Chapitre XIV. Un centriste face à l'installation de la République gaullienne : du soutien à la prise de distance (1958-1962)
p. 325-350
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Texte intégral
1René Pleven qui dès le matin du 14 mai 1958 avait pressé ses collègues du gouvernement Pflimlin de prendre dans l'heure qui suivait des décisions urgentes et énergiques avant qu'il ne fût trop tard, avait assisté à l'impuissance et au “dépérissement progressif” du pouvoir légal1. L'historien René Rémond voit dans cette insistance un bon jugement et “un sens politique averti”. C'est ce même sens politique qui conduisit l'éphémère ministre des Affaires étrangères à se rallier dans les journées du 26 au 28 mai 1958 au recours au général de Gaulle. Mais cette fois-là, il n'y eut sans doute pas, comme en 1940, la rencontre de marins bretons dans les rues de Paris, pour faire pencher le plateau de la balance du côté de l'homme du 18 Juin. La crainte d'une “révolution”, exprimée en conseil des ministres au lendemain du coup du 13 mai à Alger, s'était transformée en peur d'un putsch militaire en métropole. Pendant quatre ans, le député de Dinan va apporter son appui sur l'essentiel à la politique algérienne du général de Gaulle avant de s'opposer au chef de l'État sur la réforme des institutions.
Une Cinquième République nécessaire : les raisons d'un vote d'investiture (début juin 1958)
2Au cours des journées dramatiques de mai-juin 1958, le chemin emprunté par l'ancien président de l'UDSR moribonde se sépara définitivement de celui de François Mitterrand, le président en exercice du parti. Naturellement, René Pleven n'était pas dans la rue, le 28 mai, aux côtés des défenseurs de la République lors de la manifestation parisienne regroupant ses principaux adversaires politiques. Il ne participa pas non plus, à la réunion des chefs des partis politiques avec le général de Gaulle, le 31 mai, à l'hôtel Lapérouse. Sinon, il se serait opposé à la diatribe de François Mitterrand expliquant au général qu'il n'était pas le seul recours mais qu'au contraire l'intervention du général était mortelle, au moment où la France était entrée “depuis peu dans la voie insolite et périlleuse des pronunciamentos réservés jusqu'ici aux républiques sud-américaines”2.
3Lors de la réunion du groupe parlementaire UDSR-RDA qui suivit la rencontre du président du Conseil pressenti avec les responsables des partis, la position défendue par René Pleven et Édouard Bonnefous en faveur de l'investiture contre celle de François Mitterrand obtint la majorité, par 12 voix sur 17, grâce aux députés d'Outre-Mer3. Piètre consolation qui signifie que le député de Dinan, redevenu majoritaire, va bientôt se retrouver sans parti ! Mais la plupart des formations se sont divisées lors de ce choix décisif pour l'avenir d'un pays au bord de la sédition militaire et de la guerre civile.
4Plus que d'autres, René Pleven était informé de ce qui se tramait en Algérie avec l'opération Résurrection. Outre son tempérament inclinant vers l'ordre et la conciliation, cette épée de Damoclès a dû jouer son rôle dans la décision d'un homme nourri dans son enfance de culture républicaine et des récits des Révolutions de 1830 et de 1848.
5Il a été un trop proche collaborateur du général de Gaulle pour se permettre de douter de ses engagements républicains. Il l'écrit d'ailleurs le 7 juin, dans son Petit Bleu, pour expliquer son vote positif : “Tout ce que j'ai connu de la personne et des idées du Général de Gaulle m'interdit de penser, qu'il puisse avoir sur ce point une opinion différente de celle du plus ombrageux des démocrates. La lutte qui l'attend dans les jours qui viennent n'est pas contre ceux qui sont pour la République, mais contre les factions qui, en France ou à Alger, se sont crues assez fortes pour s'en emparer”4
6Le dimanche 1er juin 1958, après le discours d'investiture du général de Gaulle et le débat parlementaire (en l'absence de l'intéressé), René Pleven était donc des 329 députés qui votèrent la confiance contre 224. Dix UDSR-RDA avaient voté pour. Trois députés du groupe seulement, dont Roland Dumas, avaient suivi François Mitterrand. Le président de l'UDSR, non suivi par ses troupes parlementaires, était pourtant intervenu dans le débat pour dénoncer les liens entre le coup du 13 mai et le retour au pouvoir du général, déclarant : “Les compagnons d'aujourd'hui du général de Gaulle, qu'il n'a sans doute pas choisis, s'appellent le coup de force et la sédition”5. En même temps, il reconnaissait par avance que : “En droit, le général de Gaulle tiendra son pouvoir de la représentation nationale, en fait il le détient déjà du coup de force”.
7Pour son rival René Pleven, le premier élément de la proposition l'emportait sur le second. Analysant les raisons de son choix le 7 juin dans son éditorial “Après l'investiture”, il expliquait que s'il partageait les mêmes sentiments que de nombreux opposants sur le contexte du retour au pouvoir de l'homme du 18 Juin, c'était pour en tirer des conclusions contraires : “Non, j'ai voté l'investiture par raison et les interventions des orateurs qui ont voté contre, dans le débat qui suivit la déclaration du président du Conseil, loin de m'ébranler, m'ont confirmé dans mon choix.
8Tout autant qu'eux, je déplore les conditions troublées dans lesquelles l'Assemblée nationale a été amenée à se prononcer. Plus on a de motifs de respecter le Général de Gaulle, plus on souffre que son retour à la tête du pays apparaisse comme l'aboutissement plus ou moins direct d'une conjuration à ramifications politiques et militaires, à laquelle trop d'hommes, qui se réclamaient de son nom, ont été associés”.
9Répondant implicitement aux propos de François Mitterrand, René Pleven ajoutait : “Autant que ceux qui parlèrent ou votèrent contre l'investiture, je hais jusqu'à l'apparence du pronunciamento. Mon idéal de la République, de la France et de l'Armée, toute l'éducation que j'ai reçue, la connaissance de l'histoire me rendent aussi sensible que tout autre au péril de voir notre pays entrer dans la pire forme de décadence politique, où telle ou telle fraction, à condition d'être appuyée par telle ou telle partie de l'armée, de la gendarmerie ou de la police, imposerait à la Nation son gouvernement”.
10Et c'est en vertu de cette pétition de principe républicaine que le 2 juin, René Pleven votait les trois projets gouvernementaux proposés à l'Assemblée : reconduction des pouvoirs spéciaux en Algérie, pleins pouvoirs pour six mois, loi constitutionnelle permettant au gouvernement de préparer une nouvelle constitution soumise au peuple par référendum.
11Pour lui, afin d'écarter un “double péril” (la victoire de ceux qui ont défié la République et le début “d'une aventure et de désordres sanglants”), il n'y avait pas d'autre solution que de se rallier au général. Il dénonçait aussi ceux qui appelaient à voter contre au nom des principes. Car, le risque d'un vote négatif était trop grand pour se permettre de faire la fine bouche, c'est-à-dire d'appeler à voter contre le général tout en sachant que l'investiture était assurée : “Il m'a toujours paru que l'une des règles morales essentielles au fonctionnement d'un régime démocratique était d'imposer à tout parlementaire de voter, comme si de son seul suffrage dépendait la majorité”.
12Ce recours à l'éthique et à la morale, en complément d'une longue argumentation, montre combien il a dû être difficile à René Pleven, placé au cœur de la mêlée, de prendre sa décision, en son âme et conscience.
13Il fait en outre remarquer que : “Tous les opposants, hormis les communistes, ont déclaré qu'ils se rallieraient au président du Conseil s'il démontrait qu'il ne cédait pas aux factions, et s'il imposait aux ultras d'Algérie la politique audacieuse, ouverte sur l'avenir, qui permettrait de réconcilier définitivement les Algériens de toutes origines sous le juste arbitrage de la France”.
14Enfin, il y avait aussi une raison politique au vote de René Pleven, à savoir l'investiture “d'un gouvernement d'union nationale, allant de Mollet à Pinay, que depuis plus d'une année je n'avais cessé de dire nécessaire pour permettre une solution au problème algérien”.
15Ce vote n'était pas un chèque en blanc, comme le montre la conclusion de ce long éditorial qui nous éclaire sur l'état d'esprit du député de Dinan : “Car, pour le gouvernement du général de Gaulle, comme pour tout autre, le test du succès sera son aptitude à rétablir une paix durable de l'autre côté de la Méditerranée”. Il ignorait alors qu'il faudrait quatre ans pour y parvenir !
