1Au lendemain de la chute du gouvernement Laniel, l'Assemblée nationale a investi Pierre Mendès France à une très large majorité de 419 voix le 17 juin 1954. Le “pourfendeur” de la politique indochinoise et “tombeur” du gouvernement précédent, qui a proposé un contrat clair à ses collègues dans son discours d'investiture, n'a rencontré que 47 opposants mais 143 abstentions. Avec 16 autres députés bretons (des centristes du RGR et du MRP)1 René Pleven s'est abstenu ce 17 juin 1954. Le couronnement de Mendès France, l'opposant aux budgets militaires du gouvernement renversé au nom de la modernisation du pays, signifie la mise à l'écart de René Pleven pour plusieurs années. L'analyse des prises de position du député de Dinan à l'égard du mendésisme permet de préciser les lignes de clivage entre un centrisme de droite et un centrisme de gauche.

Le retour à la base et “l'expérience” de Mendès France

2Interrogé en 1984, à l'occasion d'un colloque sur “l'expérience Mendès France et le mendésisme”, l'ancien député breton a laissé percer son amertume2. Pour lui, la position de Mendès France qui appartenait pourtant à la majorité de l'époque était contraire “aux règles républicaines”.

3En effet, la fêlure de 1945 provoquée par le débat Pleven-Mendès s'est élargie sur la politique indochinoise à partir de 1950 et jusqu'en 1954. En juin 1953, lors de la première tentative d'investiture de Mendès France — il lui a manqué 13 voix —, René Pleven qui a voté contre, éprouve le besoin de donner une longue “explication de vote” à ses lecteurs du Petit Bleu et à ses électeurs3 Ce qui était en cause selon lui, ce n'était nullement “la crainte d'endosser une politique financière rigoureuse”, écho de l'affrontement de 1945, mais “à terme un changement d'orientation de notre politique étrangère, et de ce fait un risque pour la sécurité du pays”. En effet, dans ce discours d'investiture de 1953, Pierre Mendès France proposait de réduire les dépenses militaires, comme principal moyen d'assainissement budgétaire. Il prenait donc le contrepied de la politique de René Mayer.

4Pour René Pleven, développant un long plaidoyer en faveur de la politique suivie, c'était remettre “en cause nos engagements atlantiques” et conforter les tendances isolationnistes latentes aux États-Unis à l'approche de l'importante conférence des Bermudes. Pour justifier le coût élevé de sa politique militaire en armements modernes, le ministre de la Défense n'hésite pas à recourir aux positions du colonel de Gaulle d'avant-guerre en faveur des blindés. Donc tant qu'il n'y aura pas “de véritable détente internationale, promettre de fortes réductions des dépenses militaires, c'est faire acte ou d'imprudence ou de démagogie. C'est en tout cas emprunter cette voie de la facilité dont M. Mendès France prétend se garder”. Mais dans son raisonnement, globalement recevable dans le contexte de l'époque, René Pleven se garde bien d'expliquer que la divergence essentielle porte sur la poursuite du conflit indochinois.

5La seconde raison du vote négatif de René Pleven tient au fait que le député radical n'a jamais pris clairement position sur la ratification de la CED et qu'il a recherché les voix de certains ex-RPF. Le silence voire les hésitations du futur président du Conseil sur l'enjeu européen inquiètent celui qui est déjà partisan d'une unité économique, politique et militaire de l'Europe.

6Les divergences entre les deux hommes sur des questions essentielles furent encore aggravées en 1954, en particulier du fait de l'entourage mendésiste. Il est vrai que le ministre de la Défense fit saisir L'Express, l'organe des bouillants supporters de Mendès France, le 26 mai 1954. Suite à une “fuite” au plus haut niveau, l'hebdomadaire s'apprêtait à publier un “rapport Ely-Salan” au CND consacré à la situation en Indochine. Répondant à une interpellation du MRP Vincent Monteil, lors du débat à l'Assemblée le 8 juin 1954, le ministre de la Défense affirmait qu'il n'était pas question de mettre en danger la liberté de la presse et justifiait sa décision : “Je suis persuadé, pour ma part, que, dans une démocratie, l'équilibre des pouvoirs et leur bon fonctionnement exigent que si la presse soit entièrement libre, le secret des délibérations gouvernementales, qui est à la base de toute direction collective des affaires publiques, soit respecté”4.

7Toutefois, René Pleven a trop lié son sort politique aux gouvernements de droite depuis plus de deux ans pour ne pas être personnellement affecté par l'échec de Joseph Laniel. Aux yeux de l'opinion publique, l'ancien ministre de la Défense passe pour l'un des principaux responsables de la défaite de Diên Bien Phû, même s'il était réservé sur le plan Navarre et favorable à une prise de contact directe avec le Vietminh depuis plusieurs mois. Mais son pessimisme sur l'issue du conflit indochinois ne l'a pas amené à prendre position publiquement. Il est resté solidaire jusqu'au bout, de l'équipe en place, sans doute parce que pour lui, l'enjeu principal se trouvait dans la construction d'une politique européenne passant par la CED. En 1984, il déclarait à ce propos : “Le destin a voulu que je sois là au moment où l'Indochine tournait mal. Quand on est dans un bateau, on ne s'en va pas. Pas tous5. Allusion non explicitée à la démission, lors de la crise marocaine de l'été 1953, de son rival à la direction de l'UDSR, François Mitterrand, devenu ministre de l'Intérieur dans le gouvernement Mendès France ?

8Il est clair qu'à l'été 1954, au moment où une nouvelle gauche non communiste se cherche sous l'étendard mendésiste, le centriste René Pleven, se trouve déporté vers la droite de l'échiquier politique de la Quatrième République. Par son tempérament et compte tenu de sa base électorale dans les Côtes-du-Nord, il est plus proche de la majorité Laniel-René Mayer que de celle qui soutient le député de l'Eure. Il reproche en particulier à Pierre Mendès France d'avoir fait tomber le gouvernement Laniel au moment où un accord était sur le point d'aboutir à la conférence de Genève6. C'est faire fi d'une situation autrement plus complexe : d'un gouvernement Laniel très affaibli dont la majorité s'effrite de jour en jour à l'Assemblée, d'une volonté de changement dans l'opinion et notamment dans la jeunesse, des laborieuses négociations menées pendant plus d'un mois par le nouveau président du Conseil avant d'aboutir in extremis aux accords de Genève dans la nuit du 20 au 21 juillet 1954.

