1Lorsque l'insurrection éclata en Algérie le 1^er novembre 1954, comme la presse parisienne et la classe politique, Le Petit Bleu fut surpris1 Mais considérant qu'il s'agissait d'un “impératif national”, transcendant les clivages partisans, René Pleven approuva immédiatement la politique de fermeté de Pierre Mendès France et du ministre de l'Intérieur François Mitterrand, sur le thème “l'Algérie, c'est la France”. À travers son journal, il est possible de suivre les positions du député de Dinan sur cette guerre “sans nom”. L'affaiblissement de la IV^e République lui donne d'ailleurs l'occasion de se rapprocher du pouvoir, puis d'y revenir brièvement lors de la crise de mai 1958.

René Pleven face aux débuts de la guerre d'Algérie

2T.-R. Gautier consacra son premier éditorial, “Algérie”, à l'insurrection de la Toussaint, le 20 novembre 1954. Dès l'introduction, le ton est donné, la conviction profonde affirmée : “Quand le pavillon français se retire d'Hanoï, la perte est douloureuse pour la France et pénible pour son prestige dans le monde, même si tous les métropolitains ne s'en aperçoivent pas. Mais quand des troubles violents ensanglent notre Algérie, chacun ici ressent profondément ce qui est une grave atteinte à la substance même de la patrie2, une lourde menace pour sa sécurité et sa vie propre”. Ainsi, “personne, en dehors des communistes, ne peut accepter que l'Algérie puisse cesser d'être la France”.

3L'auteur de l'article est au diapason des responsables politiques français et de l'opinion quand il écrit que les départements d'Outre-Mer, dont l'Algérie, “sont des départements français comme ceux de Bretagne et de Normandie, peuplés de citoyens français ayant les mêmes droits, même s'ils sont d'origines ethniques diverses”. Il considère que “90 % de la population d'origine musulmane reste loyale à la France” face à une poignée de fellaghas de l'Aurès (moins de 3 000). Selon lui, depuis huit ans, grâce aux réformes entreprises, l'Algérie “cheminait paisiblement vers le progrès social, sans doute encore incomplet mais réel”, dans “un climat de sérénité et d'entente”, résistant aux appels à la révolte et “à la contagion de ses deux voisins”. Cet optimisme ne correspond guère à une réalité que René Pleven n'ignore pourtant pas.

4On ne peut donc que dénoncer et réprimer militairement ce “terrorisme” meurtrier, soutenu de l'extérieur notamment par l'Égypte nassérienne. Sur le terrain, il faut réagir vite pour éviter l'implantation des nationalistes risquant de “fournir une base à la création d'un problème algérien qui n'existait pas”. René Pleven soutient René Mayer quand il réclame une action internationale “pour frapper à la source du mal”, l'Égypte. “Pour formuler entièrement notre pensée, cette action nous paraît infiniment plus importante à tenter que la répression qu'on est en train d'exercer, en Algérie même, sur tels ou tels suspects”. Car s'il faut frapper les coupables, dont les actions sont assimilées dans l'Aurès à des actes de banditisme, “avec la plus grande fermeté”, l'auteur met lucidement en garde contre les excès de la répression en Algérie même : “la moindre erreur de discernement, le moindre excès en ce domaine n'aboutiront qu'à retourner contre nous ces 90 % de la population musulmane qui nous sont fidèles. On ne doit pas l'oublier non plus”. Le complot fomenté de l'extérieur par un Front de libération nationale (FLN) apparu le 1^er novembre 1954, encore assimilé aux messalistes, les partisans du leader nationaliste Messali Hadj, est la thèse centrale d'explication des événements. C'est d'ailleurs la thèse officielle du gouvernement.

5En effet, fidèle à ses positions antérieures, René Pleven pense qu'il faut surtout accentuer le développement du progrès social et faire “un effort massif d'éducation de l'ensemble des populations”. Car, selon lui, “Il n'est pas vrai que le fait colonial doive toujours aboutir ou à l'écrasement des colonisés, ou au départ des colonisateurs”. Cependant, cette profession de foi, ne s'appuie pas sur l'histoire récente d'un monde déjà largement décolonisé mais sur l'exemple de la civilisation romaine qui a réussi “une forme d'assimilation qui fit sa force et celle de tous ceux qui surent s'intégrer à elle en même temps qu'elle organisait la paix”...

6Dans cet éditorial du 20 novembre 1954, la ligne politique du Petit Bleu est tracée pour de longs mois, le journal insistant ensuite sur tel ou tel aspect. En février 1955, lors du renversement de Mendès France, il s'agit de poursuivre une politique de réformes en profondeur, “constructive”, et non d'appliquer à la va-vite des “recettes administratives ”à la métropolitaine“. Au printemps 1955, il faut répondre à la demande d'égalité de la communauté musulmane mais il ne saurait être question de remettre en cause 120 ans d'histoire commune (notamment pendant les guerres mondiales) ni la présence de la forte communauté française3. En même temps, la publication d'une “lettre d'un lecteur algérien” dans Le Petit Bleu du 28 mai 1955, soit après la mise en place de l'état d'urgence en Algérie à la suite de l'intensification d'actions de type terroriste du FLN, met l'accent sur les carences de la répression depuis novembre et sur le durcissement de la lutte.

7Dans son éditorial “impératif national” du 25 juin 1955, largement repris par la presse parisienne, René Pleven interpelle la classe politique et l'opinion pour souligner la gravité de la situation algérienne. Il répond à sa manière au “plan Soustelle”, c'est-à-dire aux propositions de réformes présentées le 1^er juin en conseil des ministres, devant mettre en œuvre une politique d'intégration4 Il y pose déjà le problème des conséquences “du soudain rapatriement en métropole de ces compatriotes d'Outre-Mer”. Si l'on veut éviter une telle issue qui n'est encore qu'une hypothèse peu plausible, “il est donc fondamental de regarder en face la situation en Algérie, de définir rapidement une politique à long terme et de l'appliquer avec fermeté et continuité”. Si l'on veut éviter une coupure irrémédiable entre les deux communautés vivant en Afrique en s'appuyant sur les bonnes volontés des deux parties, René Pleven suggère à Edgar Faure, le président du Conseil, de réunir une table ronde des représentants de tous les partis politiques (sauf les communistes) pour définir un programme d'action politique, économique et sociale engageant la France et garanti par le président de la République. Partisan d'une politique de réformes en Algérie, René Pleven privilégie l'union nationale comme solution aux divisions partisanes, une ligne politique qu'il va sans cesse préconiser jusqu'à la crise de 1958

8Naturellement, au moment de Bandceng, la conférence asiatique qui voit l'émergence du Tiers-Monde, le député de Dinan n'ignore pas le mouvement mondial de décolonisation, ni même l'aspiration à l'indépendance et la montée du nationalisme dans les pays musulmans, mais c'est pour ajouter que ce schéma ne s'applique pas à l'Algérie qui est un cas à part5 En publiant des lettres de lecteurs, dont celle très pessimiste d'un intellectuel musulman algérien, Le Petit Bleu cherche à faire comprendre la complexité et les divers aspects de la situation en Algérie en espérant nouer le dialogue avec des modérés.

9Aussi bien, l'offensive terroriste du FLN le 20 août 1955 dans le Nord- Constantinois suivie de la terrible répression française qui radicalise le guerre, sont-elles brièvement signalées dans le journal. En revanche, la “crise de septembre” qui voit le rejet de la politique d'intégration proposée par Jacques Soustelle et de manière peu convaincante par le gouvernement français lors de la réunion de 61 personnalités musulmanes à Alger, est considérée par René Pleven comme “un fait de gravité certaine”, car cette prise de position rend plus difficile le recours à une troisième force modérée en Algérie au moment où le gouvernement s'efforce de régler par la négociation la crise marocaine6 et où les pays du Tiers-Monde cherchent à poser la “question algérienne” à l'ONU.