16Au regard de ces nombreux arguments, les sentiments personnels de l'ancien bras droit du chef de la France libre n'avaient pas été déterminants. Bien sûr, les six années passées aux côtés du général auraient pu être suffisantes pour expliquer le choix de René Pleven qui écrit : “Je ne disconviens pas que le souvenir de tant d'efforts, de tant de luttes m'a aidé dans ma décision. Mais, l'homme politique, l'homme de gouvernement, doit dans certaines circonstances n'écouter que son jugement”. Et de rappeler qu'il ne s'était pas rallié au RPF, “quoi qu'il ait pu m'en coûter”. L'appui en définitive, ne vient donc nullement d'une quelconque envie “d'aller à la soupe” pour paraphraser une formule célèbre du général de Gaulle. Pour ses lecteurs comme pour l'opinion publique, René Pleven le précise : “Si donc j'avais cru, cette fois encore, que mon devoir envers la République, envers les principes de la démocratie à laquelle je crois, exigeait que je sacrifie mes sentiments, je l'aurais fait”.
17Cet éditorial du 7 juin est précieux aujourd'hui pour connaître les sentiments, l'analyse et les raisons du vote de René Pleven. Même s'il ne le dit pas, il n'ignore pas que les scrutins des 1er et 2 juin reviennent à signer l'acte de décès d'une Quatrième République qu'il s'est efforcé, avec d'autres, de sauver du naufrage. Mais à quoi bon pratiquer l'acharnement thérapeutique. Et, c'est ce qu'il expose honnêtement, à chaud.
18Mais, sous la plume de René Pleven, il n'est à aucun moment question de cette Cinquième République en gestation, même si aux yeux des gaullistes et de l'opinion publique, c'est bien de cela qu'il s'agit. L'un des ténors du “système” a encore bien du mal, en ce début du mois de juin 1958, à couper le cordon ombilical.
19Ne faisant plus partie du gouvernement — il est remplacé au Quai d'Orsay par Maurice Couve de Murville — mais encore membre d'une Assemblée en vacances, René Pleven redevient un homme libre de ses positions. Et, pendant les onze années de l'ère gaullienne, il va user de cette liberté, tantôt soutenant, tantôt désavouant la politique du président de la République. Désormais, il rentrait dans son pays de Dinan afin de se préparer à y affronter une nouvelle fois le suffrage universel.
Campagne pour le oui au référendum
20Tout au long de l'été 1958, deux questions étroitement liées sont régulièrement à la une du Petit Bleu des Côtes-du-Nord : les voyages en Algérie et en Afrique noire du général de Gaulle et la préparation des nouvelles institutions.
21La confiance du journal de René Pleven dans les capacités du général de Gaulle s'exprime à travers la publication, le 7 juin, “d'une lettre d'Algérie”. Selon ce texte, celui qui a été si triomphalement accueilli sur le Forum d'Alger est la seule personnalité “capable d'insuffler au pays espoir et confiance. C'est pour cela qu'il cristallise les espoirs de tous”6. Tandis que le général affirme aux Algérois criant “Algérie française” qu'il les a compris, qu'il prêche la réconciliation, qu'il annonce que les deux populations auront à se prononcer sur la constitution dans un collège unique, le journal attend d'être mieux informé avant de prendre position. La rédaction se borne à constater que le général ne s'est pas encore prononcé sur la politique qu'il entend suivre, en particulier sur la question de l'intégration : “Il proclame l'égalité des droits et des devoirs sans dire qu'il fera ou ne fera pas l'intégration. Ni même où il veut aller. Ne le sait- il pas encore”7.
22Le deuxième séjour en Algérie (du 1er au 5 juillet) n'a pas davantage levé les ambiguïtés. Mais lorsque Jacques Soustelle prend en charge le ministère de l'Information (7 juillet), le journal regrette une propagande trop insistante. Une telle “outrance” ne sied pas à un peuple français “doué pour la critique et le scepticisme” écrit René Pleven le 29 juillet. La sympathie de l'opinion publique, la bonne volonté et l'appui des citoyens au gouvernement seront d'autant plus solides “qu'on les informera avec plus de sérieux et d'objectivité, des difficultés qui nous séparent des buts à atteindre, et dont le plus désiré est le rétablissement d'une paix durable en Algérie”.
23Après les incidents qui ont marqué le défilé du 14 juillet à Paris — de jeunes Algériens ont déployé “le drapeau fellagha” devant la tribune officielle — Le Petit Bleu continue d'accorder une grande importance au problème algérien. Le journal publie le 19 juillet des extraits d'Actuelles iii d'Albert Camus, livre dont il recommande la lecture ainsi que celui de Germaine Tillion, L'Algérie en 1957. Refusant l'indépendance algérienne, le journal appuie la proposition d'Albert Camus d'un système fédératif, d'un régime de libre association entre les deux communautés sur la base de l'égalité des droits pour chaque individu. Une solution qui paraît alors réaliste au député des Côtes-du-Nord.
24À cet effet, le voyage du général de Gaulle, en terre africaine à la fin août, pour y défendre la présence française, bientôt rebaptisée Communauté, est essentielle. Le succès du référendum sur ce point est au moins aussi important, aux yeux de René Pleven, que la création de nouvelles institutions républicaines. Après une étude minutieuse des 92 articles du texte soumis au peuple, il appelle à voter oui parce qu'il approuve sans réserve ce qui va permettre aux populations d'Outre-Mer de choisir elles-mêmes leur destin. En effet, il croit qu'une réponse positive, en donnant un nouveau départ, va “rendre possible l'ajustement des rapports de la France et des pays d'Outre-Mer”8. Le fils de l'officier qui a servi au Maroc, l'organisateur de la Conférence de Brazzaville qui souhaite une évolution libérale, n'imagine pas que le drapeau tricolore ne puisse plus flotter sur les vastes contrées africaines. En 1958, René Pleven n'est nullement ce “bradeur d'Empire”, dénoncé abusivement par les ultras d'Alger et d'ailleurs.
25Acquis de tout cœur à cette Communauté, René Pleven fut un peu plus réservé sur d'autres aspects de la nouvelle constitution, tout en l'accueillant favorablement.
26Celui qui avait critiqué dès l'origine la constitution de la Quatrième République pouvait-il rejeter celle de la Cinquième ? Assurément non ! Le oui au référendum s'imposait : “d'abord parce que sa première préoccupation est de redonner aux pouvoirs publics, au gouvernement de la République, une fondation dont la légitimité ne puisse être contestée de sorte que le gouvernement ait les coudées plus libres pour s'attaquer à des problèmes aussi épineux que ceux de l'Algérie”9
27Mais le parlementaire averti qu'est le député de Dinan, ne peut pas ne pas voir certains risques en germe dans le texte constitutionnel, présenté le 4 septembre par le général de Gaulle, et qui est pourtant le résultat d'un compromis politique10.
28La question des rapports entre le Parlement et le pouvoir exécutif, l'inquiète quelque peu. Car si la Quatrième République dès ses débuts a été placée sous le signe de la méfiance à l'égard de l'exécutif, “la Constitution de 1958 va être marquée d'une suspicion en sens inverse mais non moins vive, vis-à-vis cette fois des élus du suffrage universel”11. L'équilibre des pouvoirs, véritable idéal constitutionnel, n'est guère mieux assuré qu'en 1946. L'ancien président du Conseil qui a pourtant eu a souffrir personnellement de l'instabilité ministérielle, souligne les risques évidents de conflits entre le président de la République, véritable clé de voûte des institutions, et son premier ministre. Cependant et malgré ces réserves, René Pleven appelle à voter oui, pour appuyer l'action du générai de Gaulle, pour l'Outre-Mer et pour “qu'un vote massif soit l'expression de l'Unité nationale”12. Mais dans le même numéro du Petit Bleu, un lecteur anonyme appelle dans la tribune des lecteurs à voter non, en dénonçant la dimension plébiscitaire du scrutin et une constitution “certainement faite pour un seul homme et dirigée contre le régime parlementaire”13.
29Les choix opérés pendant cette campagne référendaire vont mettre à mal la petite formation politique à laquelle appartient encore René Pleven.
L'éclatement de l'UDSR
30La publication du texte d'un lecteur partisan du non, signifierait-elle que l'aile gauche de l'UDSR donne du fil à retordre à son leader dans la fédération des Côtes-du-Nord, à l'heure de la redistribution des cartes sur l'échiquier politique français ? Aucunement. La fédération se prononce pour le oui au début septembre, une décision entérinée à l'unanimité par la commission exécutive le 23…
31Mais comment vont réagir les instances dirigeantes du parti ? Le comité directeur de l'UDSR, réuni le 21 septembre, suit son président François Mitterrand, dans l'appel au non au référendum, par 38 voix contre 1514. Depuis le début de juillet en effet, ce dernier a rejoint l'Union des forces démocratiques, un rassemblement des hommes de la gauche non communiste, minoritaires dans leur propre parti, mais partisans du non.