9D'ailleurs ces accords furent ratifiés par 462 députés contre 13, le 23 juillet suivant. René Pleven, en congé, n'avait pas pris part au vote7. Cependant, le lendemain dans Le Petit Bleu, le député de Dinan en rendait compte sous le titre : “Le cessez-le-feu8. Présentant les principaux résultats des accords, il insistait sur la continuité dans les négociations menées par Georges Bidault puis par Pierre Mendès France, regrettant toutefois un engagement insuffisant des États-Unis... La démarche du député de Dinan consistait à comparer les propositions de départ du gouvernement auquel il avait appartenu aux résultats obtenus. Pour lui, le nouveau gouvernement ne marquait pas de rupture mais continuait ce qui avait été entrepris avant lui.

10De fait, il avait tendance à se situer dans l'opposition alors que l'UDSR suivait son nouveau président François Mitterrand. Par exemple, sur la politique nord-africaine de Mendès France qui est allé à Carthage annoncer l'autonomie interne de la Tunisie. Après le vote de pouvoirs spéciaux en matière économique et un incident avec Martinaud-Déplat, Pierre Mendès France demanda à sa majorité d'appuyer sa politique. Il obtint 397 voix dont celles de 22 UDSR sur 24. Les deux manquants, dont René Pleven, n'avaient pas pris part au vote9.

11Mais sur un autre dossier brûlant, celui de la CED, René Pleven allait bientôt avoir d'autres raisons d'en vouloir à Pierre Mendès France.

Un douloureux été 1954

12L'un des combats politiques dans lesquels l'ancien président du Conseil s'était le plus engagé, fut tranché le 30 août 1954. Comme Mendès France l'avait annoncé dans sa déclaration d'investiture afin de régler rapidement les nombreux problèmes accumulés depuis plus de deux ans, la question de la CED vint devant l'Assemblée à la fin du mois d'août.

13Auparavant, le président du Conseil avait tenté d'aboutir à un compromis au sein de son gouvernement composé de “cédistes” et “d'anticédistes” tout en obtenant des assouplissements des Cinq partenaires de la France. Mais du 8 au 15 août 1954, les nombreux conseils de cabinet et autres réunions de conciliation n'aboutirent qu'à la démission de trois des quatre ministres gaullistes hostiles à la Communauté Européenne de Défense le 13 août, dont le général Koenig et Jacques Chaban-Delmas10Dans la presse parisienne, les partisans du traité craignant des concessions trop importantes déclenchèrent une virulente campagne de presse. Concerné au premier chef, René Pleven prit lui aussi position dans son Petit Bleu qualifiant la solution préconisée par Pierre Mendès France de “compromis nègre-blanc qui ne donnerait satisfaction à personne et accumulerait les inconvénients”.

14Le président du Conseil n'est donc pas en position de force lors de la conférence de Bruxelles (19-23 août) lorsqu'il tente de négocier avec les Cinq, cinq nouveaux protocoles repoussant toute clause supranationale pour au moins huit années. Fraîchement accueilli par ses collègues européens, dûment mis en garde à la fois par les “cédistes” français11 et par les Américains, Mendès France se heurte à un refus total de rediscuter du traité. Après cet échec international, le chef du gouvernement rencontre en Grande-Bretagne le Premier ministre Winston Churchill et Anthony Eden, son ministre des Affaires étrangères. Les Britanniques, qui se refusent à participer à la CED, l'engagent cependant à mener à bien la ratification du projet. Ils vont bientôt offrir la possibilité de débloquer la situation au chef du gouvernement français.

15De retour à Paris, Pierre Mendès-France obtient, sous la pression des “cédistes”, dont l'UDSR Claudius-Petit, que le gouvernement ne mettra pas son avenir en jeu dans le débat et qu'il ne participera pas au vote. Seuls les députés trancheront. Aujourd'hui encore, tout en reconnaissant que le gouvernement était scindé en deux, René Pleven regrette que Pierre Mendès France ne se soit pas personnellement engagé dans cette “affaire capitale” : “Il n'y a pas eu de force “locomotive” pour obtenir la ratification”12.

16Le 28 août, le débat de ratification s'ouvrit à l'Assemblée dans une atmosphère surchauffée. Les nombreux rapporteurs de commissions hostiles, socialistes et gaullistes, attaquèrent le traité avec virulence, s'abritant derrière l'autorité du vieil Édouard Herriot, le président d'honneur de l'Assemblée nationale. Le lendemain, le président du Conseil intervint, affirmant sa neutralité, mais refusant de voir dans l'échec de la CED une catastrophe insurmontable. Le débat de procédure prit alors le dessus sur le débat de fond : à la motion préjudicielle de M. Chupin (un UDSR d'accord avec René Pleven), déposée pour les “cédistes” inquiets et permettant de renvoyer le débat au 21 septembre, répondit la question préalable prioritaire des “anticédistes” déposée par le général Aumeran. Édouard Herriot, malade, de son banc, mit tout son poids dans la balance affirmant que : “la CED, c'est la fin de la France”. Pierre Mendès France, après avoir pris acte de l'échec de sa solution de compromis, laissa le vote se dérouler.

17Au soir de ce 30 août, l'adoption de la question préalable par 319 voix contre 264 signifiait le rejet de la CED par le parlement français alors qu'elle avait été adoptée par les Cinq autres partenaires de la CECA. C'était une coup d'arrêt à la construction européenne. L'hypothèque de la CED est enfin levée, mais “le crime du 30 août” n'est pas prêt d'être oublié par les “cédistes”, en particulier par le MRP, même si le lendemain, le gouvernement Mendès France obtient un large vote de confiance sur le renvoi des interpellations de politique étrangère, dont celle de René Pleven qui se retrouve clairement dans l'opposition13.

18Comme d'autres formations politiques, hormis les communistes et les gaullistes d'une part, le MRP de l'autre à quelques exceptions près, l'UDSR est divisée. René Pleven qui en a perdu la présidence à l'automne 1953, est devenu minoritaire dans son propre parti. Sur 24 députés, 10 ont voté la motion préalable, 8 dont le député breton ont voté contre ; on compte une abstention et 5 refus de vote dont ceux des ministres François Mitterrand et Eugène Claudius-Petit. Ce dernier démissionne d'ailleurs du gouvernement le 3 septembre avec deux autres ministres “cédistes”.