10Le 9 octobre 1955, s'exprimant devant le 8^e congrès départemental de l'UDSR à Saint-Brieuc, René Pleven, conscient de l'affaiblissement et des divisions du cabinet Edgar Faure, pronostique “une grande crise nationale”, prend acte de l'échec de l'assimilation et même de l'intégration, et se montre dubitatif à l'égard d'une solution fédérale. Les choix difficiles nécessitent patriotisme et cohésion nationale, car, “le problème n'est pas seulement de choisir entre une politique de force et une politique de réforme. Il est beaucoup plus complexe et ne tient pas en quelques formules ou en quelques mots magiques tels qu'intégration ou fédéralisme”. Il faut “faire renaître la confiance entre Européens et Musulmans là où elle a disparu” et “faire évoluer rapidement le système actuel” vers un système accepté par les deux communautés “où les musulmans participent à part entière”. Dès lors que l'on aura écarté tous ceux qui veulent séparer l'Algérie de la France, toute solution est envisageable, fédérale voire “un statut apparenté à celui de dominion'. Reprenant, les thèses de l'UDSR, l'orateur ne voit d'autre solution que dans une réforme des institutions et dans l'édification de l'Eurafrique.

René Pleven et la politique algérienne de Guy Mollet

11Après la formation du gouvernement, le député de Dinan recommande le 11 février 1956 d'observer avec bienveillance les efforts de Guy Mollet, parti en tournée en Algérie7. Mais, selon lui, il faut combattre fermement les ingérences extérieures (du Caire et de la Libye) quitte à en saisir l'ONU aussi bien que les offres de médiations tunisiennes et marocaines. En effet, ”Un refus clair, total, sans équivoque, de toute sécession, que les avocats de celle-ci soient d'origine métropolitaine ou musulmane, est la première condition d'un retour à l'équilibre des esprits en Algérie”. Au moment où “le trouble des esprits et des cœurs, en Algérie, est immense”, seule cette volonté clairement affirmée compte ; le choix entre intégration et fédéralisme, n'étant plus d'actualité même s'il “sera nécessaire demain”. Fidèle à sa ligne de conduite, René Pleven soutient le président du Conseil lorsque celui-ci prend un tournant décisif en capitulant sous la pression de la rue, après la journée d'Alger du 6 février 1956.

12Cet appui lors de tous les votes sur la question algérienne à l'Assemblée, n'empêche pas quelques réserves à l'égard du tryptique défini par Guy Mollet : “Cessez-le-feu, élections, négociations”. S'il est d'accord pour voter les pouvoirs spéciaux (12 mars) et augmenter la présence militaire, René Pleven refuse de subordonner la recherche d'une solution libérale à l'arrêt complet des activités du FLN8. En même temps, il décide d'aller se rendre compte sur place.

13De retour d'un voyage de 15 jours en Algérie, T.-R. Gautier-Pleven fait le point du “problème n° 1” le 21 avril 1956. Il dresse un tableau chiffré précis de l'état de “la rébellion” : 35 000 hommes, soutenus par environ 25 % de la population, armés de l'extérieur et se livrant au terrorisme. Son sentiment est que le revirement complet de Guy Mollet, (après la manifestation d'Alger du 6 février) qui intensifie la guerre, à l'appui de la totalité des pieds-noirs. Mais en même temps, il ne cache pas “les réserves et les doutes” des musulmans rencontrés vis-à-vis de cette politique appliquée par le socialiste Robert Lacoste. Le député de Dinan veut encore espérer que les représentants algériens accepteront de participer à une commission chargée de leur ouvrir la voie à la fonction publique afin “d'arrêter l'effusion de sang en participant à une politique constructive”.

14Mais dans le même numéro, Le Petit Bleu appelle à la solidarité avec les rappelés ; il dénonce les manifestations contre les départs organisées par un PCF. Complice du FLN9 Et le 2 juin, dans un éditorial intitulé “moral et pourrissement”, l'ancien ministre de la Défense nationale laisse éclater sa colère contre les médias qui relatent le moindre incident lors des départs du contingent. Ces menées défaitistes ne peuvent que laisser croire “aux chefs fellaghas” que “la volonté de la France est prête à fléchir” car “le moral est une condition essentielle du succès d'un effort national”. On reconnaît bien là, le fils d'officier qui a grandi pendant la première guerre mondiale, mais aussi l'engagement en faveur de la solution militaire en Algérie, aux côtés du gouvernement de gauche.

15En revanche, Le Petit Bleu ne défend pas des solutions militaires jusqu'au boutistes mais les conditions du rétablissement de la sécurité. Le journal est très sensibilisé par les victimes civiles du terrorisme urbain (apparu en janvier) au point de publier le 12 mai 1956, “l'appel d'Albert Camus pour une trêve civile en Algérie”, lancé le 22 janvier précédent par un comité formé d'Européens et de Musulmans.

16Dans son éditorial du même jour, repris par Le Monde, René Pleven pose précisément la question des objectifs du tryptique de la politique gouvernementale : ou bien la poursuite des combats sans propositions précises, ou bien l'effort militaire assorti “d'études approfondies”, en vue de “préparer des solutions valables, c'est-à-dire acceptables pour tous” et durables. Il met en doute le fait qu'un cessez-le-feu, suivi de trois mois de calme, puisse créer les conditions d'élections réellement libres, d'ailleurs rejetées par le FLN. “Beaucoup de Français, écrit-il, sont persuadés que tout candidat musulman, ouvertement favorable à un lien permanent et indestructible avec la métropole sera exposé à la menace d'égorgement. Ils pensent, en conséquence, que seuls les musulmans qui pourront affronter les élections sont les extrémistes, que nous nous retrouverons donc, après un rude et coûteux effort militaire, devant les mêmes interlocuteurs que ceux qui sont au Caire... Pourquoi donc attendre pour négocier puisque nous aurons écarté par avance le droit pour la métropole d'offrir sa loi, fut-ce la plus libérale, la plus humaine, la plus compréhensive des aspirations des musulmans algériens. Il serait dangereux pour le gouvernement de méconnaître ce que cette objection comporte de logique”. En critiquant la ligne du socialiste Guy Mollet, il ne s'agit pas pour René Pleven de rejoindre les positions d'un Pierre Mendès France, mais encore une fois de regretter l'absence de programme politique clair à long terme, assorti d'un calendrier de réformes précis. Ce qu'il craint en fait, c'est l'immobilisme, car il sait comme la guerre d'Indochine l'a démontré que le temps joue contre la France.

17Au contraire, la démission du ministre d'État Mendès France, en désaccord avec l'intensification de l'action militaire, est analysée par René Pleven comme “un succès pour les fellaghas” facilitant “la propagande du parti communiste”10. Quelles que soient les raisons d'une telle décision notamment “des scrupules personnels”, ce départ affaiblit l'union du pays et du gouvernement de Front républicain et fait le jeu “des fanatiques qui dirigent la lutte contre nous”. Songeant implicitement aux attaques des mendésistes lors de la guerre d'Indochine puis durant la récente campagne électorale, le reproche se fait plus net encore : “Ceux qui furent attaqués si souvent avec tant d'injustice par M. Mendès France et ses amis du Front républicain n'ont pas hésité à apporter leur vote au gouvernement à direction socialiste, parce qu'ils ont fait passer les intérêts de la nation avant ceux de leurs partis. L'effort qu'ils s'imposèrent aurait pu servir d'exemple au ministre d'État démissionnaire”, car “pour combattre comme pour négocier”, il faut que “la France soit rassemblée”.

18Cependant, en dépit de ces critiques, René Pleven est globalement d'accord avec la politique menée par le gouvernement en Algérie tout comme avec la loi-cadre de Gaston Defferre sur l'Outre-Mer, d'autant plus qu'avec l'Euratom, il a la satisfaction de voir la construction européenne redémarrer.

19Cet accord global se mue en soutien inconditionnel lors de l'expédition de Suez en novembre 195611. Derrière l'insurrection algérienne, René Pleven voit depuis le début l'influence du panarabisme, du nassérisme et du fanatisme cherchant à attirer l'intelligentsia musulmane12. Ce qui est déjà acquis en grande partie au printemps 1956 avec l'arrivée de Ferhat Abbas et de chefs des Oulémas au Caire. La nationalisation du canal de Suez par Nasser, le 26 juillet, donne donc l'occasion d'en finir avec ce “dictateur” qui soutient les “rebelles” algériens.