32Dès lors, l'inépuisable mais épuisant duel Pleven-Mitterrand va prendre un nouveau tour. Mais comme d'habitude, la liberté de vote est laissée aux fédérations. Celle des Côtes-du-Nord n'a pas attendu cette réunion du comité directeur pour prendre position et se lancer dans la campagne pour le oui au général de Gaulle. Édouard Bonnefous démissionne immédiatement de l'UDSR. Les leaders de la minorité, René Pleven et Eugène Claudius-Petit s'éloignent, sans encore claquer la porte. Aussi bien, prenant acte de divergences insurmontables, la rupture officielle — “la séparation inévitable” — n'intervient-elle que le 10 octobre, après les résultats du référendum, avec le départ de la quasi-tota- lité des parlementaires du parti15 Cependant, René Pleven et sa fédération entendent conserver des contacts étroits avec le RDA et son chef, Houphouët- Boigny, ministre d'État dans le gouvernement du général de Gaulle. Cette situation est le reflet de la crise qui traverse tous les partis et conduit la petite UDSR à la dispersion. Le centre est complètement éclaté en de multiples formations rivales à la veille des élections législatives.
33La tentative de regroupement des petites formations de “centre gauche” — c'est ainsi que la voit à l'époque René Pleven16 — engagée en décembre 1957 par l'UDSR-RDA, le RGR d'Edgar Faure, les radicaux dissidents d'André Morice avait fait long feu. Alors “partisan convaincu” d'un remembrement du centre français éparpillé “en plusieurs fractions séparées par des nuances”, René Pleven ne cachait pas son cepticisme et les difficultés d'un tel regroupement. Pour aboutir, une clarification politique était nécessaire, car il fallait s'entendre “sur des principes, sur des idées, sur un programme”, sur “certaines règles de discipline” tout en préservant la liberté de vote à l'Assemblée. Paradoxalement, celui qui avait plaidé à la Libération pour un grand parti travailliste à la française s'opposait en 1957 au système bipartisan anglais qui a abouti au laminage du parti libéral, représentant le centre gauche. Un an plus tard, dans un contexte autrement plus difficile pour les formations du centre français, la question de nouveaux regroupements est plus que jamais d'actualité.
34Après son départ de l'UDSR, René Pleven pense qu'il faut désormais œuvrer dans le sens “d'un large regroupement des démocrates français, d'un parti du centre... sans lequel on risque d'avoir encore une Assemblée sans majorité assise”17. Ces lignes sont écrites naturellement avant les résultats législatifs, en particulier ceux de l'Union pour la Nouvelle République (UNR). René Pleven n'est pas partie prenante, dans ce rassemblement de cinq mouvements qui ont fait campagne pour le oui, créé le 1er octobre 1958 et dirigé par les principaux partisans du général de Gaulle.
35Pour l'ancien Français libre, l'importance des résultats du référendum constitutionnel du 28 septembre (79,25 % des suffrages exprimés pour le oui), est ailleurs : elle réside dans la naissance de la Communauté. Naturellement, René Pleven se réjouit de la moyenne bretonne qui atteint 84,6 %, même si les Côtes- du-Nord sont nettement en deçà avec 78,5 % de oui seulement 18. De tels résultats confirment qu'il a fait le bon choix. Plus, ils sont excellents quand on sait que le PCF, le principal leader de la SFIO, le député briochin Antoine Mazier qui vient de quitter son parti, la gauche mendésiste et l'Action travailliste ont appelé à voter non. Sans tenir compte des socialistes divisés, les trois autres formations recueillaient 36 % des suffrages en 1956. Ces résultats sont d'autant plus encourageants que la partie orientale du département, siège de la future circonscription du député de Dinan, a voté largement à plus de 80 % pour le oui, par contraste avec l'ouest bretonnant où le PCF reste solidement implanté.
36Dans son éditorial du 4 octobre 1958, “La récompense”, René Pleven, commentant les résultats, insiste sur la lourde responsabilité qui incombe au général de Gaulle. Le général doit désormais répondre à “l'attente de tout un peuple, celle aussi de millions d'êtres, de races, d'origines, de civilisations et de mœurs différentes, répartis sur plusieurs continents... ”. Les problèmes sont loin d'être réglés pour autant et il n'est pas question de suivre les efforts à accomplir en spectateur. L'ancien président du Conseil estime que même les partisans du non, “s'ils ne sont pas moscoutaires”, doivent se réjouir du vote des musulmans d'Algérie (96 % de oui) et des populations de l'ex-Union française, ”Car le “oui” qui a été donné Outre-Mer a été au sens littéral du mot le “oui à la France”. La seule ombre au tableau vient de l'attitude de Sékou Touré et de la Guinée qu'il faudra “aider à sortir de l'impasse où elle s'est aventureusement engagée”.
37Dans cette approbation massive lors d'une élection libre, René Pleven voit “la récompense de dizaines d'années d'efforts, courageux et parfois sanglants, de dizaines d'années de dévouements, d'exemples, d'abnégation, pratiqués souvent dans l'indifférence ou l'ignorance nationale par quelques centaines de milliers de militaires, de médecins, d'instituteurs, de religieux, d'ingénieurs, de savants, de fonctionnaires, de colons aussi, c'est le geste de ces millions d'êtres, révélant au monde que la France est pour eux autre chose qu'une puissance de domination et d'exploitation”. Voilà bien une adhésion sans partage à la Communauté qui voit le jour avec la nouvelle constitution et un hymne sans nuance à l'œuvre colonisatrice de la France !
38Grâce au général de Gaulle et à son périple africain, c'est d'une “affirmation historique, et dont l'histoire ne connaît pas de précédents” qu'il s'agit. Tout à sa joie, l'ancien secrétaire général de l'Afrique Équatoriale Française libre de 1940, ne se doute pas encore que cette Communauté eurafricaine vivra moins de deux ans. Mais il n'est pas partisan de figer la situation. Il est acquis à une “évolution vers une émancipation qui sera de plus en plus proche de l'indépendance” à condition que cette “évolution inéluctable” se fasse “sans violences et sans injustice pour l'œuvre de la France”.
39Pour René Pleven, les résultats au référendum du 28 septembre sont analysés, sans qu'il l'écrive explicitement, comme l'adhésion à la poursuite du processus d'évolution qu'il a engagé aux côtés du général de Gaulle, à Brazzaville, au début de 1944. En outre, en faisant réfléchir les chefs du FLN qui viennent de créer au Caire un gouvernement provisoire (GPRA), un tel succès devrait permettre de débloquer la situation en Algérie. Le changement de régime que les Français viennent de ratifier est totalement passé sous silence dans cet éditorial, montrant que le député de Dinan fait davantage confiance à la personne du général de Gaulle qu'aux institutions créant la Cinquième République.
L'un des députés les mieux élus de France (23 novembre 1958)
40À la mi-octobre 1958, le gouvernement de Gaulle présenta le nouveau système électoral instituant le scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Partisan du scrutin d'arrondissement depuis 1945, René Pleven ne pouvait qu'être satisfait. De plus, la 2e circonscription des Côtes-du-Nord, celle de Dinan composée de dix cantons (98 176 habitants), correspondait à sa base électorale, en plein pays gallo19.
41Au soir du 23 novembre, il y était facilement élu dès le premier tour avec 69,86 % des suffrages exprimés (21,6 % d'abstentions). Ce succès couronnait le travail d'enracinement depuis 1945 dans son fief dinannais (76,1 % dans la ville même). Son suppléant était un agriculteur, Ernest Rouxel, conseiller général radical-pléveniste depuis 1945, maire de Ploubalay. À l'heure où la géographie politique française sort bouleversée par l'irruption de l'UNR gaulliste et la défaite dès le 1er tour de nombreuses personnalités (Pierre Mendès France, Joseph Laniel...), René Pleven a tout lieu d'être heureux. Le Petit Bleu, décrivant l'euphorie de la soirée électorale, souligne que 39 députés seulement ont été élus au premier tour20. Le député de Dinan est le seul homme politique important de la défunte Quatrième République dans ce cas, se plaçant même au 3e rang national des mieux élus de France. N'est-il pas arrivé en tête dans tous les cantons et dans 88 communes sur 92 ? Selon une analyse plus fine, il a même gagné dans les communes du bassin granitier du Hinglé (sauf une) où les carriers votaient communiste. René Pleven pense donc avoir recueilli “un certain nombre de voix ouvrières” en mordant sur les électorats communiste et socialiste. Dans son adresse de remerciements aux électeurs, le député de Dinan qui s'est présenté avec l'étiquette très floue de “républicain d'union” peut s'enorgueillir d'être “l'élu de toutes les professions et de tous les âges”.
42Il occupe en effet tout l'espace électoral allant du centre gauche à la droite, et les politologues le placent à partir de 1958 au centre droit21. N'ayant pas de candidats MRP, indépendant ou UNR contre lui, le député de Dinan a bénéficié de l'effondrement du poujadisme dont le candidat, qui n'était pas le député sortant Bouret, n'a obtenu que 2,6 % des voix. La gauche beaucoup moins forte dans l'est du département sort elle aussi bien affaiblie du scrutin. Le candidat communiste Roger Esnault qui sera pendant longtemps l'adversaire du député de Dinan, n'obtient que 15,4 % des suffrages (moins 5 % par rapport à 1956). Quand au socialiste Hourdin, le candidat de l'opposition de gauche à la présidence du Conseil général, il ne recueille que 12 % des voix bien qu'il ait fait campagne pour le oui au référendum.