19Ce vote décisif et symbolique, qui avait au moins le mérite de mettre fin à des mois d'atermoiement et à une querelle qui divisait le pays, fut ressenti comme un échec personnel par l'initiateur du traité. En 1980, tout en reconnaissant les difficultés et les erreurs commises — de tactique parlementaire, de confusion entre objections techniques et politiques — René Pleven rappelait que pour lui la CED était une première étape nécessaire devant ouvrir la voie à une autorité politique européenne : “C'est pourquoi je fus si désespéré de l'échec du Traité... ”. Il ne craignait pas d'affirmer : “Le moment le plus douloureux de ma vie parlementaire a été le moment où je vis l'Assemblée écarter le Traité : une faute immense était commise”14D'autant plus que selon lui, les véritables raisons du rejet ne tenaient pas principalement aux enjeux posés, réarmement allemand et intégration européenne, mais à des positions de politique intérieure. De manière simplificatrice, il insiste sur “l'hypocrisie” de la campagne contre la CED, en particulier celle des gaullistes qui justifiaient leur opposition au traité non pas tant par l'opposition au réarmement allemand que par l'incapacité de défendre l'Union française 15

Convictions européennes : des accords de Paris au traité de Rome (1954-1957)

20Rapidement après le rejet de la CED, Pierre Mendès France reprit l'initiative en mettant au point avec les Britanniques une solution de rechange. Afin d'encadrer le réarmement allemand tant voulu par des Américains furieux de l'échec de la CED, il s'agissait de réactiver l'Union de l'Europe Occidentale (UEO) née en 1947-1948, à partir de l'alliance franco-britannique, en l'élargissant à l'Italie et la RFA. En outre, ce traité de Bruxelles modifié prévoyait l'adhésion de l'Allemagne de l'Ouest au pacte atlantique. Suite à de complexes négociations et à des concessions des différents partenaires, la conférence de Londres aboutit à un accord le 3 octobre, rediscuté et signé à Paris le 2316.

21Comment “l'Européen” Pleven réagit-il à cette nouvelle solution diplomatique ? Dans le débat à l'Assemblée nationale (du 7 au 12 octobre) sur les accords de Londres, il annonça son abstention, une position aussi défendue par Antoine Pinay, Paul Reynaud et les leaders du MRP. La confiance au gouvernement fut votée par 350 voix contre 113 et 152 abstentions17. Mais la ratification des accords de Paris, dépassionnée et bientôt acceptée de guerre lasse, dut surmonter les pressions soviétiques. À l'Assemblée, un nouveau reclassement s'opéra, mettant à peu près à égalité partisans et adversaires des accords. Il apparut rapidement que le vote final dépendait de l'attitude du MRP, dont les chefs étaient de plus en plus méfiants voire hostiles à l'égard de Mendès France, et d'anciens “cédistes” comme René Pleven18. Les 29 et 30 décembre, Pierre Mendès France posa la question de confiance sur l'entrée de l'Allemagne dans l'OTAN et sur l'UEO (repoussée en 1 ère lecture) obtenant 287 voix contre 256 (dont 53 MRP). L'intervention de René Pleven en faveur de l'abstention (74 députés) avait permis d'obtenir la ratification et de sauver provisoirement le gouvernement. Comme Antoine Pinay, il voulait se distinguer des opposants à l'Europe.

22Dans son intervention, le député breton avait répondu à Pierre Mendès France, montrant combien l'échec de la CED pesait lourd : “Vous ne pouvez pas nous demander, à nous qui proposions la communauté européenne de défense, de voter cet accord. Nous pouvons nous abstenir, dans l'intérêt national. Mais c'est à vous, qui avez refusé la solution que nous proposions, de prendre la responsabilité”19 Et d'ajouter en confidence quelques 26 ans plus tard : “Et, quelques instants plus tard, en bas de la tribune, il m'a remercié. Si nous avions voté contre, tout était par terre ! Nous avons donc accepté, faute de mieux, un certain réarmement allemand”. Donc, malgré la déception voire peut-être une certaine rancoeur, “l'Européen” Pleven avait mis en avant ses convictions sur un dossier douloureux. En effet, le Plan Pleven de 1950 devait empêcher un réarmement allemand unilatéral et l'entrée de ce pays dans l'OTAN ; à la fin de 1954, l'Assemblée nationale entérinait l'entrée de la RFA dans le pacte atlantique comme solution de rechange à la CED20.

23Mais il n'est pas question pour l'ancien ministre de la Défense, pourtant membre d'un parti qui participe au pouvoir, d'apporter son appui à un gouvernement en sursis, affaibli par “l'affaire des fuites”. Rendant compte du 8^e congrès national de l'UDSR, Le Petit Bleu du 6 novembre 1954 informe ses lecteurs de l'existence de deux courants opposés au sein du parti : au “camp” Mitterrand qui soutient le gouvernement, s'oppose la minorité Pleven réservée vis-à-vis de la politique du cabinet. Les titres de la rubrique du journal “À chacun sa vérité”, faite de brèves, rendent bien compte de l'évolution générale21. Et par exemple, le 5 février 1955, jour du renversement du gouvernement Mendès France, paraissait sous la plume de René Pleven, un éditorial intitulé “Improvisations”. Il y critiquait la réorganisation des organismes politiques de la Défense nationale et en particulier la suppression du secrétariat d'État à la Marine (nationale) au moment où un ministère de la Marine marchande qu'il réclamait, venait d'être rétabli. En bon député d'une région côtière, il défendait les intérêts maritimes de sa région.

