relance de la régionalisation engagée par le président Pompidou et appuyé la publication d'un Livre Blanc du CELIB au début de 19712.
5Le 29 septembre 1972, lors de l'assemblée générale de Pontivy, après 21 années de présidence “qui furent marquées parfois par des déchirements, des crises, des doutes autrement plus graves que ceux qui se sont exprimés au cours des derniers mois”, René Pleven quittait le CELIB “librement, volontairement, non pas comme un homme las ou déçu, mais simplement en conformité” avec l'annonce faite deux ans plus tôt3. Il rappelait l'histoire, le rôle et les limites de l'action du cette institution originale en dressant un bilan du travail accompli par tous. Au moment où les socialistes quittaient le CELIB, René Pleven délivrait son ultime message exhortant les Bretons à rester unis, précisant : “Je vous resterai fidèle en esprit et dans la foi en notre Bretagne éternelle”.
6Il transmettait le flambeau au sénateur-maire de Brest, le centriste d'opposition Me Lombard, élu par acclamation. Le comité directeur du CELIB demanda à son membre fondateur d'accepter le titre de président d'honneur à vie et le décora du grand collier de l'Ordre de l'Hermine, créé par le duc Jean iv au xive siècle. Pour honorer celui qui avait beaucoup fait pour le développement de la Bretagne, des artisans rennais avaient réalisé ce collier (d'acier et de cuivre), orné d'un lévrier en pendentif portant la devise des ducs : À ma vie.
7Toutefois René Pleven conservait la présidence de la CODER de Bretagne. Mais avec le vote, le 29 juin 1972 de la loi sur les régions, créant un Conseil régional consultatif formé d'élus et un comité économique et social, les CODER étaient appelées à disparaître. Le 8 juillet 1972, Le Petit Bleu dressait un bilan positif de l'action des dernières années pour la région (Plan routier Breton, région pilote pour les Télécommunications, efforts de rénovation rurale...)4. C'était aussi l'occasion de valoriser l'action du gouvernement de Jacques Chaban- Delmas auquel René Pleven appartenait. Cinq mois plus tôt, sous réserve de certaines améliorations, la CODER de Bretagne avait largement approuvé (une voix contre, celle de la CGT et deux abstentions) le programme régional de développement et d'équipement présenté par le préfet de région. Dans le cadre du vie Plan (1971-1975), on prévoyait la création nette de 40 000 emplois industriels. Malheureusement, les effets économiques du premier choc pétrolier de 1973-1974 allaient bientôt démentir des prévisions trop optimistes. Cependant, la CODER comme le CELIB constataient que les efforts avaient porté leurs fruits, notamment en inversant un bilan démographique régional devenu positif dans les années 1960.
8Les CODER existèrent jusqu'à la mise en place, à la fin de 1973, des nouvelles institutions régionales. N'étant plus parlementaire, mais comme président du Conseil général des Côtes-du-Nord, René Pleven était membre du premier Conseil régional de la région Bretagne. Et le 9 janvier 1974, lors de la première réunion, à Rennes, il fut porté à la présidence de cette nouvelle assemblée, dès le premier tour de scrutin, par 50 voix sur 765 Dans un Conseil régional dominé par la droite (y compris les centristes), il était assisté de quatre vice- présidents, trois sénateurs (dont Bernard Lemarié pour les Côtes-du-Nord et Henri Fréville pour l'Ille-et-Vilaine) et un député représentant chaque département. C'était un peu comme un couronnement de l'action de René Pleven en faveur de la Bretagne même si le nouveau Conseil régional avait bien peu de pouvoirs et de moyens.
9De 1974 à 1976, René Pleven présida aux premiers pas d'institutions régionales qui avaient sans doute plus d'importance pour les notables bretons que pour ceux d'autres régions françaises. En mars 1974, lors de la première session budgétaire, il fit voter la taxe maximum autorisée (15 francs par habitant) par 31 voix contre 25, avec l'appui des centristes et contre l'avis de certains parlementaires UDR6. Le président Pleven voulait donner des moyens financiers à un organisme qui ne bénéficiait que du versement de la taxe du permis de conduire...
10En 1976, le président CDP du Conseil régional de Bretagne se retira pour prendre une retraite bien méritée7. René Pleven se plaisait d'ailleurs à répéter : “La Bretagne est mon bain de jouvence”, montrant combien il était attaché à sa terre. Et, à sa mort, le journaliste de Ouest-France, André Legrand qui des années durant avait suivi l'action départementale de l'homme politique, en faisait “un des pères de la Bretagne moderne”8. En 1976, il abandonnait aussi la présidence du Conseil général des Côtes-du-Nord.
11Après l'échec à la dépuration en mars 1973 et le départ du gouvernement, René Pleven consacra une grande partie de son énergie au Conseil général des Côtes-du-Nord et au district de Dinan qu'il présidait. Lors du renouvellement de septembre 1973, il fit campagne pour ses amis politiques, en particulier pour ses suppléants, l'ancien Ernest Rouxel, à Ploubalay et le nouveau Yves Sabouret, à Matignon. Dans son esprit, ce haut fonctionnaire qui devait déjà prendre la relève lors des élections législatives devait assurer la continuité du président Pleven à la tête du Conseil général.
12Conseiller général “pléveniste” depuis 1945, Ernest Rouxel fut battu dès le premier tour (43,2 %) par le nouveau député socialiste de Dinan, Charles Josselin avec 52 % des voix9. La défaite de René Pleven au printemps précédent n'était donc pas tout-à-fait un accident. Son image “d'apolitisme” au niveau départemental n'avait pas résisté à la participation à des gouvernements de droite. En revanche, le maire de Saint-Cast Yves Sabouret était élu le jour même dans le canton de Matignon avec 61,3 % des suffrages exprimés10.
13La poussée à gauche est sensible au Conseil général où la majorité de René Pleven se réduit (de 30 contre 18 en 1970 à 27 contre 21 en 1973). La majorité “pléveniste” qui s'était rétablie à partir de 1967, notamment grâce au ralliement de trois élus de l'Action travailliste, retombe à son niveau de 196411. Le PCF remonte à huit sièges et l'ensemble PSU-nouveau PS en compte 13. Charles Josselin fait déjà figure de successeur potentiel, d'autant plus que les principaux responsables du PSU départemental vont suivre Michel Rocard lors de son entrée au PS à la fin de 1974.