43Mais, à peine réélu, René Pleven se préoccupa du sort de ses amis politiques en difficulté à l'issue du premier tour. À Lannion, l'ancien député Pierre Bourdellès (républicain du Centre) n'arrivait qu'en troisième position derrière le député communiste sortant Marcel Hamon et un indépendant. Une triangulaire permit son retour à l'Assemblée. À Saint-Brieuc et à Loudéac, une situation analogue (avec le maintien de deux candidats UNR), se solda par la victoire de deux MRP. Le maire de Saint-Brieuc, Victor Rault devança le député sortant Mazier qui venait d'adhérer au nouveau parti socialiste autonome (PSA), tan-
44dis que Marie-Madeleine Dienesch conservait un siège à Loudéac. Avec l'élection du MRP Alain Le Guen à Guingamp, le centre droit, dans ses variantes laïques (2 députés) et démocrates-chrétiennes (3 sièges) réalisait le grand chelem dans les Côtes-du-Nord. Il faudra attendre “la vague rose” de 1981 pour qu'une telle situation se reproduise au profit du PS.
45En 1958, la Bretagne avec ses cinq départements restait une terre plus favorable au centre droit (33,1 % des suffrages ; 16,8 % en France) qu'à la droite traditionnelle (23,2 %, 12 députés) ou au gaullisme (16,5 %, 6 députés)22. Dans une région où les centristes (37,6 % des voix dans les Côtes-du-Nord) obtenaient 15 députés sur 33 (12 MRP plus 3 républicains du Centre), la gauche n'avait plus aucun représentant en 1958. Seuls, sept députés sortants surnageaient du naufrage de la Quatrième République. D'anciens ministres comme André Colin, André Monteil (MRP) ou André Morice (rad.) étaient battus. En Ille-et-Vilaine, Pierre-Henri Teitgen avait préféré se retirer après le 1er tour. Au niveau national, de nombreuses personnalités comme Edgar Faure ou François Mitterrand subissaient le même sort.
46L'ex-UDSR sortait laminée de ces élections législatives, même si Claudius- Petit retrouvait un siège. Mais les centristes divisés en deux n'étaient plus assez nombreux pour former un groupe parlementaire, face à l'UNR et aux indépendants. Au début de la législature, René Pleven et son ami Bourdellès siégèrent donc quelque temps comme non-inscrits, avant de rejoindre le groupe parlementaire de l'entente démocratique23. Ce fut le point de départ d'un nouveau parti qui prit la succession de la fédération UDSR : l'Union démocratique des Côtes-du-Nord (UD).
47Tout en préservant sa liberté d'analyse et de vote, René Pleven soutint la politique du général de Gaulle de 1958 à 1962 comme la quasi totalité des députés bretons. Le 21 décembre 1958, il se prononça pour l'élection du général de Gaulle à la présidence de la République et le 16 janvier approuva le programme de gouvernement de Michel Debré 24.
48Ses prises de positions se firent au coup par coup, en fonction des projets de loi proposés. Sur tous les grands dossiers, au début de la législature, le député de Dinan se situa dans la majorité : politique algérienne (l'autodétermination le 16 octobre 1959 et les pouvoirs spéciaux le 2 février i960), loi Debré sur l'enseignement (23 décembre 1959). En revanche, avec 15 autres députés bretons, le président du CELIB rejeta l'important projet de loi d'orientation agricole le 25 juillet 1960 mais il approuva la loi complémentaire du 20 juillet 1962. S'il refusa la confiance au nouveau premier ministre Georges Pompidou, le 27 avril 1962, il n'alla pas jusqu'à voter les motions de censure des 5 juin sur l'Algérie et 11 juillet 1962 sur la force de frappe. La politique européenne du général avait provoqué bien des déceptions mais la rupture ne se produisit que sur la réforme proposant l'élection du président de la République au suffrage universel.
49Auparavant, comme pour la grande majorité des Français, le difficile règlement de la guerre d'Algérie avait retenu toute l'attention du député de Dinan.
La levée de l'hypothèque algérienne
50Une des raisons de l'appui de René Pleven au retour au pouvoir du général de Gaulle résidait dans l'espoir qu'il parviendrait au mieux à régler le conflit algérien. Après avoir noté le flou des premières prises de position durant l'été 1958, il accueillit très favorablement les premières initiatives gaulliennes durant l'automne.
51D'abord, Le Petit Bleu souligna l'importance du discours et du Plan de Constantine du 3 octobre 1958, annonçant un programme de modernisation à long terme que le journal appelait de ses vœux depuis 195525. Naturellement, le journal approuvait une politique algérienne qui consistait à “dégager des élites musulmanes”. Ensuite, la proposition du général de Gaulle adressée aux dirigeants du FLN pour une “paix des braves” (23 octobre 1958) ne pouvait que satisfaire l'ancien ministre qui se méfiait des slogans et des solutions trop simplistes. Interrogé par le Figaro, au lendemain de la conférence de presse du général, René Pleven approuvait totalement cette initiative : “Le devoir d'un homme politique, conscient des difficultés dont est hérissé le problème algérien, est de ne pas dire un mot, de ne pas accomplir un geste qui puisse gêner en quoi que ce soit le développement des initiatives prises hier par le général de Gaulle. Il faut que nos antagonistes algériens sachent que la totalité du pays est d'accord avec les paroles prononcées hier à leur intention par le chef du Gouvernement et pour souhaiter qu'elles soient entendues. La ”paix des braves“ repose bien sur les deux vérités qu'il a énoncées : personnalité algérienne liée indissolublement à la France, dégagement progressif des élites musulmanes par la voie démocratique des élections”26. On ne pouvait plus nettement faire confiance à l'homme du 18 Juin pour lever l'hypothèque algérienne. Malheureusement, les résultats des élections législatives de novembre 1958, en Algérie, favorables aux tenants de l'Algérie française et de l'intégration, n'allèrent pas dans le sens de la troisième voie espérée.
52Les méandres et équivoques de la politique du gouvernement Debré en 1959 ne contribuèrent pas à faire avancer les choses. Le 16 mai, Le Petit Bleu s'interrogeait sur “l'interprétation” de la politique algérienne du général : “Menait- elle ou non à l'intégration ? Où est donc sa vraie pensée ? ”. Sur le terrain militaire, le plan Challe est un succès, mais tout règlement politique est bloqué alors que le FLN marque des points sur la scène internationale.
53René Pleven n'apprécia guère le débat du 4 juin à l'Assemblée nationale. Michel Debré y prononça des paroles confortant les thèses intégrationnistes, bientôt nuancées par le général de Gaulle27. Sur ce débat, le député de Dinan marqua son irritation, proposant une démarche plus pragmatique : “la paix en Algérie ne sera pas le fruit de formules abstraites.
54Elle sera le fruit d'un effort tenace, ingrat, pour mettre au point par tâtonnements, par approches successives, en gagnant à chaque étape l'adhésion des Algériens”28. Mais n'était-il pas déjà trop tard ?
55Toujours est-il qu'il ne cacha pas son impatience devant le silence prolongé du président de la République. Admettant que la recherche d'une solution originale demandait du temps, il écrivait le 19 août 1959 qu'il fallait désormais mettre fin au “suspense” (titre de son éditorial) : “La nation a accordé sans lésiner ce temps de la réflexion, des études, des changements de méthodes et d'hommes. Elle souhaiterait après le SUSPENSE actuel voir arriver le temps des audaces”29.
56Un mois plus, en proposant dans son allocution du 16 septembre 1959 l'autodétermination, le général de Gaulle répondait aux attentes du pays, et à celles de son ancien ministre.
57René Pleven y voit immédiatement un tournant ainsi qu'un “acte politique de première grandeur”30. Le mot autodétermination renvoie au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ce qui signifie pour le commentateur que : “Le statut futur de l'Algérie ne sera déterminé ni par la lutte armée, ni par une convention ou un traité avec les chefs du FLN, mais par le vote régulièrement exprimé de l'ensemble de la population”. Face aux trois possibilités : sécession, francisation, association, le général de Gaulle a montré sa préférence pour la troisième solution. René Pleven se prononce bien sûr pour cette politique “complète et cohérente”, voyant dans cette association une “autonomie à constitution fédérale”. Certains aspects demandent à être précisés mais il faut s'armer de patience et attendre les réactions des “Musulmans en Algérie et hors d'Algérie”.