20S'incrivant dans la violente campagne de presse qui se déclenche, Le Petit Bleu crie à “la spoliation” et à “la violation des accords internationaux” par un “État fasciste” contre lequel il faut “une action énergique” sinon “toute chance d'aboutir à une solution (en Algérie) serait perdue”13 Faisant fi de sa modération habituelle, René Pleven est lui aussi touché par “le complexe”14 ou syndrome de Munich quand il affirme que “le dictateur Nasser a pour ambition de dominer l'Afrique comme Hitler avait celle de dominer l'Europe”. En accord avec les États-Unis, la France et l'Angleterre doivent donc réagir pour établir un front commun “de Suez à l'Algérie”. La leçon de l'attitude américaine au moment du désastre de Diên Biên Pû n'a semble-t-il pas été retenue.

21La campagne du Petit Bleu en faveur d'une intervention est confortée en octobre par l'arraisonnement d'un yacht chargé d'armes venant d'Égypte ainsi que par l'interception illégale de l'avion transportant Ben Bella et trois autres chefs historiques du FLN. Cependant, le 3 novembre, au début de l'expédition de Suez, René Pleven plaide pour des “Précautions nécessaires”. D'abord, il faut bien expliquer la politique française à “l'opinion musulmane d'Algérie et d'Union française”, ce que le gouvernement n'a pas fait suffisamment. Il s'agit de frapper le “dictateur Nasser” et non “le peuple égyptien” ni les autres peuples musulmans du Proche-Orient. C'est donc une opération de sauvegarde du canal. Ensuite, l'expédition franco-britannique ne doit pas “ralentir les efforts de la France pour aboutir à un cessez-le-feu et une détente en Algérie”. Le député de Dinan sait bien que la guerre, même avec l'élimination de Nasser qui sert les intérêts du bloc de l'Est, ne saurait apporter de solution en Algérie.

22Mais le succès militaire se transforme très vite en fiasco diplomatique sous la pression conjuguée de l'URSS et surtout des États-Unis. Dans son éditorial du 10 novembre, “Ruines”, René Pleven impute davantage la responsabilité du fiasco de Suez à l'ONU qui s'est alignée sur les deux Grands, qu'aux pressions américaines sur les Anglais : “Reste-t-il de l'ONU autre chose que des ruines après cette crise ? ”. Même si le coup de bluff de la menace nucléaire soviétique n'a pas été longtemps prise au sérieux, il en résulte un grand succès pour la “politique russe déstalinisée ou non” et un affaiblissement de l'Europe occidentale qui risque de se répercuter en Afrique.

23L'écrasement de la révolution hongroise à Budapest arriva à point pour faire diversion et renforcer les convictions de l'ancien président du Conseil sur la nature totalitaire des régimes communistes. Au début de l'année, T.-R. Gautier avait vu dans le xx^e Congrès du PCUS “une offensive de propagande de grand style”15. Mais le 27 octobre 1956, en pleine insurrection à Budapest et avant- même l'écrasement par les chars soviétiques, René Pleven, dans un éditorial… intitulé “Taisons-nous”, laisse percer son émotion16. Rappelant les luttes passées pour les libertés depuis le drame de Berlin-Est en 1953, il recommande de se garder d'intervenir même si les démocrates et libéraux français ne peuvent être que “du côté des révoltés”. Mais notre société qui a vu ”l'immense ardeur de réformes et d'améliorations de la Libération se perdre dans le dédale des revendications personnelles... dans une certaine veulerie égoïste... ” n'a pas à se poser en modèle pour ”les opprimés de Prague et de Budapest”. “Alors, contentons-nous de nous taire, mais d'un silence fraternel... Contentons-nous d'être prêts à aider, mais seulement si on nous le demande”.

24L'écrasement de la révolution hongroise, sans réaction occidentale, réactive un climat de guerre froide en France, en même temps que l'humiliation de Suez ajoute aux désillusions, voire à la démoralisation des Français. Dans ses éditoriaux de la fin 1956 et du début 1957, René Pleven au contact de la population sent bien cette évolution de l'opinion nourrie de l'immobilisme du gouvernement Mollet, de plus en plus critiqué sur sa gauche.

25La France évite une condamnation à l'ONU en février 1957 mais intensifie la guerre dans les djebels tout en déclenchant la “bataille d'Alger”. Cependant, grâce à l'action courageuse de petits groupes, de militants anticolonialistes, de chrétiens, d'intellectuels, des informations sur la pratique systématique de la torture en Algérie commencent à filtrer en métropole en 195717. Répression et conspiration du silence répondent à ces opposants à la guerre d'Algérie.

26Le Petit Bleu ne fait pas exception à de rares mentions près. Le problème n'est évoqué que le 13 avril 1957 pour dénoncer “la campagne déchaînée par les journaux mendésiens, progressistes et communistes à propos des tortures qui seraient appliquées par l'armée française aux fellaghas arrêtés”18. La position du journal est claire : si des excès ont été commis, ils doivent être sanctionnés, mais l'exploitation qui en est faite “par des journaux qui n'ont jamais versé une larme sur les horreurs trop réelles commises par les terroristes algériens (...) n'est pas admissible non plus ; car elle ne vise qu'à accréditer l'idée mensongère que ”ces méthodes“ seraient tolérées dans notre armée. Elle cherche, par conséquent, à saper l'autorité morale de cette armée et à paralyser son action en Algérie”. D'ailleurs, le massacre de Mélouza, le 28 mai 1957, va permettre de dédouaner les parachutistes français après l'exécution par l'Armée de libération nationale (ALN) de villageois considérés comme étant favorables au Mouvement National Algérien (MNA) messaliste.

27Durant cette période, René Pleven est davantage préoccupé par la crise politique qui menace à Paris que par la torture en Algérie.

Vers un retour au pouvoir ?

28Le gouvernement de Guy Mollet à bout souffle, confronté à des difficultés financières et de plus en plus contesté sur sa gauche pour sa politique algérienne, y compris par la minorité de la SFIO rejetant le “national-mollétisme”, fut renversé le 21 mai 1957 par une coalition hétéroclite menée par les indépendants. René Pleven, conscient du malaise et des difficultés mais craignant une crise de régime grave, avait voté pour le gouvernement19 Tout au long de l'année 1957, il est convaincu que les crises politiques minent la République et que les partis républicains doivent serrer les rangs. Le 12 octobre 1957, il écrivait : “les attaques contre le système ne visent pas seulement la réforme de nos institutions mais la démocratie même. Qu'on ne s'y méprenne pas”.

29Il fallait donc défendre cette Quatrième République alors que le député de Dinan était de plus en plus convaincu de la nécessité d'en modifier les institutions. N'avait-il pas, en juillet 1956, organisé un référendum (en huit questions) auprès des lecteurs de son Petit Côtes-du-Nord Bleu des Côtes-du-Nord, les interrogeant sur le renforcement du pouvoir exécutif et les modes de scrutins ? Sur 584 réponses, la quasi-unanimité s'était faite sur le besoin de réformer les institutions, de renforcer le pouvoir du gouvernement par rapport à l'Assemblée. Une nette majorité était favorable à la dissolution automatique de l'Assemblée en cas de crise ministérielle en moins de 2 ans, ainsi qu'au retour au scrutin d'arrondissement20. Ce résultat, peu significatif car émanant de sympathisants de l'UDSR et du RGR, rendait compte du malaise. Il ne pouvait que conforter René Pleven dans son souhait de voir réformer la constitution.

30Ecarté du pouvoir depuis près de trois ans, son heure allait peut-être bientôt sonner ? Reconstituer une majorité n'était pas chose facile, tant tout gouvernement nécessitait l'appui des socialistes comme des modérés, responsables de la chute de Guy Mollet (refus de voter des impôts nouveaux). Il fallait les talents d'un conciliateur accepté par les deux parties pour tenter de rapprocher les points de vue. Pour gagner du temps, le président Coty confia une mission d'information à René Pleven le 24 mai21. N'avait-il pas proposé dans son journal d'élargir le gouvernement des socialistes aux modérés, en rassemblant “les partis républicains et nationaux”, pour tenir compte de l'arithmétique parlementaire22 ? René Pleven s'efforça de dégager un programme gouvernemental, servant de base “à une large union de Mollet à Pinay”, en suggérant notamment de réunir une seconde conférence de Brazzaville pour débattre des problèmes de l'Union française. Mais pour avoir les coudées plus franches, le député de Dinan avait fait savoir par avance “qu'il n'entendait pas succéder à Guy Mollet”, ce que les modérés et la droite auraient vu d'un bon œil.