14De 1970 à 1976, le président du Conseil général dut compter avec les interventions peu conventionnelles dans cet aéropage de notables d'un jeune conseiller général du PSU, le Dr psychiatre Guy Caro. Cet ancien militant du FLB, spécialiste des problèmes de l'alcoolisme en Bretagne, participant actif des débats internes d'un PSU déchiré entre jeunes révolutionnaires et socialistes modérés, a souvent défrayé la chronique par son goût de la provocation (discours en breton, interpellations ad hominem de René Pleven ou du préfet). Au sein de la majorité départementale, de jeunes élus centristes trouvent aussi la gestion de leur président trop frileuse. Ils seraient partisans d'une politique plus hardie du Conseil général en matière d'équipement. En effet, René Pleven a mené une gestion rigoureuse des deniers publics. Le 19 mai 1973, répondant implicitement à ces critiques voilées, il déclarait : “On ne pourra non plus jamais vous dire, comme la Cour des Comptes a pu effectivement le reprocher à certains Conseils généraux, que notre gestion ait jamais donné lieu à prodigalité ou abus”12. Ce n'est pas dans les Côtes-du-Nord qu'on trouverait la trace de dépenses somptuaires ou de fausses factures ! Mais cette gestion de père de famille commence à peser à la nouvelle génération d'élus formés dans la période d'expansion.
15Quelques jours après son élection à la présidence du Conseil régional, René Pleven annonça le 16 janvier 1974, sa retraite prochaine. “Le jour n'est pas très loin où je cesserai d'occuper ces fonctions”13. La course à la succession de celui qui a été élu 19 fois de suite à la présidence est ouverte pour le mois de mars 1976.
16Le 1er février 1976, dans la nouvelle préfecture des Côtes-du-Nord, René Pleven fit ses adieux aux élus départementaux, après avoir présidé sa dernière session du Conseil général. Avec sa pointe d'humour coutumière et son regard un brin malicieux, “le Président”, au moment de quitter la vie publique d'un département qu'il avait marqué de son empreinte depuis 31 ans déclarait : “Je quitte cet endroit et je le quitte définitivement. On ne me verra pas hanter les couloirs de la préfecture. Je ne serai pas comme ces belles-mères qui s'en vont au domicile de leurs brus pour voir si le ménage est fait conformément à leur idée”14.
17Le “ménage” allait en effet être fait de manière un peu différente à partir de mars 1976 dans la mesure où le Conseil général des Côtes-du-Nord bascule à gauche. La retraite a signifié la fin des “années Pleven”. Le “tombeur” du ministre de la Justice en 1973, Charles Josselin s'est installé dans le fauteuil de René Pleven et y est toujours. En 1976, le rapport des forces s'est inversé avec 28 sièges pour la gauche (18 PS dont 2 “plévenistes” et 10 PCF) contre 20 pour les centristes et la droite. Mais avec René Benoit, le canton de Dinan-est est resté à droite, contrairement à celui de Dinan-ouest enlevé par le socialiste René Régnault qui deviendra sénateur en 1980. C'est un enseignant d'éducation physique de 39 ans qui a succédé à René Pleven. Adhérent du parti républicain en 1977, de l'UDF en 1978, René Benoit, futur député (de 1978 à 1981 et de 1986 à 1988 grâce au mode de scrutin proportionnel) et maire de Dinan. (depuis 1983), reçoit le lourd héritage de l'infatigable homme politique, toujours sur la brèche depuis plus de 30 ans15
18Réunis en session le 18 janvier 1993, les conseillers généraux ont rendu un hommage unanime avant de se rendre nombreux aux obsèques de leur ancien président. Son successeur, Charles Josselin, secrétaire d'État à la Mer dans le gouvernement Bérégovoy, a salué la mémoire de “cet homme d'État et militant de la Bretagne”. Le sénateur communiste Félix Leyzour évoqua les combats du “même côté pour la libération de la France” et les oppositions au temps des guerres coloniales, “mais nous respections l'homme, son intelligence et sa finesse”. Il rappela qu'en 1976, “le groupe communiste avait dit combien il appréciait sa manière de conduire les débats” au Conseil général.
19Dans une longue intervention, Sébastien Couépel, le leader de l'opposition, député CDS de 1978 à 1981 et de 1986 à 1988, souligna les qualités politiques et humaines de René Pleven : “Nous qui l'avons côtoyé, qui avons bénéficié de son expérience, de sa clairvoyance, de ses anticipations, nous pouvons témoigner de sa simplicité, de son charisme, de son esprit d'ouverture et de tolérance”. Lui aussi affirmait que “le président Pleven était un humaniste et un grand homme d'État, qui aimait les hommes de son pays tels qu'ils sont et qui savait toujours se mettre à leur portée”16. 17 ans après la cessation d'activité de René Pleven et par delà les éloges de circonstance, les élus des Côtes-du- Nord rendaient un hommage unanime à celui qui avait tant contribué à faire bouger ce département. Ces déclarations contrastent avec le silence de la classe politique nationale, de droite comme de gauche, exception faite des élus bretons comme Pierre Méhaignerie ou Yvon Bourges.
20Mais en abandonnant à 75 ans les responsabilités publiques, René Pleven ne se désintéressait pas pour autant de la vie politique. Pendant 10 ans encore, il communiqua ses analyses et ses commentaires à ses lecteurs d'un Petit Bleu réduit à une audience départementale.
Le soutien de la majorité (1974-1981)
21En 1974-1975, l'attitude du président du Conseil régional de Bretagne s'est durcie à l'égard des militants bretons du FLB. Le 30 janvier 1974, le conseil des ministres a prononcé la dissolution de quatre mouvements autonomistes (un corse, un basque et deux bretons). Le 14 février suivant, riposte ou provocation, le relais de télévision de Roc-Trédudon dans le Finistère est dynamité, privant 300°000 foyers bretons d'images. L'attentat est bien revendiqué par le FLB-Armée révolutionnaire bretonne, mais cela n'a jamais été prouvé. Comme tous les responsables politiques, René Pleven condamne cet attentat et précise qu'il refuse toute concertation avec les autonomistes17
22De même, Le Petit Bleu condamne la “sottise”, la “stupidité”, “les inepties criminelles” du même mouvement lorsqu'il plastique, le 20 décembre 1975, le Palais de Justice de Saint-Brieuc (5 millions de francs de dégâts) pour “marquer sa solidarité avec les détenus bretons et corses, victimes de l'impérialisme français”18. Cette fois le rédacteur de l'article non signé ne craint pas de renvoyer “aux inspirateurs spirituels pendant l'occupation allemande” du FLB contrairement à l'analyse de René Pleven qui refusait cet amalgame en 1969.