24Le soir même, à l'issue d'un débat violent, le gouvernement Mendès France était renversé sur la question de confiance concernant la situation en Afrique du Nord et la nomination de Jacques Soustelle comme gouverneur de l'Algérie, par 319 voix contre 273 et 22 abstentions. René Pleven, de plus en plus en porte-à-faux avec son propre parti, avait mêlé sa voix avec celles des “tombeurs” du gouvernement. Comme le MRP, il n'avait pas pardonné l'attitude de Mendès France sur l'Indochine et “le crime du 30 août”. Toutefois, dans son Petit Bleu, il s'était démarqué de la lourde atmosphère de mise à mort régnant au Palais-Bourbon, affirmant que “cette mêlée confuse ne doit pourtant pas masquer les vraies questions” puisque “c'est l'avenir de notre Afrique du Nord qui est aujourd'hui mis en cause... ”22 Anticipant la chute du gouvernement, René Pleven préconisait “une entente de tous les partis nationaux sur la politique à suivre en Afrique du Nord... ”, ajoutant : “Au fond, de toutes les raisons qui ont provoqué la perte de l'Indochine, il y eut notre tragique incapacité à dominer nos querelles intérieures”.

25Après l'échec de “l'expérience” mendésiste, René Pleven se sentit plus à l'aise avec le gouvernement Edgar Faure qu'il soutint tout au long de l'année 1955, y compris au moment de sa chute le 29 novembre 1955.

26Fidèle à ses convictions, il prit part aux efforts de relance de la construction européenne après la conférence de Messine de juin 1955 en participant aux travaux du comité d'action pour les États-Unis d'Europe lancé par Jean Monnet en fin d'année. Le 18 janvier 1956, René Pleven était présent lors de la première session du comité à Paris qui appela à réaliser l'Euratom dans les meilleurs délais et il en fut un membre actif pendant plus de 20 ans ; un de ceux que Jean Monnet fit consulter quand il décida de prendre sa retraite en 197523.

27Naturellement, le député de Dinan soutint Maurice Faure, le secrétaire d'État aux Affaires étrangères lors du débat sur l'Euratom à l'Assemblée nationale, le 5 juillet 1956. Dans cette première phase de la mise en place du marché commun, René Pleven craignait la réactivation des vieux démons de la CED. Il remarque que “la phase technique du débat est terminée et que sa phase politique commence”, ajoutant : “L'intérêt français est qu'une majorité aussi large que possible se dégage en faveur de la poursuite des négociations, que cette majorité se sente engagée et que ce vote ne soit pas l'occasion de reformer les vieilles divisions entre partenaires et adversaires de la CED ou de la CECA”24 Cet appel fut entendu puisque 332 députés contre 181 (les communistes et les radicaux mendésistes) approuvèrent le gouvernement de Guy Mollet sur l'Euratom.

28L'UDSR elle-même était cette fois unanime derrière ses leaders. D'ailleurs au congrès de Nancy, du 26 au 28 octobre 1956, les observateurs de la vie politique notèrent que “les luttes de tendance ont été beaucoup plus amorties que les autres années” et que “la convergence pratique” entre les positions de François Mitterrand, solidement installé à la présidence du parti, et René Pleven a donné à l'UDSR “une certaine unité qu'elle avait perdue”25 La “vocation européenne” de la France et l'engagement actif aux côtés des négociateurs fait la quasi-unanimité des délégués (moins huit voix). Concluant les travaux, René Pleven insista sur la nécessaire mise en place d'une Eurafrique, intégrant l'ambition européenne avec le développement de l'Algérie et de l'Afrique francophone afin de répondre “à l'ambition et à l'avidité de progrès des peuples africains”. Développant ce concept cher à l'UDSR mais pour le moins assez flou, il s'interrogeait en ces termes : “Mais je me demande s'il y a un autre moyen de le trouver que de faire du développement africain une oeuvre de l'Europe toute entière, de réaliser l'Eurafrique comme conséquence du marché commun ; et s'il n'est pas nécessaire enfin que cette Eurafrique soit faite au plus tôt !”. Belle ambition mais combien utopique au moment où la France de Guy Mollet et de François Mitterrand, son ministre de la Justice, intensifiait la guerre d'Algérie et se lançait dans la désastreuse expédition de Suez, une intervention militaire approuvée par tous les élus de l'UDSR.

29En 1957, René Pleven fut le porte-parole de son parti à l'Assemblée dans les débats sur le marché commun. D'abord, le 17 janvier, son intervention à la tribune est attendue26. Répondant aux opposants et aux critiques, il défend vigoureusement, en s'appuyant sur la CECA, les avantages de la Communauté Économique Européenne (CEE) pour l'économie française mais en soulignant dans sa conclusion qu'il ne s'agit que d'une première étape. Sa vision européenne va bien au delà : “Signer un traité de Marché commun, c'est aller beaucoup plus loin que supprimer en dix ou quinze ans les protections douanières... c'est aussi renforcer l'unité de l'Europe, et, par là, le traité a une valeur politique... Que le gouvernement ne fasse pas trop de concessions aux adversaires de la supranationalité ; ils ne lui en sauraient aucun gré”. Et il lance une formule choc : “Nous ne devons pas être des Européens honteux... ”.

30Ensuite, il reprit les mêmes thèmes après la signature du traité de Rome créant la CEE. René Pleven expliqua le vote favorable de son groupe associé au Rassemblement Démocratique Africain (RDA) devant l'Assemblée, le 9 juillet 195727. Dans son discours, il développa plusieurs idées qui lui étaient chères articulant l'international, le national et le régional. Il s'agissait tout à la fois “d'éviter de nouveaux holocaustes”, de développer une grande espérance “sans sectarisme européen” car les traités n'étaient dirigés contre personne, tout en préparant l'Eurafrique. Citant Proudhon, il affirmait les convictions fédéralistes de son parti tout en voyant dans la communauté économique “une chance pour l'agriculture française” et “des possibilités nouvelles pour les régions sous-développées”.

31Redevenu le porte-parole écouté de son parti, le vote largement favorable acquis par 342 voix contre 239 effaçait les déboires de la CED et récompensait celui qui avait consacré de multiples efforts à la cause européenne en s'investissant dans les institutions existantes. En effet, en juin 1956, René Pleven avait été élu comme représentant de la France auprès de l'Assemblée de la CECA. Il y avait succédé à Yvon Delbos à la présidence du groupe libéral. À ce titre, à la session extraordinaire de cette assemblée réunie à Rome le 5 novembre 1957, le député breton présenta à ses collègues européens un rapport sur la politique commerciale de la CECA et de la future CEE. La motion adoptée insistait sur le fait que cette politique ne saurait être protectionniste et réclamait une étroite coordination des diverses institutions européennes28.