58Le Petit Bleu, déniant toujours au FLN le droit d'être le seul représentant du peuple algérien, espère encore voir émerger une troisième force des urnes. Mais nouveauté, René Pleven n'évacue plus complètement le mouvement nationaliste. Si le FLN n'a voulu voir dans la proposition française qu'un premier pas vers l'indépendance, rejetant tout cessez-le-feu, le député de Dinan considère que la réponse du Front (reconnaissance du vote des Algériens) est déjà un point positif. En effet, la négociation menée par les diplomates et les politiques pour cerner désaccords et divergences devient possible. D'où le 3 octobre 1959, cette conclusion raisonnablement optimiste et lucide de René Pleven : “Si cette tâche est accomplie avec bonne foi et volonté d'aboutir, il est possible que le chapitre ouvert par la déclaration du général de Gaulle et la réponse du FLN, chapitre qui sera long et semé de péripéties puisse se terminer par un cessez- le-feu officiel ou officieux en Algérie”31. Pour autant, Le Petit Bleu n'ignore pas le trouble et les divisions de l'armée, la montée des activistes en Algérie et jusqu'aux divisions qui secouent la droite française, de l'UNR aux indépendants. Raison de plus pour appuyer fermement la politique algérienne du général de Gaulle lors d'une rentrée parlementaire “sans éclat”. Le 13 octobre, René Pleven approuva la déclaration du gouvernement sur l'Algérie (447 voix pour, 23 contre, 28 abstentions) lors d'un débat tenu en plein psychodrame : des rumeurs d'assassinat de personnalités circulent à l'Assemblée, neuf députés partisans de l'Algérie française ont démissionné avec fracas de l'UNR32. À cette occasion, René Pleven réitéra sa confiance dans le chef de l'État : “Le Français le plus capable de ramener la paix en Algérie et d'éviter la séparation de l'Algérie et de la France”33. Il fallait l'aider dans sa tâche, car l'annonce du principe d'autodétermination avait suscité des réactions internationales favorables.
59Mais on dut rapidement déchanter. À 1' offre de négociations, le GPRA divisé, répondit par la désignation de Ben Bella et de ses compagnons emprisonnés en France depuis 1956 comme ministres plénipotentiaires. De Gaulle refusa. Pour Le Petit Bleu, une telle proposition signifiait en fait un refus du FLN de négocier une issue honorable. On retombait dans une impasse en Algérie.
60L'année 1960 commença d'ailleurs fort mal à Alger, avec la “semaine des barricades”. Ce coup de force fut déclenché le 24 janvier par les activistes refusant le rappel-sanction à Paris du général Massu et cherchant à faire basculer l'armée dans leur camp. De Gaulle réagit avec fermeté et doigté, obtenant la reddition des “rebelles” le 1er février.
61René Pleven prit position sur ces événements dramatiques le 30 janvier (“l'atroce échauffourée”, 22 morts, près de 200 blessés le 24 janvier), au lendemain de l'intervention télévisée (en uniforme) du chef de l'État34. explique que cette réaction prévisible résulte directement du choix de l'autodétermination qui peut aller jusqu'à la sécession. Le pouvoir, par ses flottements, n'en a sans doute pas mesuré tous les risques et toutes les conséquences. Certes, la fermeté a permis de clarifier les choses mais il faut tenir compte de “l'alerte” d'Alger. Au chef de l'État de jouer son rôle d'arbitre tout en rassurant ceux qui se sont laissés abuser par les ultras. À lui de préciser maintenant “sans ambiguïté, ce qui doit être fait à Alger, de préciser les garanties qui pourraient y rassurer les patriotes sincères et éviter la déchirure de l'unité nationale”. La menace d'un coup d'État pèse désormais sur le pays. Le 2 février 1960, René Pleven vote donc les pouvoirs spéciaux demandés pour un an. Mais il est plus convaincu que jamais que la solution est entre les mains du général de Gaulle pour réprimer les menées factieuses, imposer la discipline, faire respecter les lois de la Nation.
62Fermeté mais aussi compréhension face aux inquiétudes légitimes des Français d'Algérie, telle est la voie étroite à emprunter si l'on veut éviter le divorce entre la métropole et les Européens d'outre-Méditerranée. Le député de Dinan tire une autre leçon de la “crise” des barricades. Le chef de l'État a dû monter en première ligne et s'exposer. La situation repose trop sur le pouvoir personnel d'un seul homme. Le 6 février 1960, il écrit : “Comment taire notre inquiétude, d'une situation politique, d'une organisation de l'État, qui font reposer tant et tant sur la vision, sur les prestiges, sur la santé d'un seul homme”. Celui qui a approuvé les institutions de la Cinquième République en mesure bien la fragilité en période de crise grave. Il regrette d'autant plus l'inexistence d'une “grande formation démocratique, assez puissante, pour jouer en toutes circonstances, le rôle de stabilisateur et celui de rempart contre les extrémismes”.
63Après ce premier coup de semonce des ultras d'Alger, il faudra encore plus de deux années d'efforts pour en finir avec la guerre d'Algérie…
La longue marche : de l'autodétermination à l'indépendance algérienne
64Le député et éditorialiste Pleven suivit pas à pas la difficile marche du général de Gaulle pour lever l'hypothèque algérienne.
65Après la semaine des barricades, et afin de mieux prendre la mesure de la situation, le Breton séjourna une quinzaine de jours en Algérie au printemps 1960. Là-bas, T.-R. Gautier prit conscience d'une évolution déplorable des esprits : “une violente hostilité contre le chef de l'État et une vive amertume contre la métropole” de la part des Pieds-Noirs, une armée divisée et de plus en plus politisée. En bref, il constata qu'un “véritable fossé est maintenant creusé”35.
66L'année 1960 fut à nouveau marquée “d'attente”, de tergiversations et d'espoirs déçus (échec des négociations de Melun, fin juin 1960). Mais il fallait faire preuve de “patience”, même après l'échec de ces discussions36. On ne pouvait pas non plus ignorer les pressions internationales croissantes, pouvant conduire à une condamnation de la France à l'ONU. René Pleven recommandait donc de rompre au plus vite avec cette “République du silence” et d'informer l'opinion française et internationale de la situation37. Surtout, que fallait-il entendre par cette “Algérie algérienne” évoquée par le général de Gaulle, lors de sa deuxième “tournée des popotes” de mars ? Qu'en était-il des contacts avec les émissaires du FLN ? Autant de questions que posait Le Petit Bleu au cours de l'été 1960.
67Dans cette perspective d'une clarification indispensable, René Pleven regretta le refus de la France d'envoyer une délégation à l'assemblée générale de l'ONU à l'automne.
68Puis, le 4 novembre, le général de Gaulle reprit l'initiative en parlant de cette “République Algérienne (qui) existera un jour”, tout en annonçant l'organisation d'un référendum sur l'autodétermination pour le 8 janvier 1961. Le Petit Bleu, tout en comprenant l'angoisse des Européens d'Algérie, se rendit compte qu'on ne pouvait plus écarter cette perspective d'un État Algérien. Mais, il croyait encore au dialogue entre les deux communautés. De toute façon, alors que la lassitude gagnait, cette proposition était “un pis-aller, meilleur que la continuation du terrorisme et des combats”. René Pleven interpréta la proposition gaullienne comme une volonté de paix, le refus d'abandonner les Européens et une offre de réconciliation.
69Mais il ne put que constater la cassure lors du voyage du président de la République en Algérie, en décembre 1960. Non seulement, le chef de l'État dut affronter des foules européennes hostiles à ses projets, mais les Musulmans manifestèrent en brandissant des drapeaux du FLN, notamment dans la Casbah d'Alger. Les affrontements firent 120 victimes, presque toutes musulmanes. Dès lors, Le Petit Bleu fut contraint d'admettre que : “L'Algérie algérienne dans cette atmosphère apparaît au moins pour l'instant, comme une utopie”38. Et en prévision d'une autodétermination qui pouvait conduire à l'indépendance, René Pleven réclamait au moins de “définir les garanties nécessaires aux minorités algériennes”, c'est-à-dire aux Français.
70Le 8 janvier 1961, le oui franc et massif“ à la négociation et à la paix en Algérie l'emporta en métropole avec 75,2 %. Avec 82,9 % de oui, la Bretagne approuva plus massivement encore la politique du général ; un peu moins dans les Côtes-du-Nord (77,2 %), en raison de l'opposition du PCF39. Dès lors, il n'était plus possible d'éviter de négocier avec un GPRA qui proposa rapidement de renouer le contact.
71Des émissaires furent envoyés secrètement en Suisse et rendez-vous fut pris pour le 7 avril 1961 à Évian, accélérant les attentats terroristes de l'Organisation Armée Secrète (OAS) apparue en février. René Pleven, partisan d'une “double négociation” (avec le GPRA et avec ceux qui avaient voté non en Algérie), expliqua à ses lecteurs que la question algérienne ayant “mûri”, les préalables des deux côtés ayant été levés, la France avait fait beaucoup de concessions à l'adversaire40. Le général de Gaulle avait en effet renoncé à exiger un cessez-le-feu. Selon l'éditorialiste, les négociateurs français devraient aboutir à une “paix souhaitée” mais reposant sur “une autodétermination honnête et libre”, n'excluant pas une coopération ultérieure si les Algériens choisissaient l'indépendance.