23Avec le décès du président Pompidou le 2 avril 1974, René Pleven va devoir choisir entre les 12 candidats à la succession. Dans son éditorial “Jusqu'au bout”, l'ancien ministre de la Justice rend d'abord un hommage appuyé au président disparu qu'il avait rencontré pour la dernière fois le 7 décembre 1973. Lors de cet échange consacré à l'actualité et aux problèmes du moment (répercussions économiques, monétaires et sociales du premier choc pétrolier), René Pleven avait trouvé le président déjà gravement malade dans “une forme intellectuelle égale à celle des meilleurs jours”19 Pour lui, “la nation perd un chef d'une exceptionnelle envergure, dont l'esprit ouvert à toutes les transformations, à tous les problèmes contemporains, à tous les progrès et qui, en même temps, aurait su s'opposer à toute aventure périlleuse pour la paix intérieure et la sécurité du pays”.
24La course à la succession s'ouvre immédiatement. Prenant le premier ministre Pierre Messmer de vitesse, Jacques Chaban-Delmas annonce sa candidature dès le 4 avril et reçoit le lendemain l'appui du bureau exécutif de l'UDR. Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand, pour l'union de la gauche, attendent le 8 avril pour se déclarer. Comme en 1969, les centristes vont devoir choisir entre les deux principaux candidats de la majorité sortante. Dès le 9 avril, Jacques Duhamel, pour le CDP, apporte son soutien à Jacques Chaban-Delmas, tandis que le lendemain, le centre démocrate de Jean Lecanuet se rallie à la candidature du ministre de l'Économie et des Finances Giscard d'Estaing20. Dès le 13 avril, Jacques Chirac, ministre de l'Intérieur depuis le 1er mars, lance “l'Appel des 43” (celui de 43 ministres et députés UDR) à “une candidature unique” à droite. C'est un mauvais coup pour le candidat gaulliste car ces 43 apportent leur appui à Valéry Giscard d'Estaing, sensé être mieux placé pour gagner au deuxième tour.
25Telle n'est pas l'analyse de René Pleven le 20 avril. Mesurant la difficulté de cette campagne présidentielle pour une droite divisée et confrontée à la dynamique de la candidature unique à gauche, il dit d'abord sa “chaude sympathie à tous les candidats qui vont faire campagne vent debout” pour barrer la route de l'Élysée au “candidat socialo-communiste”21. Ensuite, il annonce son choix du premier tour en faveur de Jacques Chaban-Delmas pour deux raisons : “l'une de principe, l'autre politique”. “La première, écrit-il, est que j'attache plus d'importance à l'objectif d'une nouvelle société, d'une société moderne où finiront par disparaître les classes, qu'à celui d'une nouvelle majorité. La seconde est que si Chaban arrivait en tête, il me paraîtrait pouvoir rallier plus aisément que les autres concurrents les suffrages de ces socialistes foncièrement démocrates qui répugnent à mettre le doigt dans l'engrenage de ”l'accord“ total auquel M. Marchais a pu dire, sans entraîner de démenti, qu'il était parvenu avec M. Mitterrand”. René Pleven, comme Yves Sabouret la semaine suivante, défendent la même position que leurs amis du CDP.
26Cependant, dans ce scrutin très serré, il déclare comprendre et respecter “ses amis qui ont choisi Giscard” et appelle déjà à voter pour lui au second tour s'il devançait Chaban-Delmas pour “épargner à la France l'aventure”. En réalité plusieurs gaullistes, républicains indépendants et centristes bretons comme Henri Fréville, y compris des CDP, ont suivi l'Appel des 43 en faveur de Giscard d'Estaing. C'est l'occasion d'une revanche pour des centristes maltraités par le pouvoir gaulliste. Mais René Pleven préfère privilégier la fidélité et la continuité.
27Les électeurs ne suivent pas ce choix : le 5 mai Jacques Chaban-Delmas ne recueille que 14,5 % des voix dans la pays, 13,5 % en Bretagne et seulement 11,8 % dans les Côtes-du-Nord (et à peine 1,3 % de plus dans la circonscription de Dinan). René Pleven ne pèse plus guère sur le choix des électeurs bretons22. En revanche, Valéry Giscard d'Estaing obtient 40,7 % des voix des Bretons (35,5 dans les Côtes-du-Nord) contre 32,9 % en moyenne nationale. Quant à François Mitterrand, il réalise 37,1 % des suffrages en Bretagne (6,2 % de moins que sa moyenne nationale) mais atteint 45,1 % dans les Côtes-du-Nord. Dès lors que le PS et le PCF sont unis, René Pleven ne peut plus enrayer comme il le fait depuis un quart de siècle, la remontée électorale de la gauche dans son département.
28Au second tour, c'est “l'heure de l'unité” à droite derrière Valéry Giscard d'Estaing23. René Pleven appelle donc les électeurs de Chaban à reporter “leur masse” sur le leader des républicains indépendants, “sans effilochage ni marchandage” parce que la marge est très étroite. Et le 19 mai, Valéry Giscard d'Estaing succède à Georges Pompidou en l'emportant avec 50,6 % des voix seulement. En Bretagne, électeurs centristes, gaullistes et de droite, l'ont bien aidé en lui accordant 57,9 % des suffrages exprimés. En revanche, ceux des Côtes- du-Nord ont donné 50,2 % de leurs voix à François Mitterrand. C'est déjà le signe annonciateur du basculement à gauche du Conseil général en 1976.
29Au lendemain de la victoire, René Pleven demande “d'agir et vite”, mais il ne commente guère la composition du nouveau gouvernement dirigé par Jacques Chirac24. Citant le nom de quelques partants et l'arrivée d'hommes nouveaux comme Jean-Pierre Fourcade, à l'Économie et aux Finances, il préfère évoquer “quelques dossiers parmi d'autres” à traiter en priorité. Parlant “d'une équipe un peu hétérogène” et de “son manque d'enthousiasme”, le notable breton du CDP a bien du mal à cacher sa déception du fait de l'élimination ou presque (un seul strapontin de secrétaire d'État) qui frappe sa formation. Manifestement, le nouveau président de la République n'a guère apprécié le choix de ce parti en faveur de son rival de la majorité. En revanche, le centre démocrate de Jean Lecanuet (ministre de la Justice) est bien représenté. Comme le soulignait Jean- Noël Bergeroux dans Le Monde du 21 mai 1976, par son choix, le CDP “se mit presque au ban du régime”.