31La démission de Pierre Mendès France de la direction du parti radical laissait la porte ouverte de ce côté mais le député de Dinan ne parvint pas à rapprocher les positions des socialistes et des modérés. Le rapport remis au président Coty le 29 mai faisait le constat de ces difficultés pendant que les socialistes et la droite s'affrontaient au parlement sur le vote d'une convention avec la Banque de France, autorisant de nouvelles avances à l'État.

32Sollicité par le président de la République pour former le gouvernement, René Pleven dont la mission avait permis de dégager des éléments de convergence, refusa de s'engager plus avant en l'absence de majorité stable. Pierre Pflimlin (MRP) en fit l'expérience. Puis la crise se dénoua le 12 juin avec l'investiture du radical Bourgès-Maunoury, soutenu par Guy Mollet, qui reconduisit la composition et la politique du gouvernement précédent. René Pleven s'était mis en réserve pour la prochaine crise.

33Pour sortir de l'impasse algérienne et répondre à la pression internationale de plus en plus forte à l'ONU, le gouvernement demanda à Robert Lacoste de préparer une loi-cadre, discutée au parlement en23. Le projet fut accueilli par un grand scepticisme. Pour René Pleven, il n'allait pas assez loin dans la démarche : “le fédéralisme est une idée-force qui peut nous aider à faire évoluer pacifiquement nos rapports avec les pays d'Outre-Mer et de l'Union française. II ne doit pas pénétrer dans nos institutions par le soupirail d'une loi-cadre mais par la grande porte d'une réforme de la constitution”24. Cependant, malgré ces réserves, il annonça qu'il voterait ce texte : “Mais je le ferai sans joie convaincu que nous avons perdu une grande occasion, celle de mettre en mouvement une réforme de la constitution orientant l'Union française vers un système d'Union fédérale, où trouverait sa place l'Algérie de demain”25 De toute façon, sous les coups de boutoir de Jacques Soustelle, ce texte fut rejeté par 279 voix contre 253, entraînant la démission du gouvernement et une longue crise politique.

34Le 4 octobre, le président Coty sollicita Guy Mollet qui se heurta au veto de la droite. Puis, pour la seconde fois en cinq mois, il fit appel le 7 septembre, à René Pleven pour une mission de conciliation car sa personnalité est une de celles “qui divisent le moins”, malgré les réticences du MRP et des radicaux 26. L'ancien président du Conseil a des atouts : son crédit auprès de l'opinion anglo-saxonne au moment où la situation financière du pays est désastreuse, sa modération et sa prudence, le fait qu'il n'a pas participé depuis le début de la législature aux polémiques qui divisent les partis.

35À sa sortie de l'Élysée, le président du Conseil pressenti pose ses conditions devant la presse : il refusera de présider un gouvernement minoritaire. Il veut un gouvernement d'union nationale, un engagement d'un an pour réaliser un programme accepté par tous les partis de la majorité “républicaine et nationale” et reposant sur une trêve politique. Il appuie sa démarche sur l'état de l'opinion en déclarant : “J'arrive de province. L'opinion publique y est excédée par l'instabilité gouvernementale, par l'impuissance de ses élus à définir une politique, à former une majorité résolue à l'appliquer... Elle réclame de l'autorité, de la continuité, et de l'action27. Un langage que n'aurait pas désavoué le général de Gaulle !

36Le programme proposé comporte quatre volets : solution du problème algérien, révision constitutionnelle, redressement du budget et de la balance des comptes, réforme fiscale. Installé au ministère des Travaux publics dans les locaux mis à sa disposition par son collègue de l'UDSR Édouard Bonnefous, il consulta pendant deux jours. Le MRP, les indépendants, les petits groupes du centre droit (RGR, radicaux dissidents) se disent prêts à apporter leur concours, mais sans grand enthousiasme. En revanche, les républicains sociaux et surtout les socialistes sont beaucoup plus réservés, demandant “des précisions” avant de se prononcer. Mais, ce sont les radicaux qui torpillèrent la tentative de René Pleven en refusant de participer28.

37Le 9 octobre au soir, René Pleven apporta une réponse négative au président Coty, non sans avoir déclaré : “Je suis persuadé que l'idée d'une trêve politique garantissant la stabilité politique pendant la période nécessaire au règlement des grands problèmes nationaux fera son chemin”. Amer et lucide à la fois, il écrivait dans Le Petit Bleu : “L'entente nécessaire ne s'est pas réalisée. La vision des difficultés, des dangers, n'est sans doute pas assez claire... Combien de temps devra encore être perdu, combien d'hommes et de gouvernements faudra-t-il encore user avant que n'éclose l'Union dont la nécessité est déjà comprise par le pays ? ”29.

38Du 11 au 18 octobre, une tentative d'Antoine Pinay plus axée sur la droite alla jusqu'à l'investiture mais échoua en raison de l'hostilité de la SFIO. Si bien qu'après une nouvelle mission de conciliation confiée à Robert Schuman, le balancier revint vers Guy Mollet, le 22 octobre. Durant ces journées de crise, l'UDSR avait tenu son congrès national à Paris et adopté une motion préconisant une solution fédéraliste pour l'Algérie30.

39Guy Mollet mit sur pied un gouvernement nombreux (42 membres) en bénéficiant de la participation du MRP. Dans cette combinaison qui ne comptait pas moins d'un vice-président du Conseil, et de cinq ministres d'État, René Pleven faisait sa rentrée dans un gouvernement de centre gauche. Il devait être ministre d'État aux côtés d'Henri Queuille, d'Édouard Daladier, de Félix Houphouët- Boigny et de Pierre Pflimlin (chargé des Finances et de l'économie nationale). François Mitterrand était Garde des Sceaux. N'allait-on pas en revenir à la troisième force des années 1948-1951 ? Non, car le 28 octobre, l'investiture fut nettement refusée à Guy Mollet par 290 voix contre 227 (27 abstentions, 32 députés n'ayant pas pris part au vote). 12 députés UDSR-RDA seulement sur 21 avaient voté pour le chef du parti socialiste, alors que ce groupe aurait obtenu quatre portefeuilles !

40De guerre lasse, après 35 jours de crise, le jeune espoir radical Félix Gaillard reçut l'investiture de ses collègues le 5 novembre. Il mettait en place, “une solution de troisième force, déguisée en Union nationale”31, dominée par les modérés ; celle-là même que René Pleven qui ne faisait pas partie du gouvernement appelait de ses vœux. Face à cette crise ministérielle interminable, le député de Dinan laissait percer son inquiétude, écrivant : “La crise a atteint les couches profondes du pays. Le pays n'a plus confiance dans sa monnaie, n'a plus confiance dans ses institutions” (25 octobre). Le 2 novembre, il appelait ses collègues “à se ressaisir” insistant sur l'obligatoire union allant des socialistes aux indépendants, la nécessité de donner au gouvernement “des pouvoirs exceptionnels pour redresser la situation financière et économique” et réviser la constitution. Enfin, il insistait sur le rôle conciliateur des partis du centre fustigeant : “la passion, l'esprit de parti, auxquels s'ajoutent les compétitions de personnes, les appétits, les antipathies et les rancunes”32. Toujours lucide, celui qui connaissait bien le microcosme parlementaire adressait une belle volée de bois vert à la classe politique d'une Quatrième République de plus en plus empêtrée dans ses contradictions.

Au cœur de la tourmente dans la crise de 1958

41Pendant ses six mois d'exercice, le gouvernement Gaillard ne résolut aucun des grands problèmes posés au pays. Cependant, René Pleven le soutint sur la plupart des grands dossiers : la discussion de la loi de finances en décembre 1957 comme la loi-cadre sur l'Algérie (très édulcorée), votée en janvier 195833.