72Le 31 mars, le FLN renonça à la rencontre d'Évian à la suite d'une déclaration de Louis Joxe, le ministre des Affaires algériennes, annonçant qu'il consulterait aussi des représentants du MNA. Si bien que le 11 avril 1961, dans une conférence de presse très attendue, le général de Gaulle décida d'aller plus loin. Il n'hésita pas à envisager un désengagement total de la France en Algérie, parlant d'un État algérien souverain. René Pleven souligna aussitôt l'importance de cette clarification : “Avec une brutalité calculée, le Chef de l'État a entendu arracher les dernières illusions, aussi bien chez nos adversaires que chez les Français”41. Sans doute, parlait-il aussi pour lui-même ? Restait au GPRA qui “a su lever des combattants, les instruire, les armer, les mener au combat“, qui ”a su trouver des subsides, des porte-paroles, des alliés“ à répondre sur le fond à ce défi politique, afin de faire avancer la paix. Collant aux propositions du général de Gaulle, le député de Dinan reconnaissait lui aussi que le GPRA était le seul interlocuteur possible, si l'on voulait en finir au plus vite. Le choix n'était plus qu'entre l'indépendance-association et l'indépendance-sécession.
73Le putsch des généraux d'Alger (22-25 avril 1961), ces hommes qui avaient osé “franchir le Rubicon”, ne fut donc pas une surprise42. Dans le dénouement rapide, “en trois jours et un discours” et sans effusion de sang, René Pleven vit une “victoire totale du général de Gaulle”, tout en prenant en compte l'exaspération, l'amertume, le désespoir des Européens d'Algérie. Mais la condamnation du putsch était sans appel. Au “juste châtiment des coupables”, il fallait opposer des mesures de réorganisation des pouvoirs civils et militaires pour éviter une nouvelle crise grave. La solution dépendait trop de l'action d'un seul homme, de la “grandeur” mais aussi de la fragilité du chef de l'État. Critiquant implicitement le fonctionnement des institutions de la Cinquième République, le parlementaire breton pensait que l'application de l'article 16, accordant des pouvoirs exceptionnels au chef de l'État en cas de crise grave, ne pouvait suffire. Pour décourager les factions, c'était de plus de démocratie dont la France avait besoin. Cette analyse politique allait bien au-delà de l'événement, laissant déjà présager la prise de position du député de Dinan sur la réforme constitutionnelle de la fin de 1962.
74L'annonce de la reprise des négociations d'Évian, les assurances données aux Français d'Algérie par le chef de l'État dans son allocution télévisée du 8 mai 1961, réconfortèrent l'ancien ministre43. Mais tout au long de l'année 1961, les négociations furent bien difficiles, butant en particulier sur l'avenir du Sahara jusqu'au 5 septembre 1961. Le Petit Bleu ne se méprit pas sur “le dégagement” d'Algérie évoqué ce jour-là par le général de Gaulle : “pour lui, l'Algérie n'est plus l'essentiel, à supposer qu'elle l'ait jamais été. Non, l'essentiel, c'est la situation internationale, c'est Berlin, c'est la paix du monde. Dès lors, il importe de se dégager au plus vite de l'Algérie” 44. Ces lignes parues dans Le Petit Bleu, dans la rubrique “À chacun sa vérité”, saisissent bien l'impatience gaullienne, celle d'un homme voulant jouer un rôle sur la scène internationale. Elles traduisent aussi un certain reproche.
75De même que le reproche perce, le 11 novembre 1961, sous la plume de René Pleven45. Il considère que l'audience massive de l'OAS qui intensifie son action terroriste en Algérie (et en métropole), tient en partie à la politique du gouvernement (ignorance de la minorité européenne, garanties accordées du bout des lèvres). Une double négociation lui paraît plus que jamais nécessaire.
76Mais, le général de Gaulle force la cadence, et après les rencontres des Rousses, la négociation franco-algérienne aboutit aux accords d'Évian le 18 mars 196246. Dans son éditorial du 3 mars, “Pour que le cessez-le-feu soit la paix”, René Pleven anticipa les résultats de ce “compromis si douloureusement et difficilement élaboré”, craignant surtout pour son application sur le terrain compte tenu du climat d'anarchie et de terreur régnant en Algérie. Dans le climat de violence, déchaîné par les extrémistes de l'OAS et les ripostes du FLN, il redoute une “congolisation”. Car “la faiblesse du cessez-le-feu... est de n'avoir été négocié qu'avec une seule fraction, fut-elle majoritaire, de l'opinion algérienne”, écrit-il le 17 mars47. Il voit bien que les garanties obtenues par les accords d'Évian sont un “pari politique”, mais est très attristé par l'ultime flambée terroriste de l'OAS et la fusillade de la rue d'Isly à Alger (29 mars)48. Le gouvernement n'a-t-il pas exposé des Européens angoissés (“en état de révolte psychologique et morale”) à la surenchère de l'OAS, en ne prenant pas contact avec eux ?
77Pour celui qui souhaite encore une réconciliation et une coopération franco- algérienne après l'indépendance, cette fin de guerre ardemment souhaitée, a bel et bien un goût de cendre. La politique de la “terre brûlée” pratiquée par l'OAS emporte définitivement les rêves de fraternité de l'ancien ministre des Colonies du général de Gaulle. L'exode des Pieds-Noirs devient inévitable. Le Petit Bleu du 4 août 1962, consacre un long article à l'accueil des 532 “compatriotes d'Algérie réfugiés dans les Côtes-du-Nord”. À la veille de la proclamation de l'indépendance, René Pleven ne peut que prendre acte de l'impossible cohabitation des deux communautés. Néanmoins, il faut se tourner vers l'avenir de cette “Algérie ex-française” et faire que “la coopération décidée avec l'indépendance ne soit pas un mot vide” 49. En effet, il voulait interpréter le résultat positif du référendum du 8 avril 1962, non pas comme un dégagement, mais comme “une politique de paix, fondée sur une association librement conclue entre une France et une Algérie indépendante”, espérant encore que le grand exode des rapatriés n'aurait pas lieu50. Malgré toutes les vicissitudes, le libéra] René Pleven resta attaché jusqu'au bout à cette terre d'Afrique du Nord où il avait vécu en 1943-1944, comprenant le drame des Pieds-Noirs. Conservant des illusions quant à l'issue souhaitable de ce conflit de décolonisation, il soutint la politique sinueuse du général de Gaulle à l'instar des formations centristes affaiblies. Son attachement senumental et raisonné à l'ancien Empire, l'empêcha de faire preuve de davantage de lucidité vis-à-vis de l'ultime dénouement. À travers les prises de position de son journal, on voit bien que les accusations de “bradeur d'Empire” par les ultras de l'Algérie française en 1958, ne sont pas fondées.
78Le 31 mars 1962, René Pleven avait entraîné son Union démocratique des Côtes-du-Nord à se prononcer pour un “Oui franc et méritoire” aux accords d'Évian51. Mais cette approbation se doublait d'une critique non moins ferme de Michel Debré, qui voulait faire de cette consultation une approbation de la politique intérieure, militaire et extérieure du gouvernement. Les centristes “plévenistes” du département refusaient donc un référendum-récupération du pouvoir gaulliste. Le 8 avril 1962, le oui l'emporta sans ambiguïté : 90,7 % en France, 94,5 % en Bretagne, 94,7 % dans les Côtes-du-Nord, où le parti socialiste unifié (PSU) avait appelé à voter non52.
79La page de la guerre d'Algérie pouvait être tournée. René Pleven n'y fait d'ailleurs brièvement allusion dans son compte rendu de mandat parlementaire que pour souligner son soutien constant à la politique d'autodétermination du général de Gaulle53.
La réforme constitutionnelle : le non au général de Gaulle
80Nul plus que le général de Gaulle n'était conscient de la fragilité des institutions mises en place en 1958. N'avait-il pas été victime de plusieurs tentatives d'assassinat de la part de l'OAS ? L'attentat du Petit-Clamart le 22 août 1962, auquel il échappa par miracle, accéléra sa décision de renforcer le pouvoir présidentiel. Le 12 septembre, le chef de l'État annonça qu'il engageait une importante réforme constitutionnelle, en proposant aux Français d'approuver par référendum l'élection du président de la République au suffrage universel. Cette décision déclencha un tollé quasi général dans la classe politique.
81Quelle était alors la position du centriste Pleven, très attaché à la démocratie parlementaire ? De l'approbation de la politique algérienne, il avait évolué vers une semi-opposition au pouvoir gaulliste sur d'autres questions importantes comme la politique européenne.
82Avec Pierre Bourdellès, il ne vota pas la confiance le 26 avril au nouveau premier ministre Georges Pompidou (259 pour, 128 contre, 119 abstentions), un non-parlementaire nommé par le chef de l'État. Ce vote négatif fut sans doute motivé par une réponse maladroite du premier ministre lors du débat sur les questions européennes54 Il ne signifia pas pour autant le passage à une opposition systématique.