30René Pleven, dans son journal, n'en soutint pas moins les réformes des deux premières années, en particulier celles proposées par Simone Veil, son ancienne collaboratrice, ministre de la Santé (lois sur l'interruption volontaire de grossesse et la réforme du divorce)25 Ces importantes réformes du début du septennat prolongeaient sa propre action comme Garde des Sceaux. Il ne regretta pas la démission de Jacques Chirac en 1976. Mais il se sentit plus proche de Raymond Barre. En octobre 1976, il demandait de “donner sa chance au plan Barre”26.
Du CDS à l'UDF
31Au début de 1976, les deux partis centristes divisés et de plus en plus laminés engagèrent une opération fusion-survie. Ils étaient victimes de la bipolarisation gauche-droite de la vie politique et des progrès électoraux de la gauche unie. Aux élections cantonales de mars 1976, le CDP avait perdu trois présidences, dont celle des Côtes-du-Nord, le centre démocrate quatre. Les discussions de fusion aboutirent au congrès de Rennes du 21 au 23 mars 197627. Les deux formations qui se voulaient “l'aile gauche de la majorité” fusionnèrent au sein du centre des démocrates sociaux (CDS). Ce nouveau parti était présidé par Jean Lecanuet (CD), partisan d'un rapprochement avec les républicains indépendants, assisté de Jacques Barrot (CDP). Mais Jacques Duhamel et Joseph Fontanet n'avaient pas participé à ce regroupement qui faisait la part belle aux anciens démocrates chrétiens du MRP. Pour Le Monde, “Tous ou presque, héritiers de la démocratie chrétienne, anticommunistes, pro-atlantistes, européens convaincus, se veulent tous réformistes, ouverts au dialogue et à la concertation”, en dépit de divergences sur la réforme électorale (l'introduction de la proportionnelle) et l'organisation de “primaires” au sein de la majorité.
32René Pleven, salué lors de son arrivée au congrès le dimanche 23 mai, soutient ce regroupement des centristes. La veille, l'homme qui vient tout juste de se retirer de la vie politique active, a écrit un vibrant plaidoyer pour définir et défendre la nécessité d'un centrisme français réformateur et européen. Mais c'est aussi l'occasion de critiquer le PS et de répondre à son vieil adversaire François Mitterrand qui a qualifié ce centre “de droite molle”. René Pleven appuie donc de son autorité le nouveau CDS mais sans figurer dans les organes dirigeants. Néanmoins, le secrétariat national compte son ami Claudius-Petit ainsi qu'Édouard Ollivro, le député CDP de Guingamp. Ensuite, René Pleven participera souvent aux réunions du CDS, aux côtés de Pierre Méhaignerie, le député d'Ille-et-Vilaine, membre des gouvernements Chirac et Barre dans les années 1970.
33Mais à partir de 1976, René Pleven peut jouir de loisirs bien mérités, poursuivant ses voyages à un rythme moins soutenu entre Dinan et Paris. Désormais, il a plus de temps à consacrer à plusieurs organismes d'aide aux handicapés et aux enfants. Ainsi, dans les années 1970, est-il le président-fondateur de l'association des Amis de Bel-Air de Languédias dans les Côtes-du-Nord. Il s'occupe aussi de la fondation pour l'enfance May Lockwood dont le siège est à Paris mais qui a une antenne à Perros-Guirec. Surtout, il préside la Fondation Olga Spitzer, une œuvre d'aide sociale à l'enfance de l'Est parisien28. Sans doute peut-il répondre un peu plus souvent aux invitations du Rotary-club de Dinan dont il était membre d'honneur…
34Durant ces années de retraite active, René Pleven reçoit facilement et courtoisement les nombreux historiens qui souhaitent l'interroger sur tel ou tel pan de sa vie politique. Il se prête de bonne grâce au questionnement individuel comme aux rencontres de spécialistes, toujours soucieux de précision, mais sachant éluder les questions embarrassantes.
35Les élections législatives de 1978 sont pour lui l'occasion indirecte d'une revanche, dans son pays de Dinan. Quelques mois auparavant, les communistes ont fait voler en éclat la belle mécanique du programme commun de la gauche lors des discussions d'actualisation avec le PS et le MRG. Électoralement, l'accord bénéficiait trop aux socialistes. L'élan unitaire est brisé à gauche, même si le président de la République se prépare pour une éventuelle et inédite cohabitation sous la Cinquième République. Mais le plan Barre commence à porter quelques fruits, avec un début d'assainissement de la situation économique malgré une inflation dépassant les 9 % en 1977 et 1978. Après une nette poussée à la fin de 1977 (près de 1,2 million de demandeurs d'emploi), le chômage connaît une sensible décrue au début de 1978 et se stabilise provisoirement à un peu plus d'un million. C'est le résultat du pacte pour l'emploi des jeunes29. Le 27 janvier 1978, Valéry Giscard d'Estaing prononce son discours de Verdun- sur-le-Doubs dans lequel il indique “le bon choix pour la France”, et met en garde contre les dangers d'une victoire électorale de la gauche. Quelques jours plus tard, une liste de candidats giscardiens est publiée avec le sigle Union pour la Démocratie Française (UDF). Parmi eux, René Benoit, le successeur de René Pleven au Conseil général, investi par le parti républicain (PR), qui va prendre une revanche sur Charles Josselin et 1973.
36À droite, Le Petit Bleu soutient la candidature de René Benoit contre un candidat du RPR et un autre de la démocratie chrétienne30. Surtout, s'appuyant sur des articles de journalistes économiques du Monde, il critique le coût financier du programme d'actualisation du programme commun présenté par le PS le 4 janvier et défend le programme de Blois, “les objectifs d'action du gouvernement pour les libertés et la justice” du Premier ministre.
37Le 12 mars, la majorité sortante ayant mieux résisté que prévu (la gauche n'obtient que 48,49 % des voix), l'ancien ministre titre : “Coup d'arrêt mais péril toujours”31. Il s'en prend naturellement à “l'accord bâclé” du 13 mars entre les trois partenaires de l'union de la gauche et appelle à voter pour les cinq candidats de la majorité restés en lice dans les Côtes-du-Nord. Les candidats de gauche et d'extrême gauche sont théoriquement majoritaires avec 52,5 % mais deux communistes sont arrivés en tête, à Saint-Brieuc et à Guingamp. Tout va dépendre du report des voix car seule Marie-Madeleine Dienesch ne paraît pas menacée ; elle sera réélue à Loudéac avec 52 %32.