32Cet investissement européen de René Pleven allait de pair avec un certain repli sur ses bases électorales des Côtes-du-Nord où il avait perdu sa mère à Dinan le 20 novembre 1952. Depuis qu'il avait quitté le gouvernement, difficultés et déceptions n'avaient pas manqué.

La perte de la présidence de l'UDSR (novembre 1953)

33Pour René Pleven, au sommet du pouvoir au début des années 1950, le vent avait commencé à tourner dans les années 1953-1954.

34Au début de 1953 encore, le parlementaire breton fait figure de présidentiable, aux yeux du président Vincent Auriol qui a décidé de ne pas se représenter29. Mais évaluant sans doute mieux ses chances réelles, René Pleven confia à Madame Auriol, au cours d'un déjeuner à Rambouillet le 15 novembre, qu'il “n'aurait pas l'outrecuidance” de briguer la succession de son mari dont il souhaitait une nouvelle candidature30. Bien lui en prit eu égard à la longue comédie du Congrès, réuni à Versailles en décembre, qui ne désigna le président Coty qu'au bout du 13^e tour de scrutin ! De toute façon, le combat du ministre de la Défense en faveur de la CED lui aurait barré la route de l'Élysée. Sans être candidat — ils étaient huit sur la ligne de départ — il obtint cependant des voix dans les premiers votes, étant lui-même favorable jusqu'au 5^e tour à une candidature Auriol. Puis il se rallia à Joseph Laniel, son chef de gouvernement qui dut finalement s'effacer31.

35Autre handicap, René Pleven n'était même plus président de son propre parti, au poids bien modeste sur le plan parlementaire. En effet, c'est à partir de 1950, un an après le départ des gaullistes de l'UDSR, que François Mitterrand aurait mis au point une stratégie de conquête de la direction du parti, selon la journaliste Catherine Nay32. Il fit adhérer d'anciens prisonniers de son mouvement dans les fédérations. Dès qu'il fut écarté du 2^e gouvernement Pleven, sur pression du MRP inquiet de la politique africaine du jeune député de la Nièvre, François Mitterrand mit en application son ambition de supplanter ses aînés. De congrès en congrès, de 1951 à 1953, les “mitterrandistes”, souvent adhérents de fraîche date, progressèrent au comité directeur de l'UDSR. À chaque occasion, François Mitterrand prenait soin de se démarquer de René Pleven, s'affirmant comme le leader de l'aile gauche du parti tout en faisant entrer ses amis au bureau politique.

36Ainsi, en deux ans, François Mitterrand prit le contrôle d'une formation que René Pleven, trop occupé par ses tâches ministérielles, n'avait pas su ou n'avait pas pu tenir en main. De cette période, l'ancien chef de l'UDSR conserve un solide ressentiment à l'égard du vainqueur se refusant même à évoquer ses relations avec le futur président de la République33. L'explication confiée à Franz-Olivier Giesbert en 1976, et reprise par Catherine Nay, de la mise à l'écart des “plévenistes” par les “mitterrandistes” au moyen de manoeuvres d'appareil est sans doute un peu courte, car elle ne tient pas assez compte des évolutions politiques divergentes des deux hommes, notamment sur la guerre d'Indochine. Pour René Pleven, “François Mitterrand avait un art consommé et un goût prononcé pour la manoeuvre de l'appareil. Il aimait ça et il y consacrait le temps qu'il fallait. Bientôt on a vu apparaître des “fédérations Bottin” dans le parti : un des amis de Mitterrand payait un paquet de cotisations pour prendre le contrôle d'un département, et il mettait sur les carnets à “souche” des noms pris au hasard, dans le Bottin... ”34.

37De toute façon, le congrès de Nantes de l'UDSR, tenu à l'automne 1953, fut dominé par François Mitterrand, même si à la fin de son discours de clôture et pendant le banquet, René Pleven fut longuement acclamé par des congressistes debout. Ayant déjà décidé de ne pas se maintenir à la présidence d'honneur du parti comme ses vainqueurs le lui proposaient, la conclusion du discours du ministre de la Défense sonnait un peu comme la profession de foi d'un centriste qui se méfiait des étiquettes politiques et des rapprochements entre partis sans programme précis. À François Mitterrand qui, se rapprochant de Pierre Mendès France, tirait l'UDSR vers le centre gauche, René Pleven répondait : “Je n'ai jamais eu grande sympathie pour un vocabulaire qui tend à classifier les hommes en hommes de gauche, en hommes du centre, en hommes de droite. Nous avons tous connu des hommes réputés de gauche et qui étaient profondément conservateurs, et nous connaissons aussi des hommes réputés conservateurs qui, en réalité, ne reculent pas devant les exigences de la justice sociale. Ce qui a toujours fait l'originalité de notre parti c'est justement qu'il s'est efforcé d'échapper à ces limitations de vocabulaire. Cette tendance, il la devait à ses origines : la Résistance... ”35

38Mais en 1953, moins de dix après le fin de la guerre dans une société traversée par les grands combats idéologiques de la guerre froide, était-il possible d'échapper au clivage gauche-droite ? À cet égard, dressant un constat d'échec, René Pleven ne cachait pas ses regrets : “Quand je jette un regard en arrière, sur l'histoire politique de ces sept dernières années, je pense que le drame politique français a peut-être été l'impuissance où nous avons été de réaliser après la Libération un grand parti travailliste français, où se seraient retrouvés tous ceux qui veulent une France moderne et juste”. Mais, conclusion ultime, ce grand ami de l'Angleterre s'engageait à continuer à “lutter et à militer pour cet idéal”. Et, trois ans plus tard, au congrès de Nancy en 1956, François Mitterrand lui-même lançait un appel au regroupement des forces républicaines libérales et travaillistes, au dialogue “avec tous les hommes qui correspondent aux définitions démocratiques d'un centre et d'une gauche républicaine, d'un socialisme non marxiste dont nous sommes les protagonistes”36.

39Mais en 1953, la lutte pour le pouvoir entre les deux leaders incarnant chacun un courant du parti s'était soldée par la défaite de René Pleven. Ce dernier expliquait à ses lecteurs du Petit Bleu qu'il avait refusé la présidence d'honneur de l'UDSR à la fois pour des raisons personnelles — ses nombreuses charges nationales et départementales — mais aussi pour des raisons politiques. “Il ne voulait plus, soit paraître approuver certaines positions sur lesquelles il faisait des réserves, soit paraître gêner le libre jeu des tendances qui doivent pouvoir à tout moment s'exprimer dans un parti”37. En conséquence, il reprenait sa liberté politique, et l'exerça contre le gouvernement de Mendès France.