42L'internationalisation du conflit franchit une nouvelle étape avec le bombardement de Sakhiet (70 morts, 150 blessés), un petit village tunisien abritant des commandos de l'ALN, le 8 février 1958. Le retentissement international fut énorme ; de nombreux hommes politiques critiquèrent une opération engagée avec l'assentiment du gouvernement, au nom du droit de suite. Pour René Pleven, autant “la colère est excusable” quand “trop de provocations sont venues de la frontière tunisienne”, autant elle fut “mauvaise conseillère” dans cette “malheureuse affaire de Sakhiet” dont “constitutionnellement, politiquement, moralement, le gouvernement est naturellement responsable”34. En privilégiant une telle action militaire, le pouvoir s'éloigne d'une “solution politique” et met en cause le moral et l'honneur de l'armée. Comme Edgar Faure, le député de Dinan estime que “Le gouvernement doit comprendre qu'il ne survivrait pas à une nouvelle erreur”, concluant : “les premiers fruits de la colère, c'est précisément cette internationalisation que le gouvernement considère essentiel d'éviter”. Et justement, la France ne peut plus éviter d'être mise en cause par la Tunisie à l'ONU et doit accepter une “mission de bons offices” anglo-américaine.

43En février, René Pleven intervint dans le grand débat qui lui tenait à cœur, celui sur la révision constitutionnelle, car il trouvait la réforme gouvernementale insuffisante. Il mettait crûment en cause ses pairs : ”L'opposition sourde ou explicite au projet de réforme constitutionnelle a des causes plus profondes. Menacés de se trouver un jour devant un ministère de cinq ans, menacés de ne plus pouvoir par des amendements populaires auprès du corps électoral se concilier, aux dépens du trésor public, les sympathies de telle ou telle catégorie sociale, beaucoup de députés se cabrent devant l'obstacle... ”35.

44Dans le débat parlementaire, René Pleven signa avec quatre autres députés un contre-projet, tendant à renforcer la stabilité gouvernementale sans dessaisir le parlement de sa fonction législative36.Refusé par le gouvernement, attaqué par le MRP, la discussion du texte fut reportée à plus tard. Devant cette nouvelle reculade et de manière prophétique, René Pleven se demanda le 28 février “si nous ne serons pas contraints demain par les événements, par la pression populaire, à une réforme intégrale, mais en donnant au mot réforme le sens qu'il a dans l'administration militaire, celui d'un rejet, d'une mise à l'écart définitive et totale”37. On ne pouvait mieux annoncer la crise mortelle du régime, en gestation !

45Mais nul n'entend les avertissements du député de Dinan. Le ballet continue et le gouvernement Gaillard est renversé le 15 avril 1958, sur la question des “bons offices”. Le processus de désintégration du régime s'accélère et Le Petit Bleu ne voit guère de solution : “la crise apparaît aussi impossible à dénouer à droite qu'à gauche”38.

46Pour l'heure le pays s'intéresse aux élections cantonales marquées par un léger progrès du MRP et des modérés. Grand notable, René Pleven est facilement réélu, dès le premier tour, dans son canton de Dinan-est. Son journal peut se réjouir de l'échec de la gauche, du renforcement de la majorité sortante et de la reconduction de son directeur politique à la tête du Conseil général des Côtes- du-Nord39. Mais l'important se joue à Paris et à Alger où une grave crise franco- française est ouverte.

47En effet, le 20 avril, René Coty avait confié à Georges Bidault, connu pour ses positons très tranchées “pour sauver l'Algérie”, le soin de dénouer la crise. Ce dernier voulait s'entourer des principaux partisans de l'Algérie française, mais n'ayant pas obtenu l'appui de son propre parti, le MRP, l'ancien président du Conseil fut contraint de renoncer, le 23 avril.

48Le président de la République fit alors appel à René Pleven le 26 avril, pour la troisième fois en un an. Son expérience et son positionnement, “au lieu géométrique de toutes les combinaisons qui tendent à réactiver une majorité de Troisième force”40, en font un homme acceptable par tous. S'engagea alors ce que l'historien René Rémond appelle “une course de lenteur” qui allait conduire à la chute du régime. En effet, fidèle à sa méthode, René Pleven déclarait à sa sortie de l'Élysée qu'il n'accepterait de former le gouvernement qu'après de larges consultations “avec un certain nombre de personnalités politiques et militaires” afin de clarifier la situation et d'aboutir à un “accord préliminaire et public sur la politique algérienne”, ajoutant “Chacun doit comprendre que cette crise n'est pas une crise comme les autres et ne peut-être résolue par un gouvernement comme les autres”41.

49Conscient de la gravité de la situation, le président du Conseil pressenti voulait mettre au point une véritable Charte de l'Algérie et, nouveauté, obtenir l'aval des autorités militaires de la République. A cet effet, il se fit remettre le 26 avril, un mémorandum par les généraux Salan et Jouhaud qui exigeait que le gouvernement s'engage à conserver l'Algérie comme “partie intégrante de la France”. La pression de l'armée sur le pouvoir civil n'allait cesser d'augmenter tout au long de la crise. Or, l'image de René Pleven restait obérée aux yeux de l'armée, notamment en Algérie, par le souvenir de 1954 et de Diên Biên Pû. Connu pour être un libéral en matière coloniale, il suscitait la méfiance dans les milieux militaires et chez les tenants à tous crins de l'Algérie française.

50Comme l'écrit Jean Lacouture, pendant 17 jours “René Pleven s'efforcera de concilier l'inconciliable : prévenir l'extension irrépressible de la guerre sans mettre en cause une stratégie de l'Algérie française dont l'état-major d'Alger est en train de faire l'impératif catégorique de la vie nationale. Pleven est trop intelligent pour ne pas voir que le total engagement des forces françaises dans une entreprise sans limites (ni frontières depuis Sakhiet) conduit à la ruine. Mais, comme Raoul Salan, il a été trop cruellement blessé par les campagnes déclenchées contre lui à propos de l'Indochine pour ne pas tenter de se plier aux exigences des centurions d'Alger”42. Cette bonne volonté à l'égard de l'armée et des tenants de l'Algérie française sera bien mal récompensée, car l'un des premiers consultés, le ministre socialiste Robert Lacoste rentrera à Alger en déclarant autour de lui, qu'à Paris on préparait un “véritable Diên Biên Pû diplomatique” 43. D'ailleurs, tandis que René Pleven recevait Lacoste et Salan, le 26 avril, une grande manifestation pour “l'Algérie française” se déroulait à Alger. L'homme politique breton qui déclarait pratiquer la pêche en mer pendant ses loisirs allait devoir naviguer par gros temps et éviter bien des écueils pour mener à bien sa mission ..44.

51Cependant, comme en octobre 1957, René Pleven consulta pendant deux jours au ministère des Travaux publics, étudiant tous les aspects du problème algérien pour mettre au point sa Charte en dix points, qu'il souhaitait voir adoptée “par l'ensemble de la représentation nationale avant toute présentation d'investiture”45. Mais c'était là innover et mettre en œuvre une procédure inusitée, non prévue par la constitution. On chercha une solution comme une présentation conjointe du président du Conseil sortant et du député de Dinan lors d'une séance extraordinaire. René Coty, et Gaston Monnerville, président du Conseil de la République étaient ouverts à toute solution permettant de sortir de la crise, mais André Le Troquer, le président socialiste de l'Assemblée nationale se montra intraitable. Il entendait se faire le gardien intransigeant de la constitution. René Pleven songea alors à donner lecture de sa Charte aux leaders de tous les partis réunis autour du président de la République. Ce fut impossible et il dut se résoudre à revenir à une démarche plus classique de négociations directes avec les partis.

52À l'issue de cette première phase de la crise, et au lendemain du 2^e tour des élections cantonales, René Pleven accepta d'être désigné pour former le gouvernement, le 29 avril 1958. Mais avec la réunion des conseils généraux, le 30, et le 1^er mai, la crise se prolongeait. René Pleven, assuré de la participation du MRP, en profita pour peaufiner un programme social, économique et financier rigoureux (trêve syndicale, nouveaux impôts pour les classes aisées, pleins pouvoirs financiers pour un an). Il voulait former “un gouvernement dur, avec des hommes dont l'autorité symbolise un accord réel, et décidé à répartir équitablement les sacrifices”46.

53Indépendants et modérés inclinaient vers la participation dans les premiers jours du mois de mai, Guy Mollet aussi, mais tout dépendait du Conseil national de la SFIO. Or, le 2 mai, la majorité de cette instance dirigeante se prononce pour un soutien sans participation. Cette décision vise moins René Pleven personnellement et son programme que la SFIO elle-même. Le parti est profondément divisé sur l'Algérie, et c'est sans doute le meilleur moyen que l'on ait trouvé pour obliger les ministres Robert Lacoste et Max Lejeune, deux fervents partisans de l'Algérie française, à quitter leurs fonctions.