38Le 19 mars 1978, la majorité de droite l'emporte avec 290 sièges contre 201. Le paysage politique des Côtes-du-Nord en sort quelque peu bouleversé. À Lannion, le socialiste Jagoret (52,3 %) bat le successeur CDS de Pierre Bourdellès, le vieux complice de René Pleven. À Guingamp, c'est le député sortant CDS Édouard Ollivro qui est battu par le communiste François Leizour (51 %). C'est le premier et seul député communiste élu en Bretagne sous la Cinquième République. En revanche, à Saint-Brieuc, le communiste Édouard Quemper qui a devancé le socialiste Yves Dollo au premier tour est battu par le CDS Sébastien Couépel. Un mauvais report des voix de gauche (moins 4,9 %) a privé le PCF d'un second siège dans le département. Mais la surprise est surtout provoquée par l'échec de Charles Josselin à Dinan, battu de 761 voix par René Benoit. Le président du Conseil général rocardien sera élu député européen en 1979 et réélu dans la circonscription de Dinan en juin 1981, dès le 1er tour avec 51,3 %.
39Mais en 1978, même si Le Petit Bleu ne l'écrit pas, l'élection du député PR prend l'allure de la revanche de 1973 pour René Pleven. Ces résultats, avec quatre nouveaux députés, traduisent une relève politique des notables plévenistes dans les Côtes-du-Nord, même si les socialistes n'en tirent pas encore tous les avantages escomptés. Il leur faudra attendre 1981.
40René Pleven est beaucoup plus sensible aux “messages” des électeurs et à l'allocution télévisée du président de la République du 22 mars 1978. Valéry Giscard d'Estaing a invité le nouveau gouvernement, toujours dirigé par Raymond Barre, à préparer “les voies d'une large ouverture politique”. Le 25 mars, l'ancien député de Dinan s'interroge sur la signification de ce message, soulignant que dans une démocratie parlementaire, en temps normal, il faut une majorité et une opposition aux rapports normalisés33. En revanche, il approuve la politique d'ouverture sociale annoncée et note le changement de ton des responsables syndicaux de FO et de la CFDT après l'échec électoral de la gauche.
41Jusqu'en 1981, René Pleven va soutenir le gouvernement Barre, en butte à la “guérilla” parlementaire du RPR, commentant régulièrement l'actualité nationale et internationale.
Le censeur sévère de la gauche au pouvoir
42Aux élections présidentielles de 1981, René Pleven appelle à voter pour le président sortant dès le premier tour. À l'issue des résultats du 26 avril qui placent Valéry Giscard d'Estaing en tête avec 28,3 % des suffrages exprimés, il estime que “rien n'est joué” accordant une grande importance à la prise de position de Jacques Chirac (17,99 %) se prononçant “à titre personnel” pour le président sortant34 suppute des reports de voix difficiles pour la droite et redoute l'élection de son vieux rival François Mitterrand “par une marge très étroite”, au soir du 10 mai. Le 9 mai, “avant de trancher”, une nouvelle fois, il met en garde les électeurs tentés par un changement d'homme à la tête de l'État contre les ambiguïtés et le coût des promesses du candidat socialiste35. Il agite le danger “d'une économie collectiviste” et du glissement vers une société de type démocratie populaire entraînant la remise en cause de la liberté d'enseignement. René Pleven est resté fidèle à son argumentation politique traditionnelle d'hostilité à la gauche même désunie et de défense de la société libérale.
43Mais le 10 mai 1981, 51,75 % des Français envoient un président socialiste à l'Élysée. 55,5 % des électeurs et des électrices des Côtes-du-Nord, et même 52,3 % de ceux de la circonscription de Dinan, se sont prononcés pour François Mitterrand, confirmant la légère majorité de 1974 (50,2 %). En Bretagne, il atteint 49,2 % des suffrages, gagnant 7,1 % sur 1974. Ce résultat qui reflète une mutation engagée depuis une dizaine d'années dans la région sonne un peu comme un échec de l'action politique de René Pleven. Il n'en salue pas moins avec fair play le vainqueur le 16 mai 1981, son ancien collègue du temps de l'UDSR, non sans décocher une flèche assassine aux socialistes du département36. “Une ancienne tradition voulait autrefois que les électeurs retirent leur casquette ou leur chapeau devant l'urne où ils allaient déposer leur bulletin de vote. Les Républicains exprimaient ainsi, par ce simple geste très symbolique, leur respect pour le suffrage universel.
44C'est dans le même sentiment que nous nous inclinerons devant l'élection du nouveau président de la République, choisi par une majorité des électeurs français. S'il arrive quelque jour à M. François Mitterrand de se rendre en visite officielle dans les Côtes-du-Nord, nous ne l'accueillerons pas comme MM. Josselin et Régnault se comportèrent à l'égard de M. Valéry Giscard d'Estaing, quand il vint à Dinan”.
45Ensuite, l'ancien président du Conseil reconnaît la nette victoire du nouveau président et explique l'échec du sortant par les effets de la crise économique. Immédiatement, il évoque la dissolution de l'Assemblée. Tout en estimant dans la logique des institutions de la Cinquième République que le chef de l'État a besoin d'une majorité pour appliquer son programme, René Pleven craint “une chambre introuvable” de gauche. Donc, pour “esquisser les bases d'une conciliation avec les socialistes de gouvernement” et faire contrepoids à un PC moins affaibli qu'on ne le croit, des électeurs du président de gauche ne doivent pas hésiter, “sans se déjuger”, à voter pour les candidats UDF ou RPR. Développant cette hypothèse, il plaide le 13 juin sans trop y croire pour des “conciliations nécessaires” et possibles entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Une composition politique équilibrée peut éviter à un pouvoir trop sûr de lui de commettre des erreurs, des fautes, des excès37.
46Pourtant, cet appel au “sursaut” n'est pas entendu des Français, ni le 14 ni le 21 juin 1981. La “vague rose” déferle sur le pays. Pour René Pleven, après le premier tour, “l'imprévu” vient d'abord du nombre élevé des abstentionnistes (près de 30 %)38. Cette nouveauté inquiète le démocrate davantage que les bons résultats du PS. Dans les Côtes-du-Nord, où ce parti est en passe de réaliser le “grand chelem” en raflant les 5 sièges — ce qui advient le 21 juin —, “le devoir est de voter quand même”.
47À la nouvelle assemblée dominée par le PS et ses alliés, l'ancien parlementaire lance le 27 juin 1981, un vibrant : “À l'ouvrage ! ”39. Mais une semaine plus tard, avec l'entrée de quatre ministres communistes dans le deuxième gouvernement Mauroy, il titre sur “Les floués”40, parlant de véritable “commotion” dans le monde. Sans mettre en cause les qualités personnelles des ministres désignés, “parmi les meilleures têtes politiques du PC”, il récuse les arguments des socialistes pour justifier et minorer l'entrée de ministres communistes. Il craint moins la transmission de secrets militaires à l'URSS — le KGB n'en anullement besoin — que les concessions faites par le PS sur la politique économique et financière, voire en politique étrangère.