83Le 6 juin, René Pleven refusa de censurer le gouvernement Pompidou, à la demande des députés d'Algérie, en plein exode et peu après la condamnation des généraux putschistes55
84De même, le 11 juillet, il ne s'associa pas à certains de ses amis centristes proeuropéens voulant faire tomber le gouvernement sur sa politique nucléaire. Dans Le Petit Bleu, celui qui au début des années 1950 avait modestement contribué à la politique de la France pour devenir une puissance nucléaire expliqua que c'était chose faite. Il fallait donc poursuivre l'effort entrepris par la Quatrième République. Il approuvait aussi une politique refusant de se contenter du “parapluie nucléaire” américain. La seule question portait sur l'utilisation de cette force atomique, soit dans un cadre uniquement national, soit dans un cadre atlantique, voire européen de sécurité collective. L'ancien ministre de la Défense nationale pensait que la première voie était illusoire et rien n'indiquait qu'elle avait été choisie par le gouvernement (à propos d'un vote sur des crédits pour l'usine de séparation d'isotopes de Pierrelatte). En réponse à certains MRP qui avaient voté la censure, René Pleven réitéra à cette occasion sa foi dans la construction des “États-Unis d'Europe”.
85Mais avec le projet de réforme constitutionnelle, le choix fut plus difficile. René Pleven n'accepta pas la procédure suivie du référendum, c'est-à-dire du recours direct au peuple faisant fi du parlement56. Comme pour beaucoup d'autres parlementaires, cette procédure référendaire violait la loi suprême de la République, en l'occurrence la Constitution. C'était intolérable, même de la part du général de Gaulle quelle que soit “l'immensité des services rendus ”. Dès lors, même si l'élection présidentielle au suffrage universel ne devait pas être un sujet tabou, aucun compromis n'était possible. Le 5 octobre, derrière Paul. Reynaud porte-parole du “cartel des non”, René Pleven vota la censure (280 voix), en conscience. 33 des 37 membres de l'Entente démocratique, le groupe parlementaire des radicaux centristes auquel il appartenait, avaient censuré le premier ministre57. Passant dans l'opposition au général de Gaulle, René Pleven insistait sur la difficulté d'un tel vote : “ce vote qui coûte plus à ceux d'entre nous qui répondirent à l'appel du 18 Juin qu'à tous autres”.
86Le gouvernement Pompidou renversé, le général de Gaulle prononça la dissolution de l'Assemblée nationale le 10 octobre. René Pleven, en défendant comme de nombreux collègues une lecture parlementaire de la révision de la Constitution de 1958 (par l'article 89 contre l'article 11), savait que le peuple allait trancher le débat.
Du référendum du 28 octobre 1962 à la réélection à la députation (18 novembre 1962)
87L'ancien président du Conseil obtint la ratification de son choix par le comité directeur de l'Union démocratique des Côtes-du-Nord. Ce mouvement politique de centre droit regroupait en 1962 les notables “plévenistes” (une dizaine de conseillers généraux et de nombreux maires) et radicaux (Pierre Bourdellès et André Cornu). La motion adoptée appela à voter non à un référendum “entaché de très grave illégalité” “afin de ne s'associer en aucune manière à la violation de la Constitution” 58. Mais, contrairement à la position unanime en faveur du oui lors du référendum du mois d'avril 1962, cette déclaration ne fut acceptée que par 52 voix contre 11 et un bulletin blanc. Peut-être des sirènes gaullistes étaient-elles à l'œuvre au sein du centrisme “pléveniste” ?
88Mettant en garde contre une “majorité faible, médiocre et aléatoire” des oui, le général de Gaulle mit tout son poids dans la balance. Et le 28 octobre, le oui l'emportait avec 61,75 % des suffrages exprimés mais seulement 46,4 % des inscrits (et 23 % d'abstentions ). Qu'en était-il en Bretagne où la droite et les centristes étaient solidement implantés ? 24 des 33 députés bretons, trois sur quatre, n'avaient-ils pas censuré le gouvernement Pompidou ? De plus, toutes les forces politiques, de gauche comme de droite sauf l'UNR, appelaient à voter non. Les excellents scores des référendums précédents en faveur de la politique du général de Gaulle, un an après la forte agitation paysanne de 1961, allaient-ils se confirmer ?
89Amplifiant leur glissement vers le gaullisme, 74,4 % des électeurs bretons approuvèrent l'élection du président de la République au suffrage universel, avec 12,6 points de plus que la moyenne hexagonale59. Le désavœu des parlementaires et des partis traditionnels ne pouvait être plus net. Maigre consolation pour René Pleven, mais en raison du poids de la gauche et des communistes, les Côtes-du-Nord répondirent non à 30,8 % (39,1 % dans la circonscription de Guingamp). Mais c'était bien peu en ces terres centristes et de gauche qui ne comptaient ni député, ni conseiller général UNR. Commentant les résultats, Le Petit Bleu insistait sur le maintien du général de Gaulle à la tête de l'État et sur le fait qu'il n'y avait pas de vaincus...60
90Les élections législatives se déroulèrent dans la foulée. Le député de Dinan n'avait pas trop d'inquiétude à se faire. Car il n'avait pas de candidat gaulliste contre lui et les socialistes, divisés entre PSU et notables SFIO, laissaient le champ libre au seul candidat communiste Roger Esnault. Encore une fois, l'ancien président du Conseil occupait tout l'espace politique allant du centre gauche à la droite. Dans son compte rendu de mandat, il insista sur l'important travail parlementaire de défense des différentes catégories socio-professionnelles (agriculteurs, commerçants, marins, rapatriés dont le reclassement des fonctionnaires d'Outre-Mer...)61. Il rappela qu'il avait présidé depuis 1960 une commission parlementaire chargée de réformer la loi sur les Sociétés et défendu dans une autre commission les intérêts financiers des communes rurales frappées par la dépopulation. L'action en faveur du développement économique régional et départemental était aussi soulignée.
91Politiquement, la profession de foi du candidat Pleven permet de mieux préciser sa position à l'égard de la Cinquième République. “Candidat d'Union”, il rend hommage à l'œuvre de rénovation accomplie par le nouveau régime et par son premier Président, en particulier aux efforts d'assainissement économique et financier. Il se propose “d'aider au rapprochement des démocrates par la formation d'une majorité de gouvernement... ”, débouchant sur “un gouvernement fort et stable, parfaitement compatible avec un parlement qui légifère et qui contrôle sans harceler”. Il est aussi partisan, après la fin de la guerre d'Algérie, d'un rôle plus actif de la France dans l'Alliance atlantique et à l'ONU. Cette profession de foi n'est pas celle d'un opposant à la politique du général de Gaulle depuis 4 ans. Elle est susceptible, à quelques nuances près, de satisfaire un électorat troublé qui vient d'approuver massivement la réforme de la Constitution.
92Le 18 novembre 1962, au soir du premier tour, René Pleven était plus que confortablement réélu dans sa circonscription de Dinan, avec 75,2 % des suffrages exprimés contre 24,8 % au candidat communiste. Et pour le second tour, dans la mesure où des communistes restaient les candidats uniques de la gauche (à Lannion, Guingamp et Loudéac), il appelait à battre les “candidats du PC et ses fourriers” 62.
93Au second tour, la Bretagne ne fit pas exception à la forte poussée gaulliste qui secoua le pays, ni à l'effondrement de la droite traditionnelle et des indépendants63. Les gaullistes, passés de 16,5 % des voix en 1958 à 28,6 % au 1er tour, enlevèrent 16 des 33 sièges. L'entrepreneur Pierre Richet (UDT-UNR) fut ainsi élu à Saint-Brieuc contre Antoine Mazier (PSU), leader d'une union de la gauche qui venait de gagner la mairie de la ville lors d'une élection partielle. Les centristes avec 15 élus (7 MRP) et 37,7 % des suffrages, résistèrent bien dans la région, recueillant un partie de l'électorat de droite. Ils paraissaient solidement implantés dans les Côtes-du-Nord (42,9 % des voix) avec la réélection de 4 députés sortants sur 5 (deux MRP, deux Union démocratique). Toutefois en Bretagne, la gauche amorçait un léger redressement avec deux élus (dont Tanguy-Prigent, PSU, à Morlaix). Dans les Côtes-du-Nord, les communistes remontaient à 22,7 % des voix mais la gauche stagnait à 39,4 % comme en 1958. Le paysage politique n'avait guère changé dans le département administré par René Pleven. Pourtant, la dynamique d'union de la gauche (PSU, PCF, Action travailliste), mise en route par Antoine Mazier à la fin des années 1950, allait bientôt porter ses fruits aux élections cantonales de 1964.