40Quinze jour après ce congrès de Nantes, son rival François Mitterrand était élu par le comité directeur à la présidence de l'UDSR par 50 voix et 11 abstentions. Il n'y eut aucune voix contre38. René Pleven était encore ministre mais il ne bénéficiait plus de la logistique d'un parti politique, condition indispensable à qui voulait faire une importante carrière politique en France. Le vainqueur lui aurait même refusé quelques machines à écrire, appartenant au siège du parti, afin de le marginaliser un peu plus.

41Dès lors, l'UDSR dirigée par François Mitterrand aurait vu ses effectifs augmenter faiblement, passant de 13 097 adhérents de 1952 à 14 000 en 195739. Une réalité qui aurait permis cette boutade à René Pleven, durant le banquet du congrès de Nancy : “Monsieur le président Mitterrand, vous avez permis à l'UDSR d'accomplir le rêve de toute femme : vieillir sans grossir”.

42Mis à l'écart au niveau national, René Pleven pouvait cependant s'appuyer sur l'importante fédération UDSR des Côtes-du-Nord, sur son Conseil général, et plus largement sur un réseau de notables patiemment construit.

Le repli sur les Côtes-du-Nord

43Conscient de la faiblesse de son implantation dans un département où le PCF, la SFIO et le MRP étaient puissants, sans oublier des personnalités radicales comme André Cornu, René Pleven accorda toujours une grande importance à sa circonscription et à son département, surtout après son élection à la présidence du Conseil général en 1949. Même, à la tête du pays, il revenait aussi souvent que possible sur ses terres. Durant sa longue vie politique, combien d'heures passa-t-il dans le train Paris-Rennes-Saint-Brieuc, ou dans tel restaurant près de la gare de Rennes où il avait sa table attitrée ? Une fois à Dinan, il gagnait la préfecture de Saint-Brieuc, siège du Conseil général, avec sa 2 CV Citroën achetée en 1955. Souvent, son épouse ou ses amis lui servaient de chauffeur car il était piètre conducteur.

44Il se plaisait à recevoir ses hôtes à Saint-Brieuc, même en période de grande tension internationale comme au moment du lancement du plan Pleven à l'automne 1950. Jules Moch, son ministre de la Défense, en témoigne dans ses Mémoires. Retenu à Saint-Brieuc par une session du Conseil général, René Pleven voulut être informé au plus vite des résultats de la conférence des Six à New York. Atterrissant à Orly le 25 septembre 1950, Jules Moch repartit immédiatement pour Saint-Brieuc aux commandes de son avion. Le repas fut l'occasion de faire le point sur les propositions françaises en gestation. “De ce déjeuner, écrit Jules Moch, deux souvenirs : la gentillesse de Pleven approuvant ma position, et la qualité du menu — je me gorge de crevettes et d'huîtres”40. Pourtant, par la suite, les deux hommes ne furent pas du même bord dans la bataille de la CED.

45Une autre anecdote qui en dit long sur l'attention portée par René Pleven aux élus de son département nous a été racontée par son colistier Pierre Bourdellès41. Lors de son deuxième séjour à Matignon, le président du Conseil avait donné l'ordre de ne le déranger sous aucun prétexte. Des membres de son cabinet, embêtés de ne pouvoir faire signer des plis urgents, eurent l'idée de téléphoner au député de Lannion présent à l'Assemblée nationale. Pierre Bourdellès fut alors reçu à bras ouverts par René Pleven qui fit apporter deux bouteilles de Champagne...

46Mais en cette époque de guerre froide, la popularité du président du Conseil était intacte et s'était consolidée au Conseil général des Côtes-du-Nord. En 1950- 1952, il était élu par 38 (sur 45) puis 41 voix à la présidence par une majorité allant des socialistes aux indépendants de droite (une vice-présidence chacun, une au RGR et au MRP)42. Seuls les communistes osaient présenter un candidat contre lui. Dans les années 1950, les conseillers généraux “plévenistes” étaient une quinzaine sur 48. En septembre 1952, si les 6 conseillers généraux socialistes dénonçaient la politique du gouvernement Pinay “la plus réactionnaire depuis un demi siècle”, ils approuvaient encore la politique de modernisation départementale du ministre Pleven. Il est vrai que d'importants efforts permettaient d'ou Mais en cette époque de guerre froide, la popularité du président du Conseil était intacte et s'était consolidée au Conseil général des Côtes-du-Nord. En 1950- 1952, il était élu par 38 (sur 45) puis 41 voix à la présidence par une majorité allant des socialistes aux indépendants de droite (une vice-présidence chacun, une au RGR et au MRP). Seuls les communistes osaient présenter un candidat contre lui. Dans les années 1950, les conseillers généraux “plévenistes” étaient une quinzaine sur 48. En septembre 1952, si les 6 conseillers généraux socialistes dénonçaient la politique du gouvernement Pinay “la plus réactionnaire depuis un demi siècle”, ils approuvaient encore la politique de modernisation départementale du ministre Pleven. Il est vrai que d'importants efforts permettaient d'tier et même de démarrer les premiers travaux d'adduction d'eau.

47En 1953, les socialistes avaient la même position mais ils étaient de plus en plus en porte-à-faux vis-à-vis de leur électorat. Cependant, les élections municipales de 1953 avaient conforté la position des centristes et des modérés dans les Côtes-du-Nord. Le Petit Bleu pouvait se réjouir “des échecs du parti communiste”, en fait de son érosion dans son bastion de Haute-Cornouaille, et des succès de “nos amis UDSR-RGR”43. La progression est particulièrement sensible dans les arrondissements de Lannion et de Dinan. Dans le fief électoral de René Pleven, 56,5 % des municipalités appartiennent à la coalition UDSR- RGR, dont 27,2 % à l'UDSR. Consolation : au moment où le député de Dinan est en train de perdre la direction nationale de son parti, il consolide son enracinement local en tissant un solide réseau d'élus locaux qui vont pendant 20 ans lui servir de relais dans la population. C'est aussi le résultat d'un travail sur le terrain et de services rendus à tous par delà les frontières partisanes.