48Le train de réformes engagé tambour battant par le nouveau pouvoir n'est pas du goût de l'ancien homme politique qui se gausse de déclarations sur des projets qui se veulent “historiques” ou “révolutionnaires”. Le 1er août 1981, il critique la “précipitation” qui accompagne le projet de loi sur la décentralisation et parle de “poudre aux yeux”41. Pour l'ancien président de Conseil général, cette réforme “bâclée” risque d'alourdir la bureaucratie, les dépenses de fonctionnement et de politiser l'institution, transformant les départements “en fiefs féodaux politisés à l'extrême” et dirigés par des “barons” développant le clientélisme. Il incite donc ses amis de l'opposition à déposer un contreprojet plus simple et moins idéologique.
49Le 1er mai 1982, René Pleven met en cause “l'audiovisuel socialiste” et les changements à la télévision, car il ne croit guère à la coupure du “cordon ombilical” entre le pouvoir et les chaînes, même si une Haute autorité est créée42. En outre, la création de radios libres lui fait craindre pour l'avenir financier de la presse écrite, “rempart et refuge du pluralisme”. En fait, l'objectif du pouvoir socialiste, selon lui, vise la maîtrise de “la communication audiovisuelle” et non l'extension des libertés par le relais des médias.
50En octobre 1983, il affirme que “la mainmise du pouvoir sur les médias a été si grossièrement évidente qu'elle aboutit à un fiasco”43. Dans cet éditorial intitulé “l'état de disgrâce”, il ne craint pas d'affirmer que “l'autre cause essentielle de la défaveur dont le pouvoir et ses partisans sont l'objet, est la nausée éprouvée par des millions de Françaises et de Français à l'égard de la politique de sous-information ou de désinformation pratiquée par le gouvernement”. Parmi les autres raisons, il relève “l'accumulation des mécontentements catégoriels et des déceptions subies”, “les menaces d'aggravation du chômage et la certitude d'un alourdissement des prélèvements fiscaux et sociaux”. Cette situation résulte d'une relance par la consommation en 1981-1982 à contre-courant et de l'augmentation des déficits de l'État à cause des nationalisations et “de trop de réformes souvent bâclées engagées toutes à la fois, dans trop de directions”. Tout cela a abouti à “la démotivation des meilleurs et (à un) laisser-aller contagieux”. On le voit, aucune réforme mise en œuvre par la gauche ne trouve grâce aux yeux de l'ancien partisan de la “nouvelle société”. René Pleven campe fermement sur les terres de l'opposition. Comme ses amis de l'UDF, le centriste naguère modéré a durci son discours. Cependant, il prend acte en 1983 du tournant de la rigueur opéré par Pierre Mauroy et son ministre de l'économie Jacques Delors, concédant qu'en 1984, les comptes d'un certain nombre d'entreprises vont s'améliorer mais, comme Raymond Barre, il considère que cette politique d'assainissement nécessitera des années d'efforts44.
51La politique étrangère n'est pas non plus épargnée. En mars 1982, René Pleven la jugeait “trop dispersée” considérant que “l'essentiel, c'est aujourd'hui l'Europe” et en septembre 1984, à l'occasion d'un voyage privé du chef de l'État au Maroc, il s'inquiétait de “la diplomatie du sérail”45. Ici, c'est “le domaine réservé” du président de la République dont François Mitterrand “a recueilli avec délice les pratiques héritées de ses prédécesseurs” qui est critiqué. En effet, à l'occasion d'une cérémonie des responsables de l'opposition commémorant le 25e anniversaire de la constitution de 1958 à l'Hôtel de ville de Paris, l'ancien député de Dinan revient sur “la dérive d'une constitution”46. Il n'accepte toujours pas, ce qu'il appelle “l'amendement de 1962” et reproche cette fois à ses amis politiques leur silence sur ce point. Pour René Pleven, une constitution de type présidentiel aurait nécessité de créer des contrepoids constitutionnels. En cas de toilettage de la constitution, il serait bon “de penser à un rétablissement de l'équilibre du pouvoir qui a été sans bruit, mais exagérément, rompu au profit de l'Élysée”. Son attachement au régime parlementaire et à l'équilibre des pouvoirs n'a donc pas varié tout au long de sa vie politique.
52Mais au début de 1984, lors du conflit des camionneurs, il s'inquiète des “risques d'explosion” et presse le gouvernement de réagir “avant qu'il ne soit trop tard... ”47. Après la manifestation des partisans de l'école confessionnelle à Rennes le 18 février 1984 contre les projets de “grand service public unifié de l'Éducation nationale” négocié par Alain Savary, le ministre de l'Éducation nationale, René Pleven met en garde contre la réactivation du brûlot de la guerre scolaire. Il rappelle son attachement à l'enseignement public dont lui et sa famille sont le produit mais défend la liberté de choix, le pluralisme, évoquant les lois des années 1950 qui “ont graduellement fait régner dans le pays une authentique paix scolaire”.
53Les mauvais résultats pour la gauche aux élections européennes le 17 juin 1984, et surtout la “manifestation nationale et populaire de Paris”, selon René Pleven, qui réunit le 24 juin plus d'un million de personnes, aboutissent à la mi-juillet au retrait du projet de loi sur l'enseignement privé et au remplacement du premier ministre Pierre Mauroy par Laurent Fabius. Le 5 juillet, le Sénat, dominé par l'opposition, a adopté une motion demandant l'organisation d'un référendum sur l'enseignement privé. René Pleven appelle la haute assemblée à “éviter toute fausse manœuvre” et à garder son sang-froid48.
54Le contre-feu allumé par François Mitterrand en annonçant le 12 juillet un projet de révision de la constitution soumis au peuple par référendum se heurte au rejet de l'ancien président de l'UDSR qui trouve ce projet “complètement inopportun et presque incongru” car “les recours au référendum peuvent être lourds de dangers pour la démocratie”49. Selon lui, seule “la dissolution permet une redistribution des cartes”, d'autant plus que “l'effet Fabius” atteindra vite ses limites. Pourtant la législature ira à son terme.