54Le 6 mai, le week-end ayant retardé les négociations, le président Coty n'en demande pas moins à René Pleven qui a obtenu la participation des modérés, du MRP et des radicaux et le soutien des socialistes de poursuivre sa mission. Va-t-il enfin y parvenir ? Le 7 mai et dans la nuit du 7 au 8, les principaux mini-

55stères sont attribués. Selon la presse, le président du Conseil prendrait aussi les Affaires étrangères et Pierre Pflimlin deviendrait vice-président du Conseil mais René Rémond écrit que René Pleven se chargerait de l'Algérie et le radical Maurice Faure des Affaires étrangères dans une équipe relativement libérale comptant Edgar Faure aux Finances47. L'affaire paraît bouclée ; l'Assemblée doit se réunir le 9 mai dans l'après-midi pour l'investiture.

56Malheureusement, la composition du futur gouvernement achoppe sur certains noms. En particulier pour rassurer l'armée et les ultras qui s'agitent de plus en plus à Alger et compenser ainsi le départ de Robert Lacoste, René Pleven a proposé le ministère de la Défense à l'un des quatre mousquetaires de “l'Algérie française”, le leader des radicaux dissidents André Morice. Cela, le parti radical ne peut l'accepter. Dans ces conditions, les 91 membres du comité Cadillac refusent à l'unanimité la participitation de leur parti au gouvernement Pleven. Trois radicaux qui devaient faire partie de l'équipe ministérielle viennent apporter au député de Dinan le 8 mai un communiqué sévère. Malgré la gravité de la situation, le Comité radical “ne peut concevoir qu'un gouvernement de minorité, manifestement paralysé dès le départ par des contradictions internes, puisse présenter des garanties d'efficacité et de durée exigées par la situation”.

57Tout le travail accompli depuis 17 jours est jeté par terre. Renoncer à prendre André Morice, c'est ouvrir la voie à une crise avec le commandement de l'armée tout en perdant les voix des modérés. Après avoir un moment envisagé de tenter sa chance devant les députés, René Pleven y renonce en déclarant à sa sortie de l'Elysée : “J'avais dit que je n'accepterais aucune exclusive et que j'entendais maintenir la prérogative fondamentale du chef de gouvernement de choisir librement ses ministres. Cette prérogative m'étant contestée, j'ai tiré la conséquence... ”48. Il ne sait pas encore qu'il ne sera jamais plus président du Conseil d'une Quatrième République agonisante. Le plus grave est qu'avec cet échec dû à la défection des radicaux, le plus vieux parti républicain, la rupture est désormais consommée entre les états-majors politiques parisiens et la force armée d'Algérie49. Dans ses Mémoires, le chef d'état-major de l'armée, le général Ély insiste sur cet aspect en voyant dans Pleven l'homme de la dernière chance. Il écrit après coup : “L'échec de M. Pleven, qui était à coup sûr le mieux désigné pour prendre la tête du gouvernement me paraît ce jour-là très grave. Le président Pleven me semblait en mesure de régler le problème algérien dans une formule très libérale et suffisamment française pour tenir compte de tous les facteurs en jeu, qu'ils soient d'ordre humain ou d'ordre stratégique. Associé à la politique libérale de Brazzaville, il ne pouvait pas être l'homme des abandons, en dépit de ce que pensaient certains ayant mal connu son rôle dans l'affaire d'Indochine.

58De ce jour, la crise est en pente terriblement glissante et le pays n'est plus à l'abri de l'aventure. L'échec de M. Pleven me paraît marquer pour le régime, le début du “tournant”50.

59Tel est le point de vue du plus haut responsable républicain de l'armée qui avait travaillé avec René Pleven lors de la fin de la guerre d'Indochine. Curieusement, ce jugement fait écho à ce que René Pleven lui-même avait déclaré devant le congrès de la fédération UDSR des Côtes-du-Nord, le 2 février 195851. “Ceux qui sont aujourd'hui au gouvernement ne sont pas à envier, mais ceux qui leur succéderont seront à plaindre”. Il avait ensuite ajouté : “Si la République ne se réforme pas, l'aventure est au coin de la rue”. Le 8 mai 1958, la tentative de l'ancien président du Conseil pour dénouer la crise, venait d'échouer. Mais à Alger la fièvre montait, pendant qu'à Paris le jeu de massacre continue.

Au Quai d'Orsay dans l'avant-dernier gouvernement de la Quatrième République (13 mai-1^er juin 1958)

60Trois radicaux ayant refusé de prendre la relève de René Pleven, le président Coty appela le président du MRP, Pierre Pflimlin. Mais les gaullistes sont déjà entrés en scène à Paris comme à Alger ; dès le 5 mai, le président Coty a pris contact avec le général de Gaulle52. Le général se tait, attendant patiemment son heure. Mais il laisse ses affidés manœuvrer. Le 9 mai, l'activiste Léon Delbecque, en accord avec l'état-major gaulliste parisien, repart pour Alger où il est pourtant interdit de séjour, pour essayer de convaincre Lacoste de rester et amener l'armée à prendre position. C'est d'ailleurs ce que René Pleven craignait et avait cherché à éviter en consultant les principaux chefs militaires53

61En effet, l'inquiétude croît en Algérie lorsqu'on apprend la désignation de Pierre Pflimlin car le président du MRP, qui s'est opposé à Georges Bidault, s'est prononcé pour l'ouverture de négociations avec le FLN54. Delbecque obtient que les officiers supérieurs adressent au président Coty un télégramme faisant état de leur “trouble”. Mais plusieurs officiers sont déjà prêts à se rallier au général de Gaulle et le patron de l'Écho d'Alger, Alain de Sérigny, publie dans ses colonnes, le 11 mai, un appel intitulé : “Parlez mon Général”55. Pendant ce temps, le Comité de vigilance formé par le gaulliste Delbecque et organisateur de la manifestation du 26 avril, prépare une nouvelle démonstration de force pour le 13 mai. Il s'agit de protester contre l'exécution à Tunis de trois prisonniers français par le FLN. Mais derrière cet activisme algérois, l'armée est prête à faire pression sur le pouvoir civil. Le 12 mai, le général Salan adresse un message au général Ély lui faisant savoir que l'armée n'acceptera pas un gouvernement Pflimlin.

62Cependant, à Paris ce 12 mai, en dépit du durcissement des opposants, le ministère Pflimlin est constitué avec la volonté de se présenter devant l'Assemblée. Dans cette équipe restreinte, René Pleven accepte le ministère des Affaires étrangères, celui que le général de Gaulle lui avait proposé en 1944. Mais cette fois, la situation est autrement plus difficile.

63Alors que le débat d'investiture se tient au Palais-Bourbon dans l'après-midi du 13 mai, des manifestations se déroulent à Alger. Dans la soirée, la foule prend d'assaut le gouvernement général et porte le général Massu à la tête d'un Comité de Salut Public. Sous cette pression, le gouvernement Pflimlin est investi vers deux heures du matin par 274 députés contre 129 (gaullistes et indépendants), grâce aux 137 abstentionnistes du parti communiste56.

64Dans cette République en danger, menacée par l'émeute algéroise, René Pleven se retrouve à la tête du Quai d'Orsay. Une tâche bien difficile à assumer quand on sait que les activistes algérois sont hostiles par avance à toute solution diplomatique. En outre, depuis le 10 mai, Louis Joxe, le secrétaire général du Quai d'Orsay, inquiet de la paralysie croissante des rouages de l'État, a décidé de mettre en place une concertation de hauts-fonctionnaires en liaison directe avec le président de la République. Cette initiative traduit la dégradation continue du régime et les limites du pouvoir réel des ministres.

65Cependant René Pleven explique son acceptation dans son éditorial publié par Le Petit Bleu du 17 mai 1958 et intitulé “Le devoir”. Le texte, écrit après les “événements dramatiques d'Alger” (le 13 mai), plaide pour l'unité nationale et définit les responsabilités. “Le devoir pour chacun, Ministre, représentant du peuple ou citoyen, est donc, en toute hypothèse, non moins clair, résister aux pressions comme aux inquiétudes, demeurer dans le calme, maintenir avec fermeté la permanence de la France et de la République”. En appelant une nouvelle fois au patriotisme, une valeur qui revient fréquemment sous sa plume, “pour maintenir l'unité française”, il conclut en dégageant l'enjeu : “Il ne s'agit plus seulement du régime. Il s'agit de la France”. Ce n'est pas là un langage d'abandon, celui de quelqu'un prêt à capituler sous la pression de la rue.