48Mais à partir de cette année 1953, René Pleven devient une cible pour certains de ses anciens partenaires apparentés de 1951 à cause de la querelle de la CED. Non seulement, les communistes poursuivent leurs attaques, mais le leader départemental et député de la SFIO Antoine Mazier prend position contre la CED. En outre, le principal député du MRP, Henri Bouret, positionné dès 1952 au centre gauche, rejoint le camp des “anticédistes” et des opposants à la poursuite de la guerre d'Indochine. Attiré par la mouvance mendésiste, il sera l'un des deux députés du MRP, à rejeter le traité en 1954. Cela lui vaudra d'être immédiatement exclu de son parti 44

49Dès novembre 1953, les renseignements généraux des Côtes-du-Nord font état de convergences entre Henri Bouret (minoritaire dans sa fédération), le RPF, certains radicaux et certains socialistes devant aboutir à la création d'un comité d'action anti-CED. De leur côté, les communistes suivent d'un bon oeil cette effervescence 45Ces projets n'aboutissent pas mais René Pleven s'en trouve déporté vers la droite de l'échiquier politique départemental — outre H. Bouret, la fédération socialiste est majoritairement hostile à la CED —, et un peu isolé. En effet, en 1954, l'opinion publique est choquée par la défaite de Diên Biên Phû, inquiète vis-à-vis des rumeurs d'envoi du contingent en Indochine, soulagée par la signature des accords de Genève, séduite enfin par les débuts de l'expérience Mendès France46.

50Dans un tel contexte, René Pleven ne put échapper au contrecoup des événements. D'abord, sa majorité se réduit au Conseil général où il n'est réélu que par 33 voix sur 47 votants à la session de septembre 1954. Et aux élections cantonales d'avril 1955, l'alliance à gauche entre les communistes et les socialistes se reconstitue dans les Côtes-du-Nord pour le second tour, comme à la Libération. En effet, les socialistes acceptent l'offre de désistement réciproque des communistes, contrairement aux décisions nationales de leur parti. Le Petit Bleu, dénonçant un “pacte immoral”, appelle donc à voter “contre la collusion socialo-communiste” 47, n'empêchant pas une légère progression socialiste (gain de deux sièges alors que le PCF en perd un). La majorité consensuelle autour de René Pleven ne se reconstitue pas : il n'est réélu à la présidence que par 27 voix contre 15 et 3 bulletins blancs. Désormais, il devra compter avec l'opposition du bloc socialiste-communiste dans la mesure où la SFIO refuse la vice-présidence qui lui est proposée et qui revient à Henri Bouret qui est en train de mettre sur pied l'Action travailliste, une dissidence de gauche du MRP.

51Toutefois, la majorité modérée départementale n'est nullement menacée. Elle sort même renforcée des élections sénatoriales de juin 1955, puisque les trois sénateurs sortants, soutenus par René Pleven, sont largement réélus.

52Mais, la position de René Pleven paraît davantage menacée pour les futures élections législatives car cette nouvelle donne des alliances politiques, impulsée par Antoine Mazier pour la SFIO, signifie que les apparentements réalisés en 1951 ne seront plus possibles. En outre, en octobre1955, René Pleven, victime d'un ennui de santé, ne participe pas au congrès national de l'UDSR à Cannes48. Cependant, il est réélu au comité directeur de son parti, avec 3 autres membres de la fédération des Côtes-du-Nord qui est elle en “pleine santé” et revendique de nombreux élus (un député, un sénateur, sept conseillers généraux et près de 300 élus municipaux). Selon, René Pleven, cet accident de santé conduisant à une opération du rein en février 1956, l'empêcha de battre les estrades électorales durant la brève campagne de décembre 1955. Ce fut l'une des raisons des mauvais résultats de sa liste, mais il en est d'autres49.

La déception des élections législatives de 1956

53Dès le 12 novembre 1955, avant même la dissolution de l'Assemblée nationale qui avança les élections de quelques semaines, la fédération socialiste des Côtes-du-Nord annonça son refus de tout nouvel apparentement. Comme l'écrivait Le Petit Bleu du 17 décembre, en présentant la liste de concentration républicaine conduite par René Pleven, cette décision “aboutira à donner deux sièges aux communistes et à en faire perdre un à la SFIO”. Cette décision reflétait une réalité nouvelle après l'expérience mendésiste : l'anticommunisme avait atteint ses limites dans les Côtes-du-Nord et le clivage gauche-droite recommençait à jouer après une période de concentration au centre.

54Comme en 1951, et à l'unanimité de ses deux partenaires du RGR, la liste conduite par René Pleven comptait Pierre Bourdellès, député sortant, en deuxième position pour le parti radical socialiste. Pour les indépendants-paysans, Joseph Clément, vice-président du Conseil général, remplaçait le député sortant Yves Le Cozannet, en troisième position, suivi de Jean de Bagneux, maire et conseiller général de Quintin. La liste Pleven cherchait à ratisser large, au centre et à droite, mais elle avait fort à faire puisqu'elle était en compétition avec sept autres listes.

55L'électoral centriste Nord par des listes concurrentes dont deux au centre gauche se réclament du mendésisme et du Front républicain conduit par Guy Mollet. À la liste officielle du MRP conduite par Marie-Madeleine Dienesch, député sortante, répond celle d'Action travailliste d'Henri Bouret (5,8 % des voix) ; à celle du RGR alliée à René Pleven, s'oppose une liste radicale mendésiste conduite par l'ancien député de 1936, Pierre Sérandour et sur laquelle figure l'ancien député-maire de Guingamp André Lorgeré (1928-1936) qui recueille 6,6 % des suffrages50. Il faut y ajouter une liste des républicains sociaux se réclamant du Front républicain et une liste poujadiste chassant l'électorat de droite sur les mêmes terres que la liste Pleven.