55À l'approche des élections législatives, René Pleven rétorque point par point aux arguments du chef de l'État lorsqu'il s'engage dans la bataille électorale à la télévision en défendant le bilan de son gouvernement. L'ancien député de Dinan défend quant à lui les réalisations du précédent septennat. Il semble penser que François Mitterrand, qu'il connaît pourtant fort bien, ne resterait pas très longtemps au pouvoir en cas d'échec de la gauche et du PS : “Je me refuse à croire que sa fierté le supporterait même brièvement, ni son sens de l'intérêt national”50. Mais il n'écarte pas pour autant la perspective d'une cohabitation, mot qu'il n'écrit d'ailleurs pas. Le 18 janvier 1986, il apporte son adhésion complète à la plateforme unique de gouvernement signée par l'UDF et le RPR. La seule divergence importante concerne une éventuelle cohabitation refusée par Raymond Barre.
56Selon René Pleven, les électeurs trancheront : une très forte majorité pour l'opposition impliquerait le départ du chef de l'État tandis que si les résultats sont plus équilibrés, elle sera “inévitable et même les plus méfiants seront tenus de s'y résigner”. Il applaudit donc l'unité réalisée par l'opposition même si dans les Côtes-du-Nord, l'accord ne s'est pas fait sur une liste unique. Ce sera l'occasion de ratisser plus large et de rééquilibrer la représentation départementale. Et de fait, grâce à la proportionnelle et en totalisant 43,9 % des suffrages, l'UDF enlève deux sièges le 16 mars 1986 (dont celui de René Benoit à quelques voix près) et le RPR un. Avec 37,8 % des voix le PS n'a plus que deux députés. Le PCF recule à 11,6 %51...
57Mais le 18 janvier 1986, René Pleven a signé son dernier article dans le numéro 2 078 de son Petit Bleu car la maladie, des problèmes de mémoire, l'ont obligé à arrêter ses activités. Et le 8 mars, c'est sa fille Françoise Andlauer qui appelle à voter “par procuration” pour la liste d'union départementale de l'opposition conduite par le CDS-UDF Sébastien Couépel. Cette liste intègre des gaullistes dissidents qui refusent le “parachutage” national de Bertrand Cousin par le RPR. René Pleven n'est plus là pour concilier et imposer l'unité de l'opposition. Toutefois, sans ambiguïté, sa fille appelle à écarter la liste du Front national (3,8 %).
58À partir de 1989, René Pleven connaît une amélioration de son état de santé mais n'intervient plus directement dans la vie politique locale. Il passe l'hiver dans son appartement parisien et revient à Dinan aux beaux jours.
Les derniers honneurs
59La vieillesse se déroule paisiblement, loin des foules et des débats médiatiques, agrémentée de distinctions qui honorent le récipiendaire. À la dizaine de décorations françaises et étrangères dont celle de Compagnon de Libération, la seule croix portée sur un coussin le jour de ses obsèques, et celle de commandeur du Mérite maritime, s'ajoute en 1983 le prix Jean Monnet52.
60En avril, le jury international présidé par Alain Poher de la Fondation Goethe de Bâle lui décerne ce prix de 20°000 francs suisses créé par un mécène allemand, le Dr Tœpfer. Le 5 novembre 1983, René Pleven “Ami et compagnon de Jean Monnet dans la guerre et dans la paix et, comme lui, artisan de la réconciliation et de l'union des Européens” reçoit son prix à l'université de Lausanne, en présence d'une assistance nombreuse. Il est le premier homme d'État français à être ainsi distingué et prononce un discours sur le thème de “L'union européenne, une construction irréversible”53. Évoquant ses souvenirs aux côtés de Jean Monnet, il réaffirme qu'il faut “faire renaître l'idéal européen, faire passer la Communauté de la dimension économique à la dimension politique”. D'ailleurs, le 9 septembre 1992, l'ultime prise de position politique de René Pleven a été d'appeler à voter oui au traité de Maastricht en page Côtes-d'Armor de Ouest-France…
61Autre hommage de ses amis, le “baptême” du centre hospitalier René Pleven à Dinan le 15 avril 1985, le jour de ses 84 ans, en présence de Simone Veil et de Raymond Marcellin, le président du Conseil régional54. Celui qui aurait souhaité qu'on attende sa disparition rappela son refus d'un tel honneur, en 1970, lors de l'inauguration de l'établissement. Quinze ans après, il remarquait avec humour “qu'il est bien difficile de survivre à tant d'éloges... mais je vais tenter de le faire jusqu'à la fin de la cérémonie... ”. Ou encore pour expliquer son acceptation devant l'insistance des administrateurs : “Vous m'avez fait sentir qu'à m'obstiner, je traitais l'hôpital comme un enfant non reconnu”. Un comble pour l'ancien ministre de la Justice qui avait fait reconnaître les droits des enfants naturels !
62Ainsi était René Pleven, un homme empreint de modestie cultivant un humour très britannique.
La disparition dans la discrétion
63De plus en plus affaibli à l'automne 1992, le vieil homme a passé ses derniers jours dans une maison spécialisée de la région parisienne où il s'est éteint le 13 janvier 1993, le même jour que Charles Tillon. En Conseil des ministres, ce dernier a eu droit aux éloges du chef de l'État. Mais François Mitterrand n'a pas rendu d'hommage public à son vieil adversaire politique.
64Ayant quitté le pouvoir depuis une vingtaine d'années, le Breton qui n'a jamais appartenu à un grand parti national n'a guère eu droit à des hommages appuyés de ses pairs, sauf ceux des élus bretons, de droite comme de gauche. Les journaux télévisés des chaînes nationales du 14 janvier n'ont évoqué qu'en une ou deux minutes et quelques images d'archives l'ancien président du Conseil. En revanche, FR3 Bretagne a consacré une édition spéciale aux deux Bretons enterrés le même jour, le 18 janvier, l'un à Dinan, l'autre à Marseille.
65Dans Le Monde, l'historien Jean-Pierre Rioux a retracé la carrière politique de l'ancien homme d'État sur trois quart de page, insistant sur ses “trois passions : La Bretagne, la France libre et l'Europe”55 La presse bretonne accorde une plus grande place à l'événement. Pour Le Télégramme, c'est “une grande figure de l'après-guerre” et “un Breton au destin national” qui disparaît56Ouest-France surtitre son article nécrologique “René Pleven est mort à 92 ans” par “Le ”menhir breton“ s'est couché”, et consacre une page entière dans son édition des Côtes-d'Armor, en photos, témoignages et rappels de la carrière de.l'homme public57 De même, le 19 janvier, ce journal consacre une page : “les adieux au président Pleven” relatant à Dinan “une cérémonie empreinte de simplicité comme le fut sa vie”. Le directeur du journal, François-Régis Hutin, reprend les mêmes thèmes et insiste sur la fidélité du disparu à ses valeurs58.