Vers un centrisme d'opposition
94De retour au Palais-Bourbon, comment le député de Dinan allait-il se positionner vis-à-vis de la nouvelle majorité présidentielle (UNR-RI) dominée par le parti gaulliste ? Comme en 1958, il espère le regroupement des élus centristes dans un nouveau parti, “non pas fondé sur la personnalité d'un grand homme mais sur l'adhésion raisonnée à un certain nombre d'idées fondamentales” 64.
95Mais après la rentrée parlementaire du 6 décembre 1962, René Pleven déplora la lenteur du regroupement des centristes, toujours divisés en deux groupes parlementaires. Cette fois, il ne rejoint pas le groupe du Rassemblement démocratique formé par la tendance de centre gauche des radicaux de l'ex-Entente démocratique. Là se côtoient les deux Faure, Maurice et Edgar, Félix Gaillard et François Mitterrand, réélu dans la Nièvre. La présence de son ancien adversaire de l'UDSR, autant que sa base électorale, expliquent le choix de René Pleven d'un autre groupe parlementaire. Suivi de quelques élus de l'ex-Entente démocratique (dont Pierre Bourdellès réélu lors d'une triangulaire à Lannion), il s'inscrit au groupe du Centre démocratique constitué par la quarantaine de députés du MRP et qui ne compte pas moins de 10 députés bretons. Évoquant ces associés par nécessité, Pierre Viansson-Ponté, le chroniqueur politique du Monde cite : “M. Pleven qui n'est rattaché au MRP que faute de pouvoir cohabiter dans le groupe voisin avec un vieil adversaire M. Mitterrand” 65. De toute façon, s'il en était encore besoin, ce choix confirme l'ancrage de René Pleven au centre droit.
96Pour autant, l'homme qui se positionne le 15 décembre 1962 dans le centrisme d'opposition, qui veut garder son libre arbitre et son indépendance de jugement en refusant de s'enfermer dans le choix réducteur entre gaullisme et antigaullisme, sent bien que sa position est inconfortable, après le raz-de-marée électoral66. Il définit alors ainsi sa situation : “il subsiste un centre, c'est-à-dire des hommes qui, sans être de la majorité, celle-ci étant sortie toute faite des urnes, puisqu'ils ne sont pas représentés au gouvernement, puisqu'ils ont jugé l'inconditionnalité incompatible avec leur conception même du rôle et du devoir constitutionnel des élus, n'ont cependant ni sollicité ni reçu de leurs électeurs le mandat de s'opposer par principe à toute action gouvernementale”.
97Après avoir soutenu la politique algérienne du général de Gaulle, René Pleven prit ses distances en 1962, sans rompre avec une majorité gaulliste renforcée. Du soutien critique à l'opposition bienveillante en fonction des sujets débattus, telle est l'attitude adoptée par René Pleven au début de la nouvelle législature. C'est une position peu confortable, faite de modération à l'image du personnage, surtout dans une période où la bipolarisation de la vie politique française va gagner du terrain.
98Dès le premier scrutin du 13 décembre 1962, sur l'approbation de la politique générale du nouveau gouvernement Pompidou, René Pleven en s'abstenant volontairement, comme 7 autres députés bretons, appliquait ce positionnement aux marges extérieures de la majorité. Comme la République gaullienne sortait considérablement renforcée des épreuves algériennes et constitutionnelles, le député de Dinan allait être d'autant plus libre pour juger à l'aune de ses convictions régionalistes et européennes les politiques intérieure et extérieure du chef de l'État.
Notes de bas de page
1 L'Histoire. Études sur la France de 1939 à nos jours, Le Seuil, 1985. René Rémond, “ Le 13 mai”, p. 292.
2 Giesbert (Fr.-Q.), François Mitterrand, op. cit., p. 236-237.
3 L'AP 1958, p. 68.
4 Le Petit Bleu, “Après l'investiture”, 7 juin 1958.
5 L'AP 1958, p. 70.
6 Le Petit Bleu, 7 juin 1958. Cité par S. Gumiel, op. cit.
7 Ibid., 14 juin 1958. Rubrique “À chacun sa vérité”.
8 Ibid., “Pourquoi oui ? ”, 13 septembre 1958.
9 Ibid.
10 Berstein (Serge), La France de l'expansion, t. 1, La République gaullienne 1958-1969, Le Seuil, 1989, chap. 1 et Rémond (René), Le retour de De Gaulle, op. cit., p. 119-139
11 Le Petit Bleu, 13 septembre 1958.
12 Ibid, “Hier et demain”, 27 septembre 1958
13 Ibid, 27 septembre 1958.
14 L'AP 1958, p. 117.
15 Le Petit Bleu, 18 octobre 1958 et compte rendu de mandat, 10 novembre 1962.
16 Ibid., “Faire le Centre”, 21 décembre 1957 et L'AP 1957, p. 119.
17 Ibid., 18 octobre 1958.
18 Sainclivier (Jacqueline), La Bretagne de 1939 à nos jours, Ouest-France Université, 1989, p. 240-246 et Nicolas (Michel) / Pihan (Jean), Les Bretons et la politique 1958-1988. Trente ans de scrutins en Bretagne, Institut culturel de Bretagne-Presses universitaires de Rennes 2, 1988, p. 16-17.
19 Le Petit Bleu, 18 octobre 1958.
20 Ibid., 29 novembre 1958.
21 Nicolas (M.) / Pihan (J.), op. cit., p. 24-25.
22 Ibid., p. 18-29.
23 Journal officiel du 27 janvier 1959.
24 Pascal (Jean), Les députés bretons de 1789 à 1983, op. cit., p. 614-615
25 Le Petit Bleu, 11 et 18 octobre 1958. Rubriques “Tour du monde” et “À chacun sa vérité”. Cité par S. Gumiel, op. cit., p. 82.
26 Ibid., p. 82.
27 Droz (Bernard) / Lever (Evelyne), Histoire de la guerre d'Algérie, op. cit., p. 207.
28 Le Petit Bleu, “Les mots et les choses”, 13 juin 1959.
29 Ibid, “Suspens,”19 août 1959.
30 Ibid., “Réflexion et patience”, 26 septembre 1959.
31 Ibid., “Un chapitre est ouvert”, 3 octobre 1959.
32 Droz (B.) / Lever (E.), op. cit., p. 230-234.
33 Le Petit Bleu, “Rentrée sans éclat” et “Je vote pour”, 10 et 17 octobre 1959.
34 Ibid., “Crise” et “Après crise”, 30 janvier et 6 février 1960.
35 Ibid., “Impressions d'Algérie”, 30 avril 1960
36 Ibid., “Route étroite” et “Patience”, 25 juin et 9 juillet 1960.
37 Ibid, “La République du silence”, 20 août 1960.
38 Ibid., “Définir les garanties”, 17 décembre 1960.
39 Nicolas (M.) / Pihan (J.), op. cit., p. 30-33.
40 Le Petit Bleu, “Deux négociations” et “Le 7 avril”, 14 janvier et 1er avril 1961.
41 Ibid., “Au tour du FLN”, 15 avril 1961
42 Ibid.,“Grandeur et fragilité”, 29 avril 1961.
43 Ibid., “Assurances attendues”, 13 mai 1961…
44 Ibid., “9 septembre 1961”. Cité par S. Gumiel, op. cit., p.102.
45 Ibid., “Un nouvel acte”, 11 novembre 1961
46 Ageron (Charles-Robert), “Les accords d'Évian 1962”, Vingtième siècle, n° 35, juillet- septembre 1992, p. 3-15.
47 Le Petit Bleu, “Inconnues du cessez-le-feu”, 17 mars 1962.
48 Ibid., “Sentiments et raisons” et “Morts et vivants”, 24 et 31 mars 1962.
49 Ibid., “Algérie ex-Française”, 30 juin 1962
50 Ibid., “Nous y pensons encore”, 14 avril 1962.
51 Ibid., “Un oui franc et méritoire”, 7 avril 1962.
52 Nicolas (M.) / Pihan (J-), op. cit., p. 36-37.
53 Le Petit Bleu, Compte rendu de mandat, 10 novembre 1962.
54 Viansson-Ponté (Pierre). Histoire de Li république gaullienne, op. cit., p. 287
55 Berstein (Serge), op. cit.. p. 102-104.
56 Le Petit Bleu. La Lot. 6 octobre 1962
57 Viansson-Ponté (P.), op. cit., p. 328.
58 Le Petit Bleu, “Le choix difficile”, 27 octobre 1962.
59 Nicolas (M.) / Pihan (J.), op. cit., p. 38-41.
60 Le Petit Bleu, 3 novembre 1962.
61 Ibid., Compte rendu de mandat, 10 novembre 1962.
62 Ibid., 24 novembre 1962.
63 Nicolas (M.) / Pihan (J.), op. cit., p. 42-53.
64 Le Petit Bleu, 1er décembre 1962.
65 Viansson-Ponté (P.), op. cit., p. 353.
66 Le Petit Bleu, 8 et 15 décembre 1962.
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