56Dans un tel contexte, la liste conduite par René Pleven devient la cible de toutes les autres. Les coups pleuvent de partout : de gauche, du centre comme de droite. Pierre Bourdellès se souvient d'une campagne “terrible”51. À Saint-Brieuc, ville d'un tripartisme peu favorable à l'UDSR, René Pleven affronte un Antoine Mazier qui a besoin de se dédouaner par rapport à 1951 devant une salle particulièrement remontée contre l'ancien président du Conseil. Des rumeurs incontrôlées, injustes et sans fondement, auraient même circulé mettant en cause René Pleven dans “l'affaire des piastres”52

57Pourtant le député de Dinan joue la tranparence à l'égard des électeurs des Côtes-du-Nord dans un “compte rendu de mandat” de quatre pages publié dans Le Petit Bleu du 17 décembre 1955. En insistant sur la solidarité, la cohésion et la complémentarité des trois députés de sa liste de 1951, ce texte explique que les engagements pris ont bien été tenus. René Pleven dresse un long plaidoyer-bilan de son action multiforme depuis cinq ans autour de six thèmes.

58Le premier axe, celui sur lequel il est le plus attaqué notamment par la gauche, concerne l'action internationale et les convictions de l'ancien président du Conseil : défense de la paix et de l'indépendance française (renforcement de l'Alliance atlantique avec nos alliés, “organiser et fédérer l'Europe”, “saisir toute occasion de détente internationale en Europe comme en Asie, instituer un contrôle général des armements”). René Pleven affirme notamment avoir “été le premier homme politique”, dans une interview de novembre 1952 à la revue US News, “à réclamer certaines modifications au traité négocié” (de la CED) pour le rendre plus acceptable. À ses adversaires socialistes, il rétorque par la révélation de l'envoi d'Alain Savary à Moscou pour prendre contact avec Ho Chi Minh. Mais on connaît l'échec de cette mission. Soulignons que dans cette longue profession de foi, il n'est nulle part fait mention de la guerre d'Algérie, un thème pourtant fort développé par les partisan du Front républicain. Ce non-dit est pour le moins étonnant de la part d'un homme qui suit de près dans son journal, l'évolution de l'Union française et de la situation internationale.

59Ensuite, René Pleven dresse le bilan de son action économique (mise à l'étude du 2^e Plan de modernisation, présidence du CELIB, initiative et vote de plusieurs lois), de son action agricole et sociale. Face à ses concurrents démocrates-chrétiens et gaullistes, il rappelle sa politique en faveur de “la liberté de l'enseignement” reprenant sa déclaration d'investiture de 1951 et les lois Barangé-Marie. Il rappelle enfin, plus rapidement car cela n'a pas abouti, ses propositions pour réformer la constitution et rétablir le scrutin d'arrondissement. Le député de Dinan, en conclusion, propose donc de poursuivre sa politique constructive et réaliste d'union et de réforme pour mettre en place une “majorité stable et des institutions rénovées”.

60Mais ce bilan impressionnant ne suffit pas à séduire des électeurs qui associent trop le député de Dinan aux difficultés de la législature passée. Sa liste de concentration républicaine n'obtient que 41 474 voix en moyenne (48 332 voix pour son leader), soit 14,9  % et un seul siège53. Avec 24,4 % des suffrages (moins 2,2 %), le PCF retrouve ses deux sièges perdus en 1951. La SFIO n'en conserve qu'un mais progresse de 2,6 % malgré la présence d'une liste radicale mendésiste. De même, avec deux députés comme en 1951, le MRP regagne 3,5 % en dépit de la liste d'Action travailliste. C'est une petite partie des électeurs du RPF de 1951 qui rentre au bercail. Mais la surprise vient de l'élection d'un commerçant dinannais, Roger Bouret, sur une liste poujadiste. L'essentiel de l'électorat de droite a quitté le RPF pour voter poujadiste (9,7 %) et abandonner des républicains sociaux tombés à 3,3 %.

61Cette analyse politique des résultats du 2 janvier 1956, Le Petit Bleu l'explique immédiatement à ses lecteurs, reconnaissant s'être trompé à la fois sur la remontée du MRP et sur la percée d'un mouvement poujadiste apparemment peu implanté dans l'Ouest54. Dans son éditorial “Déçus, mais résolus”, René Pleven estime que des 20 000 voix perdues sur 1951, 5 000 sont allées à la liste radicale mendésiste et 15 000 à la liste poujadiste. Il rend aussi un vibrant hommage à Pierre Bourdellès, “écarté temporairement”, en écrivant : “Nous ne cacherons pas la peine que nous cause cette injustice”.

62Au niveau national, l'UDSR n'a pas été épargnée par la tourmente électorale. Le parti fondé par René Pleven ne compte plus que six députés en métropole dont François Mitterrand, Roland Dumas et Édouard Bonnefous, président du groupe parlementaire55 Eugène Claudius-Petit a été battu. Mais les résultats Outre-Mer (4 députés) et l'intégration des 9 députés du Rassemblement Démocratique Africain (RDA), dirigé par l'Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, futur ministre, permettent la formation d'un groupe à l'Assemblée nationale.

63Les liens iront se renforçant entre le chef africain et le député de Dinan. C'est devant l'assemblée générale de la fédération UDSR des Côtes-du-Nord, à Saint-Brieuc le 2 février 1958, qu'Houphouët-Boigny lança un appel au gouvernement français dont il était membre, pour transformer la constitution dans un sens fédéral56 Rendant hommage à l'homme de Brazzaville qui avait ouvert la voie aux réformes, le chef du RDA expliquait que son mouvement avait choisi “l'association fraternelle dans la communauté fédérale franco-africaine” lors de son récent congrès de Bamako.

64En effet, durant cette seconde “traversée du désert” de 1954 à 1957, René Pleven n'avait cessé de suivre et de commenter l'évolution de l'Union française, de l'Afrique noire bien sûr mais surtout de l'Algérie. Du gouvernement de Pierre Mendès France à celui de Guy Mollet, dont il vote le 5 février 1956 l'investiture, l’approche libérale et réformatrice de René Pleven n'a guère varié. Il fait confiance, aux socialistes et très européens Guy Mollet et Christian Pineau, aux Affaires étrangères, pour régler au mieux la question algérienne. Mais en même temps, l'affaiblissement de la Quatrième République, étranglée par “le lacet algérien” selon l'image de Jean-Pierre Rioux57, va permettre au député de Dinan, en réserve de la République, de revenir sur le devant de la scène politique en 1957 et 1958. La décrue de la tension Est-Ouest, les luttes internes à l'UDSR, les alliances électorales et “l'expérience” mendésiste ont clarifié le positionnement politique du centriste Pleven qui campe au centre droit.