66Mais il n'évalue pas encore très bien la portée du 13 mai et il s'interroge sur ce qui s'est passé à Alger : “À l'heure où nous écrivions ces lignes, il était impossible de juger si les événements dramatiques d'Alger étaient le fruit d'une émotion née d'un tragique malentendu, ou le résultat d'une opération politique soigneusement montée et ayant, à Paris, des prolongements susceptibles de provoquer un changement de régime”. René Pleven n'exclut pas, on le voit, sinon la thèse du complot, du moins celle d'une opération préparée par des activistes des deux côtés de la Méditerranée. Sans doute a-t-il des informations, mais sait-il que des gaullistes décidés sont à l'œuvre ?

67De toute façon, il met en garde “les hommes d'extrême droite qui pouvaient se prêter à l'opération” car, selon lui, c'est le parti communiste “qui était décidé à se saisir de l'occasion”. Au moment où le PCF se pose en défenseur de la République, René Pleven commettant une erreur d'analyse, agite toujours l'épouvantail de la menace communiste. Mais il n'est pas seul à le faire. La peur que le désordre d'Alger ne profite aux communistes est la chose la mieux partagée dans les milieux gouvernementaux. Pierre Pflimlin aurait refusé leurs voix s'ils avaient voté son investiture. Et Guy Mollet, entré au gouvernement comme vice-président du Conseil (avec deux autres ministres socialistes), au matin du 16 mai, craint la menace “bolchevik”. Tandis que la direction du parti mobilise ses troupes pour la défense de la République, sans avoir réellement l'intention d'en découdre, Guy Mollet dans sa lettre adressée au général de Gaulle le 26 mai, lui explique que son retour au pouvoir dans un contexte de troubles militaires risquerait de faire “le jeu terrible des bolcheviks”57.

68Le Petit Bleu du 17 mai pense encore qu'entre Paris et Alger, qu'entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, il y a des malentendus à dissiper. Choisir le moment de négocier ne signifie pas abandonner l'Algérie. Mais la foule algéroise est en ébullition permanente et la pression sur les autorités républicaines ne cesse de monter. Car dans la matinée du 15 mai, le général Salan, confirmé dans ses pleins pouvoirs par le nouveau gouvernement, a lancé le fameux “Vive de Gaulle” qui lui était soufflé par l'activiste gaulliste Delbecque, sur le balcon du Forum. Le même jour, le général de Gaulle est entré publiquement dans le jeu, en faisant publier par l'AFP, à 17h, son communiqué : “Je suis prêt à assumer... les pouvoirs de la République”. Et le 19 mai, il tient une conférence de presse publique à Paris, se refusant “à condamner des militaires que Paris n'a pas désavoués”.

69À Paris, de hautes personnalités militaires font acte d'allégeance au général de Gaulle (le général Ely qui a démissionné le 16 mai, le maréchal Juin...) imitées par des hommes politiques comme Georges Bidault. Des émissaires discrets des partis politiques contactent le général de Gaulle. Le 24, des parachutistes débarquent en Corse ; l'île de Beauté se rallie au pouvoir algérois.

70Durant ces journée, René Pleven du Quai d'Orsay assiste impuissant à la désagrégation du pouvoir républicain. L'autorité des ministres paraît se diluer. Lorsqu'on annonce au ministre des Affaires étrangères que le Conseil de cabinet est repoussé d'une heure, René Pleven rétorque sarcastique : “C'est bien la seule chose que nous soyons en état de repousser”58.

71Ce n'est pourtant pas manque d'avoir averti ses collègues du gouvernement des risques de la situation. Au début du gouvernement Pflimlin, lors du conseil des ministres du 14 mai, René Pleven prêchant la fermeté avait déclaré : “Nous sommes en face d'une révolution. Nous avons une heure pour prendre des mesures qui sont l'état de siège, l'arrestation des suspects, la destitution des militaires indisciplinés. Ensuite, il sera trop tard”59. Mais, ces mesures draconiennes n'avaient pas été prises.

72Le 24 mai, le jour de l'opération en Corse, Le Petit Bleu publiait un éditorial de T.-R. Gautier, intitulé “Face aux périls” qui permet de cerner son état d'esprit et son attitude. D'abord, René Pleven rappelle que la clairvoyance était de son côté quand il mettait en garde contre les dangers qui menaçaient la Nation. Surtout, sa position est encore celle de la fermeté. Le gouvernement ne doit pas céder à la pression et s'effacer devant la prise illégale du pouvoir par les militaires et les activistes d'Alger. Pas de compromission donc : “Il faut en premier lieu que l'ordre soit maintenu en métropole, que l'autorité du gouvernement s'y affirme sur tout et sur tous. Aucune agitation ne doit être tolérée, ni à l'extrême droite, ni à l'extrême gauche”.

73Il faut mettre au pas “les comploteurs” qui ont trouvé “un terrain favorable” en Afrique du Nord pour développer leurs intrigues. Mais l'action de ces “comploteurs”, appuyée par la population européenne d'Algérie et par une partie des cadres de l'armée, s'explique par la conviction que le régime et la constitution “sont impuissants à faire face à des situations difficiles”, et à résoudre le problème algérien. Par delà la mise en cause des hommes, ce sont des “institutions bien mal conçues, et l'usage que les partis, avec leurs vices, en ont fait” qui sont visées. Aussi, “sur ce plan, l'explosion algéroise trouve-t-elle sa source dans des préoccupations saines, partagées plus ou moins consciemment par une grande masse de la nation et — curieuse ironie du sort — par des hommes qui sont aujourd'hui au gouvernement”. S'il n'approuve pas la manière dont les choses se passent à Alger, René Pleven comme Guy Mollet, comprend fort bien les raisons de la crise.

74En conclusion de son article, il indique que si les patriotes et les républicains ont en commun le souci “de rebâtir l'État de façon solide” pour garder “une Algérie française, mais non colonialiste”, un dialogue fécond peut s'établir en vue de soustraire la nation au double danger d'un régime autoritaire et d'une guerre civile, afin de mettre fin à des divisions factices. L'espoir d'éviter le pire est encore présent : “Il doit être possible de bâtir au lieu de détruire” afin d'utiliser l'événement au redressement du pays tout en sauvegardant les valeurs que sont “l'unité nationale, la légalité, la discipline militaire et l'intégrité du territoire”. On le voit, il n'est aucunement fait mention dans ce texte publié le 24 mai, du recours possible au général de Gaulle. Mais face aux incertitudes, aucune solution n'est écartée.

75Au ministère des Affaires étrangères, René Pleven reçut de nombreux visiteurs pendant ces quinze jours qui voient mourir une République. Il chercha à rassurer ses interlocuteurs, alors que les commandes de l'État ne répondaient plus, notamment les Américains inquiets de la montée du nationalisme et de l'anti- américanisme des ultras60. Il s'efforça aussi d'enrayer l'escalade de la guerre en Afrique du Nord, en particulier des opérations contre la Tunisie. Alerté par Georges Gorse, l'ambassadeur en Tunisie rappelé à Paris depuis le 13 mai, de l'intention de l'armée de déclencher l'opération “Serpe et pioche” pour mettre à genoux le FLN en Tunisie, René Pleven se dépensa pour bloquer cette intervention61. Une attaque contre un État indépendant aurait encore étendu le conflit. Il alerta le ministre de la Défense, Pierre de Chevigné qui décida de consulter le général de Gaulle, car dit-il à Pleven : “Quoi que nous fassions, nous serons critiqués : mieux vaut se couvrir de ce côté : au point où nous en sommes... ”. René Pleven, faisant jouer les vieilles relations de la France libre, demanda à Geoffroy de Courcel de contacter le général. Deux heures plus tard, Ce dernier revint avec la réponse du général de Gaulle : “J'ai téléphoné. Le général est d'accord. Ce n'est pas le moment de faire des histoires”. Des télégrammes envoyés à Tunis et à Alger annulèrent les opérations prévues. Jean Lacouture en conclut que vers le 20-21 mai 1958, le général exerce déjà de fait une partie du pouvoir.