66En effet, à 15 heures le 18 janvier 1993, se sont déroulées les obsèques de l'ancien Français libre dans la basilique Saint-Sauveur de Dinan, en présence d'un millier de personnes. L'assistance, plutôt âgée, est composée de Dinannais et d'anciens élus venus rendre un dernier hommage à l'homme qui s'est sans cesse dévoué pour leur région. La messe très sobre est célébrée par Mgr Fréchaud et quatre prêtres, sans le moindre discours de personnalités politiques. Seul, l'abbé Allo, un ami du défunt, a évoqué brièvement la carrière de “celui qui s'était donné pour mission de rapprocher les contraires”, préférant insister sur le chrétien Pleven, un aspect qui ne correspondait pas tout à fait à l'image de “Bleu de Bretagne” laïque, que l'homme politique avait longtemps voulu donner de lui-même.
67Le gouvernement est représenté par le ministre d'État Michel Delebarre (qui a remplacé au dernier moment Pierre Joxe, sans doute retenu par les raids américains contre l'Irak) et Charles Josselin. L'Élysée a délégué Jean Kahn, un conseiller du président de la République. Parmi les personnalités de l'opposition, ne se sont déplacés que Pierre Méhaignerie, le président du CDS, Raymond Marcellin et Marc Bécam, l'ancien député-maire de Quimper. En souvenir des liens du RDA, Houphouët-Boigny s'est fait représenter par un ancien ministre de la Défense et son ambassadeur. Le général Jean Simon, grand chancelier, est présent au nom de l'ordre des Compagnons de la Libération. En revanche de nombreux élus (4 députés sur 5 et 2 sénateurs des Côtes-d'Armor sur 3) ou anciens élus bretons rendent un dernier hommage à leur aîné, par-delà les clivages partisans.
Notes de bas de page
1 Cité par Ouest-France. 15 janvier 1993.
2 Le Petit Bleu, 20 mars 1971.
3 Ibid., texte intégral du discours, 7 octobre 1972.
4 Ibid., 19 février et 8 juillet 1972
5 Ibid., 12 janvier 1974.
6 Ibid., 16 février 1974.
7 Le 18 janvier 1993, le Conseil économique et social de Bretagne a observé une minute de silence en hommage au premier président du Conseil régional
8 Ouest-France, 15 janvier 1993.
9 Le Petit Bleu, 29 septembre 1973.
10 Yves Sabouret a été conseiller général jusqu'en 1992. Battu de 5 voix par une candidate socialiste, les résultats ont été annulés mais il a été plus nettement distancé à la fin de 1992. À partir de 1977, il fait carrière dans les affaires dans le groupe Matra-Hachette et a été PDG de la Cinq de 1990 à 1992.
11 Soubigou (Alain), maîtrise citée, p. 26-30.
12 Le Petit Bleu, texte intégral du discours, 19 mai 1973.
13 Soubigou (A.), op. cit., PVCG janvier 1974.
14 Cité par Ouest-France, 15 janvier 1993. Texte de André Legrand et Yannick Boulain
15 Les Côtes-du-Nord de la Préhistoire à nos jours (s.d. Georges Minois), 1987, Éd. Bordessoules, voir Ch. Bougeard, p. 355-356.
16 Ouest-France, 19 janvier 1993.
17 L'AP 1974, p. 23.
18 Le Petit Bleu, 27 décembre 1975.
19 Ibid., 6 avril 1974.
20 L'AP 1974, chronologie du mois d'avril.
21 Le Petit Bleu, ”Vent debout”, 20 avril 1974.
22 Nicolas (Michel) / Pihan (Jean), op. cit., p. 124-135.
23 Le Petit Bleu, “L'heure de l'unité”, 11 mai 1974.
24 Ibid., 25 mai et 1er juin 1974.
25 Ibid, 10 janvier 1976.
26 Ibid., 2 octobre 1976.
27 Le Monde, 21, 23-24 et 25 mai 1976.
28 Lettres de Mme Andlauer du 22 décembre 1992 et du 16 mai 1994 et avis de faire part dans Ouest-France, 16-17 janvier 1993.
29 Bilan économique et social du Monde, 1979.
30 Le Petit Bleu, “Des vérités font surface...”, 25 février 1978.
31 Ibid., 18 mars 1978.
32 Nicolas (M.) / Pihan (J.), op. cit., p. 136-149.
33 Le Petit Bleu, “Messages”, 25 mars 1978.
34 Ibid., “Rien n'est joué”, 2 mai 1981.
35 Ibid, “Avant de trancher”, 9 mai 1981.
36 Ibid., “La prochaine épreuve”, 16 mai 1981.
37 Ibid., “Appel“, 13 juin 1981.
38 Ibid., “L'imprévu”, 20 juin 1981.
39 Ibid., “À l'ouvrage”, 27 juin 1981.
40 Ibid., “Les floués”, 4 juillet 1981
41 Ibid., “Poudre aux yeux”, 1er août 1981.
42 Ibid., “L'audiovisuel socialiste”, 1er mai 1982.
43 Ibid, “L'état de disgrâce”, 15 octobre 1983.
44 Ibid., “Vraie ou fausse rigueur”, “Est-ce une habileté ?” 12 mai et 7 juillet 1984.
45 Cité par Ouest-France, mars 1982 et 11 septembre 1984
46 Le Petit Bleu, “La dérive d'une constitution”, 8 octobre 1983.
47 Ibid., “Avant qu'il ne soit trop tard”, 25 février 1984
48 Ibid., 7 juillet 1984
49 Cité par Ouest-France, 7 août et 19 septembre 1984.
50 Le Petit Bleu, “Consciences tranquilles” et “L'adhésion UDF-RPR à la plateforme unique de gouvernement”, 14 décembre 1985 et 18 janvier 1986.
51 Nicolas (M.) / Pihan (J.), op. cit., p. 190-201.
52 Dans son CV du début des années 1970, on relève les distinctions et décorations étrangères suivantes : Grand Croix de l'Ordre Orange-Nassau, du Danebrog, de l'Étoile polaire, de l'Ordre du Mérite de la République italienne, de l'Ordre de l'Empire Britannique ; grand officier de Léopold, du Mali ; docteur Honoris Causa de l'Université de North Carolina.
53 Brochure publiée en 1984 par le Centre de recherches européennes de Lausanne et Le Petit Bleu, 12 novembre 1983
54 Ouest-France, 17 avril 1985.
55 Le Monde, 16 janvier 1993
56 Le Télégramme, 15 janvier 1993.
57 Ouest-France, 15 janvier 1993. Articles de Jean-Luc Pellizza, André Legrand et Yannick Boulain.
58 Ibid., 19 janvier 1993.
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