76Est-ce à dire que l'ancien Français libre Pleven, était en liaison régulière avec le général de Gaulle et souhaitait son retour au pouvoir comme solution à la crise ? Rien ne l'indique. Au contraire.

77Le 7 juin 1958, René Pleven explique les raisons de son vote en faveur de l'investiture du général62. Sa longue explication ne dissimule pas son état d'esprit à l'issue du débat parlementaire : c'est “avec un serrement de cœur que je ne dissimule pas, car on pouvait espérer voir le Général de Gaulle sortir de sa longue retraite dans des conditions totalement différentes... ”.

Défendre la République mais pas jusqu'à la guerre civile

78Dans les journées fiévreuses du 24 au 28 mai, René Pleven participa aux derniers conseils de cabinet d'un gouvernement qui voudrait encore réagir contre les factieux en Corse. Mais sa position évolua, comme celle de nombreux autres responsables.

79Le 25 mai au soir, Jules Moch, le ministre socialiste de l'Intérieur, fut autorisé avec son collègue de la Défense à préparer “une contre-offensive vers la Corse”63. Le lendemain matin, il est réveillé par Pflimlin, Pleven et Chevigné qui lui demandent des précisions. Et après le conseil, les principaux ministres restent à Matignon afin de peaufiner les mesures militaires et navales en préparation. Pflimlin et Mollet paraissent hésitants, Chevigné est pour, René Pleven ne semble pas avoir pris position lors de cette discussion. Mais déjà, la réponse du général de Gaulle à sa lettre a convaincu Guy Mollet qu'il fallait le rencontrer. Par un autre canal, le général s'est directement adressé à Pierre Pflimlin, en réclamant un contact urgent. Résultat : au conseil des ministres extraordinaire de la soirée du 26 mai, le débarquement pour reprendre le contrôle de la Corse, préparé par Jules Moch, est rejeté par “la majorité des ministres”. Sans doute, craignent-ils de faire couler le sang et de déclencher la guerre civile ? Le ministre de l'Intérieur ulcéré propose sa démission, puis accepte de rester.

80Alors que Pierre Pflimlin rencontre secrètement le général de Gaulle, chez le conservateur du château de Saint-Cloud, dans la nuit du 26 au 27 mai, sans aboutir à des résultats concrets, des nouvelles inquiétantes arrivent au Quai d'Orsay. Un consul étranger, en poste à Alger, a adressé au ministre un télégramme chiffré, l'avertissant que l'entourage du général Massu prépare un débarquement sur le sud-ouest de la France pour le 28 mai64. Cette information alarmante, transmise par René Pleven aux ministres compétents, est corroborée par un faisceau d'informations allant dans le même sens. Intoxication, rumeurs et réalités se mêlent dans ces heures décisives.

81Informé de ce qui se trame à Alger, sous le nom de code Résurrection, le général de Gaulle décide d'accélérer le mouvement en publiant un communiqué par l'AFP, à l'insu des responsables du gouvernement. Prenant de cours le pouvoir légal, de Gaulle déclarait le 27 mai, à 12h30 : “J'ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l'établissement d'un gouvernement républicain, capable d'assurer l'unité et l'indépendance du pays... ”. Comme le souligne René Rémond, c'est le langage d'un chef qui dans sa conclusion s'adresse à l'armée d'Algérie pour lui ordonner de demeurer exemplaire sous les ordres de ses chefs, c'est-à-dire de ne pas bouger65. Choqué, le groupe parlementaire socialiste réagit immédiatement par un refus de ralliement (par 117 voix contre 3), ruinant du même coup les efforts de Guy Mollet.

82Pourtant, ce 27 mai, les parlementaires ne sont pas encore prêts à abdiquer leurs pouvoirs. Dans un vote massif, 408 députés (dont les communistes) contre 165, acceptent favorablement le projet Pflimlin de révision de la constitution. Beau succès ! Toutefois, en retranchant les voix communistes qu'il refuse, Pierre Pflimlin considère qu'il n'a pas obtenu une majorité de révision constitutionnelle. Il convoque un conseil de cabinet au milieu de la nuit, entend ses ministres sans conclure, puis va porter sa démission au président Coty à 2h30 du matin, lequel la refuse provisoirement66.

83Plusieurs positions se sont exprimées au cours de cette nuit dramatique. Selon Jules Moch, trois ministres de droite démissionnent, trois autres dont Guy Mollet et lui-même sont partisans de se maintenir au pouvoir67. René Pleven et Maurice Faure appuient Pierre Pflimlin qui pense que le gouvernement doit se retirer immédiatement afin d'ouvrir la voie à de Gaulle. Car, il est impossible de rester au pouvoir sans s'appuyer sur le parti communiste, ce que ces hommes refusent. En prenant une telle décision cette nuit-là, René Pleven sait sans doute qu'il n'est pas prêt de revenir au pouvoir. Il lui faudra attendre 11 ans. Mais, c'est l'intérêt national et la crainte de la guerre civile qui le guident.

84Avec un gouvernement démissionnaire, la voie est dégagée pour le retour du général de Gaulle. Le 28 mai, en fin d'après-midi, dans de nombreuses villes de France, des défilés de “défense républicaine” parcourent les rues. Mais, comme l'écrit Odile Rudelle, après l'ultime tentative de révision constitutionnelle, il s'agit-Ià “du chant du cygne de la République des symboles”68. La crise politique rebondit, la situation du pays devient très dangereuse. La guerre franco-française menace. Toutefois, dans les deux jours qui suivent, la transition constitutionnelle s'organise, à l'instigation du président de la République et des présidents des assemblées parlementaires. Le 29 mai, René Coty, dans un message adressé au parlement, annonce son intention de faire appel “au plus illustre des Français” pour dénouer la crise.

85À la veille du vote d'investiture, René Pleven confirmant sa prise de position lors du dernier conseil des ministres du 28 mai, explique son analyse dans un éditorial : “Les données morales et politiques”, publié le 31 mai69. Partant du fait que les socialistes considèrent que de Gaulle “a renié la constitution de la République” et que les communistes voient en lui le chef des ultras d'Alger, selon T.-R. Gautier une “majorité de Front populaire... conduirait à la guerre civile”. “Reste l'appel au général de Gaulle, qui s'est déclaré prêt à se mettre au service du pays” et à revenir au pouvoir par des voies légales. En conséquence, l'ancien fidèle de 1940 souscrit au retour du général “qui était graduellement, malgré sa relative solitude et en raison même de celle-ci, l'une des ultimes réserves politiques de la France”.

86L'ultime recours certes mais pas à n'importe quel prix. Il faut que le général obtienne une large majorité allant de la SFIO à Pinay pour préserver une tradition républicaine fort ancrée chez ce Bleu de Bretagne. René Pleven ajoute :

87“Si le général de Gaulle apparaissait comme revenant au pouvoir, non point par le consentement librement accordé de la réprésentation nationale, mais en raison des menaces que feraient peser sur le pays les comités de salut public et des militaires en armes, son prestige serait atteint dès les premiers jours. Une sorte de tare originelle entacherait son action... ”. Et d'ajouter : “Nul ne le sait mieux que le général de Gaulle qui fonda sur cette exigence de liberté, la légitimité foncière de l'appel du 18 juin 1940”. Le ralliement annoncé n'est pas aveugle. Il est devenu indispensable au pays et la confiance du ministre des Affaires étrangères du gouvernement démissionnaire s'appuie sur le long compagnonnage de la guerre. Contrairement à son collègue de parti, François Mitterrand, René Pleven ne voit nullement dans l'appel au général de Gaulle, un “coup d'État permanent”.

88Mais, pour ce ténor de la Quatrième République, une nouvelle période de sa vie politique commençait. René Pleven avait beaucoup payé de sa personne, depuis 9 ans, pour aider un régime, dont il n'avait pas approuvé la constitution en 1946, à surmonter ses contradictions. Dans l'opinion, il avait donné l'image d'un des principaux participants à la ronde du pouvoir, occupant des ministères imposants dans des périodes difficiles : 1950, 1954, 1958. N'allait- il pas faire les frais de la nouvelle République, Cinquième du nom, comme de nombreux ministres ou députés sortants ?